par Rachida Saigh-Bousta
Ben Jelloun est l'écrivain marocain
le plus célèbre aussi bien au Maghreb qu'en Europe. Connu d'abord par son
premier récit qui a la fâcheuse réputation d'être un roman à scandale, il
est paré d'une grande notoriété depuis le prix Goncourt qui lui a été décerné
en 1988.
Les débuts de carrière de Tahar
Ben Jelloun (né a Fès en 1944) sont d'abord marqués par le journalisme (1971)
où il exprime ses opinions et fait valoir sa formation philosophique[1] avant de présenter son Doctorat de 3° cycle en psychiatrie sociale[2]. Le contact avec les lecteurs et les auditeurs est
aussi maintenu par une chronique hebdomadaire sur les ondes de Médi I depuis 1983.
Même si l'existence de
l'écrivain est partagée entre Paris et Tanger où il a élu domicile depuis qu'il
a quitté Fès en 1955, Ben Jelloun est de plus en plus sollicité par les
mass-média occidentaux pour toutes les questions en rapport avec le monde
arabe, et plus spécialement les problèmes concernant les communautés immigrées
qui retiennent son attention depuis les débuts de sa carrière.
Ses écrits audacieux soulèvent
des réticences. Il n'empêche qu'il est étudié dans les Universités et demeure à
certains égards une référence même si on lui reproche parfois d'écrire en
français.
Dans son ensemble, l'oeuvre de
Ben Jelloun verse dans le conte, la légende, les rites maghrébins, les mythes
ancestraux... Cependant, l'originalité de cet écrivain réside dans son art de
saisir tous les aspects de la tradition et de la culture maghébine en une
symbiose très singulière avec le vécu quotidien et les problèmes sensibles de
la société pris dans les vertiges de la mémoire et de l'imaginaire en
gestation. D'où une écriture qui dérange par ses modalités et ses thèmes
privilégiés mettant en scène des sujets tabous ou des êtres exclus de la
parole. "Enfance saccagée", prostituée, immigré, fou combien sage,
homme-femme, et tant d'autres figures livrées à l'errance peuplent l'univers
romanesque de Ben Jelloun.
Ces spécimens de la société qui
sont refoulés dans le silence ou l'indifférence présentent une silhouette à la
fois singulière et étrange. Leur profil emblématique est aussi un support
symbolique qui permet d'aborder le langage inter-dit en relation avec le corps,
la sexualité ou le statut de la femme. Langage souvent irritant pour le lecteur
conformiste d'autant plus que celui-ci est pris dans les dédales d'une écriture
chaotique. Confronté au leurre et à la discontinuité, il se heurte au récit
impossible. En effet, dès ses premiers romans, et plus particulièrement Harrouda[3] et Moha le fou,
Moha le sage[4], on assiste à la mise en spectacle du corps féminin à
travers toute sa violence érotique. Si le sujet surprend et bouscule le lecteur
conformiste, les processus d'une écriture complexe redoublent les difficultés
d'interprétation. Cependant, avec La
Prière de l'absent[5] et L'Enfant de
sable[6], les romans de Ben Jelloun semblent retrouver un
profil plus sécurisant en offrant un aspect plutôt conforme au schéma du roman
traditionnel, du moins en apparence. Néanmoins, quelles que soient les formes
de ces récits, les êtres marginalisés par le discours officiel et le drame du
corps exclu demeurent au coeur même des stratégies de cette écriture.
Outre la violence du langage
érotique mis en avant par ses récits, l'une des fibres sensibles qui explique
les réactions contre ces oeuvres ainsi que certains blocages chez le lecteur
maghrébin, est certainement liée à la quête de l'adéquation entre la création
romanesque et le réel. Les romans de Ben Jelloun ont justement la particularité
de se démarquer, pour une large part, de cette conception dans ses
manifestations classiques. Le public marocain, et de manière générale le lecteur
maghrébin, essentiellement entre 1950 et 1970, réclame un écrivain témoin de
son époque et idéologiquement "engagé". Or, si notre romancier
s'intéresse au drame de l'immigré, à la prostituée, au fou..., il n'a point
pour objet de reproduire des schémas ou des portraits d'êtres familiers
directement reconnaissables. Ses personnages qui émanent du conte, de la
légende et du mythe existent essentiellement dans un monde onirique. Il s'agit
d'êtres livrés dans l'errance à travers les désordres de la mémoire et
l'insubordination de l'imaginaire. Dans la mesure où la sensibilité poétique de
l'écrivain est en rupture avec les pratiques conventionnelles, cette conception
du roman peut rebuter le lecteur ou au contraire stimuler un intérêt singulier.
