MONCEF KHEMIRI
FACULTE DES LETTRES DE
UNIVERSITE DE TUNIS
Humour, satire et dérision
dans
Le Rêve d’Esther [1]de Claude Kayat
" Humour,
c’est amour ; ironie, c’est mépris."
Dominique
Noguez
"Désireux
d'indiquer que l'humour juif ne lui échappait pas, (...)
il partit
d'un rire rabelaisien mitigé de charité chrétienne."
Le Rêve
d’Esther (p.
166).
La
littérature judéo-tunisienne fait partie
intégrante bien évidemment de la littérature judéo-maghrébine[2],
mais elle a un caractère spécifique dans la mesure où les pays du Maghreb, possèdent chacun, malgré tout ce
qu'ils ont en commun,
une histoire, une culture
populaire et une langue parlée propres à chacun d'entre eux. Cette identité culturelle tunisienne,
algérienne ou marocaine a fortement
imprégné les communautés juives originaires de chacun de
ces des ces pays et leur a donné une personnalité particulière à
laquelle leurs membres se reconnaissent aisément[3].
L'un des traits caractéristiques de
la littérature judéo-tunisienne, et surtout de la nouvelle génération des écrivains juifs tunisiens comme
Claude Kayat, Georges Khaïat, Marco
Koskas ou Colette Fellous, est sans conteste l'humour. Ce trait me paraît
différencier nettement leur inspiration de celles des autres écrivains
originaires du Maroc ou d’Algérie[4],
chez qui l'interrogation sur les origines demeure toujours aussi vive
comme en témoigne la question que se pose Hélène Cixous: " Où sommes-nous,
nous germes de Juifs, pendant le monstrueux saccage ? Jonas Cixous,
truchement hispanoarabofrancophone, a-t-il trempé dans le sang ou dans le
lait ? Où étaient les Safar, les Derrida ? Silence nous répond. [..]
Selon mon père, nous fûmes plus arabes que français. Mais cela est une légende.
Selon Jacques Derrida on ne saura jamais. »[5]
Loin de ce genre d'interrogations qui ont été
aussi celles d'Alexandre Mordekhaï, le héros de
Nous
voudrions dans cette étude consacrée au Rêve
d'Esther (1989) du romancier
Claude Kayat[13] analyser la
richesse de "l'arc-en- ciel
de l'humour" [14]
que comporte cette oeuvre
et étudier les principales fonctions qu’il y remplit.
En effet,
le trait caractéristique de l’écriture romanesque de Claude Kayat, est l’humour, un humour décapant qui
subvertit toutes les valeurs, bouscule toutes les idées reçues afin de montrer l’inanité des
préjugés et l’absurdité des conflits
qui déchirent les hommes. Cet humour est aussi bien le fait du
narrateur qui relate dans uns style
hilarant les aventures incroyables auxquelles sont mêlées se trouvent mêlées
les héros que celui des personnages qui,
comme la plupart des Juifs de
Cet
humour qui s’exerce à tous les niveaux
du récit et qui exploite toutes les ressources du comique (comique de situation, comique de mots et
comique de geste), a suscité l’intérêt de l’académicien Jean Dutourd qui écrit dans la préface de Hitler
tout craché : « J’ai été enchanté par ce livre
irrespectueux, immoral, grinçant, noir, comme un uniforme de SS. Seul un
auteur français et juif pouvait l’écrire
avec l’humour[17]
particulier que produit, dans certains cas privilégiés, cette double qualité. »
En effet à
la différence des romans d’Albert Memmi
qui plongent le
lecteur dans une atmosphère grave, tendue, à la limite
étouffante, où il se
trouve confronté à la question
lancinante de l’identité, et des choix culturels et idéologiques qu’elle implique, choix vécus souvent sur le
mode du dilemme tragique[18], l’oeuvre romanesque de Claude Kayat, en dépit des événements et les
situations souvent dramatiques
qu’elle relate, se caractérise par une inspiration ludique où l’humour,
l’ironie, la dérision et l'autodérision
triomphent de tous les malheurs. Tout finit dans un irrépressible
éclat de rire comme si le malheur n’avait aucune prise sur l’homme, comme si le
rire, expression irrésistible de l’élan
vital, témoignait de la capacité
insoupçonnée qu’a l’homme de survivre au désastre.
Dans ce
roman, le narrateur raconte les
"divagations" d’une vieille femme
dénommée Esther qui refuse de
reconnaître le décès de son époux David Lévy, qui a été renversé par une
voiture, avenue Hoche, à Paris, au
moment où il lui racontait une histoire
drôle :" A la seconde même de son
accident, David suffoquait d'hilarité"
(p. 14). Sujette à des
"bouffées délirantes" (p.12), elle s’acharne, malgré les
supplications de ses enfants et les recommandations de son médecin, à vivre dans
le passé. Elle passe son temps à
ressasser les souvenirs des années heureuses vécues à Sfax
et qu’elle revit dans un éternel présent, " un
présent élastique "(p.35), dit le narrateur. De même qu’elle s’emploie, elle qui fut institutrice pendant 35 ans, chargée du cours d'histoire, à débarrasser la terre entière de tous ces tyrans qui ont fait tant de mal à
l'humanité, et ce en confiant à son
chevaleresque mari le soin de les
arrêter et de les enfermer dans une
grande cage, exposée sur la grande place
de la ville de Sfax, « là où le cirque Amar vient chaque année exhiber
ses bêtes sauvages » (p. 125). Désormais, le cher disparu apparaîtra dans les rêves éveillés de sa
femme comme un invincible redresseur de torts.
Portant une cuirasse, flanqué de Du Guesclin, de Bayard et de Charles
Martel, il ira à travers les siècles refaçonner le visage de l'histoire.
Dans ce roman
où l'humour le dispute à la satire et à l'autodérision, Claude Kayat tire de la folie l’usage le
plus fécond et le plus jubilatoire. Tout
en exaltant la joie de vivre du couple David-Esther, et en soulignant, à
travers leur humour, leur bonté et leur tolérance, il fait aussi la
satire, grâce à la folie d'Esther, d'une histoire violente et
hystérique. La folie d'Esther apparaît alors comme miroir grossissant révélant
les multiples maux dont souffre
l’humanité. En se réfugiant dans la folie, Esther refuse un monde où
triomphent la mort et le mal, auxquels elle oppose d'une part la vie heureuse
qu’elle continue de vivre avec son mari
et d'autre part, la régénération de
l’humanité qu’elle espère réaliser en pourchassant les tyrans et en neutralisant
les événements malheureux avant qu’ils n’adviennent comme la crucifixion ou le bûcher
de Jeanne d’Arc.
