Vigdis OFTE,
Université d'Oslo
Pour de nombreux lecteurs, le
roman de Kateb Yacine Nedjma (1956) pose la
question fondamentale de la construction de la nation son histoire, son identité,
sa culture. Nedjma se proclame implicitement
comme un roman sur lidée de nation. Dans lAlgérie des années cinquante, il
était important que quelquun se chargeât dexprimer et de nommer la nation
qui avait commencé à se figurer indépendante, libre de la gestion coloniale. Ce qui
était à formuler, cétait lidentité nationale. Il faudrait tout à la fois
la trouver, la constituer, la promouvoir et linstitutionnaliser. Nedjma constitue lexpression du double
processus de transmission et de constitution de cette identité. Lengagement
politique même de Kateb Yacine, ainsi que les circonstances qui ont entouré la
publication du roman, nous autorisent à voir dans Nedjma
un texte national et politique. On ne peut, à notre avis, rendre justice à ce roman sans
tenir compte, en le lisant, de son aspect politique. Ceci ne signifie pas pour autant que
lon fasse de ce roman une lecture mimétique/réaliste.
Nedjma
apporte la preuve que la représentation de la nation ne doit pas obligatoirement se
produire sur un mode traditionnel et réaliste. Ce sera le thème fondamental de cet
article. Dans Nedjma, la nation napparaît
pas comme un résultat, mais comme une production, une réalité en train de se
constituer. Afin de la représenter, le texte fait circuler et négocier les différents
modes dexpression de la nation.
Selon Benedict Anderson,
théoricien britannique de lidée de nation, cette dernière est étroitement liée
aux media discursifs. Prenant appui sur la formation de la nation européenne à partir de
la fin du dix-huitième siècle, il montre, dans Imagined
communities, de quelle façon lessor de la nation européenne moderne,
cest-à-dire de la nation comme représentation ("the possibility of imagining
the nation"), est lié à lessor de deux media : le journal et le roman.
La littérature a pris part à la formation de lEurope grâce à linstitution
de ces deux media relevant de lécrit qui, chacun à leur façon, ont permis de se
représenter, ou plus exactement de penser la
nation. Le
roman et le journal ont alors permis à "a rapidly growing number of people to think
about themselves, and to relate themselves to others, in profoundly new ways"
(Anderson 1991, p. 36). Le roman
parvient entre autres à représenter la vie nationale par la généralisation et la
diversification, en créant des personnages dans lesquels chaque citoyen peut se
reconnaître dune façon ou dune autre, et en reproduisant la structure de la
nation. [1] Le roman Anderson entend
par-là le roman traditionnel réaliste est capable de rendre compte
dactivités simultanées qui rassemblent les individus en une communauté
imaginaire : "The members of even the smallest nations will never know most of
their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in the minds of each lives the
image of their communion" (Op. cit.,
p. 6). En représentant des traits
généraux dans une structure qui reproduit la formation de la nation, le roman réaliste
contribue à concrétiser lidée même de simultanéité. [2] Cela veut dire quil est capable de mettre en scène
et rassembler les individus de la nation dans une sorte daction commune imaginaire.
Le roman rend possible "the idea of nation", et excelle à lui donner une
"sociological solidity" (Op. cit.,
p. 30).
Anderson, par son étude de la
nation comme formation imaginaire, apporte une contribution considérable à la recherche
contemporaine sur lidée de nation. Cependant, son analyse présente deux aspects
sujets à caution : dune part, il simagine que la nation, à un moment ou
à un autre, finira par saccomplir ; dautre part, et cela découle de ce
qui précède, il entend exclusivement, par "roman", le roman réaliste. On
dirait que pour lui, le mode mimétique rend possible létablissement dune
nation homogène. Puisquil conçoit la nation comme un produit fini, le recours à
dautres modes de représentation que le mode mimétique/réaliste, selon lui,
nest pas nécessaire.
Montrer la nation dans sa
totalité est donc possible, daprès Anderson, à laide du mode mimétique,
qui est le mode dominant du réalisme. Ce mode établit des limites discursives, parce
quil subordonne lexpression au sens et respecte les principes de la
linéarité. Cependant, la portée de cette forme est réduite par son incapacité à
représenter la nation en tant que procès, parce quelle ne peut exprimer ni le sens
ambivalent de la nation, ni ses limites, qui sont instables, internes et variables. Au
contraire, le mode mimétique efface ces éléments, et suppose que lon considère
comme clairement établies non seulement les limites du texte, mais aussi celles de la
nation. On peut cependant se demander si la nation pourra jamais se constituer comme une
forme achevée, cest-à-dire homogène, et cohérente.
Il ne faut pas, à notre avis,
limiter le problème de la représentation de la nation au seul roman, ni sen tenir
au système dun genre donné. Le système traditionnel des genres connaît une
dissolution progressive depuis lépoque romantique, comme nous le prouvent les
recherches récentes sur le genre. [3] Depuis que la distinction entre épopée, drame et poésie
est devenue caduque, on a vu naître une quantité indéfinie de nouveaux genres et
sous-genres littéraires, tous hybrides. En même temps, on a arrêté de considérer les
genres comme des catégories substantielles, essentielles et anhistoriques.
Selon Jacques Derrida dans
"La loi du genre", le genre est plutôt un trait dans le texte quune
catégorie à laquelle appartient le texte. Cela signifie que le genre, ou la marque du
genre, ne fait que participer au texte "participation sans appartenance
[
] ; cette participation [
] nest jamais une appartenance"
(Derrida 1986, p. 256-264). Si nous faisons une transmission de genre à nation
notons, à ce propos, que les sens étymologiques de "nation" et de
"genre" associent les deux notions, tous deux signifiant
"naissance" [4] notre question sera la suivante : de quel genre
la nation relève-t-elle, et comment la nation et lidentité nationale
opèrent-elles en tant que trait dans le texte ? Le paradoxe de lidentité est
le suivant : "you must travel to disclose it" (Rancière 1994, p. 33).
Le sentiment didentité est donc lié à lerrance, au déplacement et au
mouvement, au passage de frontières. La traversée des frontières, géographiques comme
génériques, contribue à une interprétation et à une production culturelles du sens.
Pour en revenir à Nedjma, le réalisme y est certes présent. En
effet, la première partie du roman, dont la lecture ne pose en gros de problème ni de
structure ni de construction, est écrite sur le mode réaliste, quil sagisse
de sa logique, causale et chronologique, ou du récit. Cette première partie retrace la
période de travail au chantier, et montre lopposition et les conflits qui se
développent entre les différents camps. On y rencontre les quatre protagonistes
masculins. Ils travaillent sur un chantier sous les ordres du contremaître M. Ernest,
représentant autoritaire et dictatorial du pouvoir colonial. La jeune Suzy, sa fille,
passe aussi beaucoup de temps sur le chantier. Nous rencontrons aussi, hormis les autres
travailleurs et les autres habitants, M. Ricard, lentrepreneur. Dun bout à
lautre, la première partie adopte un principe de composition conséquent. Elle
prend appui sur des situations dopposition, sur des confrontations, déclarées ou
plus cachées, plus indirectes, entre les différents camps. La division qui survient à
lintérieur de la cohésion et de la conscience coloniales est essentiellement
illustrée dans Nedjma par les rapports entre
colons et colonisés. Cest sur eux, en dépit de lattention accordée aux
conflits internes des groupes, que lintérêt se concentre essentiellement.
Laccent est mis en grande partie sur des ressemblances uniformisantes, alors que les
ressemblances internes sont négligées. Kateb Yacine donne limpression
dinstaurer une logique binaire, un modèle fait doppositions dans lequel on
trouve, dun côté, colonisés et opprimés, de lautre le colon qui exerce
loppression. Le récit de cette première partie se veut homogène, et cela
dérange. Malgré lintérêt porté aussi par lauteur aux différences
internes, on a limpression que quelque chose se cache derrière ce récit homogène
qui produit des stéréotypes. On dirait que Kateb Yacine représente le conflit colonial
comme un conflit aux positions claires et sans équivoque. Loppression des colons
est générale, et cest cela qui est présenté comme la base de toute connaissance.