Le réel qui n'est point exclu
de l'univers romanesque de T. Ben Jelloun se poursuit sur des parcours
parallèles. Lorsque l'écriture s'engage dans le rêve et le délire, elle fait
appel à notre pouvoir de déchiffrer les signes au-delà des schémas figés de la
représentation. Le lecteur est alors invité à se mettre à l'écoute de
l'étrangeté des discours investis[7]. C'est ce qu'on peut aisément relever dans l'écriture
romanesque dès la parution de Harrouda.
Il est certain que ce qui a le
plus contribué à faire connaître T. Ben Jelloun dans les années 70, c'est Harrouda, dont la violence a produit un
effet de scandale chez certains lecteurs. L'objet du livre est certes de faire
parler le corps réfugié dans le silence, celui de la mère, destinataire du
livre. L'axe initial de la narration est articulé sur les souvenirs et les
fantasmes de l'enfant-narrateur. Cependant, avant d'évoquer le corps interdit à
travers "la prise de la parole" et "les entretiens avec la
mère", le corps de la prostituée effectue une entrée spectaculaire mettant
en exergue sa dimension érotique. La prostituée complice des fantasmes de
l'enfant échappe aux normes de la doxa.
Aussi devance-t-elle la mère dans l'ordre du récit. Le corps hautement sexualisé
et traversant ses métamorphoses remplit la fonction maternelle auprès d'enfants
égarés dans le délire du sexe interdit. Ainsi, faute de pouvoir célébrer le
langage impossible, le corps de la mère est-il investi dans celui de la
prostituée. En marge du corps sacré, Harrouda fait valoir le corps occulté par
le discours officiel.
Il est cependant remarquable
que "la prise de la parole" - effectuée plus tard par la mère - est
doublée d'une mise en demeure des pères tous morts ou absents et renvoyés par
le livre. Le pouvoir castrateur est ainsi placé sous le signe de sa faillite.
Parallèlement, si Fass, ville mythique, est le lieu d'expression de la doxa, les enfants retrouvent leur
liberté dans la ville sans nom baptisée ville à venir. Plus tard,
"Tanger-la-trahison" qui a hypothéqué ses mythes offre son
hospitalité aux enfants en marge de la cité ancestrale où ils se sentent
exclus.
"La prise de la
parole" dénonce les aspects tragiques de la vie conjugale alors que le
délire de l'enfant fait que le corps-objet résiste aux servitudes sexuelles.
Les fantasmes de l'enfant semblent le libérer de cette usure. Dans son délire
"les femmes sortaient du bain avec le sentiment étrange d'une nouvelle
culpabilité (...) Elles se sentaient toutes traversées par le même corps frêle
et menu qui avait organisé l'orgasme collectif (...) Certaines refusèrent
ensuite de se donner à leur mari" (p.37). Dès lors, le règne du matriarcat
prend sa revanche sur le prestige du patriarcat. Le corps esclave se libère de
ses entraves au moins dans l'imagination de l'enfant-narrateur.
Dans la même perspective, la
mort du mari est une libération pour la mère. Bénédiction que l'enfant posthume
va gâcher. La génitrice sent d'abord sa future progéniture comme les vestiges
du père déposés en elle et rejette le foetus. Plus tard, elle réalise que cet
enfant à venir naissant à l'insu du père devient sa procréation exclusive et
l'expansion-renaissance de son propre corps. L'enfant posthume est aussi un
défi au géniteur exclu.
S'il n'y a point d'histoire
dans Harrouda, l'enfant-narrareur
livre ses souvenirs sur un rythme chaotique et dans un discours poétique marqué
par l'enchantement de "la prise de la parole". Au niveau de la
distribution du récit, on peut relever un certain nombre d'éléments stratégiques
qui permettent d'engager des itinéraires fonctionnels. A titre d'exemple,
notons que le récit est dédié à la mère. Pourtant Harrouda devance la génitrice
et semble mise en avant par rapport à elle. La prostituée désignée comme
"un oiseau/ un sein/ une femme/ une sirène/ taillés dans le livre"
(p.7) répand l'ambivalence des signes en étant une projection à distance de la
mère. Avec son être sublime, cette femme singulière célèbre l'irréalisme de son
propre corps tout en faisant valoir le désarroi de son impact sexuel.
Cependant, l'antériorité de Harrouda prépare et atténue la violence des propos
de la mère. Harrouda est ainsi le double et l'antidote de la mère. Selon la
même distribution, Tanger est à la fois la projection et la négation de Fass. La
ville qui célèbre la ruine du mythe donne au récit un autre souffle de
déréalisation exaltant la circulation du délire.