Vouée
entièrement à l'imaginaire[19] - dans sa jeunesse elle
avait déjà l'habitude de " s'abîmer dans des rêvasseries"(p.30)
- Esther
mène désormais une double vie à la fois selon le mode du souvenir
des temps heureux et celui du rêve "fou" de refaire le monde et de réécrire l'histoire. Ces deux plans que
nous distiguerons pour la commodité de l’exposé, se croisent et s'entrelacent dans le récit selon le mouvement aléatoire d'une mémoire confuse où l'ordre du réel et celui
de l'imaginaire interfèrent dans une
vision fantasmatique. Mais ce qui unit
profondément les deux plans, c'est la tonalité ludique et l'attitude
homoristique qui empêchent, à chaque
instant, les situations les plus
dramatiques de tourner au mélodrame. N'est-ce pas par exemple
hautement significatif que l'événement
central, déclencheur, pourrait-on dire,
c'est-à-dire, la mort de
David, survienne au moment où le héros
raconte une histoire drôle à son
épouse?
Avant que Esther ne "s'évade"[20] complètement de la réalité, elle
exprime sa révolte contre le
destin puis tente de mettre fin à ses
jours. Dans une scène particulièrement
comique, on la voit exprimer sa révolte en interpellant le Seigneur sur un ton familier, comparable à celui dont
elle a l'habitude de faire la
conversation à ses voisines : : « En toute justice, je dois Te
dire, mon Dieu, que Tu n’es pas très juste. Que T’a -il donc fait , mon David,
que tu me le prennes comme ça, après m’avoir habituée à lui ? N’as-tu pas
assez de chanteurs au paradis ? Te faut-il aussi des prestidigitateurs pour divertir Tes petits
anges ? Même s'il ne crachait pas
sur la boukha 45 degrés, il n’a jamais dévié du droit chemin. Les coups de
canif dans le contrat, ce n’était son genre, ni le mien. » (p.19) Cette attitude critique vis- à- avis du Seigneur et ce ton si peu révérencieux contrastent
avec l'imploration résignée que fait souvent entendre la femme juive
dans les premiers récits judéo-tunisiens comme par exemple dans "Mort
ne veut troquer " [21]de
Ryvel.
Mais le
plus drôle, c’est le marché que la veuve Esther propose au Seigneur : un suicide
maquillé en accident. Elle lui
demande en effet d 'accepter
qu'elle" vienne chez
Lui"- Le Seigneur est
supposé posséder une maison comme tout
le monde - " pour rejoindre
David", et lui explique comment elle compte s'y prendre pour mourir: se
jeter devant la voiture de Boutboul et
faire passer sa mort pour un simple accident: " La meilleure solution, je
crois, ça sera de me jeter sous
Mais
visiblement, le Seigneur n’a pas trouvé cette offre à son goût puisque Esther manque
son suicide, et se retrouve avec une jambe dans le plâtre. Plus malheureuse que jamais et toujours hantée par la voix suave de son époux qui continue de chanter dans sa mémoire la célèbre chanson
de Hédi Jouini [22] Taht el
Yasmina fel leil, devenue comme l'hymne de leur amour[23]
(p.11), Esther décide de nier la
mort de David et choisit résolument un mode de vie imaginaire: " (...)
j'ai rarement vu une patiente de son âge, explique le docteur Bellaïche, s'enfoncer dans l'imaginaire avec une telle
allégresse. "(p.109) Ressuscitant par la magie du souvenir le temps de sa
jeunesse, elle revit son élection comme Miss Sfax en 1936, sa première rencontre avec David, leurs
rendez-vous d'amour, leurs promenades, leur mariage et leur vie heureuse. Mais
tous souvenirs, vécus au présent, ne font pas l'objet d'une évocation
lyrique, mais donnent lieu à des scènes hilarantes, où les procédés du comique de situation, du comique verbal et du comique de geste, se conjuguent pour
provoquer un grand éclat de rire.
I-
Souvenirs
et récits comiques
Le premier
personnage à faire les frais de ce
comique est Mardochée, le père
d'Esther, à cause se ses idées rétrogrades. Esther
se rappelle en effet, le conflit
qui l'a opposée, dans sa jeunesse, à son père, tailleur de son état, qui «
officiait à une synagogue du ghetto» et
qui était peu favorable à l'éducation
moderne des jeunes juives. Il envisage alors de retirer Esther de l’école française qu’elle
fréquente. Scandalisée par une telle décision,
« -
Comment, monsieur Cohen? s'indigna Mme Astruc la directrice, vous voulez lui
faire quitter l'école, à cette petite? Mais Esther est des meilleures de la
classe!
Mardochée, pourtant rompu aux plus subtiles arguties rabbiniques,
perdait tous ses moyens devant cette maîtresse femme qui l'avait si aimablement
reçu à son bureau, rue Massicault. Tandis qu'il se tortillait dans son burnous
de laine blanche, Mme Astruc lui fit valoir, à grand renfort de vocables polysyllabiques d'allure intelligente et
irréfutable, qu'une idée aussi saugrenue n'avait pu éclore que dans la cervelle
embourbée d'obscurantisme d'un ennemi du protectorat. M. Cohen, comme tous ses coreligionnaires, semblait bien trop sage pour l'embrasser sans examen
critique préalable.
Mardochée marmotta un embrouillamini
d'excuses qu'il nasalisa de son mieux pour faire français. Il truffa son
apologétique de quelques "Vive
Je prends
de la coco
ça trouble
mon cerveau
Il n'omit pas non plus d'évoquer le
refrain du dernier Mistinguett, que mine de rien, il avait entendu Esther fredonner en
s'acquittant de ses devoirs filiaux ou scolaires. Il rentra donc bredouille au
gourbi, bredouilla dans sa moustache la bonne nouvelle, arracha son burnous
avec dépit. " (p.43-44)
Le second
épisode concerne les fiançailles ratées
d’Esther et de David, et rappelle
quelque comédie de Molière où ne
manquerait que la bastonnade.
En effet, sur la recommandation d'Esther,
David qui était aussi peu pieux qu'on
peut l'être quand on passe ses soirées à chanter dans les
mariages - et ce n'est pas par hasard qu'il est qualifié de "merle chanteur" - accepte pour les beaux yeux de sa Dulcinée
de faire un effort en matière de religion pour être bien vu de son futur
beau-père qui officiait dans une synagogue. Pour gagner sa sympathie, il
se présente à lui "affublé d'un
feutre, sous lequel, il avait posé une calotte bleue brodée d'argent"
(p.70), et prend soin de le rassurer sur sa situation matérielle financière. Grâce à
de nombreux procédés d'écriture comme
la métaphore filée, l'hypallage,
l'accumulation de termes, la narration
de la rencontre des hommes et de leur
conversation est particulièrement hilarante:" Après le service, le prétendant complimenta son
futur beau-père ses vocalises, et tandis
que le chantre se pavanait, aux anges et tout sourire, David en profita pour
lui lâcher ses honorables intentions. Les pieds sur terre, Mardochée l'interrogea sur ses atouts
financiers, une femme ne vivant ni d'amour
ni d'eau fraîche. David annonça qu'il avait une situation assise, c'est-
à -dire qu'il exerçait le métier de
tailleur. Satisfait des réponses du jouvenceau, il s'enquit des exigences en
matière de dot.
