L’Arabe du bar

 

 

 

Comme un large nuage de brume, la fumée de cigarette mêlée à l’humidité qui se dégage des jeunes corps flotte, immobile, au-dessus des têtes dont le nombre se multiplie d’heure en heure. Un homme penché sur sa bière contemple l’affluence tout en lissant, d’un geste méditatif, les longs poils de sa moustache hérissée. Il observe le jeu d’un homme déterminé à gagner la bouche d’une jeune femme assise à ses côtés. Visiblement gênée, cette dernière soulève la tête, étire le cou chaque minute, s’efforçant de se redresser sur le coussin moelleux du siège. Entre la foule qui s’amasse tranquillement autour du bar et les corps qui se réchauffent sous l’effet de l’alcool, une certaine ambiance se crée, graduellement, annonçant le début d’une très longue soirée : dans moins d’une heure, les danseurs couvriront la piste et se défouleront au rythme frénétique de la musique techno. Au cœur de l’agitation qui se prépare, debout, derrière le comptoir, Zeina affiche une mine pourtant désabusée. Troublée par les derniers événements, fatiguée du spectacle qui s’offre à elle soir après soir, elle se retourne et scrute son reflet dans un étroit miroir maladroitement placé sous les tablettes où sont rangées les bouteilles de liqueur. Elle rajuste sa jupe, ramenant d’un seul mouvement la fente qui s’ouvre à mi-cuisse et qui dévoile le galbe de sa jambe. Elle se penche en avant, agitant vigoureusement ses cheveux noirs, replaçant ici et là quelques mèches bouclées, et essuie d’un doigt humecté de salive le crayon noir qui coule sous ses yeux. Elle maquille enfin ses joues d’une poudre de la même teinte que sa peau basanée. Elle scrute son visage de nouveau, puis sa silhouette, de la tête aux pieds. Au même moment elle aperçoit Julien qui s’amuse à manier le pendentif d’argent que la jeune fille porte sur sa poitrine. Elle le fixe un instant, sans qu’il ne la voit, et tout à coup, leurs regards se croisent. C’est la troisième fois qu’une telle chose se produit ce soir ! Qu’il est donc bizarre, pense-t-elle. Hier, c’était à elle qu’il avait pourtant réservé ses avances maladroites de dragueur novice, tout en ignorant l’autre qu’il prenait plaisir à voir bouder. Et ce soir, il décide d’inverser le jeu. Sans doute souhaite-t-il voir Zeina sortir de ses gonds. On devine bien qu’il cherche à la provoquer. Mais la jeune femme, haut perchée sur ses talons, balançant son corps élancé, demeure indifférente. Elle ne cède pas aussi facilement à ces jeux de gamins. Et pourtant, n’est-ce pas comme cela que Simon avait réussi à la séduire¼

Au fait, Simon ! Elle se redresse soudainement. Elle n’avait pas eu de ses nouvelles depuis la veille ! Elle se souvient bien qu’il lui avait téléphoné pour lui dire qu’il passait la voir au bar, à l’heure de la fermeture. Et c’est tout juste maintenant qu’elle s’en rend compte. Elle parcourt du regard les quatre coins de la salle cherchant à reconnaître, au hasard, un jeune homme dont l’apparence physique imiterait celle son copain. Elle n’aperçoit personne. Puis d’un deuxième coup d’œil, elle embrasse encore le bar, mais rien. Tant pis ! se dit-elle. De toute façon, elle n’a pas la tête à penser à lui. Et sans doute est-ce pour le mieux : ses tracas lui semblent trop grands ce soir pour être d’une compagnie agréable à qui que ce soit. Elle lâche un profond soupir et se retourne.