Le désordre de l'écriture se
présente comme une autre combinatoire des signes pris dans leur mouvance. Les
interférences entre la mère et Harrouda, les glissements de Fass à Tanger en
passant par la ville à venir... sont autant d'axes fonctionnels dans la
production des micro-récits. Ils élaborent une poétique de la discontinuité
exaltant l'errance à travers les fantasmes, le délire, la mémoire et
l'imaginaire de l'enfant-narrateur. Processus qui se poursuit et prend une
envergure singulière avec Moha le fou,
Moha le sage.
Avec ce récit, l'absence d'un
déroulement chronologique et la mouvance de l'écriture romanesque se prolongent
à travers l'une des figures typiques de la société: le fou. Considéré et nommé
par égard "majdoub", le fou
est aussi doté d'une certaine sagesse dans la mentalité maghrébine. Comme
Harrouda il parcourt librement la ville et attire les enfants livrés à
eux-mêmes et séduits par l'euphorie de sa parole. Ses mots taillés dans les
méandres du silence se situent en marge du langage codé et échappent ainsi au
pouvoir de la doxa. Moha côtoie ainsi
des êtres venus du fond de la misère telle Aïcha dont il serait le père
spirituel ou Dada, esclave des plaisirs du patriarche qui l'utilise comme un
objet sexuel. Moha prête également son écoute à "l'enfant né adulte".
Il dialogue avec l'Indien et va à la rencontre de Moché. Il a aussi le pouvoir
de pénétrer dans l'intimité de ceux qui ne le reconnaissent point. Habité par
d'autres voix, il fait parler M. Milliard qui se confie à lui dans un moment de
faiblesse. Sa folie si sage provoque le banquier prisonnier d'abstractions qui
le font vivre dans une réclusion technique et financière. Avec le psychiatre,
Moha met en procès un discours rigide et aliéné par son enfermement en marge de
l'humain.
Moha est aussi l'être de
l'ubiquité. Avec lui le lieu jouit d'une insubordination qui n'a d'égal que le
délire. "Nous sommes à Salé. Tlemcen (...) Sfax. Non, je me trompe
(dit-il). Nous sommes peut-être dans un cimetière sans nom, sans pays. Un
terrain neutre" (p.151). Le lieu éclate, devenant pluriel. Selon le même
processus, le temps s'ouvre vers l'infini lorsque le fou déclare: "j'ai
assez de siècles en réserve pour assister à toutes les catastrophes" (p.
45). De même que l'espace et le temps perdent leur repères, de même, la voix de
Moha habite d'autres corps, traverse d'autres mémoires et se pare d'une durée
en rupture avec tout déroulement chronologique. Moha est susceptible de
rejoindre l'enfant né adulte qui attend toujours son enfance. Aussi vit-il le
temps à rebours. A partir de ce démantèlement des normes, la vie et la mort
n'ont plus leur consistance traditionnelle. Moha se demande d'aileurs:
"comment mourir quand on n'a jamais existé?" (p. 165).
En fait, au niveau du contenu
romanesque et au niveau des modalités de son écriture, le récit est d'emblée
placé sous le signe de la rupture avec les normes. Le préambule nous présente
un homme mort des suites de la torture; c'est pourtant "sa parole qu'on
entendra". Moha est ainsi le lieu de rotation d'autres voix venues
d'ailleurs. Ces voix qui gravitent autour du fou semblent être les variantes
d'une mémoire plurielle déchirée par le tragique de ses dires.
La figure du fou arpente ainsi
les méandres de la mémoire et de l'imaginaire au-delà de l'amnésie identitaire.
Avec le potentiel généreux et hospitalier que revêt la parole du fou, Moha devient
un être pluriel. Les excroissances qu'il traverse font de lui un être mi-réel/
mi-fictif et sensiblement généré par le mythe. L'univers romanesque bascule
ainsi vers le conte, la légende et le délire. Le récit évolue en marge des
repères chronologiques. Ben Jelloun demeure fidèle à l'errance insubordonnée et
se démarque du roman traditionnel par l'éclatement de la fable. La voix
plurielle de Moha, engrossée d'autres voix, est gérée par la polyphonie qui met
en exergue l'errance et l'inter-dit. Le démantèlement de l'instance narrative
et l'agencement hypothétique des voix sont probablement articulés sur la
déconstruction de la parole et la déroute des dires polysémiques. De même, la
déconstruction du temps linéaire est un support fonctionnel qui permet de
déjouer les contraintes du discours officiel. Cette étrangeté des discours
ambivalents est investie sur un autre mode dans La Prière de l'absent.
Si on considère ce récit par
rapport aux romans précédents, du point de vue formel, il se dégage un certain
nombre de remarques. Harrouda est
réparti sur cinq articulations sans hiérarchie rigoureuse et sans distribution
chronologique progressive. Il s'agit d'un ensemble composite fait de
micro-récits qui défilent dans la discontinuité. La Réclusion solitaire[8] ne comporte aucune répartition évidente en chapitres.