Daprès le théoricien de
la littérature Homi K. Bhabha, le réalisme est un genre répressif et impérialiste. Il
se fonde sur lidée que lacte de nommer est mimétique et colonisateur. Bhabha
rapproche le roman réaliste du discours du colon, qui immobilise et enferme dans des
stéréotypes :
[C]olonial discourse produces the
colonised as a fixed reality which is at once an 'other' and yet entirely knowable and
visible. It resembles a form of narrative whereby the productivity and circulation of
subjects and signs are bound in a reformed and recognisable totality. It employs a system
of representation, a regime of truth, that is structurally similar to Realism. (Bhabha 1994, p. 70-71).
Le mode rhétorique du roman
réaliste est la métonymie, plus exactement la synecdoque. [5] La partie doit en principe se substituer au tout, et former
avec lui un ensemble solidaire. Le réalisme, pourrait-on dire, se fonde sur une
conception symbolique de lunité, sur lidée dune coïncidence entre la
fiction et la réalité. La critique du réalisme de Bhabha est une critique indirecte du
réalisme national selon Benedict Anderson. Si lon sen tient à ce que dit
Bhabha, le réalisme dAnderson nest rien dautre quune nouvelle
forme de colonisation.
Si lon prend acte de la
division du signe, il sen suit que dire la nation ne signifie pas quon le
fasse de façon mimétique-réaliste. Comme lécrit Bhabha dans son introduction à Nation and Narration :
To encounter the nation as it is
written displays a temporality of culture and social consciousness more in tune with the
partial, overdetermined process by which textual meaning is produced through the
articulation of difference in language ; more in keeping with the problem of closure
which plays enigmatically in the discourse of the sign. Such an approach contests the
traditional authority of those national objects of knowledge Tradition, People, the
Reason of State, High Culture, for instance whose pedagogical value often relies on
their representation as holistic concepts located within an evolutionary narrative of
historical continuity. (Bhabha
1990, p. 2-3).
La nation en tant quécrit
implique que lidée de nation soit communiquée par un sens et une différencialité
textuels. Lire la nation, ce nest pas seulement interpréter des actions, visibles
et mémorisables, mais cest aussi être conscient de la nation telle quelle se
produit et sexprime dans le texte, sur le plan narratif et par bribes,
cest-à-dire la nation telle quelle sécrit. La (les) lecture (s) doit/doivent prendre
en considération et préserver lhétérogénéité du texte :
"Postcolonial discourses require forms of dialectical thinking that do not disavow or
sublate the otherness (alterity) that constitutes the symbolic domain of psychic and
social identification" (Bhabha 1994, p. 173).
On peut se demander pourquoi
Kateb Yacine a adopté un récit réaliste dans la première partie du roman. On dirait
quil tombe dans le piège décrit par Bhabha dans sa mise en cause du mode
mimétique. On peut cependant émettre plusieurs réserves au sujet du réalisme de Kateb
Yacine. Si lauteur a opté pour une rhétorique et une forme de représentation
réalistes dans la première partie, il na cependant pas observé le modèle du
roman réaliste en ce qui concerne "le reste", cest-à-dire le contenu,
dans la mesure où lon ny trouve pas darrière-plan solide, constitué
de faits sociaux, dans lequel se jouent la psyché individuelle ou collective. En dépit
des références historiques du roman, de son enjeu politique et de son profil
idéologique, on y trouve peu dévocations extérieures de la société et des
personnages. Kateb Yacine ne représente pas le sujet enraciné dans un contexte ou un
ensemble social, et dans cette mesure, tous ses sujets sont absents et sans substance. Ils
ne sont pas situés, nont aucun endroit précis où se trouver. Au lieu de cela, ils
se déplacent à lintérieur de locations mouvantes.
La logique binaire mise en place
au cours de la première partie de Nedjma est,
de plus, minée dans les autres parties du roman, qui consacrent le rejet du mode
mimétique. Les oppositions internes y sont de plus en plus fortement formulées. Les
conflits et linstabilité finissent peu à peu par diviser les quatre personnages
principaux. La différence "entre" devient plus nettement une différence
interne.
De plus, un autre aspect sape le
début réaliste du roman. Le début de la séquence douverture, écrite sur le mode
réaliste, est repris à la fin du roman. Mais dans cette reprise, la mimesis ne fonctionne pas de façon mimétique au
sens habituel du mot. Au lieu déprouver leffet rassurant de la reconnaissance, nous éprouvons leffet
déstabilisant et gênant de la répétition.
Cette fois-ci, la référence nest plus constituée ni par le monde extérieur ni
par le hors-texte, mais bien au contraire par des parties du commencement du texte
lui-même. Cette fin réduit à zéro la séquence douverture en lui imprimant la
marque de la répétition et de la reproduction. Voilà dune certaine façon le
réalisme condamné en tant que genre, et la mimesis nest plus quun trope
parmi tant dautres [6] : cest cela que montre Kateb Yacine en écrivant
Nedjma. En alternant entre les genres, il
introduit un débat sur le genre à lintérieur du texte. Il met le genre réaliste
en scène dans un rapport dialogique avec les autres genres. De cette façon, le problème
posé est non seulement celui de la notion de nation, mais aussi celui de la
représentation de la nation en tant que phénomène.
Dans la seconde partie, la
structure narrative se fait lâche, mouvante, hachée. Le point de vue presque figé,
statique, y perd sa prééminence. Il sinstalle une analogie entre la nation
abstraite et la figure féminine de Nedjma. La représentation de lidée de nation
se fait indirecte et ambiguë, en même temps que le texte adopte un cachet de plus un
plus allégorique. La représentation positive, directe et réaliste se déplace et le
texte tend vers une représentation implicite et bien plus complexe. De cette façon,
Kateb Yacine abandonne la forme réaliste comme "an endless chain of cause and effect
or of radical separations between past and present" (Anderson), et donc le traitement
de lhistoire et de la temporalité qui en relèvent.
Le temps de Nedjma a perdu son homogénéité.
Nedjma met
en mouvement plusieurs genres. Ces derniers sont reliés aux quatre protagonistes
masculins, qui illustrent tous différentes attitudes vis-à-vis des concepts de nation et
didentité nationale. Par exemple, Lakhdar illustre le récit du corps, [7] Mourad la dystopie. Mustapha représente le journal, alors
que Rachid incarne la pastorale et lallégorie. Cest ce dialogue entre les
formes littéraires qui crée la nation. Nous nous intéresserons ici plus
particulièrement à la pastorale et à lallégorie.
Rachid, laîné des quatre
protagonistes, a perdu son père et recherche le meurtrier de ce dernier. Le père de
Rachid, professeur duniversité démis de ses fonctions, est mort juste avant la
naissance de Rachid, au cours dun drame de jalousie dont la mère de Nedjma a été
lenjeu. La mère de Rachid est la quatrième épouse de son père. Jeune étudiant,
Rachid est à la tête du "Congrès musulman", ce qui provoque son renvoi de
luniversité. Rachid quitte ensuite Constantine, sa ville natale, et sengage
dans larmée, mais déserte peu après. Il associe son existence itinérante du
moment avec la quête des origines de lidentité collective, des origines de Nedjma,
la recherche du meurtrier de son père et de sa propre identité. Une quête mène à
lautre. Rachid se tourne vers le passé, vers lensemble des ancêtres de la
nation, lhistoire et lhéritage culturel. Il se livre à une étude de la
lignée quil suppose être la première dAlgérie, celle de la tribu Keblout.
En remontant jusquà laïeul Keblout, il cherche une réponse à sa question
sur lidentité de son peuple. La quête de sa propre identité est donc subordonnée
à cette quête plus large. Lidentité commune, mise à jour, doit lui livrer sa
propre identité ; les réponses à la question de lidentité nationale se
feront vérité sur lui-même.