-
Je la prends comme elle est. Rien qu'avec la robe sur
le dos, pas un fil de plus.
Le quinquagénaire pensa que David
ne se prétendait simple tailleur que pour ne pas mettre sa cupidité à rude
épreuve- c'était cousu de fil blanc! Tailleur, mon oeil! Il devait travailler
soit du chapeau, soit dans la confection en gros. Peut-être dans le commerce de
l'huile. Serait-il une huile lui-même?
-
Plaisantez-vous, mon fils? Seriez-vous millionnaire?
Fou? Amoureux?
-
Je suis amoureux fou. Et, sans être millionnaire, mes
intentions n'en sont pas moins honnêtes.
Conquis le
père invita David à venir au gourbi déguster quelques boulettes, amuse-gueules
et brûle -gosiers arrosés de
tord-boyaux. " (p.71)
Arrivé chez les Cohen, David
continue de jouer le rôle de l'homme pieux. Ce qui convainc Mardochée d'être
tombé sur le gendre idéal: "Passé
le seuil des Cohen, David , pour se faire bien voir, ôta son chapeau de feutre
afin d'exhiber la ravissante calotte dont il avait, pour l'occasion orné son
occiput. Le geste n'échappa guère au futur beau-père qui, se rengorgeant,
annonça tout haut la nouvelle. La mère d'Esther, dans sa joie, poussa des
youyous térébrants. Esther palpitante servit elle-même à son futur les boulettes
et le pousse -au- crime." (p.72)
Mis en confiance, content d'avoir
réussi son coup, et sans doute sous
l'effet des verres de boukha qu'il vient d'ingurgiter, David
dont la vigilance a sensiblement décru, finit par sortir
une cigarette - " chassez le naturel, il revient au galop"
comme on dit - et commet ainsi l'irréparable:
" Sous l'effet du bonheur, de
la boukha et mû par un réflexe
pavlovien, David, nonchalamment, tira de sa poche arrière un paquet de
gauloises et- ô calamité! - en sortit une cigarette qu'il se planta au bec. A
l'indicible horreur de la famille Cohen, il fit aussi, froidement, craquer en
ce jour de sabbat, une allumette.
Lorsque le bout de la cigarette eut rougeoyé, David aspira avec bonheur une
bouffée, d'un air de faune très païen." (p.72)
Inconscient de la gravité de son acte - car fumer du tabac et allumer le feu le jour du sabbat est un
véritable sacrilège aux yeux du rabbin -,
David révèle ainsi sa
méconnaissance de la religion judaïque et se trouve démasqué. Il n'est plus
pour Mardochée qu'un "roumi"[25],
un "mécréant" qu'il faut chasser de sa maison:
" C'est alors qu'il vit son
beau-père porter la main au coeur, le visage décomposé. Le prétendant ne
comprit guère le motif d'un tel excès d’émotion. Sans doute le bonheur de
marier sa fille sans dot. Mais, dans un
rugissement brisé de trémolos, le père d'Esther lui ôta cette douce illusion:
-
Hors d'ici, roumi!"
Ebahi de s'entendre injustement
accuser de catholicisme, David en laissa tomber sa cigarette et faillit
jurer ses grands dieux qu'il était
innocent comme l'agneau" (p.73)
Heureusement qu'il ne l'a pas fait,
car il aurait confirmé en se comparant à l'agneau, sa familiarité avec " l’Agnus
Dei".
Mais
Mardochée finit par donner son assentiment à ce mariage après que sa fille menaça de prendre le voile "en coiffant
Sainte-Catherine" (p.74) et que
David s'engagea à se rendre "au pèlerinage
de
Le
troisième scène comique a trait à l’élection d'Esther "Miss Sfax, en
1936" [26],
après avoir battu, elle,
L'échange
vif qu'il a eu à ce propos avec le
Maltais Abella[28]
, est extrêmement hilarant, parce que ce dernier
pourfend le mythe de la pureté raciale de la jeune Française en
rappelant un point d'histoire, important à ses yeux. Pour lui, il est hors de question de voter pour Danièle
de Trigères qui peut, à son avis, aller " se rhabiller", parce que loin
d'être "une Vendéenne pure",
comme le prétend Félicien Palafacci, c'est bien
elle qui a le "type sémite", sans doute à cause "des
Arabes qui sont passés par là". De
tels propos mettant en cause la
"pureté du sang" de la Vendéenne, suscitent le colère de Félicien Palafacci
qui s'écrie: «
-Je ne
tolérerai pas! Retirez votre insulte" (p.107).
-Ce n'est
pas une insulte! C'est un fait historique! Un fait divers! D'accord Danièle a
des lolos potables. Mais ses jambes! Ses jambes, Palafacci De telles
allumettes, moi, ça ne m'enflamme pas! ça me laisse de glace! Tandis que Esther
Cohen, c'est une tout autre paire de manches! Un type de Berbère pur! Une
finesse! Un maintien d'impératrice!" (p.107). Il ne recule pas devant
l'usage des expressions les plus grossières et les plus scatologiques pour
défendre Esther: " Et puis, elle a des roberts de déesse et un cul du
diable, cette petite! Et d'ailleurs,
pourquoi vous le cacher? Je bande rien qu'à y penser!" (p.107)
La pureté de la race - si pureté il y a - n'est donc pas du côté que l'on croit. Esther
finit ainsi grâce à l'intervention tonitruante du Maltais par être élue Miss Sfax. Mais à sa
fierté d'avoir été distinguée, se mêle un sentiment d'appréhension, car elle
craint la colère de sa mère qui n'a jamais vu d'un bon oeil le goût de
sa fille pour le monde moderne: "- Pourvu que ma mère n'en sache rien! Sur
la tête de Sfer-Torah, elle serait capable de me tuer devant tout le monde si
elle apprend que j'ai montré mes cuisses en public!" (p. 107). Pour la vieille femme, le concours de beauté
se résume à « montrer ses
cuisses » à tout le monde.
Le
quatrième épisode qui revient à la
mémoire d'Esther semble un conte de Djéha[29].
Esther se rappelle dans cet épisode ses
longues promenades avec David
dans les rues de Sfax, à l'époque où elle était enceinte d’Henri. Un jour, tout "en décortiquant du bout de leurs incisives des
graines de tournesols" (p.116), elle sentit l'odeur
aubergines farcies qui
s'échappaient d'une maison, David , craignant alors que leur "bébé ne naisse avec une tache
violette en forme d'aubergine sur la figure [30]"
(p.118), dut trouver un moyen, comme le
célèbre Djéha, de se faire inviter à en manger avec sa femme.