La progression thématique est également escamotée. Le récit est scellé par sa
cohérence poétique. Le délire de l'immigré, figure centrale du récit, est saisi
au rythme de l'insubordination de sa mémoire. Ce débit de l'errance prend des
formes encore plus importantes avec Moha. Le libre dire du fou effectue bien
des trajectoires dans le délire et l'imaginaire vagabond. A travers toutes ces
manifestations formelles, l'écriture de Ben Jelloun s'aventure dans des
itinéraires en marge du roman linéaire.
Avec La Prière de l'absent, le romancier semble opérer un retour vers
les schémas traditionnels. Le récit est composé de 18 chapitres où la fable
occupe une place de choix. La progression narrative s'effectue sur trois
articulations. Dans une première phase (chap. I à VII), nous avons la mise en
place des personnages qui rentrent en jeu dans le récit. Boby et Sindibad, deux
vagabonds qui vivent dans un cimetière de Fès, assistent à la naissance d'un
être qui semble enfanté par un vieil olivier et par l'eau de la source qui
ruisselle à son pied au moment où la jument creuse vigoureusement la terre de
son sabot. Au même instant, et avec la même étrangeté, Yamna, qui est déjà
morte, advient et leur apprend qu'elle a été désignée pour conduire l'enfant se
ressourcer sur la tombe du Cheikh Ma- Al-Ainayn à Smara. Cependant, chacun des
témoins de cette naissance devra garder le secret. Toute trahison de ce pacte
sera sanctionné par la folie. A ce niveau, le récit entame une seconde étape
(chap.VIII à XIII) où les partenaires du secret commencent l'errance vers le
désert. A partir de là, la progression est sensiblement ralentie. L'histoire
s'engage dans une suite de parcours bloqués. La dernière phase du récit (chap.
XIV à XVIII) apporte une espèce de dénouement classique mais assez
problématique dans ses manifestations. Boby, simple d'esprit, a divulgué le
secret sur la place Jamâa-El-Fnâ le jour de l'Achoura. Aussitôt, il est atteint
de folie. Il est désormais parqué à Bouya Omar. La caravane poursuit ses
parcours mais elle erre dans des lieux étranges. Aux confins du désert, Yamna
puis Sindibad, sur un mode poétique, accueillent leur mort dans un délire
tellurien. L'histoire semble alors recommencer avec l'image de l'arbre, la
source et la jument montée par Argane[C1] qui vient prendre l'enfant.
Le récit d'apparence linéaire
est en fait entravé à plusieurs reprises. De plus, l'itinéraire est doublé d'un
parcours symbolique où le secret et l'étrangeté obliquent vers l'univers du
conte. En effet, avec l'apparition de la première figure du récit, le
philosophe, nous avons déjà le profil d'un être hypothétique. Il s'agit d'un
être "bien portant et absent de la vie" (p.18). Son profil ambigu
rappelle celui de Sindibad qui est une autre image de l'enfant étrange. Quant à
Boby, il semble une manifestation spectaculaire du corps oublié par son
partenaire. Chacun des personnages est perçu comme une "ombre", une
"image" ou une "apparence" (termes récurrents dans le
récit).
La présence de l'enfant au sein
du récit vise des objectifs spécifiques dans L'Ecrivain public[9]. L'enfant malade qui séjourne dans le couffin est
d'abord un témoin privilégié des servitudes que vit quotidiennement la mère. Il
est encore plus le "voyeur" qui pénètre à loisir cet univers dans
toute son intimité. L'infirmité énigmatique semble être vécue comme un bonheur.
L'enfant présente ses souvenirs comme un témoignage. Cependant, la confession
du Scribe met le lecteur en garde en spécifiant qu'il s'agit d'un récit
"entièrement imagé" (p. 9). Le narrateur-écrivain-public se livre à
la fabulation en marge de l'errance fantasmique de l'enfant malade. Entre La Prière de l'absent et L'Enfant de sable, un tel récit est sans
doute l'expression d'un passage à vide à travers l'expérience tragique de
l'enfant-voyeur.
L'Enfant de sable se situe
d'emblée dans l'espace du conte: la place Jamâa-El-Fnâ. Il s'agit de l'histoire
d'Ahmed né Zahra qui, par miracle, échappe au sort humiliant de femme. Huitième
fille, l'enfant est décrété "mâle" par le père qui a décidé de mettre
fin à la fatalité qui le poursuit. La vie de l'enfant est d'abord minutieusement
organisée par le père qui pousse la supercherie au point de célébrer un
simulacre de circoncision. Ahmed adhère si bien à la transfiguration que le
corps féminin semble littéralement évacué. Il va même jusqu'au mariage avec la
cousine. Cependant, contrairement à ses prévisions, celle-ci se révèle avertie
de la simulation.
