Driss Chraïbi

par Mustapha Bencheikh

 

Driss Chraïbi est né en 1926 à El Jadida (ex Mazagan), il a fait ses études secondaires à Casablanca, puis est venu à Paris étudier la chimie. Il s'installe en France dès 1947. De son propre aveu, il fait tous les métiers, fréquente les travalleurs immigrés comme les intellectuels français et lit beaucoup. Son premier roman paraît en 1954. Le Passé simple est très bien accueilli par la critique française, mais au Maroc il fait l'objet d'attaques sévères de la part de certains intellectuels traditionalistes. La carrière littéraire de Chraïbi se poursuit brillamment et l'on retiendra de son oeuvre au contenu incisif la démarche d'un intellectuel au fait de l'actualité dont chaque livre est un questionnement nouveau. L'oeuvre de Chraïbi compte actuellement treize romans aux thèmes variés mais dont l'écriture, chaque fois, sait épouser les contours de son histoire pour la raconter tantôt sous la forme de la révolte et de la contestation, tantôt avec humour et beaucoup de verve. C'est probablement un des écrivains qui donne à la littérature marocaine de langue française son plus grand rayonnement.

 

Comme toutes les oeuvres abondamment étudiées, l'oeuvre romanesque de Chraïbi s'est très vite trouvée enfermée dans un certain nombre de clichés littéraires dont il devient difficile de l'en sortir. Non pas que ce qui a été dit sur le romancier et sa production soit erronné, mais dans la mesure où ce sont essentiellement des travaux unversitaires qui font connaître les textes maghrébins, ceux-ci n'ont pas manqué d'être réduits parfois trop injustement à des images d'Epinal.

Lorsque la critique s'effectue à l'intérieur d'un dispositif fortement codifié, elle gagne probablement en rigueur mais elle perd en souplesse vis-à-vis d'une littérature en devenir et dont les auteurs, dans bien des cas, sont encore vivants et continuent d'écrire. L'institution littéraire a besoin de repères, de thèmes précis et uniques pour accrocher l'attention, arrêter des jugements, faire ressortir des qualités particulières car une opération de classification des auteurs est toujours implicitement et insidieusement en oeuvre. C'est dire la difficulté de la présentation d'un écrivain que l'on veut à la fois faire connaître et en même temps faire sortir d'une arithmétique littéraire qui ne consacre probablement pas toute l'ingéniosité d'une écriture toujours renouvelée.

Driss Chraïbi entre en littérature avec fracas. Le Passé simple (1954), dès sa parution, fait l'objet d'une véritable levée de boucliers au Maroc. On reproche à l'écrivain d'avoir fait le jeu du protectorat en cette période mouvementée de l'histoire franco-marocaine. La critique française, en revanche, découvre un auteur original dont la plume, incisive et émotionnelle à la fois, annonce un écrivain de talent. Le roman raconte l'opposition d'un fils formé à l'école française à la tutelle d'un père féodal, "le Seigneur", représentant d'une théocratie musulmane. Des scènes violentes parfois par leur charge affective et les traces qu'elles laissent sur un esprit encore jeune disent la contestation et la révolte avant le grand départ pour la France. Mais curieusement Le Passé simple, malgré la vigueur de sa critique sociale, n'en appelle pas moins à un amour irrésistible pour un père que le héros découvre avec ses faiblesses et ses qualités d'homme dans les dernières pages de ce roman précurseur. L'écriture somme toute classique alterne avec les introspections longues et travaillées et quelques dialogues dont Driss Chraïbi a le secret et qui chaque fois révèlent un sens de l'observation remarquable.

Comme s'il fallait rétablir un équilibre précaire entre deux civilisations qui s'opposent mais qui sont condamnées à s'accepter, Les Boucs (1955) vient rappeler que l'Occident, comme le Maghreb, n'a pas encore mis en harmonie ses principes avec sa pratique sociale. Dans ce roman dur mais profondément humain, un intellectuel marginal interroge la vie de ses concitoyens en France et tente de décrire ce regard à la fois amer et pitoyable que porte sur eux une sociéte trop tournée sur elle-même. Mais par-delà l'examen froid d'une situaton terrible, Les Boucs reste un roman en quête d'amour et de réconciliation des hommes où qu' ils soient.

