« J'ai respiré la chair du monde et le monde dansait en moi,
j'étais à l'unisson de la sève, à l'unisson des eaux courantes, de la respiration
de la mer. J'étais plein du rêve des plantes, des collines ensommeillées comme
des femmes après l'amour.
Mais j'ai perdu l'esprit d'enfance, l'accord parfait aux Rythmes Saints. Ma
bouche s'est emplie de l'âcre saveur de la connaissance et la musique du monde
qui ruisselait au printemps de l'enfance peu à peu s'est évanouie dans le pas
solitaire du sang.
Entre les Choses solitaires où flotte un souvenir de Lumière s'est épaissie
la nuit de l'homme ».
(Jean Amrouche, Etoile secrète).
C'est, sans doute, dans cette reconnaissance d'une blessure inaugurale dans "l'Esprit de l'Enfance" telle que l'a formulée Jean Amrouche dans son recueil de poèmes Etoile secrète que la littérature algérienne a pris son élan. Blessure inaugurale et éloignement de cet état idyllique qui a brisé l'amitié entre Jean Amrouche et Albert Camus et les a propulsés de part et d'autre de la ligne du conflit colonial. Chacun a tenté de porter à l'écrit ce déracinement symbolique, cette saisie par la conscience de la séparation d'avec « l'éternel printemps ».
L'oeuvre d'Amrouche prend tout son sens dans l'expérience dramatique de l'exil et fonde les modalités et signes de ce que peut être au Maghreb une oeuvre fragmentaire: expérience du passage de la création à la préservation du patrimoine, de la blessure à la recherche de médiations, de l'isolement à la quête de soi dans l'autre et dans « les autres ». Fragments de mémoire, fragments de dialogues, fragments de poésies, fragments de correspondances, fragments de discours politiques: tout cela, en morceaux et en feuillets épars, est encore en quête de l'initiative de l'homme ou de la femme qui les rassemblera.
C'est pour approcher ces signes et modalités de l'oeuvre fragmentée par l'exil qu'il faut tenter de faire le parcours du « récit » de la vie de l'homme et de l'écrivain que fut Jean Amrouche pour aboutir à quelque chose, qui de la vie et de l'expérience de l'exil, a détourné l'activité d'écriture romanesque vers d'autres formes d'expression.
Pionnier de la littérature algérienne de langue française, Jean Amrouche l'est sans conteste. Sa personnalité et son oeuvre suscitent un intérêt toujours grandissant. Hommages, colloques internationaux, expositions, manifestations littéraires lui sont régulièrement consacrés depuis la fin des années 70, et ses oeuvres connues sont rééditées pour la deuxième et troisième fois. Son Journal, témoignage capital, et ses correspondances sont en voie de publication. Les jeunes écrivains et poètes maghrébins qui ont « tâté les blessures de la différence », vécu « déchirés sur le tranchant qui césure le nous des autres » font intensément écho à ses idées, à sa longueur de vue et à sa pensée très tôt sollicitée par l'universalisme.
Il est possible pour le lecteur de rencontrer Jean Amrouche dans son oeuvre multiple (poésie, traductions, essais, préservation du patrimoine, articles journalistiques, déclarations, conférences, entretiens radiophoniques, correspondances, journal), dans les témoignages circonstanciels de ses nombreux amis (Armand Guibert, Marcel Reguy, Jules Roy, Jean Pelegri, Georges Cezilly, Ferhat Abbas, Krim Belkacem, Albert Memmi, François Mauriac, Henri Krea, Jean Daniel, Kateb Yacine, etc.). Mais on peut le rencontrer aussi, enfant, adolescent puis adulte dans le récit autobiographique intitulé Histoire de ma vie de sa mère Fadhma Aït Mansour [1] qui en parle avec beaucoup de tendresse et de fierté, et dans les récits de sa soeur Marguerite Taos Amrouche, notamment dans son roman La rue des Tambourins [2] qui nous restitue de larges pans de l'histoire de la famille Amrouche, ses inquiétudes, ses drames dus en grande partie à sa situation d'exil permanent.
