Samia CHEDLY,
Université Paris 13
Ce travail est le résultat de quelques réflexions axées sur les principales unités signifiantes immanentes au roman de Driss Chraïbi, La Civilisation, ma Mère !.. Nos réflexions ont essentiellement trait à une donnée majeure inhérente à ce texte, à savoir lémancipation de la mère. Nous pensons en effet que cette donnée développée à travers le texte comme un projet réalisable puis réalisé et la donnée opposée coexistent dans la structure du texte de Chraïbi. Cest lobjet de la lecture que nous comptons présenter. Sil nous importe dinterroger de pareilles unités dans cette uvre littéraire comme daller au-delà du décryptage du phénomène de lantinomie, nous nirons pas en revanche en amont du texte romanesque, tel que Jacqueline Arnaud lavait pertinemment suggéré dans cette déclaration : "Il ne me semble pas gênant de déceler dans une uvre des contradictions, un décentrement qui est le signe du renvoi, par-delà luvre même, aux conditions de sa naissance, ou de sa "production", et aux conditions de ces conditions. "[1]. Nous ne dépasserons pas en fait le cadre du texte romanesque.
Où réside lantinomie en question ? Découverte dans léconomie du texte conçu ici principalement comme le discours de deux narrateurs relatant lémancipation de la mère, lantinomie se lit aussi bien au niveau du récit-discours quà celui du récit-histoire. Cela dit, sans pour autant appréhender lintrigue comme substance sémantique supposée véhiculer les messages du romancier, notre lecture linterrogera exclusivement en tant que contenu du discours narratif. Aussi, lantinomie constitue-t-elle en même temps un signifié et un principe générateur dun éventuel signifié ou dun ensemble de signifiés qui correspondent à la réaction finale du lecteur. Il est peut-être besoin de préciser en outre que lémancipation de la mère sera évoquée comme signifié et linstance narrative en tant que signifiant, au sens où celle-ci offre une lecture. Nous exposons dabord la première donnée inscrite dans ce roman de Driss Chraïbi.
Lintrigue comme contenu du discours narratif comprend des éléments apparemment espérés efficaces, cest-à-dire capables de signifier la libération et la liberté de la mère. Nous employons les termes "libération" et "liberté" termes présents dans le récit car il sagit bien ici de lensemble des actes de son émancipation puis de son état final dindividu libre couronnant sa progressive transformation. Ce qui fait que la structure du récit offre, à notre sens, deux schémas ponctués selon la répartition matérielle du roman. La première partie intitulée "Etre" présente la libération de la mère comme lobjet du désir des fils. Leur action libertaire, entre autres, y est ensuite un principe dramatique. La seconde partie surnommée "Avoir" inscrit la liberté de la mère en tant que signifié ayant pour support sémantique les propres actes de ce personnage devenant protagoniste à part entière. Le matériau constitutif de ces deux axes diégétiques sous-tend bien entendu notre reconstitution des éléments structurant le récit.
Dans La Civilisation, ma Mère ! , lintention des deux jeunes frères immanente à leur projet libertaire est essentiellement humanitaire, expliquée par un particulier amour filial. Mais elle sexplique également, et notamment du côté du fils cadet, par une impulsion, un invincible besoin dagir, lu dans lacharnement avec lequel il voulait transformer sa mère. Toujours est-il que cette intention est présentée dans le récit-discours plus que légitimée par la mère ayant découvert le monde extérieur. "Elle savait nos tentatives de la sortir surtout delle-même, de gratter la rouille à la recherche de lâme, elle nous était reconnaissante de notre tendresse, ne demandait pas mieux que de grandir et de porter lâge quelle avait" (p. 84).
La première ambition qui animait les deux jeunes frères était dabord de libérer leur mère, non dune persécution masculine qui nest nullement mentionnée dans le récit, mais de lespace étroit du domicile conjugal. Ainsi, lit-on dans la séquence narrative suivante cette ambition précédée dune assimilation implicite de la condition de la mère à celle de léquidé asservi par le père :
Et le cheval que je dessellais dans la remise attenante à la maison ne me regardait pas, ne regardait pas sa mangeoire : il pensait encore, penserait toute une semaine à ses frères les chevaux libres [dans la ferme de son père]. Je dis pourquoi pas ma mère. Jai dit à haute voix, nuit après nuit, la tête dans mon oreiller : un jour les êtres humains aussi seront libres. Nagib ne disait rien : il buvait de la bière avant de sendormir (p. 62-63).
