L'Amour, La Fantasia d'Assia Djebar :
de l'autobiographie à la fiction 
[1]

Najiba REGAIEG,
Faculté des Lettres de Sousse

L'Amour, la fantasia, publié en 1985 est l'un des romans les plus connus d'Assia Djebar. Ce roman présente une double particularité : celle d'abord d'être écrit par une femme et celle ensuite d'être écrit en langue française. Notre objectif consistera à vérifier l'incidence de cette double particularité sur ce roman. Roman d'une femme, L'Amour, la fantasia visera inévitablement et comme la plupart des écrits de femmes à représenter la vie semée de réussites ou d'échecs de son auteur. Ecrit en une langue étrangère, il ne manquera certainement pas d'élucider le rapport problématique de son auteur avec cette langue. Nous tenterons donc d'abord de suivre le projet autobiographique de la narratrice en démontrant son échec et nous évoquerons ensuite les raisons de cet échec, dont le responsable premier est la langue française, langue qui renvoie amèrement à l'Histoire sanglante de l'Algérie.

Il est indéniable que l'écriture de L'Amour, la fantasia émane d'un projet autobiographique. Il n'existe cependant pas de pacte autobiographique inaugurant l'œuvre : seulement une narratrice anonyme qui raconte des scènes de son enfance et les souvenirs qu'elle garde de ce paradis perdu ; ce n'est en fait qu'à partir de la page 177 (l'œuvre en contient 256) que des indications sur la nature de l'entreprise objet de l'écriture commencent à filtrer :

Ecrire le plus anodin des souvenirs d'enfance renvoie […] au corps dépouillé de voix. Tenter l'autobiographie par les seuls mots français, c'est, sous le lent scalpel de l'autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair se desquame, semble-t-il, en lambeaux du parler d'enfance qui ne s'écrit plus. Les blessures s'ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et des autres, qui n'a jamais séché. (pp. 177-178).

Pourtant, à peine annoncé, le "pacte autobiographique" [2] se trouve nuancé, pis encore, nié. Il n'est question en fait que d'une tentative vouée apparemment à l'échec car l'écriture de soi se transforme en écriture-blessure, l'encre en sang et la voix de la narratrice cède la place à un silence opaque. L'autobiographie s'avérant impossible, l'œuvre ne tarde pas à intégrer le champ de la fiction. Il ne reste pratiquement qu'une dizaine de pages avant la fin de L'Amour, la fantasia quand le pacte autobiographique se double d'indications qui invitent le lecteur à lire l'œuvre comme relevant de la fiction. Après un premier constat d'échec dressé par la narratrice elle-même, ces indications apparaissent comme un renoncement ou une sorte d'abdication. L'autobiographie échappe véritablement au contrôle de la narratrice et la dépasse pour aller s'inscrire dans les annales de la fiction : "L'autobiographie pratiquée dans la langue adverse se tisse comme fiction" (p. 243) ; "Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie par l'héritage qui m'encombre" (p. 244). L'Amour, la fantasia se trouve être effectivement un roman puisqu'il est sous-titré ainsi, ce qui signifie la présence, à côté du "pacte autobiographique", d'un "pacte romanesque". Comment ce revirement de l'autobiographie vers la fiction s'opère-t-il dans l'œuvre et quelles sont les manifestations de l'échec de l'écriture autobiographique ?

Signalons d'abord que le roman se compose de trois parties dans lesquelles alternent des chapitres autobiographiques et des chapitres historiques. L'écriture autobiographique se trouve donc déjà minée par l'omniprésence de l'Histoire qui la nargue et annule son effet. En plus de la macrostructure romanesque, cet échec est perceptible dans la microstructure même des chapitres consacrés à l'autobiographie. En fait l'ordre chronologique est complètement subverti. La "ligne de vie" [3] se transforme ainsi en tracé discontinu, le tracé rectiligne en bribes de souvenirs épars. Bref, il ne s'agit plus d'un tracé mais de traces de vie. Après deux parties consacrées l'une à l'enfance, l'autre à l'adolescence de la narratrice, l'"écriture fait ressac" dans la troisième partie censée raconter son expérience de femme mariée. Ainsi, tous les indices concourent à faire de l'enfance l'âge d'or de la narratrice, à occulter son expérience conjugale résumée plusieurs fois dans le roman (ex : p. 130) mais jamais détaillée, jamais racontée dans son évolution quotidienne.