« Le sort des Amrouche, nous dit Mouloud Mammeri, a été une fuite harcelée, hallucinante, de logis en logis, de havre jamais de grâce en asile toujours précaire. Ils sont toujours chez les autres étrangers, où qu'ils soient. De là cette hantise de partout reconstituer la tribu, de porter la tribu à la plante de leurs pieds, faute de l'avoir à la semelle de leurs souliers, parce que des souliers ils n'en avaient pas toujours » [3]
Dans une admiration mutuelle et toujours en affection profonde, les Amrouche demeurent un symbole de solidarité, de résistance et de travail. «Elle est l'air que je respire et sans lequel je mourrais étouffé » disait Jean à sa mère Fadhma. La personnalité vive, prestigieuse, attachante, surprenante, multiple qui nous est livrée dans les différents portraits qu'ont fait de lui ses parents et amis a beaucoup marqué l' oeuvre dont une grande part reste encore dans l'ombre.
Comme il l'expliquera plus tard dans L'éternel Jugurtha [4] tout Maghrébin est un poète de naissance et toujours prédestiné à l'appel mystique. Ses deux recueils Cendres [5] et Etoile secrète, poèmes de la déchirure, de la solitude et de l'exil, sont très fortement empreints de mysticisme. Le poète cherche dans la lumière et la foi un moyen de faire cesser l'exil et d'atténuer le déracinement. Il s'agit pour lui de trouver, d'inventer un itinéraire qui absorbe la stupeur dans laquelle l'a précipité son état d'exil permanent.
L'exil de sa double filiation et sa conscience douloureuse se déploient dans l'imbroglio de ses différents noms, Amrouche, El Mouhouv, Jean, et ses différents états, kabyle, algérien, chrétien, français. Crise de dénomination, crise d'identité et états de conflits intérieurs lui ont été insufflés de l'extérieur.
Comment résorber le conflit sinon par l'invention d'une action de médiation. Etablir des traits d'union entre les différents noms, les différents états, concilier les deux bords, que de part et d'autres, les sociétés exclusivistes voulaient contradictoires. Restaurer une espèce de continuité de complémentarité entre deux cultures, deux religions, deux peuples, deux civilisations. La question est: comment être soi, entièrement soi en étant simultanément des deux bords, sans risquer l'exclusion. L'oeuvre poétique est une tentative, par la voie mystique, pour transcender le conflit, assumer l'ambivalence parce qu'elle est constitutive de la personnalité algérienne.
Ambivalence du ravissement et de l'extrême douleur, Cendres oeuvre l'horizon arc-en-ciel entre défaillance identitaire de l'exil et plénitude de l'être dans l'extase mystique et poétique. Six titres dysphoriques appellent le dépassement : Angoisse de la jeunesse, Brisures, Arrachement, Dénuement, Scories, Le soleil froid, La vie et la mort, Fièvre. Cendres compactes ou poudreuses, cendres glacées de l'ensevelissement ou cendres encore chaudes du souvenir, les poèmes suscitent une conscience amère de la fragilité des choses les plus belles, nées pour être balayées et revenir fatalement comme signes anciens de l'impossible possession.
Cri retentissant puis étouffé, ruine, mort, destruction, exil, angoisse, nuit. Comment s'en débarrasser ? Peut-être par une prière. « Prière pour être débarrassé de moi-même ». Ce poème livré en page 30 du recueil est le programme de cette nécessaire séparation de soi-même pour mieux retrouver son être profond. L'expérience mystique offre l'Etre en échange d'un don absolu de soi. Eparpiller ses cendres pour rencontrer l'essentiel :
« Tout meurt
Tout se dissout
Pour que naisse la Vie
Toute image de nous est image de mort
Mais aussi toute mort est un gage de Vie »
(p. 57).
La bi-isotopie Vie Vs Mort où s'origine le poème éprouve le cliché et le détourne en ambiguïté. Là où on s'attend à l'ombre surgit la lumière et inversement. Ainsi les termes de la contradiction sont constamment contrariés :
« Voici que j'ai touché le fond, la dernière porte. Les lourdes ténèbres, à grand'peine traversées, ouvertes, me livrant à la lumière nouvelle. Il fait bon ici » (p. 79).