L'Ane (1956), De Tous les horizons (1958) et La Foule (1961): ces trois récits de Chraïbi dont il est difficile de déterminer le genre ont un point commun. La critique sociale est sortie du Maghreb pour chercher dans les problèmes de l'humaine condition probablement la vocation même de la littérature, qui est de s'interroger en permanence sur l'existence. Comme s'il s'agissait de lever un malentendu, Chraïbi, dans sa préface à L'Ane, écrit de manière prémonitoire: "Choisir? j'ai déjà choisi et je voudrais tellement n'avoir plus à le faire". Deux livres ont suffi à l'auteur pour se dégager des mirages des idéologies et des idées toutes faites. La référence à l'histoire se construit à partir d'une catégorie très générale de l'existence qui est la faiblesse de l'homme mais le désir de s'en sortir. Tous les personnages qui se battent contre cette faiblesse ne réussissent pas toujours à réaliser leur projet mais se battent tout de même. Le personnage de Chraïbi s'instruit alors par autrui et ne se connaît que parce qu'il appprend à connaître autrui. Dans la réfexion sur l'Autre, se développe la conscience de soi. Il faut pourtant se convaincre de l'idée que l'opposition Orient-Occident qui semble tenir sa légitimité de l'histoire, Chraïbi en fait porter la responsabilité aux hommes et à leur ignorance.

Succession ouverte (1962) raconte cette opposition mais en même temps stigmatise ses pourfendeurs. Ni rejet ni soumission ne sont de mise et déjà s'esquisse la quête éprouvante d'une authenticité sans cesse renouvelée qui refuse la facilité et les idées simplificatrices et commodes. Dans ce retour au pays natal l'écrivain renoue directement avec le souvenir d'un père à jamais gravé dans sa mémoire et en même temps redécouvre un pays que l'indépendance encore jeune n'a pas réussi à sortir de sa léthargie. En s'envolant pour la France, Driss, le héros, peut lire le message éternel que lui a laissé son père: "Le puits, Driss. Creuse un puits et va à la recherche de l'eau. La lumière n'est pas à la surface, elle est au fond, tout au fond? Partout, où que tu sois, et même dans le désert, tu trouveras toujours de l'eau. Il suffit de creuser. Creuse, Driss, creuse". Nul plus que ce livre ne renoue avec émotion le dialogue avec le père, momentanément interrompu à la fin du Passé simple.

Avec Un Ami viendra vous voir (1967), Driss Chraïbi préfigure le cycle de la réflexion de l'homme sur l'amour et sur le couple que Mort au Canada (1975) viendra compléter. Le roman étudie dans le détail l'évolution psychologique d'un personnage poussé jusqu'aux limites de sa résistance. Ruth bascule dans la folie, prise au piège dans un jeu auquel elle s'est complaisamment prêtée au début du roman. Encore une fois Chraïbi sort du champ strictement maghrébin pour se consacrer aux problèmes éternels des hommes et des femmes que toutes les littératures du monde ont immortalisés. Ainsi est grande l'impression d'une oeuvre construite sur cette alternance oeuvre maghrébine - oeuvre tout court, comme si l'écrivain cherchait à échapper à toute réduction qui le confinerait dans un ghetto et limiterait la portée de sa création.

La Civilisation ma mère!... (1972) nous ramène au Maroc et raconte l'histoire d'une femme à la conquête de sa liberté. De la tonte du mouton aux réunions politiques en passant par l'apprentissage scolaire, c'est l'éveil d'une femme à la conscience qui est mis en relief et raconté par un narrateur vigilant observateur de cette mutation qu'il appelle de tous ses voeux. Elle préfigure des lendemains nouveaux dans un Maroc indépendant et qui se cherche encore. Ce livre pour la femme est aussi un hommage au père qui atteste sa transformation radicale à la fin du roman et démontre l'impossible changement politique sans une mutation dans les mentalités.

Puis Mort au Canada (1975) déplace le domaine de recherche du Maghreb vers l'Autre, le Canada, pour raconter une passion fulgurante qui naît entre un homme, Patrick Pierson, artiste, musicien de métier et Maryvonne, jeune psychiâtre. La vie du couple évolue, de l'amour fou à la séparation violente, et trace un des problèmes essentiels de l'existence des hommes.