Pour Rachid, la quête de sa
propre identité et dune compréhension de soi-même, saccomplit sous la forme
dun voyage géographique et mental, qui sera aussi un voyage dans le temps. [8] Rachid reconstruit lhistoire, cest-à-dire
plusieurs siècles de lhistoire de la lignée, et veut dialoguer avec elle. La
question de son origine est la raison constante et latente de la reconstruction de
lhistoire de la lignée et de ses légendes. Le passé et les ancêtres
représentent lorigine. Afin détablir à la fois la nation et une identité
nationale, Rachid recherche la source de la nation. Alors que les ancêtres représentent,
dans la conscience de Rachid, une tradition dhonneur et dintégrité,
lhistoire plus récente de la lignée témoigne dune défaite. Les pères sont
morts, ou bien ils ont trahi enfants, famille et lignée et donc leur héritage
culturel. Le père de Rachid, ainsi que Sidi Ahmed, celui de Lakhdar et de Mourad, ont
été les amants de la mère de Nedjma, ce qui na pas eu pour seule conséquence la
trahison de leurs mères, mais aussi celle de la tradition et des ancêtres. En effet, la
mère de Nedjma, "la Française", représentait lOccident, linconnu.
La trahison des pères met leurs enfants à lépreuve. Rachid dit :
Des hommes dont le sang
déborde et menace de nous emporter dans leur existence révolue, ainsi que des esquifs
désemparés, tout juste capables de flotter sur les lieux de la noyade, sans pouvoir
couler avec leurs occupants : ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent,
substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience
d'orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire
ou à déraciner, l'ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la
trace, [...]. Ce sont nos pères, certes ; des oueds mis à sec au profit de moindres
ruisseaux, jusqu'à la confluence, la mer où nulle source ne reconnaît son
murmure : l'horreur, la mêlée, le vide l'océan et qui d'entre nous
n'a vu se brouiller son origine comme un cours d'eau ensablé, n'a fermé l'oreille au
galop souterrain des ancêtres, n'a couru et folâtré sur le tombeau de son père... (p. 97).
Rachid transmet son message à
laide de deux images. Dans la première, les pères ont abandonné derrière eux des
vaisseaux échoués que leurs fils infortunés parviennent à peine à faire flotter. Dans
la seconde, la métaphore de leau se poursuit. Rachid sen tient ici à une
représentation traditionnelle de la nation comme fleuve. Le problème de sa génération,
selon lui, est que le fleuve de la nation a perdu sa forme originelle, puisque le cours en
a été modifié. Les pères nont pas réussi à diriger leau, provoquant
ainsi la mise à sec des oueds. Leau a pris une autre direction. De petites
ramifications lont conduite à la mer, où elles se sont mêlées à
limmensité de la mer. Le fleuve, ainsi que sa source, sest dissous dans
locéan, "où nulle source ne reconnaît son murmure". Les cours
deau asséchés représentent la rupture entre le passé et le présent. Le cours du
fleuve nest plus linéaire, vertical, diachronique, mais prend maintenant part au
mouvement synchronique de locéan, dont le fleuve a rencontré laxe
horizontal. La contemporanéité succède à la temporalité diachronique du fleuve.
Rachid a tout de même décidé de rechercher la source, lorigine de la nation. Cela
conduit ses pas au Nadhor, que lon suppose être le berceau de la lignée Keblout.
Le séjour de Rachid au Nadhor
est retracé en détail dans le texte. Rachid est avec Nedjma et Si Mokhtar. Le Nadhor
représente non seulement lorigine de la nation, mais aussi le temps de sa grandeur.
Lun comme lautre expliquent lattirance de Rachid pour cet endroit. En
pénétrant au Nadhor, nous nentrons pas seulement dans lAlgérie passée et
originelle : nous sommes aussi transportés dans le monde de la pastorale, et donc
dans lidylle pastorale.
Si Mokhtar, Rachid et Nedjma
voyagent à la façon des nomades, mais ils ont un but, à savoir le sommet du mont
Nadhor. Ils dorment sous la tente ou fabriquent des petites huttes couvertes de paille, et
passent les soirées devant le feu ou à la lueur de la lampe à pétrole Si
Mokhtar frappant sur ses tambours et Rachid pinçant son luth instrument de la
pastorale par excellence :
Nous formions, il est
vrai, une assemblée indigne d'un éclairage soutenu : amants timides à l'ombre d'un
aïeul et la lampe sans verre de Si Mokhtar, en renouvelant les ténèbres,
devenait avec mon luth un irrésistible centre d'attraction, [...]. Il faut dire que nous
étions tous les trois, enfin ! dans la période de repos que nous avions toujours
souhaitée, depuis des années de perpétuel exil, de séparation, de dur labeur, ou
d'inaction et de débauche, enfin nous retrouvions les derniers hectares de la tribu, la
dernière chaumière [...]. (p. 135).
Laction a quitté la
réalité sociale du moment. Rachid savoure la paix idyllique, la musique et la lueur du
feu. Il jouit aussi de Nedjma, toujours à distance : elle est "lamante
inaccessible". Si Mokhtar et Rachid ont enlevé Nedjma. Ils sont allés la chercher
dans la maison quelle partage avec son époux. Pour Rachid, cet enlèvement
nest pas uniquement mu par la jalousie, mais par un besoin de recontextualisation. Tout dabord, Rachid
désire arracher Nedjma au présent et la situation socio-politique du moment ; il
veut aussi lenlever à sa vie quotidienne, à son contexte ordinaire. Cest
donc le désir de déplacer Nedjma physiquement qui est la raison du voyage. Il faut
expatrier et déterritorialiser Nedjma. En dautres termes, elle doit prendre une
nouvelle signification.
Cet aspect du déplacement de
Nedjma par Rachid vaut la peine que lon sy arrête. En effet, ce déplacement
a été dirigé, et la nouvelle signification a déjà été décidée par avance.
Lexpatriation est suivie dun rapatriement. Affranchir Nedjma dun cadre
donné en loccurrence, pour Rachid, celui du temps présent et de la vie
quotidienne nimplique pas laccès à un monde libre, ouvert et sans
frontières. Cela implique, certes, un glissement et une production de sens, mais en même
temps une conservation, une restauration et une stabilisation du sens. Rachid veut faire
passer Nedjma dans un ordre social pastoral, linstaller à lintérieur
dune terra pastorale et délimitée.
Rachid tente donc de transcender
le temps présent, en passant dans un ordre mythique. Là, dans cette atmosphère mythique
extraordinaire, il souhaite donner à Nedjma une nouvelle existence. Bien que Rachid
souhaite tourner le dos à la politique de son époque, son voyage au Nadhor et son
séjour en ces lieux bucoliques ne signifient pas quil abandonne les questions
dordre politique pour autant. Au contraire, ce voyage dans un monde pastoral, dont
le romantisme semble sans équivoque, possède un objectif politique clair. En
établissant de nouveaux contextes, en rendant possibles dautres sens plus larges,
Rachid se propose de trouver les bases nécessaires à lélaboration dune
position politique. Mais en même temps, ce que Rachid souhaite obtenir, au-delà du
domaine épistémologique, cest bien évidemment Nedjma. Dans la conscience de
Rachid, le désir de connaissance ne se sépare pas du désir physique, émotionnel,
quil éprouve pour Nedjma. Nous pourrions même dire quen se
recontextualisant, et donc en sinstallant dans un Nadhor virginal, pur et innocent,
Rachid essaie, de façon pourtant paradoxale, de satisfaire ses besoins érotiques en sus
de son besoin épistémologique.