C'est alors que commence le mouvement ascensionnel du poème mystique vers le mystère et la transcendance de la foi religieuse. Le poète semble recevoir de Dieu toute sa légitimité. L'effort consiste à inscrire dans ses images, son verbe et son émotion, l'éloge du Divin. L'itinéraire du signifiant "Cendre", singulier ou pluriel, se réalise comme une conversion radicale qui fait passer de l'obscurité totale de l'Absence à la configuration d'images lumineuses qui structurent le propos ontologique de Jean Amrouche :
« Ma jeunesse éclatera sur le monde des ombres
Et tous les coeurs éteints
Ranimés par mon cri
Sous la violence d'un amour de feu
S'ouvriront au soleil
Et par la Terre humaine, à flots
Roulera
le sang vermeil du Grand Amour »
(p. 46).
Comme tous les poètes mystiques, J. Amrouche tente dans Cendres et plus tard dans Etoile secrète, de traduire dans ses mots et sa sensibilité propre, l'énigme de ce Grand Amour qui se dérobe, amour sans limite du Grand Absent retiré en son mystère. Le poète ne communique avec lui que par énigme. L'énigme est alors le lieu dans lequel le poète mystique se retire, s'anéantit complètement pour accéder à cette présence en perpétuel retrait jusqu'au moment décisif de l'ultime rencontre.
L'expérience passe bien entendu par le monde sensible des éléments, mer, terre, air, feu, traversant la chair et le sang qui, devenus cendres s'éparpillent à leur tour dans les clartés stellaires et solaires pour participer au renouvellement de la parole, au rythme cosmique, entre Dieu et l'homme :
« Ombres flottantes sur clarté diffuse
Faibles lueurs sur la nuit épaisse
Par les regards trop stricts des hommes
Qui cherchent à résoudre l'énigme de leur coeur
Salve nocturne de l'âme
Où les faisceaux du soleil s'épuisent
Replié sur moi-même je cherche
le rayon primordial
comme une clef des songes ».
Jean Amrouche fut très sollicité par les résonances mystiques de Milosz, Ungaretti et Patrice de la Tour du Pin, les fervents nostalgiques de l'enfance ensevelie et de l'idéal de pureté et d'innocence à jamais perdu. Il voyait en Milosz un dépositaire d'un message lointain, venu sans doute de sa Lituanie natale aux accents enfantins, poésie infalsifiable capable de purifier à partir de l'abîme d'où elle surgit tous les dires et tous les mots altérés par les expériences d'adulte. Il écrivait que la voix de Milosz « réveillait un chant composé dans un monde inconnu qui aussitôt fait connaître comme le chant que nous aurions pu composer si nous avions été délivrés de nos chaînes ».
Avec Ungaretti Amrouche était en parfaite consonance spirituelle sans doute à cause de la similitude de leur vécu et de la quête d'un humus originel, omniprésente dans les oeuvres des deux poètes. La thématique dominante de la poésie d'Ungaretti est le Rien qui évoque pour Amrouche le grand désert de son pays natal. Dans ce Rien et dans ce désert, se formule l'espace commun dans lequel les deux poètes entrent en dialogue. Dans Propos improvisés [6], texte transcrit d'un entretien radiophonique entre Amrouche et Ungaretti, le vide est appréhendé comme cette grande solitude qui rend possible la poésie de « l'auscultation intérieure », remontée incessante, jamais interrompue vers l'inaugural d'où s'énonce le Verbe Divin, parole de la sagesse retrouvée : « Cependant au coeur de ce désert, écrit Jean Amrouche dans "Pages de carnet" [7], une source nourrissait la palme courbe, le pampre et la grappe, l'ombre douce où saignait la fleur dure du grenadier. Cela c'était mon secret : une cassolette à moi, pour moi seul hurlaient tous les parfums de l'Arabie. Oui, un autel était en permanence élevé dans ma mémoire, et au-delà dans mon âme même, où brûlait un encens composé, la source, ni le brûle-parfum ne m'appartenait en propre. J'en étais cependant l'héritier par naturelle filiation » .