Dialogues et énoncés narratifs se chargent de rendre compte du premier événement relatif aux actes de la libération physique de la mère sortie de la demeure de son époux sans voile, dans une robe moulante choisie et achetée par les deux fils et qui leur fait brusquement découvrir "des jambes élancées, une taille fine, des hanches, une poitrine toutes choses qui dans ces robes ancestrales, et surtout dans celles de sa confection, avaient été jusquà présent couvertes dignorance et de silence" (p. 63). Lémancipation de la mère débute par conséquent par lépanouissement de son corps dans la clarté et léclat de sa féminité puis par le mouvement, le déplacement dans lespace ouvert de la ville que la parole des personnages/actants et celle du narrateur explicitent.
Oui, dis-je, nous tavons préparé une petite
surprise : tu vas sortir avec nous.
Mais... Mais ce nest pas
possible..
Si, cest possible, dit Nagib
avec tendresse. Quest-ce que tu crois donc ? Pourquoi tavons-nous acheté
cette belle robe, hein ? Et ces jolis souliers, hein ? Allez, mon petit frère,
prends-la par un bras, je me charge de lautre. Tu y es ? Un, deux, trois,
partez !
Nous lentraînâmes le long du vestibule. (p. 65).
La suite de léchange verbal empreint dhumour des personnages masculins et leur première action libératrice se font simultanément. "Nous ouvrîmes la porte et fûmes dehors dun bond, soulevant notre mère tel un manifestant en rébellion entre deux agents du maintien de lordre" (p. 66). A la protestation plaintive de la mère sortie contre son gré de sa maison quelle na auparavant jamais quittée et craignant la colère maritale, le fils aîné réplique :
Et bien, dit Nagib en éclatant de rire, ça va
changer. Tourne le dos à cette vieille maison et à ce passé croulant ! Marche,
marche donc ! Regarde autour de toi, ouvre les yeux que Dieu ta donnés le jour
de ta naissance. Ce monde est à toi aussi. Il fait beau, nest-ce pas ? Dis,
petit loustic ! (p. 66).
Dautres énoncés narratifs annoncent par la suite la continuité de lacte émancipateur. "Pour sa seconde sortie, nous lemmenâmes au cinéma" (p. 77). Puis "ce fut le bal où je lentraînai valser un soir à la mode dOccident, couronnée de fleurs de bigaradier" (p. 87).
Après la libération physique de la mère, les deux fils ont entrepris aussi bien une action instructive quun soutien affectif, afin de laider à acquérir véritablement son indépendance. La libération intellectuelle se poursuit avec une initiation à la connaissance du monde et de soi-même. Le procédé est de prime abord suggestif. Une énumération daffaires scolaires suivie dune démonstration de méthodologie et dune phrase nominale désignant finalement la matière étudiée indiquent lenseignement de la langue française. "Avant la grammaire, la culture et les lois sociales" (p. 88). Les supports sémantiques sont toujours des énoncés narratifs. "Je lui appris les dates, les traités, les grandes batailles" (p. 88), "Je lui appris son corps." "Tabous, pudeurs, hontes, je les mettais à bas, voile après voile" (p. 89). Le fils cadet porte sa mère à réfléchir sur sa condition. "Jour après jour, je lamenais à remettre en cause son propre passé. Partie de là, si elle pouvait le faire craquer, sa myopie intérieure deviendrait une vue de lynx, critique. Peu mimportaient les conséquences : je laimais. Elle se débattait et je ne lui laissait pas un moment de répit" (p. 90).
Nagib, le fils aîné, soutenait laction instructive de son frère en assumant le rôle de ladjuvant par ses interventions humoristiques propres à détendre latmosphère avant de participer à cette action. Devenu trésorier et chauffeur de sa mère et de son frère, puis garde du corps de sa mère, il les conduisait à travers la ville, dans des tavernes, bouges, plage, casinos, taudis. Il a expliqué à sa mère dans un garage les rudiments de la mécanique, dans une centrale électrique la fabrication de lélectricité et enfin lui a fait visiter un studio de la radio dEtat et lui a présenté le speaker. Les deux frères lui ont par ailleurs appris à distinguer les billets de banque. Jusque-là, lentreprise des deux fils a été donc de disposer leur mère à se frayer une voie vers son être-propre ainsi que vers le monde extérieur. Laboutissement de leur entreprise qui reste implicite dans ce texte de Chraïbi est donné à lire dans laction de la mère.