Cette tentative de
recontextualisation et de reterritorialisation totales de Nedjma prend la forme dun
voyage nostalgique, ou dune quête de lorigine, dun cadre paisible et
champêtre. La description de cet environnement pastoral exprime aussi un regard
élégiaque porté sur le passé. Elle glisse vers une sorte délégie pastorale,
parce que Rachid, aussi bien que Si Mokhtar, en se tournant vers le passé, expriment
nécessairement leur tristesse. Tous deux pleurent les membres disparus de la lignée,
leurs propres prédécesseurs lâge dor perdu de la lignée. Le séjour
au Nadhor se situe hors du temps et de lespace (il est difficile à situer dans le
déroulement de laction du roman, pratiquement impossible à reconstituer il est
vrai [9]). La temporalité elle-même, au Nadhor, semble se placer
hors du temps ordinaire, et le temps semble sy annuler. Rachid a abandonné non
seulement son contexte social ordinaire, mais aussi le temps historique. Ce que le Nadhor
incarne, cest la temporalité de la pastorale.
Pour Rachid en proie à la
nostalgie, la pastorale illustre la société idéale à laquelle il aspire. Après
"des années de perpétuel exil", il est enfin parvenu en un lieu où il se sent
en paix, chez lui, en sécurité. Le Nadhor lui offre lexemple dun ordre
fondé sur la paix, la tolérance et les vraies valeurs de la tradition, dans laquelle on
savoure récits et musique autour du feu, où la simplicité se fait vertu. Dans cette
société, les hommes vivent en accord avec la nature et ses forces. Il sagit aussi
dun ordre patriarcal, où les vieux sont les plus vieux et les femmes des femmes,
dun système hiérarchique dans lequel chacun a un rôle clairement défini. Ce qui
relève de la campagne, de la nature, est mis en valeur comme étant tout à fait positif,
par opposition à ce qui relève du domaine urbain, associé au mal. Les trois personnages
eux-mêmes forment déjà une microsociété pastorale, avec à sa tête, Si Mokhtar,
figure de lautorité. Cette microsociété offre une image et une répétition de
lidéal de Rachid.
En un mot, le Nadhor incarne les
valeurs de Rachid. Rachid, on le devine, incarne une position claire dans un débat
largement répandu dans la société arabe, à savoir "the ongoing and perennial
debate", comme le dit Barbara Harlow, "over traditionalism and
modernism" :
Partisans of traditionalism insist
that only a return to the authentic values and mores in the past, of the ancestors (al-aslaf), will restore the
integrity of Arab character and society. Modernism's proponents, on the other hand,
maintain that the Arab world must adapt to and adopt the demands of the present, usually
articulated by the Western powers, if they are to enter the history of the future. (Harlow 1994, p. 297).
Rachid semble refléter le point
de vue courant, et dichotomique, selon lequel il faut choisir entre la tradition et le
modernisme. Cette opposition binaire entre une vie simple et la vie moderne relève
dune dichotomie elle-même typique de la pastorale en tant que forme et idéologie. Selon M. H. Abrams,
une uvre est pastorale "if it contrasts simple life with complicated life, to
the advantage of the former" (Abrams 1985, s. 128). Cela devrait pouvoir signifier que la pastorale, dans sa
forme originaire, est un genre politique.
Laspect politique de la pastorale apparaît clairement dans le récit de
Rachid : dans sa peinture dune vie rurale doù les ambitions politiques
ont apparemment totalement disparu, il exprime pourtant des idées et un message
politiques. Le Nadhor constitue lexpression du nationalisme pastoral de Rachid. Si
nous nous en tenons à lacception traditionnelle de la pastorale (opposition dans
laquelle la vie rurale lemporte sur la vie moderne) de nombreuses uvres de
lhistoire littéraire sont du reste des pastorales.
Rachid, ironie du sort, ne peut
prétendre faire partie de cette société. Il sétait en principe rendu au Nadhor
pour y rester, mais les membres de la tribu, qui laccusent davoir trahi leur
lignée, ne veulent pas de lui. Pourtant, du point de vue de Rachid, le Nadhor continue à
illustrer un passé perdu mais chargé de sens. Lidée quil se fait de ce
passé le ramène à la société et au temps historiques. Lorsquil "passe la
frontière" pour retourner sur ses pas, il perd non seulement Si Mokhtar, mais aussi
Nedjma. Pour Rachid, les conséquences de la recontextualisation sont lourdes : elle
a entraîné un glissement de sens permanent, aux suites plus graves que prévu. En effet,
Nedjma appartient désormais aux ancêtres et à la tribu du Nadhor. Rachid raconte :
- Écoutez, dis-je,
[...]. Vous ne pouvez emporter Nedjma maintenant. Bref, nous vous demandons de partager
quelques jours notre existence...
- S'il meurt [Si Mokhtar], nous pouvons l'admettre au cimetière. Mais il faudra partir
aussitôt après, et nous laisser sa fille.
En désespoir de cause, j'acceptai. Nedjma sanglotait près de son père brûlant de
fièvre ; je m'étendis de l'autre côté, et m'endormis cette fois sans tarder. Je
rêvai de Si Mokhtar [...]. Quand mon rêve prit fin, Si Mokhtar était mort. Je me
trouvais seul avec le cadavre. Nulle trace de Nedjma. Enfin parut le vieux messager [...].
- La fille est au campement, m'apprit le vieux. Éloigne-toi maintenant. Nous allons laver
le mort. (p. 148).
Cest parce que la tribu le
veut que la recontextualisation a lieu. Aux dires de tous, Nedjma appartient à la famille
Keblout, il faut en conséquence la reconduire au campement. Cest au nom même de
son idéal, laïeul Keblout, que Rachid perd Nedjma. Après la mort de Si Mokhtar,
Nedjma se cache derrière la toile de tente, mais des envoyés de la tribu lui intiment
lordre de paraître à visage découvert. La tribu Keblout a besoin de Nedjma. Une
fois au campement, elle va changer de statut et de fonction, et apporter à la tribu un
bien dordre concret : pour les derniers membres de la tribu, il est important
de se perpétuer, et, par là, de veiller sur la mémoire des Keblout. Dune certaine
façon, Nedjma constitue un dédommagement du préjudice que sa mère, en son temps, avait
fait subir à la tribu. Ainsi que Rachid le souligne, cétait la mère de Nedjma
"qui avait fait exploser la tribu, en séduisant les trois mâles dont aucun
nétait digne de survivre à la ruine du Nadhor" (p. 178). Il est
difficile, le texte ne disant rien de plus, de savoir si la tribu mène une autre
politique que celle qui consiste à essayer de se perpétuer. Nous ne savons pas non plus
sil existe, à cette tentative agressive, dautres raisons que le besoin
évident et violent de se procurer des mères. Cette raison peut faire partie dun
projet beaucoup plus large. Les descendants de Keblout simaginent manifestement que
Nedjma va leur apporter quelque chose de positif, à savoir une descendance (et dans ce
cas ils obtiendraient ce que nul avant eux na pu obtenir). Il est probable que
lagrandissement de la famille contribue non seulement au maintien de la lignée,
mais aussi à la restauration de sa grandeur et de sa puissance, lui assurant ainsi, pour
lavenir, une influence nationale. Nedjma représente peut-être, pour la tribu de
Keblout, le début dun projet impérialiste.
Nedjma est devenue inaccessible
à nos quatre protagonistes. Rachid a rendu définitivement impossible, pour lui comme
pour les trois amis, tout contact physique avec cette femme quils désirent si
fortement. En dautres termes, la pastoralisation de Nedjma par Rachid est frappée
de stérilité.
Cest donc seul que Rachid
sen retourne du Nadhor. Il ne sen retourne cependant pas les mains vides, mais
riche du rêve dun passé auquel il parvient à faire franchir les limites du temps
et de lespace. Rachid projette le passé dans lavenir, et suspend le présent,
qui ne compte manifestement pas pour lui.
En se déplaçant dans le paysage
de la pastorale, géographiquement représenté par le Nadhor, Rachid sait quil se
dirige vers lorigine de la nation. Le Nadhor nest pas un paysage neutre pour
autant, sans culture ni signification. Au contraire, Rachid se déplace à
lintérieur dun paysage totalement politisé, puisquil voyage sur le sol
de ses ancêtres. Le Nadhor, en tant que lieu, constitue donc un champ de signification
politique. Lourdement chargé de signes et de sens, il se trouve à la fois à
lextérieur et à lintérieur de lhistoire. Dun côté, Rachid se
détourne du temps historique, de lautre, il ne parvient pas à se détourner de
lhistoire elle-même. Le Nadhor est pourtant le lieu où Rachid peut se libérer
dun système de sens urbain, et sorienter à partir de nouveaux points de vue.