Cette conception de la poésie comme flux sensible et ascensionnel vers l'éternité qui est en chacun de nous, Jean Amrouche l'analyse dans un essai consacré à La pensée de Patrice de la Tour du Pin et publié dans la revue Mirages [8]. Il en montre la configuration mystique à travers un croisement de thèmes qui reconstitue la symbolique de l'enfance, de l'Idéal perdu, qui anime tout sujet mystique à travers ses blessures, ses arrachements, sa solitude et sa division, et tente de faire advenir l'Absent au prix de l'occultation de son propre moi et d'un questionnement douloureux qui martyrise la chair et les sens.
Comme essayiste et toujours dans la même veine mystique et ontologique, Amrouche nous intéresse par sa magistrale analyse du poète autrichien Rainer Maria Rilke publiée dans la revue Shehérazade [9] et par son étude dans la même revue du peintre et écrivain italo-tunisien Antonio Corpora.
Chants berbères de Kabylie [10] prolonge le souffle poétique et entame la réflexion sur le patrimoine et le génie africain. Les chants ont été recueillis de la bouche de la mère Fadhma, transcrits de la main de Taos et traduits par Jean El Mouhouv en français. En plus de la traduction, s'impose une interprétation subtile de la restitution en français d'un chant profond, d'une mélodie unique et surtout de la « voix de la mère », voix presque silencieuse qui dit la nostalgie du lointain, de la richesse d'un patrimoine qu'elle sent s'éloigner, se perdre. Et c'est là qu'intervient le génie poétique de Jean Amrouche qui pressent dans la voix de sa mère « la présence d'un pays intérieur dont la beauté ne se révèle que dans la mesure où l'on sait qu'on l'a perdu».
S'agissant de chants et de mélodies, Jean Amrouche s'est félicité de voir sa soeur se mettre à l'école de sa mère pour « apprendre à chanter dans le ton juste et pour perpétuer l'art des clairchantants inconnus dont elle est l'héritière.». L'interprétation de ces chants et la démarche adoptée dans la restitution de l'esprit d'Asefrou qui consiste à expliciter l'énigme poétique, montre que la poésie kabyle est une tension vers l'accomplissement de l'homme dans cet « état d'enfance conservé » dont parle Goethe et qui selon Amrouche est une superposition du saint, du héros et du poète.
Le manuscrit de Chants berbères de Kabylie figurait parmi une quinzaine d'oeuvres candidates au prix littéraire de Carthage. Le poète l'aurait retiré avant le vote et c'est l'oeuvre de son ami Guibert qui, cette fois-là, remporte le prix pour son Périple des îles tunisiennes.
La célébration du génie africain semble tout droit issue de l'intérêt très vif qu'a suscité en lui la collecte, la transcription puis la traduction du patrimoine poétique kabyle : « Il y a dix-huit millions de Jugurtha dans l'île tourmentée qu'enveloppent la mer et le désert et qu'on appelle le Maghreb ».
C'est un reflet de lui-même et de ses compatriotes maghrébins que lui renvoie de l'ombre des temps anciens son illustre ancêtre. L'éternel Jugurtha. Propositions sur le génie africain , est l'oeuvre emblématique de Jean Amrouche. Ce texte d'une quinzaine de pages, malheureusement quasiment introuvable de nos jours, est une tentative d'analyse de ce que peut être le génie africain qu'il a abordé, comme l'écrit Malek Ouary « par la voie de l'instinct et du coeur s'inspirant en cela des Essais de Montaigne et parvenant à l'homme universel à partir de l'exploration de sa propre personne ». C'est le personnage du berbère type en qui se reconnaissent tous les Berbères :
« Privé de la chaleur de l'enthousiasme et du ragoût de l'émotion, Jugurtha se désintéresse du lent progrès de la pensée abstraite. Il lui faut l'image, le symbole, le mythe. Sans cesse du réel à l'imaginaire et de l'imaginaire au réel, apercevant des relations singulières, des similitudes et des dissemblances, progressant de métaphore en métaphore, sautant de parabole en parabole, sans conclure ni décider, car pourquoi ceci plutôt que cela qui en est le contraire ».