Dans ses trois derniers romans, Chraïbi s'attèle à une nouvelle tâche qu'il a patiemment préparée. Des problèmes individuels aux problèmes de l'existence de manière générale il tente à présent d'interroger des peuples pour dire à la fois le courage et l'abnégation de certaines minorités opposées au pouvoir central corrompu et arrogant. Dans l'humour, la caricature et l'ironie, Une Enquête au pays (1981) n'en dénonce pas moins une politique à courte vue héritée de l'ancien envahisseur auquel en un sens, on se substitue aujourd'hui. Pour la première fois dans l'oeuvre de Chraïbi, une région berbère occupe tout le roman et sollicite la compréhension du lecteur qui ne peut lui cacher sa sympathie. Les deux policiers représentants de l'ordre vont faire à leurs dépens l'apprentisage de la résistance des autres.

Le cycle se poursuit avec La Mère du printemps (1982) et Naissance à l'aube (1986), mais cette fois-ci on entre dans l'épopée et le mythe pour raconter par delà les conflits des civilisations et des hommes l'exigence d'amour et de pardon que toutes les sociétés à un moment ou à un autre de leur histoire exhument pour faire entendre une voix différente, travaillée par le temps et de lointaines insomnies de sages qui compensent l'ardeur guerrière de jeunes chefs militaires.

 

Un phénomène caractérise fondamentalement l'oeuvre romanesque de Chraïbi. Une dialectique serrée met en symétrie le premier chapitre du roman avec le dernier. Dans cette espèce de boucle qui se referme à la dernière page du livre, l'écriture de Chraïbi exprime presque ouvertement ce travail permanent de l'écrivain que la cohésion du texte préoccupe. Dans le souci d'atteindre cette oeuvre absolue et totale, l'accent est mis sur un effort de composition rare qui confère au texte sa relative autonomie et le situe en même temps dans le grand débat d'idées qui occupe la réflexion critique universitaire.

Dans Le Passé simple on pénètre dans la ferme puis dans le salon du bungalow. Mais si cet espace cadre semble, au fur et à mesure de la lecture, se rétrécir, en revanche, l'espace sujet, celui de la conscience du héros, se libère sensiblement de la tutelle du Seigneur. Il est impossible de lire ce chapitre sans songer au chapitre premier du roman. En effet, si au chapitre un, le retour à la maison s'accompagne d'une véritable descente aux enfers, au chapitre cinq le héros se libère victorieusement du pouvoir du Seigneur.

Entre l'entrée dans le fief du Seigneur au chapitre un et la sortie vers "la liberté" au chapitre cinq, une symétrie structure l'ensemble du roman. Dans les deux chapitres aussi, un face à face entre les deux opposants, le Seigneur et Driss occupe une place importante. Par un procédé de renversement, au chapitre cinq, le Seigneur perd son pouvoir et Driss échappe à sa tutelle. On entre dans le chapitre premier, on sort dans le chapitre cinq, à l'étroite rue d'Angora s'oppose une place dans un avion survolant pour la dernière fois Casablanca. A la descente s'oppose l'ascension, au bas, le haut, à Driss soumis, un Driss victorieux qui a soif de connaissances et de savoir.

C'est au dernier chapitre des Boucs que le lecteur apprend que Yalann Waldick, le héros du roman, vient de Bône et qu'à l'âge de dix ans, il y cirait des souliers. Ce dernier chapitre aurait pu être le premier chapitre du roman, mais en le situant à la fin du livre, le romancier a voulu insister sur la destinée tragique de ces jeunes maghrébins qui s'embarquent un jour sur un bateau en partance pour l'Eldorado promis. La fin du roman explique l'itinéraire de Waldick et montre combien entre le premier et le dernier chapitre du livre, un phénomène de cause à effet est en oeuvre. En différant l'information qu'apporte le dernier chapitre, le romancier montre à quel cercle vicieux et infernal est condamnée l'immigration maghrébine en France. Il montre par là l'implacable recommencement d'un singulière destinée collective. Le roman alors, par son écriture, tente de reproduire son contenu. Si le livre dit la misère et l'exclusion du maghrébin, il faut que l'écriture dise aussi l'isolement et la souffrance du héros. La technique est simple, en enserrant l'histoire entre deux chapitres qui s'interpellent mais que volontairement l'écrivain a placés aux antipodes l'un de l'autre, il exprime un effet de conséquence que produit l'un sur l'autre. Il revenait au romancier de montrer que cet enfant en France ne pouvait prétendre à une autre destinée que celle que le roman lui a tracée.