En voyant le nuage qui s’épaissit autour d’elle, un noeud se serre dans sa poitrine. On dirait que cette masse grondante de vapeurs est un quelconque fantôme la guettant, attendant silencieusement le moment propice pour s’emparer de son âme. Près d’elle, un tintement de verres se fait entendre : Marie-Ève s’affaire à ranger les petits récipients à liqueurs fraîchement lavés que le garçon apporte. Zeina s’empare d’une serviette et se met à essuyer d’un geste régulier les verres humides. Sa conscience s’égare à nouveau dans les réflexions qui la rongent depuis quelques heures. Le visage de cet homme qu’elle avait à peine entrevu continue de la hanter. Rien n’aurait pu l’aider ! Pas même sa mère. L’attaque qu’elle a subit hier la trouble toujours. Combien de temps cela a-t-il duré ? Quelques secondes. Trois, quatre. Assez en tout cas, pour l’avoir complètement bouleversée.

Il l’avait surprise à la toute fin de la soirée, alors qu’elle introduisait la clé dans la serrure de la porte d’entrée du bar. Elle s’était trouvée brusquement poussée dans un coin, contre le mur de briques. Elle était restée un instant clouée par la peur, étouffée par le poids du corps affalé sur elle, puis elle avait eu le réflexe de donner un coup de genou, mais l’agresseur, surpris par le cri d’un homme, fuyait déjà. Elle avait titubé un instant sur ses talons aiguilles et avait perdu l’équilibre. Elle avait entendu un coup de klaxon prolongé, puis vu des phares aveuglants qui éclairaient un pan de la rue déserte avant de faire demi-tour et se perdre au lointain. Elle s’était alors retrouvée étendue de tout son long ; son visage avait heurté le bord du trottoir couvert de glace. Un silence absolu régnait. Sa tête était lourde. Il fallait pourtant qu’elle se dépêche : elle ne pouvait quand même pas rester là. Elle prit son courage à deux mains et au moment de se relever, elle aperçut un homme debout devant elle qui la regardait. Il avait les yeux bleus et le regard froid. Il la fixait. Elle l’interrogeait du regard, mais il se contentait de rester là, avec cet air dédaigneux et insensible au visage, sans aucune intention de lui tendre une main. Puis marmonnant des paroles qu’elle n’avait pu comprendre, il poursuivit son chemin.

Elle s’était alors relevée, tremblant de tous ses membres. Un sentiment d’absurdité la gagnait. Elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Elle marcha alors seule dans les rues désertes. Son cœur faisait un bond chaque fois qu’elle apercevait l’ombre d’un passant, ou encore celle d’un chat errant qui surgissait des arbustes, le dos voûté et la queue basse. Arrivée à l’appartement, elle avait pensé un instant avertir la police, mais décida de téléphoner d’abord à sa famille. Elle éprouvait un besoin urgent de se confier à une voix plus familière. Ainsi, elle s’était hâtée d’appeler, clés en main et emmitouflée dans ses vêtements d’hiver. Sa mère et elle ne s’étaient pas parlé depuis plusieurs mois déjà. Dans le passé, le contact avec ses parents avait été fréquent, mais plus le temps avait passé, plus l’écart qui séparait leurs conversations s’était agrandi. Elle avait quitté son pays et sa famille depuis de nombreuses années. La conversation fut cependant bien brève et bien froide. Elle s’était tout à coup sentie très seule. Puis une profonde tristesse s’abattit sur elle. Doucement, elle raccrocha le récepteur du téléphone et s’affala dans les coussins du fauteuil.

 

Un immense fracas marquant le début d’une nouvelle pièce de musique la tire violemment de ses pensées. Exaspérée, elle masque d’un léger voile de gaieté les traits de son visage pourtant marqués par les événements. Elle se retourne et sent une ombre qui s’installe au comptoir, à sa gauche. Elle pose les yeux sur les verres rangés devant elle et roule une serviette humide entre ses mains moites. Une sueur colle à sa peau. Elle baisse la tête et essuie sa nuque avec la serviette. Elle jette un coup d’œil sur l’homme à la moustache, qui parle maintenant à Marie-Ève, puis sur le nouveau venu qu’elle feint d’ignorer. Elle s’efforce d’oublier ses tracas. Elle tente de s’évader dans des rêveries quelconques, mais chaque fois, la présence agaçante du client la ramène aussitôt à lui. Elle reprend son chiffon dans ses mains, s’affaire à vider les cendriers et au moment où elle lève les yeux, il accroche son regard :

¾ Scotch ? dit-il d’une voix brisée. Puis il se racle la gorge.