Parodiant la fable de
-
O chère Téta, que ton jour soit béni. Ton époux
serait-il à maison?
-
Non, David, il travaille. Il est au café. Tu voulais
lui parler?
-
Non bavarder seulement. Savoir si le pantalon que je
lui ai élargi l'année dernière lui donne toujours satisfaction.
-
Il ne s'en
est pas plaint, mais je crois qu'il
souffre en silence. Il vaudrait mieux le lui élargir encore un peu. Mais
entrez! entrez donc! vous prendrez bien une citronnade et des kaaks?" (p.119).
Cette invitation est une étape importante dans
son stratagème. Mais ce n'est ni la
citronnade ni les kaaks qui
intéressent David, mais les délicieuses
aubergines qui avaient chatouillé leurs
narines. Aussi fait-il dévier rapidement et avec une grande habileté la conversation sur l'état intéressant dans lequel se trouve Esther, afin de faire
comprendre à leur hôtesse de leur offrir
du mhammer :
-
Non, non merci, à la bar-mitzwa de votre fils, inch'allah! On ne faisait que passer. Une
petite promenade, c'est très bon, il paraît,
pour la coqueluche, le ventre et la grossesse. Esther, telle que tu
la vois, elle est déjà dans son sixième mois, tu te rends compte!
-
Oh, là, là! Mais où avais-je donc les yeux? Attendez,
attendez, j'arrive tout de suite." (p. 119). Téta
s'empressa alors de leur servir
deux moitiés d'aubergine dont les deux
époux se régalèrent.
Mais la vie
imaginaire d’Esther n’est pas seulement faite de souvenirs; elle est peuplée
aussi de
fantasmes vengeurs. Dans
l'évocation des "grands rêves fous" de son héroïne, le narrateur recourt aux aux procédés du burlesque et de la satire.
II-Les
fantasmes vengeurs ou l'art du burlesque et de la satire
Ayant
enseigné pendant plus de trente les « magnifiques carnages » de tant de tyrans, elle a réalisé que le pouvoir « c’est
toujours une maladie mortelle, surtout pour les autres. » (p.85) Doté d’un
naturel bon, Esther prend en pitié toutes
les victimes de l’Histoire, et décide de leur venir en aide. Ayant perdu
le sens de la chronologie, elle entreprend
de remonter le cours du temps
avec son héroïque époux pour venger les victimes de l'oppression,
châtier les tyrans de tout le mal qu'ils ont causé aux hommes: Plus que les douze
travaux d'Hercule, estime le narrateur, c'est là une lourde
tâche digne d'un Sisyphe: « En posture de cogitation profonde, Esther se dit que
débarrasser le monde de toute sa vermine serait un travail d’Hercule bien plus
ardu que nettoyer mille écuries d’Augias un vrai labeur de Sisyphe. » (p.123-124).
Cependant, à ses yeux, son
vaillant époux peut s'acquitter d'autant mieux de cette mission qu'il porte un nom tout prédestiné, celui du
célèbre héros biblique qui avait vaincu Goliath à l'aide d'une simple fronde: "L’Histoire offrait, à travers, les siècles un choix immense de Goliaths. Esther
n’en doutait pas une seconde : son David en viendrait à bout. »
Devant
l'énormité de la tâche, David, plus
pratique, cherche des alliés et les trouve dans la culture historique de son épouse. Ils s'appellent, excusez du peu, Charles Martel, Du Guesclin ou
Bayard. Ils ont accepté de prêter main forte à l'illustre David pour l'aider à réaliser "les grands
rêves fous " (p.126) de son
épouse parce qu’ils ont de l’estime pour
lui.
Pour
établir une relation d'estime et de
confiance avec Charles Martel, par
exemple, David l’avait invité, sans façons,
chez lui dans son petit appartement à Sfax pour lui faire goûter « la
merguez ». Il profite de sa visite pour vanter devant
lui l’hospitalité tunisienne :
« Nous, les juifs tunisiens, même si on vit à l ‘étroit, on aime
recevoir, surtout les grandes personnalités historiques et les bienfaiteurs de l’humanité. »
(P. 10). Esther, de son côté, se conduit tout aussi familièrement avec le fondateur de la dynastie
carolingienne, parce que d'abord dans son milieu, on ne fait pas de manières,
même avec le Seigneur - on l'a déjà vu -
, mais aussi parce que pour elle,
Charles Martel est une vieille
connaissance, n'a-t-elle pas passé 35
ans de sa vie à conter ses hauts faits
à ses élèves ? Sans se gêner, elle
l'invite donc à déguster les
« saucisses lacrymogènes » (p. 20), après lui avoir enjoint de se
défaire de « quincaillerie guerrière » (p. 20).
Voulant faire découvrir sa ville à l’illustre
visiteur, David l’invite à une promenade. Mais à la vue d’un vieil Arabe, gardien d'immeuble, armé d’un gourdin, Charles Martel, mû par un atavisme séculaire, a voulu
charger le « mahométan »
(p. 27). Mais David s’interpose et explique à son illustre hôte que le Sarrasin
de la légende diffère beaucoup de
l’Arabe de Sfax, qui est très proche du Juif par sa piété et par ses habitudes culinaires (p. 27):
" A
cette vue, Charles Martel obéit à ses instincts, à sa mission historique: il
s'apprêta d'un geste vif, à se servir de la massue qui lui pendait au côté
gauche.
-
N'en faites rien, messire, l'adjura David. Ce brave
paroissien ne mettrait à mal qu'un kleptomane insomniaque.
-
Mais c'est un Arabe! un mahométan!
-
Je dis pas non, mais c'est aussi un bon musulman. Le
cochon, il le touche pas et il jeûne au
ramadan. "(p. 27-28) Charles Martel se rend alors
très vite à l’argumentation de son hôte.
A l'hôtel
des Oliviers, David et Charles Martel
retrouvent Du Guesclin et Bayard. Ce dernier qui a été impressionné par la
force physique du Juif, décide de le faire chevalier. Il accepte même par
amitié pour David à faire une entorse au rituel de l'adoubement: ce dernier n'aura pas à s'agenouiller
devant lui: " On dut adouber le
tailleur en posture rectiligne, car il faut pas m'en vouloir, dit le narrateur,
nous les Juifs, on ploie même pas le genou devant l'Eternel" . N'allez pas
croire qu'on ait la nuque raide, mais le
bon dieu, Il a dit que l'essentiel, c'est pas la gymnastique." (p.29)
Après avoir
formé sa petite mais vaillante armée qui
compte ainsi, outre des amis sfaxiens,
d'aussi illustres guerriers, David se met
comme une chevalier du Moyen Age
au service de Dame Esther qui le charge d'une première mission: l'arrestation de Hitler et de Mussolini
(p.124-125). "Pour ça, tu peux compter sur nous, ricana Charles Martel" (p.127).