L'échec de l'autobiographie est également manifeste à travers la tournure impersonnelle que prend le récit. "Fillette arabe allant pour la première fois à l'école" (p. 11). Dès l'incipit, la narratrice s'est présentée comme une autre, comme une fillette quelconque, inconnue. Cette autobiographie impersonnelle semble être le signe d'un blocage qui saisit la narratrice à chaque fois qu'elle s'attaque aux souvenirs épineux de son existence. Reproduire son image de fillette introduite dans "la gueule du loup" [4] par un père "inconséquent" est un acte éprouvant pour elle. Plus éprouvant encore est de parler de sa vie conjugale et de la place douteuse qu'occupe le père dans ses rapports amoureux ; car c'est surtout au moment où elle aborde son adolescence et qu'elle amorce le récit de sa vie amoureuse que des bribes puis des pages de récit à la troisième personne apparaissent dans son autobiographie (ex : p. 71, 76 et surtout Ch. III de la seconde partie à partir de la p. 117).

Il existe beaucoup d'autres manifestations de l'avortement de la tentative de l'écriture autobiographique. L'une des plus importantes est que l'écriture paraît ne pas vouloir adhérer à la page ou qu'il semble à l'auteur qu'elle écrit avec de l'encre blanche ou invisible. Ceci est manifeste à travers une certaine hantise de la répétition, de l'énoncé itératif qui traverse littéralement tout le roman et bouleverse sa structure interne (ex : image du père accompagnant sa fille à l'école : p. 11, p. 239, p. 243). Ainsi les chapitres se font écho, se rappellent, s'entrecroisent comme les sons qui résonnent dans une caverne. Comme la narratrice, le roman semble tourner en rond. La fin reproduit le début et l'écriture se recroqueville sur elle-même anéantissant ainsi l'effort déployé par la narratrice pour arriver à s'écrire. Cette écriture circulaire, répétitive est une preuve incontestable de la brûlure qui s'avive à mesure que la narratrice avance dans son autobiographie. Le mal atteignant son comble lors du récit de la nuit de noces au milieu du roman, la narratrice opère un retour en arrière qui, reproduisant certaines scènes évoquées au début du roman, retraçant son enfance, agit comme un pansement qui recouvre la plaie et arrête l'hémorragie.

Ecrire ses souvenirs amoureux c'est donc pour la narratrice de L'Amour, la fantasia opérer sur un terrain glissant. Est-ce à dire qu'elle a réussi dans l'écriture des autres périodes de sa vie, à savoir l'enfance et l'adolescence ? L'adolescence est la frontière qui conduit au magma ardent de l'embrasement amoureux ; c'est donc là que commencent à s'observer les premiers dérèglements de l'écriture autobiographique (début de la seconde partie, p. 59). Reste donc l'enfance à laquelle la narratrice consacre les chapitres autobiographiques des deux autres parties. En réalité l'écriture autobiographique de ces chapitres n'est pas aussi réussie, aussi limpide qu'il paraît à première vue.

En effet, "Je" enfant a souvent tendance à vouloir se faire remplacer par un "Nous" qui renvoie par moments à un fondu d'enfants et dans d'autres au groupe de femmes auquel se mêle avec enchantement la narratrice (ex : p. 32-33 ; p. 203). Cette déviation est préjudiciable à l'écriture autobiographique. Car même si "Je" continue à exister dans "Nous", même s'il y bénéficie d'une certaine autorité transcendante, le passage de "Je" à "Nous" implique ici une fuite de la narratrice devant l'affirmation de son individualité. Une pointe de honte perce à travers l'emploi fréquent de ce "Nous" collectif, honte de se détacher de cette horde d'enfants, de ces cercles de femmes ou plaisir de s'y mêler. Ce "Je" ne tardera pas à se faire exclure du "Nous" et "Nous" se transformera en "Ils" ou plutôt en "Elles". Nous assistons alors à un retrait complet du récit autobiographique. Et voilà que la narratrice se met à raconter la vie des autres, principalement des femmes, au lieu de raconter sa vie à elle (ex : vie de sa grand-mère maternelle : p. 174-176). Là se manifeste un autre signe de l'échec de l'écriture autobiographique qui se transforme en diverses biographies. Ces récits biographiques procurent aux personnes dont ils content la vie une entité psychologique et personnelle qui les rapproche des personnages romanesques et fictionnalise l'autobiographie.