Le texte d'Amrouche témoigne ainsi d'abord des hésitations et des velléités de Jugurtha, poète de naissance, qui cherche sa satisfaction dans les changements d'états et dans la suspension et le vertige que procure l'entre-deux. Eveilleur d'images et de paraboles Jugurtha fait de la découverte un jeu et un plaisir, loin des contraintes de l'abstraction. Préférant le songe, il s'éloigne du réel pour mieux l'observer, le saisir, le maîtriser. Il recherche le face à face, l'état de lutte perpétuel entre les opposés et les incompatibles. Le maintien de la distance et de l'opposition nourrit son climat de prédilection, celui de la passion et de la lutte. Il en tire toute son énergie, car Jugurtha est baroudeur et il « aime le baroud pour le baroud ». Mais Jugurtha est inconstant et incapable de s'imposer une discipline « condition de toute action féconde ». Il aime à naviguer entre un pôle et son extrême. «L'ascétisme et l'ascension mystique le séduisent pour un temps car la sécheresse succède bien vite à la rosée de la Grâce, et le dérèglement des sens conduit au dégoût de soi et de tout. Jugurtha passe de l'un à l'autre de ses états extrêmes>>.
Navigation très aisée aussi de l'ancêtre entre identité et altérité ; sortir de soi pour mieux endosser la livrée d'autrui est pour lui un jeu d'enfant, adoptant « moeurs, langages, croyances » jusqu'à en oublier momentanément ce qu'il est pour n'être que ce qu'il est devenu. Cependant, cette « appropriation » de Jugurtha par l'autre n'est jamais totale. Son esprit et son âme sont irréductibles. Habité par une voix inexorable, intérieure, jamais éteinte, il revient toujours à sa vraie patrie « où il entre par la porte noire du refus ».
L'expression d'une identité et d'une sensibilité berbères sert de fondement à ce texte qui par ailleurs présente des qualités littéraires toujours reconnues par ses lecteurs. La tension qui le caractérise entre contraintes du discours d'analyse et les effets d'une poésie fulgurante dans laquelle le poète s'ébroue, ne peut qu'être familière aux grands lecteurs des nouveaux textes maghrébins. La progression ordonnée, rigoureuse, solidement argumentée et informée se retire au profit du chant subtil, mélodieux de l'élan subjectif qui stimule le texte. Eloge, exaltation, lyrisme parfois, Amrouche vérifie sans cesse sa propre capacité à produire de la rhétorique, à jouer des métaphores et des symboles. Le principe de L'Eternel Jugurtha est la mise à l'épreuve, dans la célébration, de son propre acte créateur à celui de l'ancêtre, même si l'oeuvre apparaît comme « l'ode ou le thrène d'une culture déboutée de l'être, acculée dans les marges de l'illégitimité ou du jeu, et qui l'est depuis si longtemps que c'est devenu sa seconde nature, aussi essentielle que la première» (Mouloud Mammeri)
L'Eternel Jugurtha est porteur de message. Poète naturellement noble, généreux, prédestiné à l'appel mystique, il doit aussi s'orienter vers l'esprit prométhéen de l'action, de la persévérance dans l'effort pour l'appropriation du savoir.
Jean Amrouche était aussi une Voix [11] qui s'est imposée avec force à la radio dès la fin des années 40. Performance de la voix, performance de la création du dialogue littéraire oral, mais surtout performance de l'information et de l'érudition qui fit écrire à François Mauriac dans son Nouveau bloc-notes : « Comme celle de Claudel et de Gide, Amrouche connaissait mon oeuvre beaucoup mieux que je ne la connais moi-même - A telle date, vous avez écrit ceci - Je protestais. Il me mettait sous le nez un texte. Il avançait à pas feutrés vers ce dont je ne voulais pas parler. Il tournait autour du point interdit. Cette espèce de curieux passionné n'est pas si commune. Chacun ne s'intéresse qu'à soi. Rien n'est si rare qu'un lecteur comme celui-là. Qui nous a vraiment lu, sinon Amrouche ? Il était fait pour la joie de la lecture. Il aura été une victime rejetée par tous» (Lundi de Pâques, 1962, pp. 138-139).
