Hassiba LASSOUED
Paris-3
Une phrase extraite du roman Garçon manqué [1] « Nina est la maladie d’Amine. Brio est le frère d’Ahmed. Nina est la mutilation de Yasmina » (p. 66) est intéressante à double titre car elle reflète l’ouvrage et renvoie à trois niveaux de lecture. En effet, ces trois phrases simples composées d’un sujet, du verbe être qui sert à désigner un état et du complément qui renvoie à un référent illustrent la tonalité du récit composé pour sa majorité de phrases simples, voire même nominales. Cette simplicité grammaticale n’est qu’une façade pour masquer une situation psychologique bien complexe : la quête de soi car le besoin d’appartenance à un groupe passe par la perdition de son âme et de son corps pour pouvoir s’accomplir. Le titre Garçon manqué en est la triste représentation. L’expression est agressive et renvoie à une mutilation physique (absence des attributs sexuels), mutilation que la narratrice mettra en pratique en se coupant les cheveux.
Si nous reportons notre attention sur la citation, nous constatons qu’il n’est pas innocent que la première assertion renvoie au monde imaginaire que s’est créé la narratrice car il la protégera de l’extérieur et de ses conflits. La seconde renvoie au monde arabe, dans son sens le plus large, et à ses codifications. Le père surnomme la narratrice Brio car en l’absence de l’homme dans la maison, elle a la fonction de protéger sa mère et sa sœur lors des déplacements du père. La dernière, quant à elle, représente une certaine France raciste à laquelle sera confrontée la narratrice.
Ces trois niveaux s’entremêlent pour donner l’illusion d’une folie où la narratrice tient le rôle de « fou du roi » pour dénoncer ces deux mondes, l’Algérie par le père et la France par la mère, auxquels elle appartient et dans lesquels elle ne trouve pas sa place. Seuls les déictiques temporels permettent de distinguer le niveau de narration. Narration relatée sur le mode auto-diégétique pour rendre compte de la quête identitaire personnelle validant ainsi la focalisation zéro car la narratrice est à la fois celle qui narre ses troubles de la personnalité et celle qui joue le rôle principal de la diégèse. Le récepteur n’a qu’une alternative face à cette mise en abyme : être actif. L’enchâssement des narrataires : Amine est son double algérien et le miroir déformant qui la travestit lui permettant ainsi d’investir le monde des hommes, Marion (qui porte les marques d’Amine via les phonèmes [a], [m], [i] et [n]) est son double français. Elle est également un miroir déformant dans le monde des femmes. Le lecteur, étranger à la diégèse, est spectateur des déambulations psychologiques et narratives car la multiplication des analepses et des prolepses provoque une discontinuité du récit qui fait ainsi écho à la multiplication de l’être même de la narratrice. Le lecteur reçoit donc ses confidences et par la-même, ses condamnations car tous les moyens sont bons pour donner à voir « la haine de l’autre écrite et révélée dans un livre. […] Quelqu’un se reconnaîtra. Se trouvera minable. Restera sans voix. Se noiera dans le silence. Terrassé par la douleur » (p. 166).
Nous nous attarderons donc sur cette monographie [2] pour analyser les malaises de la narratrice les généralisant ainsi à la société algérienne et française.
La parole permet de transcrire ce « voyage à l’intérieur [d’elle-même] » (p. 22) et pour se faire comprendre, elle utilise la langue française car c’est la seule qu’elle maîtrise : « je parle avec des mots d’arabe intégré à ma langue maternelle. Des incursions. Je ferme mes phrases par hachma » (p. 21). La visibilité phatique est utilisée pour mettre en valeur et pour avertir le lecteur français de l’utilisation d’un vocabulaire dialectal algérien qui est immédiatement traduit en note de bas de page pour permettre la lisibilité et la compréhension de l’ouvrage. Seul un terme échappe à cette règle : « el Aïne » à la page 82. Ce syntagme nominal compose à lui seul une phrase et possède un double signifiant. Il désigne « l’œil » dans un contexte général et le « mauvais œil » dans le contexte diégétique. Ce terme primordial est noyé dans la masse narrative alors qu’il renvoie au regard d’autrui comme aliénation. Regard qui restreindra la liberté de la narratrice, la gênera et la forcera à faire attention à ce qu’elle fait : « ça brûle le corps. Le feu du regard des autres. Sur ma peau. Sur mon visage. C’est difficile de s’aimer après. De ne pas haïr le monde. De ne pas vouloir s’en éloigner » (p. 141). Tout comme le regard de l’autre est insidieux et provoque des dégâts irréversibles, l’auteure/narratrice adulte se venge de cet Autre en glissant à son insu l’origine même du malaise existentiel à travers un signifié dialectal qu’il ne saisit pas. Aux initiés de comprendre !