Ces multiples déviations dans l'écriture autobiographique finissent par affecter son essence même. Ainsi le discours autobiographique aussi bien que le récit se trouvent minés. En réalité, le discours autobiographique fait état des incertitudes, des oublis qui taraudent la mémoire de la narratrice ; mémoire qui semble mutilée ou atteinte carrément d'amnésie (p. 22 ; p. 33 ; p. 122). Le discours autobiographique se faisant très rare et chargé d'incertitudes dès que la narratrice s'attaque au récit de sa vie d'adulte, d'autres types de discours viennent s'inscrire à la place qu'il devait occuper. Des explications, des commentaires jalonnent les chapitres consacrés à sa vie amoureuse (p. 72 ; p. 119 ; p. 120 ; p. 121 ; p. 175 ; p. 176 ; p. 192), ils contaminent le discours autobiographique et empêchent l'inscription de l'autobiographie. Ainsi, l'autobiographie ne s'écrit plus ou semble noyée dans un présent pesant et abstrait, celui de l'instance de l'énonciation qui, tout à coup, semble dénuée de passé. En plus, la narratrice se découvre une véhémence insoupçonnée. Des discours commentatifs, gorgés de critiques, de dénonciations, parcourent L'Amour, la fantasia, stoppant ainsi l'élan autobiographique qui l'a inauguré (ex : p. 46 ; p. 118 ; p. 120 ; p. 121 ; p. 122 ; p. 203). Cette véhémence acerbe se transformera en véritable révolte, en une bourrasque de cris et de clameurs d'indignation que pousse la narratrice pour vider sa colère intérieure et se libérer de tout sentiment d'injustice pesant sur son âme (ex : p. 95 ; p. 177 ; p. 230 ; p. 239 ; p. 240). En plus d'une dimension idéologique, ces discours émotifs se chargent d'une dimension introspective, lyrique même. Ce type d'écriture se renforce dans des pages en italiques correspondant à un discours intérieur de la narratrice comme la page 244 intitulée "SOLILOQUE" ou la page 58 qui a pour titre "BIFFURE" :

Et l'inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son double évanescent en lettres arabes, de droite à gauche redévidées ; elles se délavent ensuite en dessins d'un Hoggar préhistorique [...]            
Pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps, plonger ma face dans l'ombre, scruter la voûte de rocailles ou de craie, laisser les chuchotements immémoriaux remonter, géologie sanguinolente. Quel magma de sons pourrit là, quelle odeur de putréfaction s'en échappe ? Je tâtonne, mon odorat troublé, mes oreilles ouvertes en huîtres, dans la crue de la douleur ancienne […].     
Hors du puits des siècles d'hier, comment affronter les sons du passé ? […] Quel amour se cherche, quel avenir s'esquisse malgré l'appel des morts ; et mon corps tintinnabule du long éboulement des générations-aïeules. (p. 58).

L'écriture autobiographique cède donc la place à une écriture psychologique. L'autobiographie, le tracé de vie, projet premier de l'écriture, se transforme alors en une exploration des tréfonds les plus cachés de l'âme de la narratrice qui, avec délices et douleur, se livre à un examen de conscience des plus éprouvants.

Au même titre que le discours autobiographique, le récit autobiographique se trouve miné. L'emploi du présent de la narration est la marque la plus incontestable de l'échec de l'écriture autobiographique (ex : p. 11 ; pp. 35-36 ; p. 123 ; p. 129 ; pp. 130-131). Plus que tous les symptômes du dérèglement de l'autobiographie, il pousse l'écriture jusqu'à la faire glisser dans l'abîme de la fiction. Il abolit la frontière entre les différentes personnes que peut constituer le "Je", il abolit donc l'évolution du "Je" dans le temps. La narratrice vit ses souvenirs comme de véritables moments contemporains de la narration.