Le Nadhor représente, de plus,
un autre aspect. Cest précisément dans cet environnement pastoral que Rachid entre
aussi en contact avec la tradition nomade. Nous voici à nouveau en présence dun
modèle politique caractérisé par le déplacement, louverture et
lhétérogénéité. Ce modèle se reflète dans le paysage nomade, paysage sans
centre ni limites territoriales, sans constructions ni autres signes visibles ou concrets
dune activité humaine. Un modèle politique caractérisé par le déplacement et la
non-permanence est très loin de lidéal de Rachid, mais cest pourtant ce
modèle que lon trouve esquissé là, inévitablement lisible dans le paysage où
Rachid se déplace, et quil décrit au lecteur. Lidéal nomade est présenté
indirectement comme une solution politique. Une atmosphère pastorale dans un paysage
nomade constitue un paradoxe. Dans le paysage nomade, lidée de nation est
rattachée au mouvement, au changement, à ce qui est hétérogène et synchronique, et
qui, sans arrêt, "must be turned into the signs of a national culture" (Bhabha
1994, p. 145). Cest cet aspect de la vie quotidienne que Rachid combat en
enlevant Nedjma.
Le Nadhor de Rachid est donc un
lieu ambivalent, qui illustre et introduit deux normes sociales, deux façons
dinterpréter le monde, qui sopposent politiquement. Il sagit de façons
différentes de penser la nation. Au sens
figuré, il sagit de formes différentes de représentation de la nation. Il ne faut
pas perdre de vue que lobjectif du voyage de Rachid, au demeurant fort romantique,
est politique avant tout. La représentation de la nation constituera toujours un but
subordonné à lélaboration dune politique nationale, dans la mesure où
chaque nation est préoccupée par limage à donner delle-même à
lintérieur comme à lextérieur. Apparaissent ici les contours dune
représentation ouverte, relative et performative (le récit nomade), et ceux dune
représentation fondée sur la diachronie, et la transmission pédagogique aux formes
clairement établies (le récit pastoral). Dans le premier, la nation prend la forme
dun texte narratif capable de se renouveler ; dans le second, celle dun
récit cautionné par lautorité et la légitimité que lui fournissent la
référence aux origines et à la tradition populaires. Ce dernier implique une
compréhension essentialiste de la nation et de sa culture.
La conception performative et
nomade de la nation est incarnée dans le texte par le récit de Mustapha, auquel nous
allons nous consacrer brièvement maintenant. Vers la fin de la seconde partie de Nedjma, nous butons sans ambages sur un nouveau
titre à lintérieur du texte : "XI. Carnet de Mustapha". Ce titre
désigne le genre du texte qui suit (la question est de savoir sil faut sy
fier), ainsi que le nom de son auteur supposé. Il est impossible de dire si ce titre est
le fait de Mustapha ou de "lécrivain". Le titre est une marque du genre.
En tant que tel, il se situe hors du texte quil précède. Il sagit dun
supplément, non dun élément appartenant au texte. Comme lécrit Derrida,
"la re-marque dappartenance nappartient pas" (1986, p. 264).
Mais si ce titre nappartient pas au texte qui suit, il fait pourtant, ou
probablement, partie intégrante du texte qui le précède ou qui le suit. Sil
sagit là du titre choisi par lécrivain, il fait partie du roman Nedjma. Sil sagit du titre choisi pas
Mustapha, il ne fait pas partie du roman, mais participe pourtant au texte de Mustapha.
Ces insertions sont désignées
comme "carnet", puis comme "journal". Pour Mustapha, la vie
quotidienne compte davantage que le passé. Il rédige un journal, et cela dans les deux
sens du terme : il écrit au jour le jour, en même temps quil parle du
quotidien. Il parle de lui, de sa famille, de son environnement social. Il raconte le
début de son séjour à Bône, chez un marchand qui lengage comme professeur, pour
lui-même et ses amis et voisins analphabètes. Mustapha observe la vie autour de lui. Il
parle des moments passés au café, de ses amis, de lenfance de Nedjma. Le tout est
relaté dun point de vue contemporain. Il sappuie dordinaire sur ses
propres expériences, à partir desquelles il aborde les événements de la société de
son époque. Il sen tient donc à une
temporalité performative, individuelle et relative "the fluctuating movement
that the people are just giving shape to"
(Fanon, in Bhabha 1994, p. 152). Le genre
incarné par Mustapha, personnel et tourné vers le présent, nest évidemment pas
représentatif en soi du nomadisme. Il est cependant rattaché au nomadisme dans Nedjma par le mode performatif.
Les descriptions de Mustapha
adoptent un ton nettement subjectif. Ce quil écrit dans son journal revêt
cependant une fonction politique, parce quen sexprimant, il exprime aussi la
nation. En dépit de lintérêt porté à son époque, Mustapha associe Nedjma à
lidée de nation, et se laisse guider comme les autres protagonistes par une
fascination sans bornes pour cette figure féminine. Nedjma devient ainsi la projection
dun désir didentité, sur le plan à la fois individuel et collectif.
Les différents points de vue des
protagonistes contribuent chacun à un récit qui porte sur la nation, et cest dans
léchange entre ces différents points de vue que sexprime cette dernière,
entre le récit pastoral et réactionnaire de Rachid dun côté, et le récit vivant
du journal de Mustapha de lautre. Le point de vue contemporain de Mustapha
interrompt la pastorale de Rachid, mais sans pour autant se poser comme autorité
créatrice. Les points de vue relatif et essentialiste concourent au récit sur la nation,
le plus important ici étant non pas la domination de lun par lautre, mais
linteraction qui existe entre les deux. Ils sont tous deux négociés à
lintérieur du texte, et se suppléent lun lautre.
Par ailleurs, Nedjma est aussi en mesure de nous dire quil
existe une figure pour exprimer lambivalence de cet échange et de cette
négociation, à lintérieur du texte, entre le point de vue essentialiste et le
point de vue performatif : il sagit de lallégorie. Lallégorie est
représentée, dans Nedjma et du point de vue de
Rachid, comme mode de pensée et comme vision du monde. Nous retournons au Nadhor,
cest-à-dire à ce qui survient après la pastorale.
La pastorale est une forme
ambiguë. Ce sur quoi elle sexprime indirectement dans Nedjma est dordre politique, portant sur le
régime et lorganisation de la société, sur des normes et des idéaux sociaux, des
valeurs politiques, etc. La pastorale, pour ainsi dire, énonce une éthique. On dit de la
pastorale quelle na pas pour objet de "counterfait or represent the
rustical manner of loves and communication ; but under the vaile of homely persons,
and in rude speeches to incinuate and glaunce at
greater matters" (Puttenham, in Montrose 1994, p. 88 ; souligné
ici). [10] Ainsi que Louis Montrose le souligne, la représentation
pastorale dun univers idyllique peut nous empêcher de saisir sa fonction politique,
son rapport avec ces "greater matters". Dans Nedjma, le genre pastoral na pas de lien
direct avec de vraies relations de pouvoir, ou avec loppression et la manipulation
féodales, contrairement à ce que lon observe dans la pastorale élisabéthaine. (Montrose, ibid., p. 90). Elle a cependant une fonction politique, dans la mesure où
elle présente un message et un idéal politiques.
Les conventions du genre exigent
que la pastorale maintienne une atmosphère utopique et idyllique tout au long du texte.
