L’Occident ! Le sale Occident !
L’Occident ! Le grand, le tranquille et l’élégant ! L’Occident ! Si mesuré, si avisé, si cool ! Si blanc ! Que n’aurait-elle pas fait pour l’Occident ! Pour le grand et magnifique Occident ! Tous les jours, en route pour l’école, elle pouvait en admirer la splendeur. Un lacet détaché, un crayon échappé de son sac, une queue de cheval à refaire : les prétextes étaient multiples ! Elle s’arrêtait alors devant la petite télévision du café du coin et admirait les images de l’Occident. L’échange ne durait que quelques secondes, mais suffisait à resserrer un peu plus chaque jour le lien qui l’unissait à ce monde. Comme une vapeur d’eau chaude, l’univers de pierre et de poussière qui l’entourait disparaissait. Son regard se perdait instantanément dans les yeux bleus du Blanc qui la regardait. Et le monde des Arabes, auquel elle appartenait, n’était plus.
L’appel à l’embarquement la fait tout à coup sursauter. Elle baisse le regard sur Nawal qui dort d’un sommeil léger dans ses bras tout en suçant goulûment son pouce. Ses pensées l’avaient ramenée si loin dans le temps, à la recherche d’une explication quelconque au dénouement bizarre de sa vie, qu’elle en avait oublié la présence de sa fille. Elle lève le regard sur la foule qui grouille dans l’aérogare. Un noeud se serre dans sa poitrine. Quelle erreur ! Quelle bêtise ! Quelle incroyable tragédie sa vie était-elle devenue ! Elle s’était soumise à la suprême adulation d’un monde et d’un peuple qui n’étaient pas les siens. Elle s’était vendue, livrée, gramme par gramme, millimètre par millimètre, jusqu’à l’anéantissement total de son être.
« Je te quitte. Najla »
Son départ était prémédité. Elle l’avait imaginé des centaines de fois, jouant et rejouant la scène comme un refrain lassant qu’elle n’arrivait plus à chasser de son esprit. Elle était hantée par ce jour. Dominée par la peur qui l’envahissait. Elle avait laissé la note sur la table de la cuisine, où il l’apercevrait dès qu’il mettrait les pieds dans l’appartement. Sur un papier soigneusement plié, il verrait ces mots : « Je te quitte. Najla ». Elle se livrait comme un misérable assassin qui laisse son arme sanglante sur le site du crime. Mais son idée était faite : ne pouvant plus supporter l’idée de vivre ici un jour de plus, elle repartait.
Leur amour avait pourtant été solide, oui, il l’avait été, jusqu’au jour où les États-Unis avaient proclamé officiellement la guerre contre l’Iraq. Leurs malentendus et les divergences de leurs points de vue politiques s’étaient révélés comme ils ne l’avaient jamais fait jusque-là. Ils s’échangeaient des propos violents aux heures de dîner. Ils s’engageaient dans des débats interminables avec leurs amis. Christopher était même allé jusqu’à placer la télévision, d’ordinaire logée dans l’espace étroit qui leur servait de salon, sur le chiffonnier de leur chambre. Ainsi, matin et soir, saisis par les événements, ils fixaient tous deux leur regard sur les images de la guerre, rendues publiques par CNN. Des avions, des missiles, des Arabes défilaient sur l’écran et avaient dominé, pendant trois longs mois, l’univers du jeune couple. Puis un jour, alors qu’on ne la souhaitait plus, à cause de trop de déception et d’un grand manque d’espoir, la fin de la guerre arriva. Les disputes entre Christopher et Najla cessèrent. Christopher oublia les manoeuvres « irréfléchies » des dirigeants Iraqiens. Dès le lendemain, il replaça la télévision dans le salon. Il s’installa de nouveau dans ses vieilles habitudes, et ensemble, ils semblèrent retrouver leur train de vie quotidien.