¾ Un double, s’il vous plaît.

Zeina acquiesce d’un hochement de tête. Elle a essayé d’échapper à son regard, comme elle fait d’habitude pour éviter tout début de conversation avec les clients, mais elle le regarde par deux fois, comme si quelque chose l’attirait instinctivement à lui. Elle plonge une louche dans le baquet rempli de glaçons sans le quitter des yeux. Il croise les bras devant lui et pose ses mains sur ses coudes. Les épaules de son corps élancé se haussent légèrement. Il sourit, timidement. Ses lèvres minces se fendent et laissent voir une rangée de dents uniformes. Son nez est droit. Ses yeux noirs, en amande. Ses cheveux légèrement crépus et coupés ras. Les ampoules rouges qui couronnent le bar donnent à sa peau basanée un magnifique ton de brique. Les yeux rivés sur lui, Zeina prend la bouteille de scotch par le goulot et verse un verre. Il lève les sourcils et contemple d’un air curieux les graffitis qui couvrent le plafond pendant qu’elle dépose le verre devant lui, sur une serviette :

¾ Vous êtes Arabe¼ dit-elle sur un ton qui affirme plus qu’il n’interroge.

Il sort un paquet de son veston et lui tend une cigarette sans lever le regard. D’un geste habile et délicat, il fait jaillir la flamme de l’allumette qui craque sous ses doigts. Elle se penche et sent la chaleur un instant sur son visage. La lumière illumine leurs deux fronts pendant qu’il allume une deuxième cigarette avec le feu de la même allumette. Ils se regardent en inspirant chacun la fumée chaude. Elle contemple ses yeux brillants : quelque chose en lui l’attire, mais elle ne saurait dire quoi au juste. Elle inspire une fois de plus, puis exhale la fumée en même temps qu’elle laisse échapper un léger soupir. Elle roule délicatement la cigarette entre son index et son majeur écartés. « Oui. Toi aussi ? » Elle hoche la tête et il poursuit : « Les Arabes sont partout. Il ne faut pas chercher très loin pour nous trouver. » Ils esquissent simultanément un sourire. Elle le regarde de plus près, curieuse de connaître ses origines exactes :

¾ Et de quel pays es-tu ?

Il lève la tête, brusquement, comme s’il se sentait tout à coup pris au piège. Son regard se perd un instant dans les rangées de bouteilles sur lesquelles se découpe la silhouette de son interlocutrice, puis se repose sur elle :

¾ Je parie que t’es Égyptienne.

Il la contemple alors qu’elle s’étonne.

¾ Les Égyptiennes, quand elles sont belles, ont une frimousse irrésistible. Oui oui, je te jure ! C’est tout à fait vrai ! Elles comptent parmi les femmes les plus séduisantes du monde : un teint légèrement bronzé, des traits fins et des cheveux complètement fous ! 

Flattée, Zeina feint tout de même l’indifférence. 

¾ Cela fait-il longtemps que tu es ici ? demande-t-elle comme pour changer le ton de la conversation.

Il tire une fois sur sa cigarette, les yeux crispés, faisant mine de plonger dans ses souvenirs et de se rappeler avec effort :

¾ Je suis arrivé il y a¼ trois semaines exactement.

Zeina éclate d’un rire provocateur.

¾ Qu’y a-t-il de si drôle ?

¾ Trois semaines seulement ? dit-elle d’un ton étonné.