Cependant, le problème de Rachid est quil ne parvient pas à rendre ces conventions
valables. Tout dabord, un élément ironique suspend la pastorale ; en effet,
Rachid est prié par Nedjma de ne pas jouer du luth en sa présence, parce que cet
instrument lui rappelle son époux. Elle est ensuite totalement interrompue par le coup de
feu que reçoit Si Mokhtar (que ni Rachid ni Nedjma nentendent ni ne remarquent
daucune autre façon, ceci à cause du tonnerre). On conduit ensuite Nedjma au
campement du Nadhor, pendant que Rachid sen retourne seul à Constantine.
Conséquemment à la faillite du genre, Rachid est expulsé du Nadhor.
Ce nest pas la pastorale en
tant que telle, mais au contraire sa faillite, qui provoque la recontextualisation
définitive de Nedjma. Cette faillite fait cependant que cette recontextualisation
nest pas celle que Rachid avait imaginée.
La pastorale de Nedjma est dissoute. Par un coup de feu, comme
Rachid lapprend plus tard. Il y a là une ironie, mais nous savons aussi que Rachid
naurait en aucune façon pu empêcher la dissolution du genre. La question est
maintenant de savoir quel est le genre qui va remplacer la pastorale, et lon peut du
reste imaginer que certains éléments de la pastorale réapparaîtront dans ce nouveau
genre.
Après son séjour au Nadhor,
Rachid est obligé de revoir sa conception de la nation et de l'Histoire. Il prend
conscience de la naïveté de sa recherche des origines. De plus, il est indésirable dans
la société qui exprime le plus parfaitement ses idéaux et dont il ne peut prétendre
être membre.
Rachid abandonne sa tentative de
retrouver par la pastorale une époque inaccessible. Il essaie maintenant, à la place,
dexploiter de façon créative la distance qui sépare le passé révolu et le
présent dont il fait lui-même partie. Au moment où la pastorale se dissout, Rachid
passe dune tentative de reconquête à une tentative dinterprétation. Cette
dissolution nimplique pas pour autant une disparition totale de la pastorale. En
effet, bien quil ne séjourne plus dans une idylle utopique, Rachid maintient
cependant la quête du passé propre à la pastorale lorsquun autre genre lui est
imposé. Ce genre est la dystopie (cf. le départ du Nadhor, "la Terre
promise"). Un aspect essentiel du genre pastoral survit donc, pour réapparaître
sous une forme modifiée et moins politisée. On peut dire que pour Rachid, la pastorale
est absorbée par un troisième et nouveau genre, à savoir lallégorie, qui se
prête fort bien à lintérêt majeur que Rachid porte au passé [11].
Lallégorie, par ailleurs,
permet dexprimer quelque chose "en disant autre chose", ou
"dune autre façon". Le terme vient du grec allos, autre, et de agoreuein, parler. La personnification est une
forme courante de lallégorie. Grâce à lallégorie, des systèmes
conceptuels, comme ici la nation, sont transformés en images à lintérieur de
formes ou de systèmes narratifs, sans que les deux niveaux constituent un ensemble uni.
Les deux niveaux sont négociables. Dun
point de vue sémantique, la pastorale présente des points communs évidents avec
lallégorie : elle aussi, elle exprime quelque chose en disant autre chose. Les
ressemblances entre les deux genres nen sont pas toutes aussi évidentes pour
autant, parce que, malgré la ressemblance formelle et fonctionnelle de la pastorale avec
lallégorie, la différence interne en ce qui concerne le sens est beaucoup moins
clair dans la pastorale. Là où cette dernière présuppose le désir de restaurer le
passé, lallégorie cherche à en proposer une nouvelle interprétation. En
dautres termes, lallégorie supplée
là où la pastorale restaure. Cette dernière
implique un changement radical de la pastorale. Lentrée en scène de la dystopie
transforme donc la pastorale en allégorie.
Lallégorie survient
lorsque Rachid, après la dissolution de la pastorale, baisse les bras et repart à
Constantine et au fondouk. Cest au moment
où il y parvient quil devient un lecteur allégorique. Il reste au fondouk,
enveloppé dun brouillard de fumée provenant de sa pipe de haschisch allumée en
permanence. Cela entérine la fin de son voyage géographique à la recherche de la
vérité. Cest là quil sentretient avec le journaliste qui lui rend
visite (ceci est relaté dans les quatrième et cinquième parties). À partir dun
seul et même endroit, sa chambre au fondouk, Rachid
interprète sans fin le passé personnel et commun.
Après avoir voulu reconquérir
le passé grâce à la pastorale, Rachid tente maintenant de lui donner une nouvelle
interprétation, cest-à-dire de remplacer ou de suppléer son sens grâce à
lallégorie. Il peut de cette façon conserver le passé sans être obligé de le
recréer. Lallégorie opère précisément dans cette distance insurmontable entre
un passé et un présent qui, sans linterprétation allégorique, auraient été
perdus. Lintérêt que Rachid porte aux ruines est à cet égard
symptomatique :
La providence avait
voulu que les deux villes de ma passion aient leurs ruines près d'elles, dans le même
crépuscule d'été, à si peu de distance de Carthage ; nulle part n'existent deux
villes pareilles, surs de splendeur et de désolation qui virent saccager Carthage
et ma Salammbô disparaître, entre Constantine, la nuit de juin, le collier de jasmin
noirci sous ma chemise, et Bône, où je perdis le sommeil [...]. (p. 182).
Le même destin aura
voulu que les deux villes aient les ruines près d'elles. (p. 173-74).
Ici, un second "texte"
se présente comme le double allégorique du premier : Rachid met en parallèle
Constantine et Bône avec lancienne Carthage, et lit Nedjma à la lumière de
Salammbô, princesse de Carthage.
Dans Nedjma, lallégorie est présente non
seulement comme vision du monde mais aussi comme figure rhétorique. Cest le
personnage de Nedjma qui confère à la logique allégorique tout son poids. Lire Nedjma,
cest lire lAlgérie. Nedjma est une personnification de la nation ; son
histoire et celle de lAlgérie sont tissées du même fil.
La fonction de lallégorie
est rattachée à lobjectif politique poursuivi par le roman. Cela signifie que
cest en tant quallégorie que Nedjma
se constitue comme texte politique. Si lallégorie constitue une solution possible
de remplacement du mode mimétique, cest parce quelle est capable de formuler
la nation dans ce quelle a de différent et dambivalent, cest-à-dire la
nation comme procès. Cela est possible pour lallégorie car celle-ci, en tant que
forme ou signe, contient déjà la division et la disjonction, lécart et
lambiguïté. Lallégorie nétablit pas de frontières discursives ou de
sens ; elle se fonde au contraire sur souplesse et ouverture aussi bien du point de
vue du sens que du point de vue épistémologique. Comme lécrit J. Hillis
Miller, lallégorie "brings something into existence that has no basis except
in words [...] whether or not there is an extralinguistic basis" (Miller 1990,
p. 135). Elle est à la fois
représentative et constitutive. En tant que signe, elle contient la division qui lui
permet dexplorer lambivalence et linachèvement constitutifs de la
nation. Ainsi que Bhabha lécrit :
[A] nation-space in the process of the articulation of
elements : where meanings may be partial because they are in media res ; and history
may be half-made because it is in the process of being made ; and the image of
cultural authority may be ambivalent because it is caught, uncertainly, in the act of
'composing' its powerful image. (Bhabha 1990, p. 3).
Nous avons vu que le voyage de
Rachid vers la pastorale du Nadhor était motivé par le désir dinstaller Nedjma à
lintérieur dun nouvel ordre social, dun nouveau contexte, dune
nouvelle existence. Nous allons voir pour finir que le mode pastoral est très exactement
ce à quoi Nedjma soppose.