Or, à l’insu de Christopher, sans même qu'il ne le soupçonne un seul instant, une autre guerre, plus silencieuse et beaucoup plus proche de lui, était née. Il avait certainement remarqué un changement dans le comportement de sa femme : Najla parlait de moins en moins et semblait toujours absorbée par des pensées qu’elle ne partageait jamais avec lui. Elle avait adopté une nouvelle façon de faire, plus machinale, plus impersonnelle, infiniment moins investie qu’à l’habitude. Elle avait même coupé ses liens avec ses amis. Se trouvant incapable d’expliquer son curieux comportement, Christophe l’avait laissée faire. Elle finirait bien par céder un jour ! Mais Najla ne céda pas.
Maintenant, elle attend toujours, assise sur le banc, les yeux rivés sur les portes automatiques qui s’ouvrent et se ferment sur une multitude de visages hébétés. Elle regarde sa montre : à cette heure-ci, il doit être en route. Il a eu le temps de fouiller les armoires et les tiroirs, de les vider par terre. Il a sûrement remarqué que les passeports manquaient. Les valises aussi. Le sang court de plus en plus vite dans ses veines.
Aug. 6 : UN Security Council passes resolution 661 imposing economic sanctions and a trade embargo on Iraq[i].
Les idées grouillent dans sa tête. Les images d’avions, de missiles et d’Arabes défilent, sans arrêt. Elle frémit d’indignation. Elle lutte contre la révolte qui fait trembler ses membres et tente, tant bien que mal, de maîtriser les émotions qui ne cessent de bouillir en elle.
Oct. 23 : U.S. troops deployed as part of Operation Desert Shield reach 210 000.
¾ Ces Arabes ! Ils nous font perdre du temps et de l’argent ! Ils ne cherchent qu’à nous ruiner ! Mais c’est eux-mêmes qu’ils ruinent. N’est-ce pas navrant ! Ces pauvres imbéciles¼
Nov. 30 : Oil prices fall in second largest one-day drop on record after Bush offers to hold talks with Iraq.
¾ Un Blanc ? Un Blanc ! Tu es folle, Najla. Il n’arrivera jamais à te comprendre telle que tu es. Il voudra te changer ! Il voudra que tu lui ressembles !
Jan. 12 : Congress authorizes war.
La guerre entre l’Iraq et les États-Unis est officiellement proclamée. Deux cent milles soldats américains sont mobilisés. La main de Christopher glisse tranquillement le long de l’échine de sa femme. Sous ses doigts se dressent des millions d’atomes révoltés. Il lui dit qu’il l’aime. Mais les missiles téléguidés qui touchent terre font exploser des centaines de veinules dans le cœur brisé de Najla.
Jan. 16 : U-S -led coalition forces launch massive air attack on Iraq at 3 :30 p.m. EST.
¾ Ils ne pourront jamais te comprendre, Najla. N’essaye pas. Tu verras bien, un beau jour, ils te diront que tu es sale ! Ils te diront qu’ils t’aiment et qu’ils t’admirent, mais le jour viendra, oui, le jour viendra où ils te diront que tu es sale et que tu pues !
Jan. 17 : Crude oil prices have biggest one-day fall in history ; widely watched Dow Jones industrial average of New York Stock Exchange prices has its second largest point gain ever.
¾ Cela ne vous plaît-il pas ? On pourrait vous servir autre chose, si vous préférez. Mais racontez-nous un peu, que mange-t-on, là-bas ?
Le souvenir soudain d’une chaleur étouffante remonte à sa mémoire. Des odeurs de tabac, de sable et de déchets mal gérés par son peuple confus lui reviennent, plus légers que l’air insolent qu’on respire sur le balcon du vingtième étage de cet immeuble pur.
Sous le regard des convives, elle mord sans appétit dans le morceau de viande rouge. Ses dents frottent poliment celles de la fourchette, et le bout de viande propre tombe, dur comme une roche dans son ventre creux comme un puits.
Feb. 18 : Gregory D. Levey, 30, carrying sign calling for " peace" [and the end of Western hegemony over the Middle East], burns himself to death before horrified bystanders in Amherst, Massachusetts.