Plus que dans les phrases au présent de la narration, c'est surtout dans les phrases nominales et l'emploi fréquent des verbes à l'infinitif que nous décelons chez la narratrice cette volonté de fuir le temps, de lui tourner le dos, de l'annihiler pour se sentir éternelle, intouchable (ex : p. 19 ; p. 202 ; p. 75 ; p. 76 ; p. 12). L'emploi fréquent de ces procédés de style lui assure dans une certaine mesure cette échappée hors de la durée humaine et des illusions éphémères de la vie. La sensualité est une garantie de la submersion dans l'origine primitive de l'homme, dans les eaux lustrales de l'utérus maternel ou du hammam, le monde souterrain où s'estompe toute frontière et disparaît tout souci lié à la vie. Mais pourquoi cette fuite ? Pourquoi la narratrice renonce-t-elle à son projet de s'écrire ?

En réalité, l'échec micro-structurel de l'autobiographie répond à un autre échec macro-structurel qui se rapporte à la vie même d'Assia Djebar. Dans l'étude de tous les symptômes du dérèglement de l'écriture autobiographique, nous avons pu constater qu'ils se manifestent pour la plupart dans la deuxième partie et au début de la troisième, moments où l'amour et la vie conjugale de la narratrice tentent de s'inscrire. Il y a donc un rapport étroit, presque viscéral, entre l'échec de sa vie amoureuse et l'échec de l'écriture autobiographique.

Dans le chapitre consacré à son adolescence, la narratrice rappelle son initiation amoureuse stoppée par le père qui, furieux, déchire la première lettre d'amour reçue par sa fille, lettre écrite en français. Ainsi, la langue française, par son appartenance au père qui en a autorisé et même organisé l'apprentissage, devient l'obstacle à l'extériorisation de sa passion : "Cette langue que m'a donnée le père me devient entremetteuse et mon initiation, dès lors, se place sous un signe double, contradictoire…" (p. 12). Père et amant sont en fait deux figures inconciliables. L'une d'elle doit être expulsée ; ce ne peut-être celle du père car elle fait partie de la personnalité de la narratrice, elle l'habite, la possède. Ainsi le couple ne peut être composé que du père et de la fille. Rapprochement incestueux qui la blesse autant qu'il la réconforte. La langue française, territoire linguistique où opère la magie de la force et de la puissance paternelles, semble soudain complice de cette figure omniprésente. Car elle répugne à rendre les sentiments amoureux de la narratrice ; au lieu de les expliciter, elle les dissimule : "L'émoi ne perce dans aucune de mes phrases. Ces lettres, je le perçois plus de vingt ans après, voilaient l'amour plus qu'elles ne l'exprimaient, et presque par contrainte allègre : car l'ombre du père se tient là" (p. 71). C'est parce qu'il lui est impossible de rendre fidèlement les élans de son cœur que la narratrice ne peut, non plus, confier au papier le récit de ses nuits d'amour. Le père, lisant ces pages, le lui pardonnerait-il ? C'est en outre parce qu'elle ne peut risquer cette transgression, cet attentat à la pudeur, qu'elle ne peut écrire son autobiographie. La réussite du projet autobiographique passe nécessairement par l'inscription de ces années de vie conjugale, expérience aussi vaine que constructive pour celle qui l'a vécue.

C'est alors que se manifeste la nostalgie de la narratrice à l'égard de sa langue maternelle et de sa culture arabe :

Le français m'est langue marâtre. Quelle est cette langue-mère disparue, qui m'a abandonnée sur le trottoir et s'est enfouie ? […] Langue-mère idéalisée ou mal-aimée, livrée aux hérauts de foire ou aux seuls geôliers ! […] Sous le poids des tabous que je porte en moi comme héritage, je me retrouve désertée des chants de l'amour arabe. Est-ce d'avoir été expulsée de ce discours amoureux qui me fait trouver aride le français que j'emploie ? (p. 240).

L'écriture est vécue comme une trahison de la poésie maternelle qui évoque le bonheur et la plénitude : "En fait, je cherche, comme un lait dont on m'aurait autrefois écartée, la pléthore amoureuse de la langue de ma mère" (p. 76). La soif sera accablante, constante et impossible à étancher. La description du paradis perdu de l'enfance, de la poésie primitive de la langue maternelle se déroule alors comme une longue plainte aiguë, sourde et déchirante. Coupée de cet "éden", la narratrice se trouve exilée du chant maternel et sa gorge la trahit à chaque fois qu'elle cherche à reproduire ce cri de joie maternel, ce hululement commun à toutes les femmes de son pays : "Ce cri ancestral de déchirement […] ne sortait du fond de ma gorge que peu harmonieusement. Au lieu de fuser hors de moi, il me déchirait" (p. 144). C'est alors à un autre cri qu'elle consacre ses efforts de reconstitution de cette poésie primitive. Telle une muette, elle entraîne sa voix à pousser des cris, à retrouver la "texture" de la voix maternelle.