Au-delà de l'invention de ce genre nouveau qu'est l'entretien littéraire radiophonique, Amrouche est considéré comme le créateur de la critique littéraire parlée à laquelle il attribuait la valeur de document historique. Il cherchait, à travers l'entretien, à susciter un auto-portrait présent de l'auteur indépendant de son écriture et à favoriser une sorte de création verbale spontanée et immédiatement offerte au public. Cette création verbale devait, pour lui, jouer comme un écho sonore de l'acte d'écrire.
Ces entretiens (41 en tout, de 15 à 20 minutes chacun) ont été à leur tour révélateurs de la personnalité d'Amrouche, de ses capacités intellectuelles, de son tempérament qui lui permettait de s'imposer dans le dialogue et de forger sa propre pensée en s'appuyant sur celle de l'interlocuteur. C'est là qu'il révèle sa compétence critique, son talent dans la conduite de l'examen critique. D'autant qu'Amrouche ne s'attaquait qu'à des auteurs de grande envergure, à des guides spirituels déjà canonisés, les prenait de haut, disait-on, et les malmenait comme des petits garçons. Certains critiques le trouvaient parfois insupportable à cause de sa voix sonore, éclatante qui dominait et brisait par moments la communication. Mais dans l'ensemble, ses entretiens ont eu beaucoup de succès ; sa connaissance des oeuvres et des auteurs, et ses talents pédagogiques faisaient l'unanimité.
On retiendra aussi sa célèbre émission hebdomadaire Des idées et des hommes dans laquelle il interviewait en 1956 le jeune Kateb Yacine, ainsi que sa conférence intitulée Le roi Midas et son barbier, ou l'écrivain et son interlocuteur devant le micro (1954) dans laquelle il explique comment l'idée lui est venue, alors qu'il jouait avec Gide aux échecs à peu près tous les soirs «de remplacer l'échiquier par un micro et de remplacer le déploiement des pions par un échange de paroles.».
D'autres enregistrements existent, archivés à l'ORTF, et méritent toute l'attention : ceux de ses interventions aux Rencontres internationales de Genève et à la Société Européenne de Culture où il traitait d'égal à égal avec toutes les personnalités présentes : Maurice Druon, Maurice Merleau-Ponty, Max-Pol Fouchet, Jean Guehenno, Jean Starobinski.
« Je parle ici, non pas en homme de la rue, déclara-t-il un jour à Genève en 1959, mais en homme qui se trouve moralement à la rue. Je veux dire que je ne représente rien. Je ne peux représenter la France et la culture française : on m'en contesterait le droit, et on l'a déjà fait. Je ne peux pas représenter non plus l'Algérie : on m'en contesterait le droit, et on l'a déjà fait, et ceux qui l'ont fait sont des hommes de gauche, et même d'extrême gauche, qui m'ont dit que je n'avais pas le droit de parler des choses de la France, parce que je n'étais qu'un Algérien, mais que je n'avais pas le droit de parler des choses de l'Algérie, et au nom des Algériens puisque je suis un Algérien francisé, le plus francisé des Algériens. »
Le Journal écrit entre 1928-1961 fait un millier de pages et se trouve chez son fils Pierre. On y trouve une auto-analyse très sensible, un florilège des auteurs qu'il reconnaît comme ses inspirateurs ou ses intercesseurs. On y trouve des ébauches de poèmes, des croquis de personnages, des brouillons de lettres. Il y parle aussi beaucoup de son action pendant la guerre d'Algérie.
Ses correspondances sont surtout pour lui des lieux de dialogue : « Il me faut constamment un public, un miroir sur quoi essayer ma pensée et mes phrases, où trouver les tremplins successifs que n'offre pas la solitude » (Journal). Une véritable formulation psychologique s'ordonne dans le jeu des correspondances à travers les rapports entretenus avec des personnages aussi complexes et aussi différents que l'étaient Henri Bosco, Paul Claudel, Albert Camus, Charles De Gaulle, Louis Massignon, Antoine de Saint Exupéry, Léopold Sédar Senghor, Henri Kréa, Jules Roy, etc. Politiques, affectives ou littéraires, ces correspondances peuvent à elles seules tracer l'itinéraire de la pensée et des préoccupations diverses de Jean Amrouche, son angoisse permanente d'exilé, mais aussi sa volonté d'entraîner dans sa réflexion tous ceux dont la parole exigeante et indéfectible pouvait peser dans son combat.