Dans Succession ouverte le chapitre qui clôt le livre à son tour renvoie au premier chapitre. Driss est venu, il a vu. Il décide de repartir, de reprendre l'avion qui l'a amené au Maroc. Là, il retrouve l'homme qui avait voyagé avec lui, la fois précédente. Le cercle est bouclé, nous revoilà au début du roman. Chaque fois, le romancier éprouve le besoin de construire une fin presque symétrique à l'ouverture, comme si par cette opération, il voulait clôturer l'espace fragile et singulier du livre.

Un Ami viendra vous voir s'achève aussi sur départ et une séparation:

Il partit une minute plus tard, dans la voiture de sport de Sylviane, sans valise, avec juste son passeport. Il y avait eu une décision à prendre et il l'avait prise, séance tenante. Pour l'amour de cette femme qui lui avait donné la vie (p. 208).        

Il est ainsi fréquent que le roman de Chraïbi s'achève par le départ d'un personnage. Cette dialectique entrée/sortie témoigne de la spatialité dans le roman et montre combien à travers elle les personnages déterminent leurs actions. Le roman alors s'identifie à un objet que le travail de l'écriture polit au fur et à mesure, jusqu'à la dernière page, avant de l'abandonner au public. Par un va-et-vient incessant entre le recommencement et l'annonce d'une fin se construit une écriture de conteur. Il n'est pas étonnant que dans une telle structure, les personnages trouvent un terrain favorable pour exprimer leur individualité, dans le conflit, l'opposition et l'attrait de la différence.

De la même manière Mort au Canada interroge le chapitre premier. L'équivoque du père est levée mais des rapports nouveaux sont créés entre Dominique et Patrick.

En fait je suis à la recherche de la vie, en dehors de moi, de toute une vie qui m'entoure? Tu comprends? Il y a un mur et, dans ce mur, il y a un trou, si visible, si évident, qu'on en arrive à oublier l'existence du mur lui-même. J'ai été si heureux durant tout cet été! Je vais partir. Je reviendrai te voir, je m' occuperai de toi, je te le promets. Mais cesse de croire que je suis ton père (p. 197).

"Mes yeux s'étaient ouverts, je m'étais brusquement rendu compte que ta mère était, à elle seule, la conscience d'un monde inconscient" (La Civilisation ma mère!..., p. 174).

Sur ces mots débute le dernier chapitre de La Civilisation ma mère!... et l'on ne peut s'empêcher alors de revenir en arrière et de repenser l'activité de cette femme au début du roman. Que de chemin parcouru, que de changements imposés, pourtant par une implacable mécanique : le dernier chapitre est celui du père qui prend conscience à son tour et dans cette prise de conscience, subitement ouvre les yeux sur le sort de son épouse. En un sens ce dernier chapitre nous dit la supercherie d'une vie, telle qu'elle nous est racontée dans les premières pages du roman. Ici, le recommencement, le retour à l'ouverture est un retour sur le passé qui déclenche le processus de l'auto-critique et qui peut-être redonne espoir. Une femme, une mère s'est émancipée et pour mesurer le changement, il faut que quelque chose dans le récit de la fin dise la condition de la femme au début.

Nul roman, sans doute, ne marque mieux ce recommencement qui caractérise le dernier chapitre de l'oeuvre romanesque de Chraïbi, qu' Une Enquête au pays. Le onzième et dernier chapitre débute exactement de la même façon que le premier, mais les temps ayant changé, quelques attributs viennent attester que la fiction éprouve le besoin de s'appuyer sur le réel:

Le chef de police Ali arriva au village par une aube de septembre. Entre les hauts plateaux et les contreforts de l'Atlas, le ciel était une débauche d'émeraude, de turquoise et de rubis, où tournoyait un hélicoptère rugissant.           
Le chef était à bord d'une Land-Rover munie d'un poste émetteur. Il était en mission officielle et il la menait ouvertement (Une Enquête au pays, p. 217).

