Rafika LASSEL,
Université Paris 13
"Toutes les conquêtes, tous les gains de puissance de l'Art ont
été non des inventions mais des permissions, des droits de transgressions qu'un artiste
soudain s'est accordés à lui-même aux dépens du non-osé jusqu'à lui."
J. Gracq, En lisant, en écrivant.
Il n'est pas rare de découvrir dans des textes poétiques des éléments singuliers comme des graphismes, une typographie fantaisiste, une image, tous éléments extérieurs à l'écriture dans sa plus pure conception. L'histoire littéraire nous apprend que ce phénomène remonte à plusieurs siècles et que s'il surprend encore il n'est pas nouveau. Pourquoi des écrivains, des poètes se lancent-t-ils dans les profondeurs de l'Art avec tout ce qu'elles recèlent de différence avec l'écriture ? Les paramètres comme le toucher, la matière, la totalité de l'objet et la globalité du regard, l'épaisseur, l'espace dans toutes ses dimensions ne font pas partie naturellement de l'univers du poète mais sont plus proches de celui du peintre, du sculpteur, de l'architecte et du danseur. Comment donc cet univers propre à d'autres Arts peut-il être intégré, absorbé et réfléchi dans un espace différent ?
Il est bien des façons de s'interroger sur le pictural dans le texte littéraire. Dans notre étude nous porterons une attention toute particulière à l'espace qu'il crée à travers les diverses transgressions et combinaisons produites dans et avec le texte, l'isolement du graphisme ou au contraire son assimilation par le texte ; enfin, nous nous interrogerons sur l'intégration de l'achevé du graphisme dans l'inachevé du texte.
L'exemple de Jean Sénac, grande figure de la poésie algérienne de "graphie française", offre les caractéristiques parfaites de la présence originale du pictogramme, et nous informe sur le véritable travail en profondeur que fait le poète sur la graphie. Parmi ses nombreux engagements, Sénac eut celui de défendre la particularité de la poésie algérienne en insistant sur l'appellation de poésie algérienne de graphie française. Il confirme, de ce fait, un intérêt pour la graphie et pour le graphisme artistique qu'il porte au plus haut point de sa réflexion.
Plus de dix années se sont écoulées entre la réalisation de Poésie et l'écriture de dérisions et Vertige. Ce dernier recueil rompt totalement avec la conception de la "poépeintrie" dans laquelle fut élaborée Poésie. Les illustrations prises en charge, dans ce recueil, par le peintre Abdallah Benanteur ont été remplacées par des graphismes conçus par Sénac lui-même. La rencontre et le dialogue que ces deux hommes ont provoqués dans cet espace de création, où chacun prend en charge sa propre discipline, l'une linguistique l'autre non-linguistique, ont suscité chez Sénac un besoin d'aller au-delà de cette expérience artistique. Sans s'identifier au peintre, il renouvelle son esthétique en surprenant le regard de son lecteur et en transgressant tous les codes propres à la poésie, les rares qui ont pu résister à la déferlante surréaliste, en insérant des graphismes qui interrogent l'espace de communication.
Nous tenterons de poser brièvement des jalons de réflexion qui auront pour matière le graphisme. Dans le cas précis de ce recueil, il ne s'agit plus de rencontre entre graphisme et écriture mais d'une récupération totale de ce graphisme dans le but d'en faire un objet de réflexion qui s'insère dans la trame poétique pour renouveler le questionnement foisonnant du poète. L'espace, faisant partie de ses obsessions, devient différent lorsque les graphismes le prennent en charge.
A la recherche de LA lettre essentielle préfigurée par la fuite des mots dans les sept poèmes de la partie Recours, les poèmes La machine tape est-ce qu'on sait et Art (bof !) étique conduisent cette fuite jusqu'au point extrême de l'inexprimable. Le poète annonce à ses lecteurs à travers cette rébellion des mots et l'intrusion d'un caractère arabe, représentant le noun, que la lecture ne sera plus linéaire mais visuelle. Le saisissement du texte se fait ainsi dans l'instantanéité, et le rythme est par conséquent laissé libre, sans contrainte. Si les innovations ont pour rôle dans un premier temps de casser le rythme de la poésie, elles sont là aussi pour signifier que le poète s'inscrit dans une conception particulière de la création poétique, celle de la totalité du graphisme. Cette totalité, issue d'une longue maturation, se conceptualise en points de fuite. A travers eux le poète tente d'initier le lecteur à d'autres pratiques de lecture. Il annonce son projet dans le poème sans titre précédant ces sept points de fuite :
N'immobilisez jamais un poète dans son vers.