¾ Oui, seulement. Pourquoi est-ce que ça te fait rire ?

Elle prend un air plus sérieux :

¾ Non non, ce n’est rien. Je ne me moque surtout pas de toi, va pas penser ça. Je te trouve un peu drôle, c’est tout¼

Son regard se perd un instant dans la foule de danseurs, puis elle laisse échapper de nouveau un ricanement qu’elle s’efforçait pourtant de contenir, cachant sa bouche d’une main :

¾ Excuse-moi, je n’arrive pas à m’empêcher. Je n’ai pas ri depuis si longtemps. On dirait que les gens ne savent pas rire, ici.

¾ Ils ont toujours l’air triste, c’est ça ?

Zeina le regarde dans les yeux tout en hochant la tête : enfin, quelqu’un qui la comprend ! Puis l’homme se penche légèrement vers elle et ajoute : 

¾ Un peu comme toi¼

Elle lève brusquement le regard, étonnée par la remarque.

¾ C’est dommage, poursuit-il en se redressant. J’espère que tu n’as pas toujours l’air aussi mélancolique, toi aussi !

Il tend une main pour prendre la sienne, mais elle se rebiffe avec un geste trop anguleux. Ils se regardent un instant tous les deux, lui, un sourire narquois au coin des lèvres et elle, une moue défiante. Son désir de riposter se fait vif, mais il est rapidement interrompu par un jeune homme impatient qui l’interpelle par-dessus le comptoir, brandissant un billet. Elle se dépêche de le servir et lui rend sa monnaie. Elle revient ensuite à son client, toujours assis sur son tabouret. L’homme regarde autour de lui, distrait par la foule, puis se tourne vers elle. Subitement, Zeina se trouve plongée dans la noirceur : les lumières de la discothèque s’éteignent d’un coup. Elle écarquille un peu les yeux dans le noir et arrive à distinguer quelques silhouettes mouvantes dans le fond de la salle. Elle ramène son regard sur l’homme et aperçoit le bout rouge de sa cigarette briller comme un point lumineux dans ses pupilles dilatées. Une ampoule écarlate s’allume tout à coup au pied du bar et éclaire son visage qui se présente maintenant de profil : un front lisse et bombé, des lèvres brunes et saillantes comme des moitiés de marrons. Les gens se bousculent toujours autour d’elle, mais elle continue de le fixer, captivée par le jeu des ombres qui se fait sur son visage, voilant et dévoilant tour à tour ses yeux, son front, sa bouche. Avec tout ce que cela évoque en elle, il lui semble que cet être est la chose la plus belle qu’elle ait vue depuis longtemps : assis ainsi dans la pénombre, avec des ombres mouvantes sur son visage, la fumée sort doucement de sa bouche et les petits éclats de lumière brillent toujours au fond de son regard. Elle sent une chaleur grandir dans son ventre. Un léger sourire se devine dans ses yeux. Ses muscles se détendent. Elle se perd un instant dans ses pensées. Puis elle relève le regard. Elle contemple maintenant d’un œil curieux l’homme tout juste débarqué de son pays d’origine. Elle suit, fascinée, chacun de ses gestes pendant que lui, distrait, cherche la cause de ce qui semble être une panne d’électricité. Il plonge deux doigts dans son verre et prend dans sa bouche un glaçon qu’il croque bruyamment sous sa dent.

¾ Je peux te servir un autre verre¼ demande-t-elle.

Il acquiesce d’un léger hochement de tête. Maintenant pensive, elle appuie ses coudes sur le comptoir. Au même moment, toutes les lumières se rallument et le D.J. s’excuse auprès des clients, dans le microphone. L’homme la regarde, mais elle semble ailleurs. Un léger sourire se dessine sur son visage. Ses lèvres frémissent. Elle cligne quelques fois des yeux. Il la regarde toujours. Un silence est tombé entre eux. Il la fixe, gêné par le vide qui s’est fait, mais elle demeure immobile. Il cherche à dire quelque chose qui viendrait rompre le silence. Il ne trouve pas. D’un geste vraisemblablement délibéré, il sort lentement son portefeuille de la poche intérieure de son veston. Ce geste la tire brusquement de ses rêveries et tout à coup, elle le retient par l’avant-bras. 