Naturellement l'on songe ici au chapitre premier et l'on prend conscience du temps passé et de l'espace parcouru. Mais hormis des signes extérieurs et probablement une violence plus ouverte, c'est le recommencement d'une opération perpétuelle que rien n'arrête et qui au fur et à mesure que les années passent, gagne du terrain et avance à visage découvert. Voilà bien un roman où l'on rit; mais ce rire est amer car sans cesse notre vigilance est interpelée pour constater que l'étau se resserre et que notre liberté étouffée n'a rien à envier à celle d'aujourd'hui. Message pour le moins inquiétant puisque le village a disparu et peut-être avec lui toute une résistance à l'oppression. C'est à travers un Aït Yafelman que longtemps après est reposée dans La Mère du printemps une question centrale que le premier chapitre résume en ces termes:

Et quand il ne subsistera plus aucun homme, aucune dent de mon peuple, toi tu subsisteras. Toi, ma terre. Personne ne te vaincra. Personne ne te fera mourir (La Mère du printemps, p. 43).

Celui qui parle est un Berbère aux prises avec des sentiments contradictoires, son attachement à la terre et à l'Islam et son refus de soumission à l'envahisseur. Le dernier chapitre du roman reprend cette interrogation inquiète:

Qui gagnera? Le Berbère ou le Musulman? moi ou moi? pour conclure! Et, au bout du temps, il y aura toujours la terre, la lumière et l'eau de mon pays (La Mère du printemps, p. 214).

Encore une fois, le dernier chapitre est venu confirmer la réflexion entamée à l'ouverture du roman et dire combien, ni le temps ni la coercition n'ont pu oblitérer la mémoire d'un peuple. Cette oeuvre qui, à son ouverture, dit sa fin et à sa fermeture son début, exprime un effort de construction et semble épouser une réthorique qui mime une espèce de recommencement pepétuel sans que jamais ni l'espoir ni l'angoisse ne quittent l'être assoiffé de justice. En cela au moins, l'oeuvre de Chraïbi est fondamentalement traversée par une pensée arabo-musulmane qui peut magistralement concilier la désobéissance civile et l'obéissance spirituelle, au point que le pouvoir politique s'est confondu avec le pouvoir spirituel, rendant ainsi caduque toute forme de révolte.

Mais si l' oeuvre de Driss Chraïbi ne sacrifie jamais la fiction au profit d'un récit, peinture exacte et fidèle d'une société, l'histoire et la critique sociale ne sont pas purement et simplement oubliées. Bien au contraire, le roman peut-être le plus personnel de l'auteur, Mort au Canada, raconte davantage l'insoumission d'un être à la passion que la passion à proprement dit. En cela, l'ouvrage acquiert une dimension philosophique dans le sens où il réfléchit sur l'être et sa passion et malgré les coups d'éclat qu'impose la raison raisonnante comme seule issue possible. Bien sûr, le roman de Chraïbi ne revendique pas l'histoire mais il intègre celle-ci dans une fiction à la fois sensible, humoristique et provocante qui fait que l'oeuvre ne se donne jamais à lire de manière unidimensionnelle. Elle joue allègrement sur les réseaux de contradictions et semble toujours échapper au jugement dominant sans intégrer totalement l'univers bien pensant des minorités qui se trompent aussi. Une oeuvre inclassable, en quelque sorte, l'auteur n'est ni d'un côté ni de l'autre, il passe de l'un à l'autre avec une remarquable aisance. Le Passé simple déjà, rend perceptible cette problématique assez particulière à Chraïbi. Le roman combat avec force les pseudo-représentants de l'Islam mais il s'insurge contre les récupérateurs occidentaux. Il vante Hugo, Descartes et la culture française mais le héros considère que les idées n'appartiennent à personne. Leur valeur universelle fait éclater les frontières et rend caduque l'appartenance géographique. En un mot, Le Passé simple, à bien le lire, est anti-manichéen et refuse les schémas préétablis. Le Seigneur lui-même, si vilipendié dans le roman, retrouve au cinquième chapitre les caratéristiques d'un père avec ses défauts et ses qualités:

Je lui avais pris la main et j'y écrasais mes lèvres. Je le sentais soudain proche de moi, perméable à la souffrance et, dans cette souffrance plus sincère, plus complet, plus humain. (p.224).