Le poète est mobile, ses poignants sont multiples.
Et son éclat baroque va de la lyre aux tripes.
Le poète est conscient qu'il ne doit pas se limiter, dans son écriture, à une imitation de la langue à travers la transcription des voix de l'intérieur, mais devrait aller vers une conception plus baroque de la communication, à l'image du monde qui l'entoure et dont il s'inspire. La création, chez Sénac, se lit dans ce que J. Gracq a appelé le "non-osé", et elle fait sens.
Les diverses manipulations typographiques que Sénac pratique dans son texte font du poème un support à partir duquel tout se crée, tout commence. Ce poème devient la feuille blanche devant laquelle l'écrivain se maintient en suspens avant l'arrivée du signe, de l'icône, de l'image, de la fantaisie qui disent plus que ne pourraient dire les mots.
Le point d'ironie, dont il est le créateur, ne saurait trop nous rappeler les futuristes russes qui avaient soin de préserver les déformations typographiques et, ainsi, mettaient en évidence les composantes de leur personnalité. Cependant, Sénac donne à ce signe une réelle fonction présente dans une grande partie de ses recueils (la première apparition fut observée dans Le Torrent de Baïn), celle de ponctuer le poème ; poème que Sénac appelait, par ailleurs, "structure habitable". Dans dérisions et Vertige, le point d'ironie surgit seul sur cette page comme une écriture-dessin ou une nouvelle lettre de l'alphabet, une lettre dont les contours ronds rappellent le point d'interrogation de l'écriture arabe. Ce point d'ironie que le poète met en exergue se laisse regarder, face au rectangle écru, de la couleur de la feuille, sans pagination pour ses deux graphismes, sans texte, sans titre presque surgi d'un ailleurs où l'espace ne se remplit pas uniquement avec du sens, le sens des mots.
Ainsi, Sénac propose au lecteur un autre mode d'appréhension du texte. Ecrire ou tacher une page, insérer son doigt dans un trou, le poème est ici tactile. Le regard est relayé par le toucher devenu indispensable pour participer au texte. Il s'inscrit dans un programme où l'action du lecteur est obligatoire. Ce programme est dicté par le titre des poèmes Poème du lecteur et Action du lecteur. La sensualité et l'érotisme collaborent concrètement à la communion que le poète veut instaurer avec le lecteur : mettre sa trace, c'est combler le vide qui existe entre eux, c'est donner corps, c'est donner vie au texte.
Toutes ces créations multiples et baroques transforment par conséquent la lecture, le regard, le rythme et l'espace. Déshabituer le lecteur de sa passivité corporelle, l'impliquer physiquement dans un pacte de lecture, tenter de lui faire éprouver des émotions "charnelles" par un toucher sensuel et unique, voilà les véritables enjeux et défis de Jean Sénac.
La violence de l'espace qu'abritent ces graphismes ou points de fuite culmine par un trou au milieu d'une page. En dehors de l'aspect créatif de ces derniers, dérisions et Vertige est conçu comme une révolte ; ce recueil s'inscrit dans sa période la plus noire où la désillusion se lit presque dans chaque vers. Le poète glisse de sa cave-vigie territoire fermé, clos, étroit, vers l'espace fermé, vide et circulaire du trou. La circularité préfigurée dans Clous marque ainsi une crise de l'espace. Cette crise évoque aussi l'obsession incessante face à cette énorme forteresse imprenable qu'est le langage et qui tourmente le poète et suscite ses questionnements. Sénac violente l'espace pour retrouver le langage. Il transgresse toutes les règles propres à la poésie, casse le rythme de la lecture, du regard aussi, transforme la typographie et troue la feuille.