Pendant son séjour au Nadhor,
Rachid assiste à un spectacle inoubliable. Il voit Nedjma se baigner dans un chaudron
quelle a placé au soleil. Rachid a été installé par Nedjma elle-même à
lombre dun figuier, doù il ne peut voir que la bassine, jusquà
ce que Nedjma se lève pour sortir de leau. Rachid épie la scène, et, dans un
processus de fragmentation visuelle, concentre son regard sur certaines parties du corps
de Nedjma :
Elle parut dans toute sa
splendeur, la main gracieusement posée sur le sexe, par l'effet d'une extraordinaire
pudeur [...]. Je contemplais les deux aisselles qui sont pour tout l'été noirceur
perlée, vain secret de femme dangereusement découvert : et les seins de Nedjma, en
leur ardente poussée, révolution de corps qui s'aiguise sous le soleil masculin, ses
seins que rien ne dissimulait, devaient tout leur prestige aux pudiques mouvements des
bras, découvrant sous l'épaule cet inextricable, ce rare espace d'herbe en feu dont la
vue suffit à troubler, dont l'odeur toujours sublimée contient tout le philtre, tout le
secret, toute Nedjma pour qui l'a respirée, pour qui ses bras se sont ouverts. (p. 137- 38).
Rachid cite la main qui cache le
sexe, décrit les bras et les aisselles, sattarde sur les seins, les épaules. Il
est impossible au lecteur de se former une image complète de cette femme à partir des
parties du corps qui sont décrites. [12].
Le regard de Rachid est relayé
par celui dun personnage inconnu qui vient darriver, "le nègre",
allongé et caché sous un arbre tout près de là, et qui, lui, na pas vu Rachid.
Nedjma, qui par ailleurs ignore la présence de cette tierce personne, a attribué les
places : cest elle qui installe et le chaudron et Rachid, et cest elle
qui, à la grande surprise de Rachid, se lève soudain pour quitter le bain. Elle va et
vient, selon son bon plaisir, à lextérieur et à lintérieur du champ de
vision de Rachid qui lobserve. De son côté, Rachid ne peut faire un mouvement sans
être découvert par "le nègre".
Le soleil lui aussi, "le
soleil masculin", est présent dans ce tableau esquissé par Rachid. Il représente
un autre point de vue. Le soleil masculin se fait regard (on assiste ici à une double
personnification : le soleil devient dabord masculin avant de devenir regard),
qui complète celui de Rachid. Il emprunte ses qualités au regard. Ce qui, en premier
lieu, désigne le genre grammatical du substantif, masculinum,
finit par exprimer une véritable masculinité. Il se produit donc un transfert dans le
texte. Le soleil devient une métaphore du regard, ou, inversement, cest le regard
qui devient la métaphore du soleil. On connaît la catachrèse contenue dans
lexpression "lil du soleil".*On y assiste à un glissement sémantique dun domaine
vers un autre, doù la notion en question est absente, et cest ainsi que naît
un nouveau sens. [13] Ce qui se produit dans la catachrèse nest pas une
divergence de sens, mais au contraire une extension de celui-ci dans un domaine où il
nexiste pas de terme littéral pour lexprimer. Le soleil dans Nedjma, tel que Rachid le décrit, est
personnifié, il reçoit un visage. "Le regard du soleil", dans notre texte,
contient par ailleurs une dynamique, une activité tournée vers lextérieur, que
lon ne trouve pas dans lexpression idiomatique "lil du
soleil". Là où le verbe "voir" désigne en toute neutralité lacte
de voir, le regard dit davantage, et ne se contente pas de "poser lil
sur". Il indique ce rien immatériel dont lil semble se séparer
lorsquil voit. Lil, par lintermédiaire du regard, est capable de
toucher. Comment le soleil touche-t-il Nedjma ? Il souligne la rondeur de ses seins.
Ici, Nedjma semble représenter clairement, et de façon fort conventionnelle, la terre
nourrie par le ciel et soleil masculin. Nedjma endosse un rôle traditionnel pour ce qui
est de lidentité sexuelle attribuée à la nation. Elle est la nature, la terre
maternelle, celle qui reçoit et qui procrée.
Le texte contient cependant une
autre image que celle qui associe Nedjma à la terre féminine/la nation, qui fait
delle la réceptrice du regard pénétrant du soleil. En effet, le corps de Nedjma
dessine une pointe, qui saiguise au contact du regard solaire. Nous constatons que
Nedjma ne se contente pas de représenter la terre qui reçoit, mais quelle adopte
elle-même une position érigée, et représente donc le phallus. Sa position forme
contraste avec les formes rondes de son corps soulignées par ailleurs pour la décrire.
Cette androgynie de Nedjma, sa division, son ambiguïté, est peut-être ce qui provoque
ambivalence et confusion chez Rachid. Lattention que Rachid prête au corps, et qui
se veut objectivante, ne fait que le rendre conscient du caractère hybride et divisé de
Nedjma. Son regard masculin ne peut continuer à objectiver lambivalence et
landrogynie sexuelles de Nedjma, et dont lambiguïté provoque aussi la
division de celui qui lobserve. Rachid est témoin de lauto-érotisme de
Nedjma, dune jouissance à laquelle il ne peut prendre part. Il est exclu de la
scène érotique qui se déroule sous ses yeux. Les métaphores féminines qui décrivent
Nedjma sont atténuées, sapées quelles sont par la force androgyne qui apparaît
comme un "contre-jour". Nedjma nest pas lobjet passif du regard
phallique ; elle est, au contraire, occupée delle-même, exhibitionniste.
Dans ce récit esthétisant,
Rachid transmet sa propre expérience de Nedjma. Mais cette réaction personnelle laisse
cependant transparaître une stratégie de pouvoir. À lexemple des trois autres
personnages principaux, le regard de Rachid incarne lil possessif et
inquisiteur. Tout ce que Rachid parcourt du regard entre en sa possession. Voir,
cest sapproprier tout ce qui entre dans le champ de vision. Il sagit là
dune prise de possession oculaire et non physique de lobjet. Un tel regard
implique aussi une tentative dexclusion de tout ce qui ne convient pas ou qui
paraît gênant dans la représentation souhaitée. Rachid ne parvient pourtant pas à
exercer et accomplir ce contrôle possessif. Il est tout dabord mal placé par
rapport au chaudron, surtout si lon prend en compte sa liberté de mouvement, qui
est limitée. Ensuite, le "contre-jour" de Nedjma constitue un élément
perturbateur. Cette scène se révèle plus interactive et plus complexe que ce que Rachid
avait imaginé tout dabord. Parce quil représente le regard, que lon
peut à de nombreux égards désigner comme "lérection de
lil", Rachid possède ici le statut et lautorité du sujet,
quil partage avec le soleil masculin et "le nègre". Mais Nedjma sait
parfaitement comment jouir et jouer du regard auquel elle est exposée. Cest cette
attitude narcissique et exhibitionniste, ainsi que son identité sexuelle divisée, qui
mettent Rachid mal à laise. Ce qui se produit au cours de lacte visuel,
cest le retour, le renvoi du regard vers le sujet lui-même. Nedjma soppose au
regard inquisiteur et pénétrant de Rachid, à la fois en refusant lobjectivation
et lappropriation, et par sa division. Enfin, cest elle qui pénètre et
exclut, non Rachid. Rachid, lui, est réduit à létat de spectateur inutile et pour
ainsi dire castré. Son regard substitut ou prolongement de lorgane sexuel
est mis hors détat de nuire, et le seul liquide éjaculé est leau du
chaudron. De plus, cest Nedjma qui accomplit ce geste.
Léblouissement provoqué
par la nudité de Nedjma naboutit à rien dautre, pour Rachid, quà
léchec et la déception. Il espérait voir surgir la vraie féminité de cette
nudité, mais ni son désir érotique ni son désir épistémologique nont été
satisfaits. Rachid échoue à saisir le corps de Nedjma comme un objet compréhensible et
pénétrable. Son regard phallique est castré par la rencontre avec lénigme que
représente Nedjma, ambivalente, hors de portée, narcissique. Nedjma est à la fois
impénétrable et exhibitionniste. Cest elle, en fait, qui dirige le regard
phallique de Rachid vers elle, qui guide son entrée dans sa sphère intime. Elle reste
cependant inaccessible.