Dans l'acte du baise-main, le héros retrouve le poids des traditions combattues mais aussi l'amour d'un père. La réception critique du Passé simple a été vite en besogne. Les détracteurs n'y ont vu qu'un livre d'insultes, les tenants de la réhabilitation du roman, qu'une révolte caractérisée contre le féodalisme. Le roman est plus subtil et contredit les jugements rapides dont le prosélytisme final cache mal la faiblesse. Dans Les Boucs, si l'Occident est mis au pied du mur, le Maghreb n'en sort pas grandi qui fabrique ces affamés pour les envoyer chercher refuge ailleurs.

Mais ce roman fait date. Ecrit en 1955, au moment où les pays de l'Afrique du Nord entament leur lutte pour l'indépendance ou y accèdent, l'ouvrage constitue une réflexion d'intellectuels sur le statut de l'immigration en France:

Je ne dirai jamais à ceux qui sont restés en Afrique mais que travaille comme un ténia le mirage de l'Europe, d'y expédier simplement leurs souliers: tout ce que peut faire un Bicot en Europe: marcher à la recherche du bonheur; non plus ne leur dirai qu'un palmier-dattier s' atrophie et y meurt beaucoup moins de gel que des restrictions: d'air, de vie, d'espace, de temps, de soleil, d'amour - tout comme un enfant de la terre fait de chair, d'os et d'instincts (et rien d'autre); ou qu'au préalable, ils y amènent leur moi, leur espace, leur soleil... ni que la propagande livresque, journalistique ou philosophique ne vaut ce qu'elle vaut: affirmation du doute - Non je ne leur dirais rien de tout cela (p. 97).

A partir des Boucs, la thématique de l'oeuvre romanesque de Chraïbi va offrir un large spectre, touchant du doigt tous les problèmes de l'heure: les luttes pour l'indépendance à travers les récits brefs et le masque des illusions, le retour au pays où, par-delà la mort, se poursuit le dialogue avec le père. Dans tous ces ouvrages l'histoire est à la fois présente et absente. Présente parce que cette époque a existé, ces problèmes aussi, parce que tout rappelle l'actualité du Maroc des années cinquante et soixante. Mais l'histoire cède le pas à la fiction, au récit riche en personnages dont la psychologie occupe une place importante.

Alors l'histoire se met au service des personnages et du récit et s'interdit d'apparaître sous la forme d'assertions véridiques pour cautionner une fidélité sans faille du roman au prétendu réel des manuels d'histoire. Ici la critique sociale est atteinte par l'entremise de l'humour, de la polémique et de la provocation. En d'autres termes, le personnage nourrit la critique, l'histoire n'étant qu'un ressort littéraire parmi d'autres. La Civilisation ma mère!... à son tour va s'attaquer à un des problèmes de l'heure: l'émancipation de la femme marocaine. Mais là aussi, si le thème invite à une prise sur le réel, le roman reste dans la littérature, usant de toute ses vertus pour que l'histoire racontée, par elle-même, produise des effets de réel.

Le recours à l'histoire évènementielle est quasiment absent et le lecteur, dans l'aventure qui conduit la mère du héros de la tonte du mouton aux réunions syndicales et politiques, découvre, sans manuel, une tranche d'histoire contemporaine du Maroc, racontée à la fois avec tendresse et beaucoup de verve.

Elle a acheté un cartable, des livres, des cahiers, un plumier. Et elle s'est inscrite dans une école spéciale. Cours de rattrapage ou cours intensifs, je m'en souviens plus. (p.150).

Puis vint le roman d'amour. Mort au Canada va chanter à la fois la passion et son imposible permanence. Ici l'histoire est retrouvée dans le sens où l'amour est le problème de tous. Le problème du couple est posé:

Manger, manger, nos rapports sont en train de changer. J'ai peur. J'ai terriblement peur... Une sorte d'incompréhension disloquée barrait la route aux mots, les empêchant d'atteindre leur sens et leur souffrance, les dépouillait de toute émotion. (p. 145).