Le trou, issu de la violence sur l'espace ainsi que du désir du poète de matérialiser son ambition première, qui était de faire du poème un corpoème, donnera de la texture, de l'épaisseur, de la vie à ce recueil voué au départ au vide. Le trou, cet ultime recours que Sénac crée, est une tentative d'ouverture vers le monde des possibles, celui qui permettra la rencontre de deux espaces indispensables à la création du lien entre le poète et son lecteur. Les deux espaces qui coexistent sont : l'espace du poète représenté par la feuille blanche, par une écriture, des graphismes, une poésie et une poétique et l'espace virtuel, celui du lecteur, offert par le poète. Cet espace n'existe que s'il est transgressé par le lecteur. La transgression est sollicitée par le poète. Il voit derrière tout cela, bien au-delà de la communion, la vie.
C'est la vie qu'il recherche à travers cette violence et le lecteur détient une partie de ce pouvoir alchimique. Le lien auquel il aspire n'est possible que s'il est matérialisé. Il est donc nécessaire qu'il y ait don de la part de ce lecteur : le don de sa propre personne.
Il existe derrière la problématique de l'espace une plus grande préoccupation à laquelle le poète est attaché : l'inachèvement de l'uvre. Le poète entretient une relation ambiguë avec son uvre. Il cherche à créer une uvre totale ; ce n'est qu'alors qu'elle sera achevée à ses yeux. Une circulation interne à toute l'uvre de Sénac inscrit l'Achèvement et son corollaire la Totalité dans un grand projet poétique : la constitution du Livre. Le graphisme pourrait se lire comme une tentative de corrompre l'espace de l'inachevé par sa conception achevée et totale.
Nous l'avons vu, le poème, dès cette communion entre le lecteur et le poète, se fait chair et devient pour un instant Total. L'achèvement de l'uvre n'a pu ainsi se réaliser qu'avec "l'action du lecteur". Est-ce que l'uvre par essence inachevée, puisque son édification se poursuit jusqu'au dernier souffle peut se concevoir dans sa totalité en recourant aux procédés que propose le poète ? Ce trou, manifestation de la création, peut-il être réellement comblé ? "Les écrits futurs" sont là pour assurer du contraire. L'achèvement se révèle être impossible et ce, malgré le recours à ces graphismes achevés.
Inéluctablement, limpuissance accompagne la main de lauteur dans ses choix créatifs vers lillusion dun achèvement qui se manifeste sous les traits dune complétude ou globalité apparente de ses pictogrammes. Ces derniers substituent à l'impératif du langage qui veut que la fonction première du poème soit d'être lu , la perception sensitive.
Sénac construit sa poésie à son image, une forme duelle, contradictoire. Il la nourrit de son quotidien, de ses réflexions incessantes, toutes liées à la problématique du langage et de la communication. Il donne à sa poésie une dimension phantasmatique où ses aspirations politiques, poétiques et érotiques se mêlent pour créer le baroque, si présent dans ses écrits.
Sa poétique peut être définie comme une progression-régression permanente à la recherche de la Totalité. Tous ses recueils sont mis à contribution et le va-et-vient qui caractérise sa poétique, à travers une circularité des thèmes, fait d'elle une quête inachevée.
Le trou, qui symbolisait à la fois la recherche d'un nouvel espace, la création, la vie, l'unique lien avec le lecteur, n'a pu le faire sortir de l'impasse et ce passage vers ou ce "trou vers" devient une illusion.
La réflexion bascule du "Néant" à la "Constitution", et vice versa, dans l'espace de l'illusion qu'il a créé. Les points de fuite ont, pendant un instant, fait croire à la Constitution d'une Totalité à laquelle le poète aspire.
Dans un moment de lucidité ou de désespoir face à l'impossible, il s'interrogera sur l'utilité et l'objectif de tout cela. Le cri qu'il jette : "Et puis ?" constitue l'impasse qu'il tentait vainement de repousser grâce aux graphismes.
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999. | |
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