A la tête de ses troupes David s'engage dans des batailles où l'épique le dispute au burlesque. A Berlin, il
surprend le " sieur Adolf
Hitler" dans les bras Eva Braun. Il
l'avait reconnu facilement " à sa
moustache en crotte" et à sa "frange de guingois" (P. 127). Avant de saisir de lui, l'un des compagnons
de David, Fitoussi " minauda gentiment à son endroit:
-Bonjour
monsieur l'aryen, ça gaze?"
(p.127), transparente allusion aux chambres à gaz dont les Nazis ont fait usage contre les prisonniers
juifs. Quant à Mussolini , les preux
l'arrêtent à Rome, " au beau milieu d'un rêve dément, mais
grandiose," car il " était
déguisé en César d'opérette", et "endormi dans son lit impérial" (p.128).
Rentrés à
Sfax, David et ses compagnons sont
accueillis comme des héros. Leurs deux
prisonniers furent exposés selon
la volonté de Esther dans une grande
cage, sur la place publique, comme les bêtes sauvages du cirque Amar.
Pleine de
gratitude pour les Français « qui grâce leur soit rendue, nous ont
beaucoup gâtés : le train, la radio, la machine à coudre, Molière, Jules Ferry, Pascal et sa
brouette » (p.54) , Esther confie à
son époux la mission de libérer leur ancêtre gaulois. C’est ainsi que David, aidé de Charles Martel,
Roland, Bayard et des ses copains juifs et arabes de Sfax, parvient à défaire
les légions romaines et à délivrer Vercingétorix : « S'engage un combat cliquetant à l'arme
blanche. On se bat les flancs sans pitié, on s'éventre à cor et à cri. Quelle
boucherie! La gauloiserie le dispute au bas latin. Frémissant d'aise, Esther se
mord le poing, Ah! sont-ils braves, les Francs, avec leurs francisques, leurs
arcs, leurs épées à double tranchant, leurs lances, leurs boucliers ronds! Sur
les cuirasses, les coups des soldats romains résonnent comme sur des gongs.
Interviennent Du Guesclin, Charles Martel et Bayard, terribles dans leurs
armures miroitantes. Ils dégainent
brettes, espadons et rapières. Eux non plus n'y vont pas de main morte.
A la faveur du tohu-bohu, David s'empresse de libérer le chef gaulois, qui n'en
croit pas ses dieux." (p.56).
Quant à César, jugeant la bataille perdue, "il pâlit, jure en latin
vulgaire. Profitant du désordre, le couard s'enveloppe dans son manteau de
pourpre et, à la mode d'Albion, se carapate vers son palais. / Esther
glapit:" Attention, il y a César qui fout le camp" (p.57). Ce cri
qui n'a de sens que dans la geste de David rêvée par Esther, jette ses enfants, Berthe et Robert, réunis autour d'elle à Paris, dans une
profonde "une stupeur mêlée d'inquiétude: "
-
Ça lui arrive souvent? demande-t-il
à sa soeur.
-
César, je dois dire, ce n'est pas dans ses habitudes.
" (p.57).
Toute cette scène de bataille
héroïque où s'illustre vaillamment David s'avère ainsi n'être qu'une fantasmagorie produite par l'esprit ébranlé
d'Esther. Mais Esther ne fait pas cas de la réalité et continue de vivre
dans l'imaginaire. Dans ses
rêves, elle retrouve, chaque soir son époux,
et tout en l'aidant à enlever sa cuirasse imaginaire, elle s'enquiert de
ses exploits: " Nullement surprise
de le voir rentrer de guerre sans une ecchymose, Esther aidait son seigneur et
maître à s'extirper de sa métallurgie lourde.
-Aujourd'hui
ma chérie, j'ai donné un coup de main à M. Bayard et à M. Du Guesclin. Sur la
tête de ma mère Hanna, on s'est battu comme des lions."(p.120)
Possédant
une imagination particulièrement fertile, Esther envisage maintenant de
réécrire l'histoire, et de neutraliser certains événements avant qu'ils ne se
produisent, en vue de changer le cours des choses. Comme elle entend son collègue Joseph Lebas, répétrer à, propos
des Juifs : " Tous des
Judas" (p.59), et que l'homme
crucifié qui orne les églises lui a toujours fait énormément pitié, elle
propose à son mari d’aller
sauver Jésus. En raison de l’importance
de l’événement, David s’y prépare
consciencieusement et va fourbir chez
Ali Bou Hdid le forgeron sfaxien, d’immense tenailles, destinées à "décrucifier
Yeoshua". Stavros le peintre en
bâtiment prêta au tailleur "son
échelle afin que celui-ci fût à la hauteur de la tâche" (p.161). "Hauteur " est à prendre ici au
pied de la lettre car David a besoin de dresser cette échelle contre la croix
pour descendre Jésus. Puis remontant le temps, David et ses compagnons auxquels
se sont joints maintenant Vercingétorix et Roland, arrivent vite, devant les portes de Jérusalem: " Roland
sonna du cor. Les murailles de Jéricho en tremblèrent. Il fallait sauver Jésus,
avant que l'antisémitisme ne répandît
ses ravages. Ne l'entendant pas de cette
oreille, Ponce Pilate expédia ses centurions pour empêcher ce sauvetage
intempestif. Force fut donc à nos compagnons de croiser le fer avec ces
païens." (p.16)
Le narrateur
évoque aussi les souffrances et le désespoir de Jésus, mais il le fait
dans le but non de susciter le pathétique, mais de provoquer sinon le rire, du moins le sourire du lecteur par l'emploi de l'expression " pour des
clous" au sens propre: " Sur sa croix, entre temps, Jésus souffrait le
calvaire, se demandait en araméen pourquoi Dieu l'avait abandonné. Lama? lama? Dire que j'ai lutté si longtemps pour
réveiller l'âme des hommes du sommeil lourd, souillé de chiffres, d'injures, de
jugements définitifs. Tout cela pour des clous?"
Grâce à
Vercingétorix qui provoque une diversion,
David, tout content de
"donner un coup de pouce à l'histoire " (p.161), gravit son échelle
en " sifflotant une romance tunisienne" - probablement Taht el
yasmina fel Leil qu'il aime tant -, et arrivé au sommet de la croix, il
s'adresse à des Jésus en des termes
familiers qui rappellent le dialogue
d'Esther avec le Seigneur:"
- N'ayez
crainte, rabbi, fit David, je ne vous veux
aucun mal. Tel que vous me voyez, je suis un de vos coreligionnaires,
même si je ne fais acte de présence à la synagogue qu'à Roch Hachana et à Yom
Kippour. Mes excuses. Tout le monde ne peut pas être rabbin comme vous. Mais enfin entre
Juifs, il faut s'aider puisque le ciel ne nous aide pas. (...) Bon, alors, je
commence par les mains ou par les pieds? Ça vous est égal? Alors, va pour les
mains. Bon Dieu! Quel clou! Ces bâtards de Romains, ils ne font pas les choses
à demi, hein. Vous qui êtes charpentier, vous devez en savoir quelque chose!