Si l'oeuvre de Jean Amrouche retient l'intérêt à la fois par sa diversité brillante et sa densité, elle n'en exprime pas moins ce sentiment d'amertume qui caractérise des oeuvres inachevées. L'oeuvre poétique par exemple ne donne pas la mesure du souffle violent qui animait le créateur. Porte entrouverte s'interrogeant sur les entraves et les impasses, le projet poétique fut trop souvent déformé par l'Histoire et la politique, les vrais problèmes de l'heure en somme, au profit des articles journalistiques et déclarations radiophoniques et autres analyses et essais brillants comme ses propos sur « colonisation et langage » engagés sur la question du bilinguisme, propos qui forment l'essentiel des réflexions reprises par les jeunes penseurs maghrébins contemporains, sur les fondations ontologiques auxquelles contribuent les langues en présence, sur les résonances extrêmes de leurs conflits ressenties dans les profondeurs de l'être, mais aussi sur les possibilités d'enrichissement d'une langue par l'autre, de conquête et de reconquête des savoirs par la maîtrise des enjeux linguistiques.
L'oeuvre romanesque quant à elle, aura attendu en vain de naître : « Je songe à une interminable lettre, écrit-il à Janine Falcon-Rivière, qui serait ce livre dont je rêve de temps à autre, où je raconterais ma vie comme un roman - qui ne pourrait être destinée qu'à une inconnue dont j'ignorerais toujours la forme, le visage, le regard et la voix. Cette lettre je ne l'écrirai jamais. C'est trop tard. Alors je parle de temps à autre des fragments à travers l'oeuvre des autres ».
*
L'oeuvre d'Amrouche serait-elle l'origine inavouée de ces nouveaux textes maghrébins si fortement fragmentés, imposant l'inachèvement, l'ébauche et la fragmentation comme expression générique de la faille identitaire, d'une stupéfaction, la plus forte devant l'injustice, comme remise en chantier des questions essentielles de l'histoire et de l'ontologie, mais comme nécessité aussi de l'accomplissement à-venir du génie africain ? [12]
Beïda CHIKHI
(Extrait de « La littérature maghrébine de langue française », Ouvrage collectif, sous la direction de Charles BONN, Naget KHADDA & Abdallah MDARHRI-ALAOUI, Paris, EDICEF-AUPELF, 1996).
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[1] Ed.Maspéro, Paris,1968.
[2] Ed.La table ronde, Paris, 1960.
[3] "L'imaginaire éclaté de Jean Amrouche" in L'éternel Jugurtha.
[4] L'Arche, 1946. Rééd.dans la revue Etudes méditerranéennes, 1953.
[5] Mirages, Tunis 1934. Rééd. L'Harmattan, Paris,1983.
[6] Les références essentielles citées concernant l'oeuvre de Jean Amrouche se trouvent dans le mémoire de Réjane Le Baut, Jean Amrouche 1908-1962, sa vie, son oeuvre, son action, Université Paris 4, 1983 et dans le colloque Jean Amrouche, Rencontres méditerranéennes de Provence, 17-19 octobre 1985, publié en actes aux Editions du Quai, Jeanne Laffitte, Marseille, 1987.
[7] Etudes méditerranéennes n°11, 1963.
[8] Tunis 1934
[9] Tunis, 1934
[10] Les Cahiers du Sud n° 218, 1939. Rééd. L'Harmattan, Paris, 1986.
[11] Cf. l' étude qui a été consacrée à ces entretiens par Phillipe Lejeune dans Je est un autre, Le Seuil, coll. Poétique, Paris.1980.
[12] Voir à ce propos les analyses de Nabile Farès dans sa thèse de Doctorat d'Etat Langue, culture et symbolisme .Essai d'anthropologie maghrébine, Université de Paris X, 1986, et celles de Beïda Chikhi dans Conflit des codes et position du sujet dans les nouveaux textes maghrébins (1970-1990), chapitre intitulé: "Le triangle des précurseurs". Doctorat d'Etat, Université de Paris VIII, 1991.