¾ Mais je veux juste payer, dit-il. Il n’y a pas de quoi s’affoler !

¾ Non, laisse. Ça me ferait plaisir de t’offrir un verre.

Le visage de la jeune femme devient serein. Ils s’échangent un sourire timide. Zeina est tout à coup émue. Un noeud se forme dans sa gorge, mais cette fois, l’émotion n’a rien à voir avec l’angoisse. Elle plonge sa main dans son tablier et frotte entre ses doigts les quelques billets qu’elle a gagnés en pourboire. C’est bien peu ! Elle est consciente du fait que ses gains souffriront de sa générosité, mais qu’importe, se dit-elle, et elle verse tout de suite un autre verre. Elle ramène délicatement derrière son oreille une mèche tombée sur son visage. Son cœur se serre davantage. Elle prend une profonde respiration et se ressaisit. Et comme pour se distraire, elle s’empresse de remplir le verre vide de l’homme :

¾ Allez, encore un coup !

¾ Non, non, je t’en prie, j’ai déjà trop bu. L’alcool me monte un peu à la tête. Je¼

¾ Mais juste un coup, ça ne te fera aucun tort ! dit-elle sans lui donner la chance de poursuivre. 

Il laisse échapper un lourd soupir et secoue nerveusement la tête en ouvrant grand les yeux, comme s’il cherchait à retrouver ses esprits. Il vide son verre d’un trait et sourit. Il tend une main timide pour écarter les quelques cheveux tombés à nouveau sur le visage de la jeune femme et les ramène derrière son oreille. Il délaisse son oreille, lui caresse l’épaule et effleure son bras pour enfin prendre la main de la jeune femme dans la sienne. Cette fois, elle lui réserve un accueil chaleureux. Rapidement, elle remplit deux verres et en lève un dans l’intention de trinquer, mais elle n’a pas le temps de dire un mot qu’il sable, coup sur coup, la première rasade qu’elle lui a servi, et la deuxième qu’il s’est lui-même empressé de verser en agrippant la bouteille derrière le comptoir. Zeina pousse un cri joyeux et excité. Tout de suite, il la prend par la main et l’entraîne sur la piste de danse. Ils se faufilent tous les deux parmi les corps frénétiques. Comme dans un film muet, des bouches sans voix s’ouvrent et se ferment, les gens communiquent avec des gestes et des regards.

Arrivé sur la piste de danse, l’homme se retourne et pose son regard sur Julien qui enlace maintenant sa jeune compagne d’un bras.

¾ Ce n’est pas ton copain ? demande-t-il à Zeina.

¾ Julien ? Elle regarde l’homme qui fixe le couple : « Non, pourquoi ?»

Il hausse les sourcils et lève les yeux, comme s’il venait de comprendre.

¾ Pour rien. Je ne sais pas pourquoi, je pensais que c’était lui, ton copain.