Ouf! Voilà! Au moins quinze centimètres! Et rouillé avec ça, ces sadiques!
Regardez-moi cette horreur." (p.162).
Une fois
descendu de sa croix, Jésus est soigné par le "docteur Nataf, qui était
bien sûr de l'expédition" (p.162.
Il est ensuite ramené à Sfax, tandis que le chef des rabbins, le
Caïphe, qui a été capturé, est
enfermé dans la grande cage aux tyrans.
Après avoir repris des forces, devant " une platée de
merguez", le Galiléen, accompagné de
David, va à la synagogue. Il
y lit un passage du Pentateuque dans "un hébreu
archaïque", ce qui ne manque pas d'impressionner si fortement
les fidèles que plusieurs d'entre eux "
songèrent qu'on devait proposer à l'inconnu un poste de rabbin."
(p.163). Toujours animé par le désir
de changer son prochain, "l'ex-crucifié" prononce, à son passage par
le quartier des prostituées de Bab--el- Nar, un sermon à l'adresse des femmes
de mauvaise vie; à Bab-Djebli, il accomplit un miracle qui rappelle la multiplication des pains, mais cette fois-ci, il s'agit de multiplier des "casse- croûte tunisiens
bourrées de thon, de salaisons et
dégoulinants d'huile vierge " (p.166) pour les ditribuer aux enfants
affamés. Mais la rencontre la plus
hilarante est celle que le Nazaréen fait
avec le père François, un ecclésiastique fanatique et antisémite, rencontre qui
rappelle celle de Jésus avec le grand
Inquisiteur dans Les Frères Karamazov. Comme le
père François insiste pour qu'on lui
présente l'inconnu, Jésus, pour sortir des compagnons d'embarras, s'empresse de se présenter lui-même: "
Je m'appelle Yeoshua, (...) Jésus en bon français" (p. 166), ce qui
suscite le rire condescendant du père
François qui met cette plaisanterie de
mauvais goût sur le compte de l'humour
juif[31]
:" Le curé, loin de se signer, ébaucha un sourire de supérieur où la foi
était pour peu de chose. Désireux d'indiquer que l'humour juif ne lui échappait
pas, (...) il partit d'un rire rabelaisien mitigé de charité chrétienne"
(p.166). En partant, il invita le père
David et ses compagnons à venir dimanche
pour assister à la messe. Et dans " un clin d'oeil à l'endroit de Jésus
- Vous êtes
aussi le bienvenu. Avec un prénom comme le vôtre..." (p.166).
Amené
devant la cage aux fous, ou étaient enfermés les tyrans de la
terre, Jésus pris de pitié
pour tous ces malheureux qui battaient leur coulpe et demandaient
l’absolution, ouvre la cage et les libère,
et aussitôt, " ils s'emparèrent de
Jésus. En un tour de main, le clouèrent, bras écartés, sur la porte du
de Bab-Diwan./ Puis le déments, à coup de pierres, s'acharnèrent sur le Nazaréen." (p. 174). La boucle est bouclée; le mal de nouveau se
répand sur la terre.
Mais pour
atténuer la cruauté de l'échec subi par Esther et David dans cette entreprise
de réécriture de l'histoire, le narrateur
moblise de nouveau les ressources de l'humour, afin que le rire trimphe
du malheur.
III- l'humour
et l'autodérision comme remèdes
contre le malheur
L'humour sert à lutter tant contre le malheur individuel que contre
le malheur collectif, du moins à tenter d'en atténuer l'emprise psychologique.
"(....) l'humour (...), a toujours un effet atténuateur"[32],
écrit avec raison Guy Dugas.
La nouvelle victoire des tyrans avait jeté
Esther dans un grand abattement et aggravé son état au point qu'elle est
finalement hospitalisée à la clinique du
docteur Bellaiche. Là se produisent des
scènes particulièrement burlesques qui détendent l'atmosphère dramatique et
font triompher l'humour.
A la
clinique, par exemple, Esther a une
querelle avec son frère Armand qui, traiteur de son état, ne sait s'exprimer que
dans le vocabulaire culinaire. Dépourvu " de cou et d'humour"
(p.198), il se montre extrêmement
agressif et maladroit avec sa soeur à
qui il trouve le moyen de faire des
leçons de morale: "Il vint faire
une scène à sa soeur, à qui, d’un ton de mélodrame, il reprocha son manque
de respect des unités traditionnelles du
temps, du lieu et de l’action, qui caractérisent l’honnête homme et la femme honnête. / Sans se démonter, la patiente le traita de
cinglé. Passant des conseils fraternels aux bruyantes philippiques, le traiteur
rappela à sa soeur que son mari mangeait les pissenlits par la racine, qu’elle
même par sa frivolité, avait tué son propre père, et tu ferais mieux, idiote,
de rentrer chez toi t’occuper de ton couscous au lieu de déconner parmi les
mabouls. / Esther, glaciale lui demanda quelle mouche le piquait, glapit,
tout à trac, des mercuriales nullement piquées des hannetons. Des infirmières
accourues vidèrent le huron sans autre forme de procès. » (p.198)
Les
épisodes qui relatent un grand malheur collectif comme la persécution nazie
donnent également lieu à des évocations
pleines d'humour (noir?). Dans ce roman, la
persécution des Juifs à Sfax, en 1942,
par les Nazis est en effet racontée, contrairement à la
pratique courante[33], sur un mode extrêmement comique: « Le 4 novembre 1942, alors
qu’en Europe Hitler se livrait à d’assourdissantes et fumeuses réflexions sur
la question juive en Europe, en y répondant de son mieux, les tanks de Rommel
grinçaient dans Sfax.
Les
Juifs tremblèrent dans leurs os, tentèrent de
mettre les voiles. Par bonheur, des campagnards arabes de la région leur
offrirent l’hospitalité. Ainsi, Esther et David trouvèrent-ils refuge à
On
note aussi que ce ton humoristique et ce
goût de l'autodérision prédominent dans la relation de ce que
l'on pourrait appeler, " la geste de David". Ainsi après l'arrestation
par David et de ses compagnons, de Hitler et de
Mussolini, un défilé est organisé à Sfax, défilé auquel prennent part
les prisonniers juifs libérés par David et ses compagnons des camps de la mort. En dépit de la gravité de la situation, la maigreur des prisonniers est présentée comme l'effet d'un
jeûne qui a un peu trop duré: " Le crâne tondu, les malheureux que David
et ses compagnons avait libérés d'Auschwitz , de Belsen, de Treblinka,
exhibaient une maigreur telle qu'on eut juré qu'ils avaient observé mille
Yom-Kippour consécutifs et quelques ramadans." (p. 129)
De
même feignant de justifier la politique
des Nazis d'avoir imprimé sur les avant-bras des prisonniers leurs numéros, le
narrateur écrit: " Squelettiques, les Juifs d'Auchwitz arrivèrent en
pyjamas rayés, les avants -bras noircis de chiffres arabes, pour que les nazis s'y retrouvent car il y en avait trop et trop c'est trop. Il y a des limites,
soyons raisonnables, procédons avec
discrimination; méthode cartésienne, et qu'un sang impur abreuve nos
sillons." (p.133). Même
Le
couscous à la sauce piquante que prépare
Esther pour donner
des forces aux rescapés des camps,
leur brûle la bouche et les
entrailles au point qu'ils "braillaient que c'était sans doute là une
nouvelle méthode aryenne d'extermination par voie orale" (p.134).