Après la mort du père puis
celle de l'épouse, la narration bifurque. Plusieurs versions sont avancées par
les conteurs qui prétendent tous être témoins de l'histoire. Quel que soit le
narrateur, le devenir de l'homme-femme débouche toujours sur un parcours
chaotique. Le drame est d'autant plus aigu qu'Ahmed arrive à un stade où il
semble redécouvrir son corps qui parle à l'insu et contre le masque. Le
simulacre est ainsi mis en procès. Les certitudes d'Ahmed s'effritent.
Parallèlement, le conteur qui se dit investi de l'histoire est évacué par
d'autres conteurs prétendant également être les héritiers du livre où
l'histoire est consignée. On assiste alors à un éclatement de la narration par
la surenchère de conteurs et de voix en rivalité.
En effet, le conteur s'installe
sur la place Jamâa-El-Fnâ pour rendre public le secret dont il est investi. Il
tente d'émerveiller la foule par l'histoire insolite qu'il ne peut transmettre
que par la médiation de son propre corps. "Soyez patients (nous dit-on)
creusez avec moi (...) et sachez attendre (...) le chant qui montera lentement
de la mer et viendra vous initier sur le chemin du livre" (p.13).
Le langage évacué dérive à
travers l'inflation verbale du délire et de la surenchère des discours qui font
éclater l'écriture. Les récits de Salem, d'Amar, de Fatouma ou du Troubadour
aveugle bifurquent. Leur rivalité tend à ajourner l'échéance de l'histoire au
profit d'investissements symboliques. Dans cette perspective, dès le début du
récit, on peut penser que le journal d'Ahmed, le correspondant anonyme, le
témoin qui se présente comme le frère de Fatima ou les voix des autres
conteurs-narrateurs sont déjà les axes qui contribuent à affranchir le récit
d'un itinéraire strictement linéaire. La profusion des récits parallèles met
l'accent sur le corps absent-présent, pris dans son propre désarroi.
Ahmed qui parvient dans un
premier temps à neutraliser le père, pour mieux jouir du faux prestige, est
ruiné par l'épouse avertie du secret. Ainsi, dans une situation où le mâle est
idolâtré par le discours social, Fatima réussit à mettre en échec l'économie du
sexe prestigieux. Elle entame sa démystification radicale et fait valoir les
prestiges de l'étrange particulièrement mis en exergue dans La Nuit sacrée.
Ce récit qui poursuit
l'itinéraire tragique de l'homme-femme prolonge la séquence du Troubadour
aveugle. Dans le premier volet de ce drame, le simulacre de l'androgyne
débouche sur "la porte des sables". Avec La Nuit sacrée, désormais la surenchère des récits et les conteurs
concurrents véhiculent tous vers le constat d'un récit impossible. Le cercle de
la halqa [C3]est alors scellé autour du leurre et du vide. Zahra y
advient; émergeant de l'oubli, elle est désignée par le public pour prendre la
place du conteur absent.
Cependant, dans les profondeurs
de la nuit du destin, avant d'expirer son dernier souffle, le père vient
confesser le secret à Zahra. En effet, le simulacre édifié par le père est
probablement le résultat des entraves socio-culturelles qui maintiennent une
distance entre lui et sa fille. En revanche, le corps travesti permet d'établir
une complicité singulière entre eux au-delà de l'inceste. Après cette
confession, Zahra est livrée à une profonde solitude où elle traverse
différents moments initiatiques. L'ensemble de ces épreuves pourrait constituer
un récit linéaire s'il n'était scandé par des micro-récits en marge de sa
logique.
Ainsi, le cavalier qui conduit
Zahra au "jardin parfumé" constitue une séquence étrange au sein de
l'histoire. De même, d'autres épisodes prennent une ampleur inattendue à
travers les excroissances du rêve, de la fabulation et du délire présentés
comme vérité. Le récit demeure à cheval entre le roman et le conte. Le
glissement du réel vers l'étrange et le merveilleux est fréquent. De plus, le
violeur de Zahra est très singulier dans la mesure où il a plus le profil d'un
Don Juan déguisé que celui d'un agresseur. Sur un autre plan, les relations
entre l'Assise et le Consul font du frère et de la soeur un couple qui choque
le lecteur alors même qu'elles sont présentées comme des manifestations
normales.