Le troisième et dernier chapitre autobiographique de la seconde partie "LES CRIS DE LA FANTASIA" raconte le mariage de la narratrice. Si cette nuit de noces et l'acte d'amour sont occultés, une large part est faite au "cri de la défloration" que la narratrice affectionne comme un nouveau-né sorti tout droit de ses entrailles. Ce cri est le cri de la naissance de la narratrice, de sa résurrection. "L'amour, c'est le cri" (p. 124). Cri de la libération du joug oppressant de l'homme (p. 123). La narratrice, grâce à la chance qui lui a été donnée de se marier hors de sa terre natale, grâce à la nudité des lieux où s'accomplit la nuit de noces, est une femme particulière : elle a une voix qui, si elle ne peut dire sa passion en langue maternelle, peut au moins s'associer aux cris emmagasinés dans le ventre des femmes de son pays et ressusciter leurs voix qui, avec sa voix à elle, formeront un chœur déchirant le silence et libérant la Femme de son mutisme incurable. Cette voix se substitue donc à la plume de la narratrice, elle se transforme en écriture-cri qui appuie la texture des voix des femmes d'autrefois reléguées dans le harem où on leur imposait silence.

La troisième partie s'intitule "LES VOIX ENSEVELIES", elle ne se compose pas de chapitres mais de mouvements. Ces mêmes mouvements qui animent les corps des morts et les ressuscitent en leur redonnant voix, en réveillant leurs paroles ensevelies. Des chapitres autobiographiques y alternent avec d'autres où nous entendons des récits de femmes sur la guerre de libération de l'Algérie. Voix en mouvements, voix qui déchirent l'espace et disent l'Histoire, leur Histoire. Les chapitres où se font entendre ces récits de femmes s'intitulent justement "VOIX". Plusieurs voix s'y agencent et nous livrent une version précise et détaillée des endurances du peuple algérien lors de cette longue guerre. Dans le dernier chapitre du roman "AIR DE NAY", la narratrice salue le peintre Fromentin qu'un lien viscéral lie à l'Algérie. Elle fait allusion à un incident raconté par ce peintre : quittant Laghouat, envahie depuis peu par l'armée française, il ramasse une main coupée, celle d'une algérienne anonyme :

Eugène Fromentin me tend une main inattendue, celle d'une inconnue qu'il n'a jamais pu dessiner. […]. Plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir et je tente de lui faire porter le qalam (p. 255).

Faire porter le qalam à une main d'anonyme mutilée, n'est-ce pas associer ces femmes à son écriture, les rejoindre dans leur oralité et leur offrir la possibilité d'inscrire leurs récits, d'entretenir leur mémoire par l'écriture qui immortalise à jamais ? "Car peu importe la langue qu'on utilise, écrire ne tue pas la voix, mais la réveille, surtout pour ressusciter tant de sœurs disparues" (p. 229).

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L'autobiographie n'était donc qu'une vaine tentative, qu'un pur "exercice" sans solution aucune, qu'une ébauche, qu'un début sans aboutissement. Le "silence" de la narratrice fait place au "murmure" des autres femmes, l'écriture-plaie se transforme en paroles de femmes, de toute femme algérienne, l'unique "Je"-origine du roman s'éclipse laissant fuser des voix du passé. "Je" se trouve être un autre. Car la durée de la narratrice se résume dans cette Histoire racontée par les femmes, dans cette Histoire des femmes.

 


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
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[1] Cet article est une synthèse du travail portant sur L'Amour, la fantasia contenu dans ma thèse intitulée "De l'autobiographie à la fiction ou le je (u) de l'écriture : étude de L'Amour, la fantasia et d'Ombre sultane d'Assia Djebar", soutenue en décembre 1995 sous la direction de M. Charles Bonn, à l'Université Paris XIII.

[2] D'après Philippe Lejeune dans son ouvrage : Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.

[3] Georges Gusdorf, Auto-Bio-Graphie : Lignes de vie II, Odile Jacob, 1991.

[4] Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, Editions du Seuil, Paris, 1966, p. 180.