L'humour
de Claude Kayat, n'épargne pas ainsi les
Juifs eux-mêmes. C'est là l'un des traits distinctifs de l'humour juif que ce
goût de l'autodérision, de
l'auto-dépréciation.[34] L'autodérision traverse en effet tout le
récit et touche aussi bien des épisodes inspirés de l'histoire
collective que des épisodes purement fictionnels.
Cet humour
peut prêter à un certain malentendu auprès d'un lecteur qui lirait ces différents passages au premier
degré." Basé sur une connivence
implicite entre l'humoriste et son destinataire, le comique peut , par ailleurs constituer
" une arme dangereuse pour celui qui la manie", en ce sens que ce
qu'il contient de dénonciateur , peut , en cas d'incompréhension, être pris
comme un acquiescement(...)" [35],
explique Guy Dugas.
Le Rêve d'Esther se caractérise donc par la relation
d’épisodes particulièrement dramatiques
sur un ton badin. Une telle
manière de faire n’affaiblit nullement
la gravité des événements vécus, mais
permet tout en en montrant l’absurde, d'en transcender le caractère
souvent tragique. Claude Kayat ne
se fixe aucune limite à ce jeu de subversion que favorise
l’attitude critique qu’il a adoptée vis
-vis d’un monde où triomphent le
fanatisme, la violence, l’injustice et
les préjugés. Sa verve n’épargne ni la religion, ni l’histoire ni les moeurs
des hommes et présente toutes les couleurs de l'arc-en ciel de l'humour:
Le comique dans Le
Rêve d’Esther est produit
essentiellement par trois facteurs : d’abord les situations insolites et cocasses dans
lesquelles le narrateur place ses
personnages - Esther refuse de reconnaître la mort de son époux - , ensuite les dialogues savoureux et les répliques pleines d’esprit qu’il prête à ses
personnages qui ne manquent jamais de tourner en ridicule ceux qui les
oppriment , et enfin une narration
enjouée qui commente avec beaucoup de
verve et de malice les faits, les dits
et les gestes des
personnages. Mais toute cette stratégie comique repose sur la participation active du lecteur
qui doit saisir le sens des allusions de toutes sortes qui traversent le texte
(historiques, religieuses, sexuelles),
des nombreux jeux de mots dont les personnages et le narrateur sont
particulièrement friands, des expressions métaphoriques qui se développent
généralement en métaphores filées et
surtout le ton burlesque adopté en particulier dans le récit des scènes
de batailles.
Si son héroïne a tenté de combattre la mort et le mal par la
fuite dans l'imaginaire, le romancier, lui, semble avoir choisi l'humour
pour à la fois célébrer le bonheur de
vivre, d'aimer et de partager, et pour
dénoncer, mais sans trop s'appesantir dessus, l' horreur du racisme, du
fanatisme , de l'antisémitisme et de la
tyrannie.
Dans un
récent entretien[36] avec le romancier que nous avions interrogé sur le sens de
cette attitude ludique pour savoir si
elle était l'expression d'un tempérament de nature volontiers
optimiste, ou la manifestation d’une vision du monde bien
particulière, Claude Kayat, nous a
répondu ceci : « Dans la plupart de mes romans (exception faite
du dernier, Le Treizième
Disciple - ton gravissime !) l'humour tient sans aucun doute à une
disposition plutôt gaie de mon caractère, à une vision un peu ironique, un peu
espiègle du monde (n'est-ce pas très tunisien, en fait, ce goût de
la blague, de la rigolade ?) C'est par l'humour que je préfère attaquer la
bêtise, le fanatisme et l'intolérance, plutôt que par des essais ou des traités
savants[37].
L'humour fait souvent partie intégrante de l'intrigue (Hitler tout craché, par exemple) C'est pourquoi j'aime tant écrire
pour le théâtre - des comédies en premier lieu ! Et d'ailleurs, l'humour est
souvent un moyen infiniment plus efficace de mettre en relief le tragique et
l'absurde. »
[1] Claude Kayat,
Le Rêve d’Esther,
[2] Guy Dugas a mis en valeur
la spécificité de cette littérature par rapport
à sa voisine, la littérature des auteurs maghrébins arabo-musulmans. « Mon propos était,
en l’occurrence, de tenter de faire surgir, entre la littérature
maghrébine des Français et la seule
littérature maghrébine de langue française, alors reconnue, celle des
auteurs arabo-musulmans, une nouvelle personnalité d’écriture, spécifique au
Maghreb et originale », écrit-il Guy Dugas,
dans son article « Et si la littérature maghrébine n’existait
pas ? », Expressions
maghrébines, Revue de la coordination Internationale des chercheurs sur les
littératures maghrébines, CICLIM, vol. 1, N°1, été 2002, Florida State
University, p. p.31-44.
[3] Les « quelques perles
du judéo-arabe tunisien » sur le site ( www.harissa.com)
peuvent donner une idée sur les
malentendus qui peuvent affecter le dialogue d’un juif tunisien avec un juif marocain.
[4] Voir Guy Dugas, "Le
nouveau roman judéo-maghrébin d’expression française (1985-2005)".
L'auteur s'y intéresse particulier
à l'oeuvre d' Annie Cohen et à celle de Hélène Cixous.
[5] Hélène
Cixous : “Ce corps étranjuif” dans Judéités.
Questions pour Jacques Derrida. (Paris, Galilée, 2003), p. 60.
[6] Georges Khaïat, Sfax... ma
jeunesse, [[1995], Sud éditions, Tunis, 1997, p. 253.
[7] L'Ironie ou la bonne
conscience , Paris, PUF, 1950.
[8] Guy Dugas,
[9] Ibid., p. 237.
[10] Ibid., p. 238.
[11] Idem.
[12] "Le regard de l'outsider est celui qui
traduit le mieux cette vision du monde
humoristique", écrit Judith Stora -Sandor. Citée par cité par Guy Dugas, op. cit. , p.
238..