Certains aspects du récit sont
même contradictoires. AInsi l'Assise qui est une femme sans pitié éprouve une
grande compassion pour l'Invitée, Zahra. Cette femme qui, de toute évidence,
éprouve un amour physique et possessif pour le frère, le confie à une intruse
qui se trouve alors au coeur de leur intimité et présente tout le profil d'une
rivale potentielle. On peut aussi se demander comment Zahra est capable de tuer
lorsque le récit bifurque vers le roman policier. Le narrateur se garde
également d'évoquer le processus qui permet à l'Assise de mettre à nu le
mystère de l'Invitée.
Ainsi, même si l'histoire suit
en apparence un itinéraire univoque, certaines failles de ce parcours dénoncent
l'association de registres divergents. Le roman saisit dans une même
combinatoire ce qui est appréhendé comme vérité et ce qui est d'une étrangeté
incontournable. Cette dimension d'écart permet de créer des émotions fortes
tout en évoquant des problématiques dont se détourne le discours officiel.
A partir de là, le père qui n'a
qu'un rôle secondaire dans les récits de Ben Jelloun et traverse son écriture
par figures interposées et simulacres tel un fantasme difficile à résorber ou
un fantôme dont il n'est pas aisé de se débarasser, ce père finit par émerger
au grand jour. Jour de silence à Tanger[10] permet de réhabiliter le grand absent-présent tout en
étant la consécration de son image dérobée.
Le père, placé jusque là au
second degré du discours dans les romans de Tahar Ben Jelloun, devient soudain
la figure centrale du récit. Jour de
silence à Tanger est ainsi une réplique tardive à Harrouda qui met en exergue la mère et son impact dominant sur
l'imaginaire de l'enfant-narrateur. Ce roman semble être l'expression d'une
réconciliation avec le père. Il faut dire que celui-ci n'est plus que le vestige
d'un patriarche qui attend la mort.
Le père n'est pourtant jamais
désigné comme tel, ce qui ne peut que redoubler la distance et l'état
d'exclusion où il se confine. Le portrait qui s'en dégage est celui d'un être
quasi déchu et dont tous les prestiges ne sont plus que des souvenirs ternes.
Cette figure si imposante jadis n'est plus qu'un "il" souvent paré
d'une image négative. Parallèlement, le narrateur qui se retire dans l'anonymat
a tous les attributs du fils ayant acquis une certaine maturité, beaucoup de
sagesse et d'indulgence depuis Harrouda.
L'image du père souffrant de sa
solitude et de son enfermement est rendue plus hermétique par l'absence de
communication avec son entourage. Le père est vraisemblablement piégé par les
vestiges de son image et son autorité. Ainsi est-il le portrait type d'une
génération décadente tout en étant un être à part qui observe les autres par
dessus le monde. C'est également un être qui attend avec angoisse et lassitude
une fin toujours différée. L'image du père incarne ainsi l'ennui d'une vie
morose et quasi végétative. Diminué par les insuffisances d'un corps en
souffrance, le père se retourne alors vers un passé dont il feuillette quelques
moments gravés dans sa mémoire. Souvenirs qui le laissent dans l'insatisfaction.
Il a le sentiment que le monde lui échappe ou même qu'il le fuit. D'une
certaine manière, il a l'impression d'avoir été trahi. Il se rend compte qu'il
n'est plus lui-même qu'un détail parmi tant d'éléments de décors.
Le regard qui scrute et
interroge le passé est doublé par des incursions dans le présent insipide et
monotone. Le temps devient pesant et semble même narguer l'impuissance du père
enfoui dans le passé et pourtant encore impliqué dans certaines basses besognes
de la vie quotidienne. Le présent est d'ailleurs gravé d'une série d'images
négatives: les réticences de l'épouse qui ne joue pas le rôle de l'amie, les
enfants absents et qui ne perçoivent le père que de l'extérieur, les rapports
avec l'entourage marqués par les convenances et l'artifice... Le présent est
aussi fait de regrets. Regrets d'avoir quitté Fès et amertume de l'exil à
Tanger parfois vécu comme une malédiction.
Cependant, l'image du père qui
se consume entre la maladie et les souvenirs ternes est de temps à autre
revalorisée par certains côtés qu'on peut considérer comme positifs. Aussi le
père est-il par moments présenté comme une espèce d'intellectuel un peu poète,
jouant avec les mots. A d'autres moments, c'est le côté artiste de
l'ex-commerçant manipulant les étoffes avec une dextérité qui lui a valu une
réputation exceptionnelle.