Face à cette agression, les réactions défensives de la narratrice font apparaître trois grandes catégories de conduite. Tout d’abord, une mise à distance qui se traduit par deux attitudes. La narratrice personnage de la diégèse élève un mur entre elle et les autres : « mon équilibre est dans la solitude, une unité. J’invente un autre monde » (p. 28) alors que la narratrice narrante optera pour l’attaque : « c’est une guerre contre le monde. Je deviens inclassable. Je ne suis pas assez typée. ‘Tu n’es pas une Arabe comme les autres’. Je suis trop typée. ‘Tu n’es pas française’. Je n’ai pas peur de moi. Ma force contre la haine. Mon silence est un combat. J’écrirai aussi pour ça. J’écrirai en français en portant un nom arabe. Ce sera une désertion » (p. 36).
Ensuite, la phase d’immobilisation se traduit par une inhibition pour éviter la menace. Ainsi, à la suite de la tentative d’enlèvement, nous remarquons que « longtemps [elle] marche la tête baissée. Longtemps [elle] longe les murs des grandes villes. Longtemps [elle] plie [son] corps. Longtemps [elle] fuit les hommes » (p. 48) La construction anaphorique amplifie et intensifie l’action de fuite et d’effacement de son être.
Pour finir, la phase de rapprochement permet à la narratrice de se conformer aux codifications de la société pour neutraliser le regard accusateur même si pour cela, elle doit multiplier les identités : « abracadabra, je m’appelle Ahmed, Brio, Steve et Yasmina » (p. 145). La narratrice, quant à elle, pratique la loi du talion au sens hébraïque et préfère dépasser cet autre en usant des mêmes armes. « Mon regard qui perce. Qui incendie. Qui entend. Qui dénonce. Mon regard, ma seule arme. J’en userai souvent. Pour faire mal. Pour dévorer. Et pour aimer enfin. Mon regard-miroir sur toutes les familles françaises que je rencontrerai par hasard » (p. 126). La construction dichotomique liée à la gradation des verbes permet de souligner l’identification à l’agresseur et d’accentuer ainsi la violence de l’action à travers le mode narratif. Ces phrases courtes à la fois incisives et défensives donnent le ton de l’ouvrage car face à l’agression, la narratrice/adulte opte pour le combat qui se traduit donc par des phrases « coups de poing », résultante d’une longue interrogation identitaire.
Si on suit l’ordre de la pagination, ordre dans lequel le lecteur lit l’ouvrage, on constate à la page 17 que « seul Amine sait [ses] jeux, [son] imitation. Seul Amine sait [ses] envies secrètes, des monstres de l’enfance. [Elle] prend un autre prénom, Ahmed ». Elle se nomme enfin à la page 20 via un jeu où prévaut le dédoublement de la personne : cette fois-ci, elle est « Dahleb le joueur » qui dédicace une photographie à Nina, la narratrice. Ce n’est qu’à la page 127 que la narratrice révélera son prénom en entier : Yasmina. Entre temps, le lecteur aura rencontré Brio à Alger et Marion à Rennes métamorphosant ainsi le concept d’identité en identité multiple.
Dans un premier temps, l’identité subjective se traduit par le déni de soi (l’expression « je ne suis rien » est un leitmotiv) puis, cette incapacité à être va devenir une identité ressentie comme « un don, [comme une ] terrible faculté d’adaptation » (p. 175). L’identité affirmée sera brandie comme une arme : « mon prénom arabe. Un si joli prénom. Celui que je donnerai plus tard aux autres qui demandent. […] Ce prénom qui fera de moi une étrangère à Paris » (p. 141-142) en réaction à l’identité présentée : « personne ne m’appelle Yasmina à Saint-Malo. C’est un effacement volontaire. C’est moi qui devance, toujours. Qui me présente avec ce petit feu : Nina » (p. 178). Tel un caméléon, l’identité de circonstance lui permet d’« étouffer Ahmed et Brio » (p. 96) pour laisser place à l’identité agie, car la « grand-mère aime les vraies filles » (p. 96) contrairement à l’identité négative représentée à travers le discours direct libre « tout sauf ces regards sur mes cheveux courts. Nina, un garçon manqué. Nina, une fille ratée. Nina, à force, il te poussera un zizi. Ou une barbichette » (p. 111). Ce discours direct libre étouffé par la narration permet à la narratrice d’assouvir son esprit de vengeance en interdisant à toutes ces personnes toute notion d’existence même si la narratrice/actante a le sentiment de se noyer face à la pluralité du concept identitaire : « je ne sais plus qui je suis […]. Une fille ? Un garçon ? L’arrière-petite-fille de Marie ? L’arrière-petite-fille de Rabiâ ? L’enfant de Méré ? Le fils de Rachid ? Qui ? La France ? L’Algérie ? L’Algéro-française ? De quel côté de la barrière ? (p. 145). Cette multitude d’interrogations nominales inondent le lecteur et lui permettent de comprendre et de ressentir ce malaise existentiel qui remonte à l’enfance.