[13] Pour ceux qui ne le
connaissent pas encore, je dirai que Claude Kayat est un romancier juif
-tunisien, né à Sfax en 1939 dans un milieu social très modeste. Mais malgré la pauvreté, l’auteur a
connu le bonheur grâce à l’amour des siens et aux relations d’amitié qu’il a pu
nouer avec ses camarades arabes. Une année avant l’indépendance, suivant
l’exemple de nombreux juifs, l’auteur émigre avec toute sa famille en Israël,
mais il est très vite déçu par les conditions de vie qu’on leur offre et choqué
- lui qui est un fervent lecteur de Voltaire- par la toute puissance du parti
religieux. « Je n’ai pas pu m’adapter », à ce pays, écrit-il. Grâce
à des amis suédois qu’il a connus en Tunisie,
il quitte Israël en 1958, et s’installe en Suède où il
achève ses études de Lettres. Il partage actuellement son temps son temps entre
l’enseignement et l’écriture. Claude
Kayat est l’auteur d’une dizaine de romans et de pièces de théâtre. Ses
principaux romans sont Mohamed Cohen (Le
Seuil, 1981), Le Cyprès de Tibériade
(
[14] Dominique Noguez, dans L'Arc-en-ciel
des humours, Hatier,
[15] D'après Véhel,
le bey Ahsen-Pacha appréciait beaucoup
l'esprit d'à-propos des israélites (p.45) et après avoir mis à l'épreuve leur
intelligence native, il avait déclaré à son premier Ministre qui soutenait le
contraire :" Allez nier après cela, l'intelligence de cette race! Ah si
tous mes sujets étaient juifs!"
Voir en "Les anecdote de Ba-Mouchy Motty", in
[16] C’est le cas
dans Le Rêve d’Esther d’Armand, le frère de l’héroïne. Voir p.
198-199.
[17] Au côté de
l'humour anglais, on entend souvent parler de l'« humour juif ». Genette le
décrit, dans Figures V, comme
consistant « à se faire, non pas plus bête, mais par exemple plus cupide, ou
plus sale, ou plus roublard, ou plus pleutre, ou plus cynique, ou plus possessif
(la «mère juive»), etc.», jouant « constamment de cette ambiguïté dans le
registre d'une auto-dépréciation semi-feinte.»
Genette, Figures V, Paris,
Seuil, «collection Poétique», 2001, p. 212.
Joseph Klatzmann dans son ouvrage L'humour juif, ( Paris, P.U.F., «Que sais-je?», 1998) reprend cette
caractéristique, en soulignant le risque d'une utilisation antisémite par les
non-juifs. L'humour juif est fait par un juif à partir d'éléments de la culture
juive. La caractéristique de cet humour est donc à deux niveaux, d'une part la
forme employée, l'auto-dénigrement, d'autre part la thématique employée
(Klatzmann distingue à cet égard les « thèmes de toujours » – mère juive,
religion, argent – des thèmes propres au contexte historico-social des pays
d'adoption).
[18] " Le rire juif est
amer et lourd d'intentions",
explique Albert Memmi dans dan
[19] " Sa folle
du logis avait souvent fait des siennes, au désespoir de ses maîtresses."
Le Rêve d’Esther, p.141.
[20] "Et Berthe
de se lamenter: - Eh oui, docteur! A son
âge, cette évasion subite de la réalité, n'est-ce pas terrifiant?" Ibid, p. 12.
[21] Devant la
dégradation de l'état de santé de son
fils, Taïta s'adresse ainsi à Dieu:" O mon Dieu, évite-moi le
deuil! Pourquoi ta sévérité s'acharne-t-elle
sur moi? Mes lèvres n'ont jamais proféré le blasphème et mes mains n'ont
jamais semé l'iniquité. A toute heure du jour, je bénis ton saint
Nom..." Mort ne veut
troquer",
[22] Hédi Jouini
(1909-1990). Gand joueur de luth, compositeur et chanteur qui a marqué la
chanson tunisienne dans l'entre-deux guerres.
[23] "A l'écho
de cet antique refrain arabe qu'entonnait David dans sa tête, elle sentit ses
paupières se gonfler de larmes. Le disparu, avec langueur, l'avait chanté à
leur première entrevue, en la couvant,
jeune fille, du regard, au mariage de Bhla Sror dans le vieux quartier
juif, détruit lors des bombardements de Sfax." Le Rêve d’Esther, p.13.
[24] Damia et Fréhel étaient
des chanteuses très célèbres à l'époque et
J'ai bu était le titre d'une chanson de Damia.
[25] Roumi, altération
de Romain, désigne en arabe, les Chrétiens considérés comme des
Infidèles. Le mot est passé aussi dans
le parler judéo-tunisien.
[26] Sans doute un
souvenir de ce que la mère de l'auteur a pu lui raconter à propos de cet épisode:
" Pour ce qui est du Rêve
d'Esther, j'ai abondamment interviewé ma mère pour décrire la jeunesse de
mon héroïne (miss Sfax 1936) dans le Sfax d'avant -guerre", "Entretien avec le romancier Claude
Kayat", op.cit, p . 189.
[27] Dans Mohammed Cohen (Editions du Seuil, 1981), Félicien Palafacci, est
présenté comme un professeur d’origine
corse, viscéralement antisémite. Dès le premier jour de classe, il s'en prend à
Mohammed Cohen. Voir p. 67-68.
[28] Dans Mohammed Cohen, "le gros Abella " est un camarade de classe du héros. Il est
qualifié de " joyeux luron de Maltais", Mohammed Cohen, p. 67.
[29] DJEHA
[30] Selon une
croyance populaire en cours vivace ace, si la femme enceinte ne mange pas
pendant sa grossesse de ce dont elle a eu envie, l'aliment désiré laisse son
empreinte sur la peau du bébé.
[31] - Dans Mohammed Cohen , le professeur corse Félicien Palafacci
a une réaction semblable devant le nom du héros: " C'est sans
doute ce qu'on appelle l'humour
juif" dit-il. Voir p. 68.
[32] Guy Dugas,
[33] Voir par exemple la chapitre XI, ""L'occupation allemande" , dans
Sfax ...ma jeunesse de Georges Khaïat.
[34] Voir au sujet
de l'humour juif Joseph Klatzmann, L'humour juif, Paris, P.U.F., «Que
sais-je?», 1998. Signalons aussi L'Humour
juif dans la littérature de Job à Woody Allen de Judith Stora-Sandor,
Paris, P.U.F., 1984.
[35] Guy Dugas,
[36] Voir
"Entretien avec Claude Kayat", in Expressions
maghrébines, Barcelone Espagne/
Florida, State University, volume 5, n°2, été 2006, p. 187-190.
[37] « Je n'ai
pas d'objectif autre que d'écrire des livres qui touchent ou qui
amusent - le plus grand nombre de lecteurs possible. Il ne me
viendrait certainement jamais à l'idée d'écrire un roman pour «
prouver » quoi que soit. Je tomberais alors - horreur ! - dans le
roman à thèse à