Au niveau des processus
narratifs, la conception du roman prend un aspect tout à fait singulier par
l'amalgame d'un récit de type linéaire dominant qui s'emboîte sur des procédés
moins fréquents dans l'écriture de type conventionnel. Ainsi le récit est-il
réparti selon les réminiscences du père et au hasard des pages de son carnet de
souvenirs. Le roman se constitue de micro-récits qui racontent l'histoire
d'amis tels que Moulay, Ali, Touizi, Bachir, Allam, Abbas, Larbi, Hassan,
Zrirek, Krimo... et bien d'autres figures dont le souvenir est inoubliable. Ces
récits qui apparaissent de manière désordonnée empruntent leur cohérence à la
mémoire du père. Une petite part d'imagination quant à l'avenir ou le devenir
hypothétique des figures connues autrefois permet de temps à autre une certaine
dérive vers la fabulation.
Il s'agit de scruter un passé
monocorde, d'où les effets dominants de la description qui met en évidence un
mode de vie marqué par la sérénité, l'ennui et une existence morose. Le rituel
d'une vie uniforme est scandé par la monotonie d'une écriture qui simule ce
rythme lent et pesant. Entre le passé plutôt terne, un présent ressenti comme
immobile et un avenir sans issue au regard du père, l'histoire piétine et
tournoie dans le cercle vicieux d'une vieillesse mal vécue. L'adéquation entre
les modalités narratives et le contenu du récit est tout à fait singulière.
Au-delà de ce récit, Ben Jelloun poursuit son errance scripturaire et imaginaire.
Les Yeux baissés constitue un
autre maillon d'un thème très enraciné dans la mémoire et l'écriture de Ben
Jelloun, en célébrant la parole et l'identité des expatriés. Mais ce récit est
aussi placé sous le signe du devenir avec un grand saut vers le futur; devenir
d'une génération condamnée, celle qu'on qualifie de "Beur", la
classant ainsi dans les marges de "l'hospitalité française". Aussi
les joies de la narratrice sont-elles souvent éphémères et les souffrances
difficiles à endurer. A dix ans, lorsque la narratrice arrive pour la première
fois en France et sans transition de son village, Paris ne peut que déployer
ses splendeurs émerveillant son regard innocent et non averti. Plus tard, à
trente ans, lorsqu'elle s'accomplit dans toute sa maturité, Paris lui révèle
son visage caché et même quelquefois ses laideurs. Si le retour est impossible
du fait que la Métropole a superposé ses tatouages à une mémoire fêlée,
l'enchantement est plus que jamais un leurre.
L'histoire et les modalités du
récit sont beaucoup plus complexes. Le roman commence par la mise en spectacle
des origines du mal dont la tante-ogresse est l'incarnation la plus parfaite.
Pour mettre à exécution son désir d'une vengeance aveugle, elle ne trouve pas
mieux que d'empoisonner Driss, petit frère de la narratrice. En fait, cette
femme stérile et sans morale use de son pouvoir sur une famille démunie depuis
que son frère (père de Driss) a émigré en France. Le drame est d'une grande
intensité. Mais remarquons tout de suite que cet épisode nous introduit
d'emblée dans le monde étrange auquel nous a habitué Ben Jelloun. Si cette
histoire demeure très proche de La Nuit
sacrée, l'Assise paraît vraiment insignifiante à côté de la tante-ogresse.
Une fois le seuil de l'étrangeté franchi par le lecteur, celui-ci découvre tout
un cercle de malédictions et de souffrances que vivent les "oubliés"
au fond d'un village d'Imintanout (chap.2 à 5). Lieu éminemment maudit qui fait
basculer la mémoire de la narratrice vers le conte, le délire, le mythe et la
fabulation. Nous sommes dans le monde privilégié de l'écrivain.
Mais déjà, au second degré, se
dégage un autre récit à la fois merveilleux et singulièrement étrange. Il
s'agit de la quête d'un trésor dont la narratrice serait nommée par le destin
pour guider la tribu vers le lieu secret où il serait enseveli par un ancêtre
depuis un siècle. Ainsi les récits se chevauchent: d'une part drame et
souffrance, d'autre part espoir et attente. Cependant, avec le meurtre ignoble,
ce monde déjà fragile et peu réconfortant s'effondre, libérant la famille de la
narratrice qui émigre en France. Paris est d'abord l'univers d'un enchantement
sans limites (chap. 6 à 7). La petite paysanne découvre un monde dont elle ne
pouvait soupçonner l'existence. L'école, même tardive (à 11 ans), est le moyen
salutaire pour un épanouissement qui autorise le passage d'un espace à un
autre. Bien entendu, avec l'absence de recul, un certain rejet de l'identité
semble tout à fait naturel. Toutefois, le rêve ne dure pas longtemps. Le
constat de l'écart entre deux cultures engendre la désillusion associée à un
sentiment de leurre et de nostalgie (chap. 11 à 15).