Elle le voit en train de scruter le jeune dragueur d’un œil méfiant et inquiet. Elle essaie de deviner la source de ses questions, mais n’y parvient pas : serait-il jaloux, voudrait-il se faire son protecteur ? L’une et l’autre idée lui font chaud au cœur et elle regrette presque instantanément les rires stupides qu’elle lui assenés plus tôt. Elle se sent ingrate à côté de cet être qu’elle croit maintenant plein de noblesse. Comment avait-il suscité tant de sentiments en elle ? Elle continue de le contempler et n’aperçoit pas Julien qui tout à coup se lève et quitte sa compagne en repoussant le bras qu’il caressait pourtant avec fascination il y a quelques minutes. Le regard de l’homme se pose sur Zeina. Il la regarde très profondément. Elle ne dit rien. Elle se contente de le fixer pour faire durer le plus longtemps possible ce moment magique où se cristallise le sentiment de proximité, de familiarité qu’elle souhaitait désespérément trouver auprès de sa famille il y a quelques heures. Il lui semble que sa conscience, d’habitude nerveuse et agitée comme l’aiguille vibrante d’une boussole, trouve enfin, en ce fugitif instant, le point fixe du nord. Elle soutient toujours son regard, heureuse et farouchement déterminée à le connaître. Depuis le moment où elle a posé les yeux sur lui, depuis la seconde où il s’est installé au bar, quelque chose bouge dans son esprit. On dirait qu’une part de son identité longtemps contenue, s’épanouit pour la première fois. 

Elle se laisse aller à la musique. Ses membres se réchauffent. Elle regarde son compagnon agiter les bras, fléchir les genoux, tout en ayant sur le visage un air un peu hébété. La musique qui sort des haut-parleurs cogne dans ses oreilles. Il sent les coups de cymbales et de percussions se répercuter dans son cœur et dans sa gorge. Son ventre est creux, sa langue, épaisse. L’alcool coule dans son sang. Une nausée monte en lui en même temps qu’une sueur froide lui couvre le front. Pendant ce temps, le nuage autour d’eux s’épaissit. L’homme réussit cependant à voir le visage de la jeune femme à travers les trous de lumière qui s’ouvrent dans la masse de fumée. Il éprouve une envie folle de la prendre. Il lutte un instant contre la tentation, mais son désir de la posséder se fait plus vif. Il fait un pas et se trouve collé à elle. Il la prend par la taille et la balance d’un côté et de l’autre. Dans un geste quasi imperceptible, Zeina le prend par la main et l’entraîne dans un coin sombre de la discothèque, loin du regard des clients. Elle le pousse gentiment contre le mur du vestiaire, entre un téléphone public et les toilettes pour hommes. Elle se baisse et tombe à genoux devant lui. Dans une suite de gestes délicats, elle le déshabille, et avant même qu’il ne puisse se rendre compte de ce qu’elle fait, elle le met dans sa bouche. Elle goûte la pierre chaude, rêche au contact, puis lisse et gluante à la suite de ses baisers. Elle garde les yeux fermés. Elle sent sous sa langue le membre brûlant. Elle le caresse longuement. Son cœur est léger. Elle glisse ses mains sous sa veste, enlace sa taille et colle une oreille à son ventre cherchant, par un singulier désir, à le pénétrer tout entier. Elle sent entrer en elle jusqu’aux fibres de ses muscles tendus sous sa chemise. Au même moment, une silhouette se dirigeant vers les toilettes pour hommes jette son ombre sur eux. Les deux hommes s’échangent un regard rapide. Le premier, embarrassé, tente de repousser la jeune femme toujours à ses genoux, mais ne réussit pas : Zeina le tient toujours dans son étreinte obstinée. Il se résigne et prend la chevelure brune collée à son ventre entre ses mains, la soulève et embrasse la bouche ouverte. Il enfonce ses doigts dans ses cheveux et agite la tête de la jeune femme. De ses pouces, il étire la peau de son visage, ouvrant davantage la bouche gourmande comme s’il souhaitait y découvrir le sens de ce comportement subit. Il la pousse maintenant à son tour contre le mur. Le bras de Zeina heurte le téléphone dont le récepteur se décroche, tombe et pendule sous leurs yeux ; elle esquisse une légère grimace de douleur qui finit d’attiser l’excitation de l’homme. La silhouette sortant des toilettes réapparaît tout à coup et s’arrête un instant derrière le couple. L’homme sent la présence agaçante mais l’ignore. Ses gestes deviennent confus ; les forces qui le tiraillent d’un côté et de l’autre de ses désirs lui font perdre toute maîtrise. Il panique, s’énerve, agrippe les bras de la jeune femme et la pousse maintenant contre le mur opposé, à la vue de tous. Il se rue sur elle. Zeina sent un souffle mouillé lourdement expiré et le frottement rugueux d’un menton sur sa poitrine.