D’ailleurs, si on s’attarde quelques instants sur le processus de l’identification individuelle, on note que la période oedipienne qui se vit entre 5 et 6 ans est primordiale pour l’équilibre de l’enfant, puisque c’est à cet âge qu’il fait l’apprentissage de l’amour-sentiment avec le parent de sexe opposé. Pourtant, à cause des absences répétées du père, la narratrice devient un homme par la force des choses (« mon père invente Brio », p. 52) et par choix assumé par la suite (« Brio contre la femme qui dit : quelle jolie petite fille. Tu t’appelle comment ? Ahmed », p. 52). C’est donc elle et non lui qui « épousera sa mère » et qui sera confrontée au malaise de l’homosexualité à travers l’épisode de Paola dans la réalité et ensuite dans son monde imaginaire : puisque la mère d’Amine a peur que son fils ne devienne homosexuel à force de fréquenter Nina. Ce thème sera développé dans son roman suivant La vie heureuse [3]. Les troubles de la personnalité de la narratrice proviennent donc de l’impossibilité d’identification au parent de même sexe mais ils résultent également de l’incapacité à assumer son identification culturelle. En effet, elle est le fruit d’une union interdite entre un algérien et une française lors de la guerre d’Algérie. « Longtemps je crois porter une faute. Je viens de la guerre. Je viens d’un mariage contesté. Je porte la souffrance de ma famille algérienne. Je porte le refus de ma famille française » (p. 34). Cette différence perçue comme une rupture va laisser place au processus d’exclusion dont les réactions violentes et agressives sont des revendications d’identité de la part de la narratrice : « la violence ne me quitte plus. Elle m’habite. Elle vient de moi. Elle vient du peuple algérien qui envahit. Elle vient du peuple français qui renie. […] Je deviens violente. Avec moi. Avec les autres. Je cherche mon identité » (p. 34).
Cette déambulation identitaire lui permet de fouiller les méandres de l’Histoire car elle est humanisée et chaque personnage permet de rappeler un événement historique, les erreurs du passé et les projections possibles dans le futur.
En se rappelant sa vie à Alger, la narratrice tente de comprendre et de trouver le détail qui aurait provoqué la situation actuelle de l’Algérie. Son passage en France lui permet de dénoncer le racisme sournois des Français car les Arabes ne sont en fait que la preuve vivante de l’échec de la France en Algérie : « on fouillera, avec des gants, les affaires et les corps de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants. Algériens, passagers très dangereux. Ces bombes humaines. Ces gens de la guerre. Ces terroristes par leur seul visage, par leur seul prénom, par leur seule destination. […] Ces étrangers. Ces bêtes à chasser du territoire français. On cherchera la hache, le couteau et l’explosif. On fouillera pour la sécurité, diront-ils. Mais aussi pour salir et rabaisser. Parce que la guerre d’Algérie ne s’est jamais arrêtée. Elle s’est transformée. Elle s’est déplacée. Et elle continue » (p. 104-105). En relatant ces événements avec autant de minuties, la narratrice tente de dénoncer la bassesse de l’esprit français mais surtout de démontrer que le corps algérien n’est en fait que le support de l’inquiétude environnante. On renvoie sur l’Autre les clichés d’un temps révolu et c’est cette injustice qui va lui donner la force et la volonté de dénoncer tout comme le feront « les beurs ».
En se comparant aux « beurs », la seule ressemblance-rassemblance qu’elle trouve et qu’elle comprend c’est leur esprit de vengeance :
« Beur, c’est ludique. Ça rabaisse bien, aussi. Cette génération, ni vraiment française, ni vraiment algérienne. Ce peuple errant. Ces nomades. Ces enfants fantômes. Ces prisonniers. Qui portent l’histoire comme une pierre. Qui portent la haine comme une voix unique. Qui brûlent du désir de vengeance. Moi aussi j’aurais cette force. Cette envie. De détruire. De sauter à la gorge. De dénoncer. D’ouvrir les murs. Ce sera une force vive mais rentrée. Un démon. Qui sortira avec l’écriture » (p. 133).
L’écrit a donc une fonction thérapeutique puisqu’il permet de soigner et de panser les plaies. Ainsi, l’oncle Amar permet de rappeler la guerre d’indépendance et les grands-parents français de sonder l’histoire de France lors de la seconde guerre mondiale. L’histoire d’amour des parents est un prétexte pour explorer et dénoncer le racisme au sein même de la sphère intellectuelle française.
Pour résumer on constate que les troubles de la personnalité de la narratrice reflètent en fait les troubles de l’identité collective dont le roman sera le miroir accusateur et réparateur. Malgré ce capharnaüm, la narratrice trouvera sa voie à force de déambulation psychologique et urbaine et c’est d’ailleurs dans un tiers espace qui se situe entre l’Algérie et la France que la narratrice se retrouve enfin : « je suis heureuse à Rome. […] Je sortais de chez moi. Et je me possédais. Mon corps se détachait de tout. Il n’avait plus rien de la France. Plus rien de l’Algérie. Il avait cette joie simple d’être en vie » (p. 191). L’Italie devient donc le symbole du juste milieu, là où on peut être mat et occidental, femme et dehors.