Elle court nue dans le désert urbain pendant que des larmes violentes couvrent son buste et inondent ses mamelles. Elle court désespérément à la recherche d’une sœur, d’un frère, d’une oreille consolatrice. Mais elle ne trouve personne sinon des chameaux inertes aux regards étonnamment vifs qui broutent l’herbe artificielle dans des vitrines pimpantes, des êtres de béton, dressés dans le ciel, tels des ogres domestiqués et des hommes gris qui portent leur souci de l’autre dans leur ombre, aussi précieusement que les chiens de porcelaine qu’ils époussettent sur les rayons de leurs bibliothèques insignifiantes.
Feb. 25 : Archbishop John Roach of Minneapolis says Roman Catholic bishops in America lack " a sufficient clear consensus" to declare the war morally unjustified.
¾ Que mange-t-on, là-bas ? Que boit-on, là-bas ? Que chie-t-on, là-bas ?
Rentrer enfin ! Retourner enfin ! Retrouver dans leur royaume, les dieux de la pierre et de la poussière ! Invoquer inutilement et obstinément le sable, le sel et le soleil ! S’enorgueillir !
Feb. 27 : Bush declares victory over Iraq.
L’Occident ! Le grand, le tranquille et l’élégant ! L’Occident ! Si mesuré, si avisé, si cool ! Si blanc ! Que n’avait-elle pas fait pour l’Occident ! Pour l’Occident, le sale Occident !
Feb. 27 : Bush declares victory over Iraq.
Un à un, les voyageurs accompagnés d’amis et de parents franchissent les portes automatiques. Najla les regarde d’un air absent. Tout à coup, elle reconnaît un visage au loin. Son cœur fait un bond. Ce regard posé sur elle lui est certainement familier. Elle arrive enfin à identifier Christopher. Son esprit se fige. Elle n’a pas le temps de réfléchir à ce qu’elle doit dire ou à ce qu’elle doit faire : déjà, il se précipite vers elle. Elle se lève, étourdie, et serre le corps chaud de sa fille contre sa poitrine. Elle prend soudainement conscience de ce qui l’entoure : les gens, les valises, l’aérogare. Elle entend Christopher hurler de rage sans pouvoir discerner les mots qu’il prononce. Il s’empare de la petite qui émet des cris aigus tout en se frottant les yeux. Najla tente immédiatement de l’arracher aux bras de son père. Mais la petite s’accroche à sa chemise. Sa mère la tire d’un geste bien ferme. Et alors que Nawal se débat violemment dans les deux paires de bras qui se la disputent, le transfert final se fait.
Christopher se tient debout, les bras ballants et le visage défait. Il regarde sa femme qui le fixe aussi. Son visage adopte un air que Christopher ne lui avait encore jamais vu : une sorte de rage mêlée de regret. Il tente sa chance encore une fois et s’approche de Najla. Il tend précautionneusement les bras vers sa fille, mais avant même de l’atteindre, il s’arrête brusquement. Il fait un pas en arrière. Najla a subitement desserré son étreinte. Il surveille d’un air prudent et étonné les gestes de sa femme. Elle lâche la petite et la pose par terre.
¾ Najla¼
La voix douce et familière de Christopher lui serre le cœur. L’univers des pierres lui semble tout a coup lointain. Elle frémit. Puis son corps épuisé retombe sur le banc où elle était assise depuis le matin. Elle lève le regard sur Christopher qui s’est baissé pour prendre sa fille. Elle les regarde tous deux d’un air songeur, et la réalité des faits de sa vie, qui semblait lui échapper depuis des mois, s’impose à sa conscience de manière triste et évidente. Elle baisse les paupières d’un air navré et se laisse aller à la tranquille indifférence qui s’installe maintenant dans son cœur.
[i] Les citations de langue anglaise sont tirées de « Special Report : Witness to War ; Memoirs from the Battle Front, the Diplomatic Front and the Home Front », Los Angeles Times, World Report, page 3, Column 1 ; World Report.