¾ Doucement, gémit-elle.

Il ne l’entend pas. « Tu me fais mal », dit-elle. Elle repousse la tête enfouie dans son cou. Elle sent des bouts de doigts froids sur sa poitrine : il a arraché les deux premiers boutons de sa chemise. Dans sa hâte et sa fureur, sa respiration se fait lourde, il lâche un râle, une sorte de grognement.    

¾ Attends¼ mais arrête¼ qu’est-ce que tu fais ?

Dans une voix étouffée, il marmonne des paroles indiscernables pendant qu’elle se débat mollement sous lui. On dirait qu’il rit. Elle lui prend la tête entre ses deux mains pour l’écarter.

¾ Je t’en prie, sois gentille, dit-il.  

Zeina le pousse enfin de toutes ses forces. Le corps de l’homme est projeté contre le mur. Il perd l’équilibre et se redresse rapidement, rajustant sa veste qui tombait d’une épaule. Il riposte, dans un souffle coupé :

¾ C’est quoi ton problème ? Tu te marrais pourtant bien ! Et hier, tu ¼

Il se tait, tout à coup. Et elle le regarde, confuse. Son visage s’assombrit. Ses membres se raidissent. Elle sent une peur l’envahir. Hier ? Elle ne comprend pas. L’homme regarde le visage vulnérable de Zeina alors que la culpabilité lui tord un moment la conscience. Saisi d’un besoin urgent de se faire pardonner, il répond tout d’une haleine :

¾ Écoute, je ne voulais pas¼ Je n’avais pas l’intention de te faire peur. J’avais trop bu. Je ne savais plus ce que je faisais. Je t’avais trouvée tellement séduisante.

¾ Non ! ¼ Non, ce n’était pas toi ! dit-elle, soudainement frappée par l’évidence.  

Le visage de l’homme révolté se crispe. Son sentiment d’impuissance chasse la fureur subite qui l’envahit. Il sourit d’un air railleur, tout en la déshabillant du regard. Il s’avance enfin et la pousse à l’épaule :

¾ Bah ! Vous êtes toutes pareilles ! J’aurais dû m’en douter !

La jeune femme ramène ses mains à son cou. Elle sent quelque chose se briser en elle. Une confusion l’envahit, comme une perte de repères subite. L’homme se retourne tranquillement pendant que le couple assis dans le fauteuil observe, effaré, la scène qui se termine. Zeina braque ses yeux sur le dos de l’Arabe. Il s’empare de son manteau laissé sur le tabouret à côté duquel il était assis plus tôt et s’esclaffe d’un rire guttural. Les gens se retournent pour voir alors que l’agresseur quitte le bar en se frayant un chemin parmi eux. Il secoue la tête, grimace et marmonne des paroles qu’il est seul à entendre. Zeina demeure immobile, horrifiée devant cette figure de chacal subitement transformée sous ses yeux. Que vient-il d’arriver ? D’une seconde à l’autre, des pensées ébauchées s’enchaînent à l’infini dans sa tête sans qu’une seule idée cohérente ne s’en dégage. Le sentiment qu’un nouvel apprentissage l’attend remplace graduellement la trahison qui s’est creusée en elle. Son esprit nage dans un grand vide, cherchant à se raccrocher à quelque chose de solide. Elle demeure coite, plus perdue et plus isolée encore que la veille. Elle jette un regard apeuré autour d’elle et aperçoit l’immense parade des visages en constante transformation dans la discothèque noyée de reflets. Elle n’est plus sûre de rien, sinon qu’elle croit voir, du coin de l’œil, s’approcher Marie-Ève.