Sil est impossible de
saisir Nedjma, cest précisément parce quelle est divisée, double,
androgyne. Si nous passons de Nedjma à la nation, on peut dire que la représentation
pastorale que Rachid donne de la nation est à la fois refusée et outrepassée par la
nation elle-même. Comme nous lavons vu, la pastorale implique une divergence de
sens. Mais si la pastorale accepte lambivalence comme outil et comme trait par sa
forme même, elle naccepte pas lambivalence comme contenu sémantique pour
autant. Dans lunivers réactionnaire de la pastorale, le contenu est préétabli.
Les valeurs de la pastorale sont permanentes, figées et inamovibles. La pastorale ne
reconnaît ni landrogynie ni le sens ambivalent et hétérogène de la nation. Et la
nation, ici, exclut le genre.
Si Nedjma est capable de faire se
refléter sa propre division dans celui ou ceux qui sont confrontés à elle, il est
probable que cela soit aussi applicable à la pastorale. Et la question ici est de savoir
si ce nest pas précisément cela que révèle la rencontre de la pastorale avec
Nedjma, une division interne, qui provoque un changement de forme. Nous avons vu plus haut
que lidylle pastorale disparaît au Nadhor, et avec elle le genre pastoral.
Cest un coup de feu qui provoque cette disparition. Mais nous pourrions aussi, en
nous plaçant de lautre point de vue, complémentaire, relire la chute de la
pastorale à la lumière de la scène du bain. Dans la seconde perspective, la pastorale
est dissoute parce quelle doit se situer par rapport à lidentité sexuelle
insaisissable de Nedjma. Elle est ensuite absorbée dans le genre allégorique.
Lallégorie est la forme que Nedjma semble avoir représentée depuis le début,
mais Rachid ne ladopte quaprès léchec de sa tentative pastorale.
Nous avons découvert dans Nedjma deux modes différents de dissolution de la
pastorale en tant que genre. Ils ont cependant des points communs. On peut ainsi dire que
la signification phallique de Nedjma, dans la scène du bain, renvoie à celle du coup de
feu. Aussi bien ce dernier que Nedjma pénètrent latmosphère pastorale.
On peut déduire de cette lecture
de Nedjma quune lecture de la nation doit comprendre une étude des différents
genres "nationaux", et prendre en considération le potentiel de formulation
créé par le croisement des genres discursifs. Si lon tient compte de
lidentité nationale comme procès et comme hétérogénéité, il faut adopter une
autre façon de lire, une autre approche que lapproche mimétique et réaliste. On
ne peut par ailleurs réduire la nation à un seul genre. Elle participe au contraire de
plusieurs formes de représentations différentes. La nation se produit chemin faisant, et
cest certainement la leçon la plus importante que nous a donnée Nedjma.
Traduction : Hélène Celdran, Université
dOslo.
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Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999. | |
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[1] Les journaux, de leur côté, ont standardisé la langue,
réduit lanalphabétisme, et mis en place un important réseau de communication. Le
seul fait que les journaux soient datés, créant ainsi une "calendrical
coincidence", rassemble les individus dune nation. Lorsque les membres
dune nation observent le même calendrier et la même heure, cela leur permet de se
représenter lidée de communauté.
[2] Ce type de simultanéité oppose Anderson au type de
contemporanéité quil trouve chez Walter Benjamin, "a simultaneity of past and
future in an instantaneous present" (Ibid.,
p. 24). Pour Benjamin, le "Jetzzeit" soppose au temps de
lhistorisme, dans lequel passé, présent et avenir sont considérés comme des
dimensions séparées, situées sur un axe linéaire et chronologique. Il trouve aussi une
conception pré-moderne du temps chez Erich Auerbach, qui utilise la notion de
préfiguration : "[T]he here and now is no longer a link in an eartly chain of
events, it is simoultaneously something which
has always been, and will be fulfilled in the future" (Ibid.).
[3] Voir, par exemple, Alastair Fowler,
Kinds of literature : an introduction in the
theory of genre and modes (1985).
[4] La nation (natio)
et le genre (genus, generis) constituent donc tous deux des formes de
production.
[5] Il sagit pour être plus précis de la synecdoque métaphorique, parce quelle
présuppose une identité métaphorique, dans la relation synecdotique, entre la partie et
le tout.
[6] Et selon Derrida, il sagit aussi de la plus
naïve : "La forme la plus naïve de le représentation, nest-ce pas la mimesis?" (1967, p. 343-44).
[7] Le corps de Lakhdar, par les marques de coups, les
cicatrices, les signes de la torture quil
porte, constitue un texte. Son corps raconte une histoire. Le récit est, à proprement
parler, la violence incarnée.
[8] Litinéraire de Rachid comprend plusieurs voyages
entre Constantine et Bône. De plus, il fait deux voyages en compagnie de Si Mokhtar
respectivement vers la Mecque (voyage interrompu à leur arrivée même) et au
Nadhor. Le lecteur est informé de ces étapes du voyage de Rachid. En revanche, on ne
sait pas où il sest rendu en désertant. Linformation est subtile, comme par
exemple à la page 153 : "Rachid était arrivé
Il revenait dune
longue absence".
[9] Selon lanalyse de Nedjma par Charles Bonn en 1990, la quatrième
partie du roman épouse la logique du rêve. Cela nimplique pas pour autant une
coïncidence entre les niveaux du discours et de lhistoire. En dautres termes,
cela nimplique pas que cet épisode soit
rêvé, comme laffirme Bonn. Voir aussi Gontard 1985 ; Arnaud 1986.
[10] On peut résumer ainsi le point de vue de Montrose dans
"Eliza, Queen of Shepheardes, and the Pastoral of Power": les
relations sociales, et donc les relations de pouvoir, sont illustrées de façon
symbolique dans la pastorale élizabéthaine. Montrose montre dans son interprétation que
la pastorale était pour la reine Elizabeth un outil politique efficace.
[11] Ainsi que Paul de Man le souligne dans "The Rhetoric
of Temporality" (de Man 1993), le temps de lallégorie est le passé ou le
futur, jamais le présent.
[12] On pourrait, sur la foi de ce genre de description,
affirmer quil est justifié de faire de Nedjma
une lecture féministe. La représentation du corps, la concentration sur certaines
parties du corps, témoignent dune représentation objectivante de la femme, qui
nest pas considérée comme une personne. La femme devient un substance étrangère,
réduite à une altérité anonyme. Mais malgré son silence, malgré le regard
discriminatoire qui détaille son corps sous toutes les coutures comme sil
sagissait dun morceau de viande exposé au marché, Nedjma soppose
fortement au point de vue oppressif. Les quatre protagonistes se voient pris dans ses
rets, et cest bien plus que sa beauté qui en est la cause. Nedjma est douée
dune force qui la rend dangereuse pour celui qui sapproche delle. On
dirait que cest elle, en permanence, qui a le contrôle de la situation, et incarne
une libération et une indépendance accordées à peu dAlgériennes. Dès
lenfance, elle a joui dune éducation libre, inhabituelle pour les jeunes
Algériennes. Nedjma a été une adolescente rebelle, dont la féminité prenait appui sur
autre chose que lidéal répandu. "[L]'éternel jeu de Nedjma est de réduire
sa robe au minimum [...] la robe est un surcroît de nudité ; la féminité de
Nedjma est ailleurs [...] à douze ans, elle dissimule ses seins douloureux comme des
clous" (p. 78). Nedjma joue avec son identité sexuelle, et bien quelle se
serve clairement et ouvertement de sa féminité, elle ne la renie pas pour autant.
Cest bien plus le regard de la société sur cette féminité que Nedjma a du mal à
accepter. Pour ce qui est de la scène du bain, cest elle encore qui a le contrôle,
comme nous allons le voir.
* En norvégien solens
øye. Le français possède de nombreuses expressions construites sur le même
principe : le pied de la montagne, le cul de sac, le col de la montagne
(NdT).
[13] La catachrèse remplace un terme qui nexiste pas. Elle désigne, comme le dit J.
Hillis Miller, "the throwing out of language towards an unknown x which
cannot be named in proper or literal language" (Miller 1990, p. 146).