Mais ce roman porte encore les marques de celui qui le précède comme si l'un avait provoqué l'autre. En dénonçant les tabous sociaux et sexuels dans Un Ami viendra vous voir, Mort au Canada semble déjà être en gestation. Le premier, plus impersonnel, apparaît comme une préparation au second, plus personnel.

La trilogie, Une Enquête au pays, La Mère du printemps, Naissance à l'aube, met en scène la tribu des Aït Yafelman dans une zone montagneuse, le Haut-Atlas Oriental, qui compte parmi les principaux châteaux d'eau du Maroc. Pourquoi ce choix des Aït Yafelman? Il semble qu'ici, Chraïbi utilise l'histoire moderne du Maroc pour présenter une fiction qui évoque un passé plus lointain.

Lors de l'expédition de 1683-1684 menée par Moulay Ismaïl dans la région du Haut-Atlas, les guerriers du pays des Aït Yafelman apportèrent leur soutien au Roi. Dès lors, les tribus Yafelman, acquises à la cause makhzénienne par l'intermédiaire de Sidi Ben Yaquoub, vont être appelées à jouer un rôle stabilisateur qui sera déterminant lors des événements à venir. Chraïbi en l'occurence utilise l'histoire à rebours pour rendre plus vivante la fiction et pénétrer davantage dans le mythe. On comprend alors la réaction des Berbéristes qui ne virent dans ces textes qu'un amusement sans importance. Si message il y a dans ces romans, il se situe à la jointure de la reconnaissance des Berbères par le pouvoir central et inversement, de l'acceptation par les Berbères de ce pouvoir. On ne refait pas l'histoire mais là où la justice est trahie il convient de confondre les tyrans.

Naissance à l'aube paraît en 1985. Certes l'Islam n'y est pas diminué mais la présence berbère et la lutte de ces habitants de la montagne pour la préservation de leur eau et de leur patrimoine culturel, en particulier de leur langue, est à bien des égards reconnue et soutenue. C'est d'ailleurs dans la reconnaissance des autres que l'Islam, selon l'auteur, peut s'imposer comme religion de tolérance. Chraïbi affirme qu'il est en train d'écrire un livre (roman) sur Mahomet. Jusqu'ici le projet n'a pas réveillé de vieux démons.

Mais l'actualité est trop riche en affaires littéraires devenues affaires politiques pour que l'écrivain se laisse naïvement piéger. Que vaut alors la littérature lorsqu'elle cesse d'être libre? Elle peut en tous les cas beaucoup, puisqu'une fiction fait et défait des relations diplomatiques. La question presque métaphysique que l'on posait à la littérature durant les années soixante: "Que peut la littérature face à un enfant qui meurt de faim?"[1] n'a pas plus sa raison d'être aujourd'hui. Par un curieux retournement d'histoire, l'étude de la littérature en soi et pour soi semble reculer pour qu'à nouveau l'idéologie et la politique s'emparent de la fiction. A-t-elle réellement jamais échappé à sa détermination historique? Certes non, mais chaque fois qu'une tradition universitaire semble définitivement s'établir, des voix légitimement nous rappellent que l'exigence heuristique ne souffre aucun carcan. C'est dire qu'une oeuvre romanesque comme celle de Chraïbi, sans jamais rompre avec la fiction et les artifices, trouve aussi dans l'histoire un terrain de prédilection. Du récit autobiographique à l'épopée, Chraïbi a construit une oeuvre fidèle, trop fidèle peut-être, aux préoccupations du moment. Rien ne la diminue pour autant, mais force est de constater que par-delà l'écrivain, l'horizon d'attente des lecteurs est devenu, par maison d'éditions interposées, une source d'inspiration à la fois commode, délicate et dangereuse.

Extrait de Littérature maghrébine d'expression française. BONN, Charles, KHADDA, N, & MDARHRI-ALAOUI, A (Dir), Paris, EDICEF/AUPELF, 1996, p. 146-152


 



[1] Jean-Paul Sartre, Que peut la littérature? (p. 209).