Avec la violence gratuite et le
racisme qui tue, la narratrice est amenée à réviser certaines valeurs. Le
sentiment de n'être qu'une étrangère est de plus en plus une réalité. Mais au
lieu de sombrer dans un monde où le quotidien est susceptible d'user la
mémoire, l'héroïne se réfugie dans son imaginaire qui lui procure un certain
réconfort. C'est ainsi que le déploiement du récit, au lieu d'être une suite de
constats, bifurque vers un ensemble d'histoires étranges. Il déploie ainsi un
monde secret, des êtres au profil insolite. Le récit évolue de plus en plus
vers le délire, la fabulation et présente l'étrange comme une vérité (chap. 11
à 15). Avec le recul culturel et l'impact d'un imaginaire vagabond, la
narratrice se libère progressivement par l'errance à travers d'autres mémoires.
La narration qui s'effectuait jusqu'alors à la troisième personne, bascule de
temps à autre vers une voix extradiégétique lorsqu'elle ne demeure pas dans
l'indétermination fidèle à l'ambiguïté de l'écriture de Ben Jelloun. Cet espace
plus ou moins vague véhicule le lecteur vers l'errance scripturaire et
imaginaire, en le libérant des passages où le récit est plutôt linéaire. Ce jeu
de va-et-vient entre les deux mesures crée aussi une dynamique qui familiarise
à l'impossible.
Toujours est-il qu'avec la
désillusion, la quête d'un lieu protecteur est de plus en plus imposante,
quitte à fuir la France. Mais le village qui, dans la mémoire du père,
représentait un espace magique, s'avère infiniment décevant et même
cauchemardesque. La malédiction y est encore plus inquiétante. Faute de mieux,
Paris est quelque part un moindre mal. Mais l'histoire du trésor laissé par un
ancêtre inoubliable est un repère fonctionnel dans la gestation de la mémoire
et de l'imaginaire (chap.20 à 21). La narratrice finit par confier à l'écrivain
le secret et son histoire insolite. La parabole trouve ainsi une écoute complice
qui fait survivre le récit au-delà du réel. Cette rencontre ramène la mémoire
de la narratrice vers les origines du premier départ du père (chap. 23). Si la
quête du trésor magique est impossible, à trente ans, le désir de l'héroïne
d'aller jusqu'au bout est à la fois un ressourcement, une catharsis et une
manière de revaloriser l'image du village frappé de malédiction. Là où la tribu
s'attend à trouver le trésor, l'eau jaillit et reconduit la vie.
En fin de compte, si le récit a
d'abord un profil chronologique, avec le monde étrange qu'il déploie, il évolue
sensiblement vers un univers grouillant et désarticulé, mais l'unité est
assurée par la voix de la narratrice et sa quête de l'impossible. Par la
médiation de ce personnage hors du commun, le récit nous reconduit vers les
sphères de déracinés de La Réclusion
solitaire, La Plus haute des
solitudes, et Hospitalité française.
Mais il nous met aussi devant les réalités de la souffrance dans un monde
archaïque et étrange lorsque le devenir est impossible. Dans l'intervalle entre
ces deux pôles, l'ambivalence et le merveilleux représentent un autre
itinéraire vers le libre dire de l'écriture, de la mémoire et de l'imaginaire
entre le même et l'autre.
A travers tous ces parcours romanesques,
se dégagent des rapports de force aliénant l'équilibre socio-culturel. L'écriture
de Ben Jelloun évolue de plus en plus vers la mise en orbite d'une figure
dominante pourvue d'une mémoire et d'un passé inoubliables. Mémoire collective
plus ou moins imprégnée par l'errance dans un univers des symboles, du rêve,
du délire, du mythe, des fantasmes, de la légende et de l'imaginaire maghrébin.
Le réel cohabite avec l'invraisemblable dans une symbiose toute singulière.
Le démantèlement du discours officiel s'effectue par la déréalisation des
dires, la production de simulacres, la délocalisation des normes... L'économie
de la fabulation et des investissements symboliques oeuvrent aussi pour la
démystification du corps hautement sexualisé tout en célébrant les dires occultés.
[1] Contributions dans les journaux marocains avant une collaboration assidue au journal Le Monde.
[2] La Plus haute des solitudes (Paris, Le Seuil, 1977) est issu de cette thèse.
[3] Paris, Denoël, 1973.
[4] Paris, Le Seuil, 1978.
[5] Paris, Le Seuil, 1981.
[6] Paris, Le Seuil, 1985.
[7] En marge de son oeuvre romanesque, Ben Jelloun a publié de nombreuses contributions théoriques (voir bibliographie). C'est à ce niveau qu'on peut aisément établir des ponts avec le réel.
[8] Paris, Denoël, 1976.
[9] Paris, Le Seuil, 1983.
[10] Paris, Le Seuil, 1990.