Laction et la prise de la parole sont posées comme les plus importants signes de la liberté de la jeune femme. Après le départ de son second fils, elle sest promptement appréhendée en tant quindividu aspirant à un mode de vie autre que celui imposé par la société traditionnelle. A un moment donné de lhistoire, lorsquelle commence à se prendre en charge, elle pense à la situation de son pays et dirige même pendant la Deuxième Guerre mondiale une foule de manifestants revendiquant lécoute des belligérants et leur droit à la liberté. Le personnage de la mère prend toujours linitiative, décide en toute autonomie et participe après lIndépendance à laction socio-politique en tant quauditeur critique. Elle écoute les politiciens, les interrompt, va directement au but et aime quils en fassent autant. Femme daction, elle se sert des deux valeurs performative et pragmatique du langage. A titre déducatrice, la jeune femme sassigne des rôles pédagogiques et entreprend de réaliser un projet social en commençant par instruire ses semblables. Elle anime des groupes détudes qui traitent des sujets ayant trait à linstruction et lémancipation de la femme et apprend à ses consurs et même à un nombre restreint de maris nouvellement solidaires la réflexion, la perspicacité et la prise de parole efficace. "[Elle] distribue des encouragements, des notes, des blâmes pour sujets bâclés" (p. 165). Elle met de la sorte en application des principes quelle a appris : la liberté des femmes, leur instruction, leur participation à la vie politique, à la compréhension de leur condition de femmes asservies. Aussi, prend-elle en toute indépendance la décision de partir en France. Ainsi, le niveau diégétique donne-t-il à voir des possibilités données au personnage féminin. Il est le principal actant qui, pour citer Anissa Benzakour Chami, "fait le récit [...], provoque les événements, décide pratiquement de laction et de la tournure du drame [...], et accule les personnages masculins à prendre une position claire "[2].
La parole des personnages véhicule également le sens de lindépendance de la mère. Il sagit, à titre dexemple, du discours dun personnage interlocuteur du protagoniste ou du personnage/narrateur tel que le professeur d'histoire qui dit à Nagib :
Oh ! Elle est studieuse, vive, très douée. Elle a du charme et la joie de vivre, mais je préférerais des cancres, à tout le moins des élèves moyens. Vous comprenez, mon cher monsieur, chaque fois que je la vois entrer et sasseoir au premier rang, jai la terreur quelle ouvre la bouche. Oui, monsieur, jai la terreur quelle me pose des questions (p. 158).
Le narrateur rapporte également les fragments du discours final du professeur manifestement résigné. "Nous avons trinqué à lamitié, à la Libération, aux "problèmes du corps enseignant", à "la nouvelle génération à lavant-garde de laquelle marchait madame votre mère" (p. 159). Le témoignage de lépoux constitue, quant à lui, une confirmation décisive de la transformation et de la maturité de son épouse émancipée :
Elle sest mise à tout bouleverser partout où elle passait. Et les gens venaient se plaindre delle, attirer mon attention sur ce quils appelaient ses folies. Jai refusé de les écouter. [...] Ils ressemblent tant à lhomme que jétais auparavant. Jai essayé de la comprendre, elle. Et cest elle qui ma montré la voie. Quand elle entre maintenant dans cette maison, je me lève aussitôt et ce nest pas seulement une femme nouvelle que je vois devant moi mais, à travers elle, un homme nouveau, une société nouvelle, un monde jeune et neuf (p. 174).
Dans la prise de parole, la spontanéité de la mère la prédispose à saffranchir promptement et sans peine aucune. Aussi, fait-elle montre dune étonnante latitude. Elle nhésite pas à se dresser debout sur son siège et à répondre du tac au tac à la voix masculine indignée au fond de la salle du cinéma. Son discours (p. 79) intègre insulte, moquerie et indignation, qui sont les expressions dun grand détachement et dune extrême indépendance psychologique. Ainsi, sa prise de parole en vue dagir sur son interlocuteur et l'expression spontanée de sa colère au sein dune microsociété masculine confirment bien son indépendance. Il nen va pas autrement pour sa prise de parole en relatant dans un lieu public sa propre version de lhistoire du film, puis en répondant spontanément à un homme étranger.
Le discours de son mari, "Depuis quelque temps, tu as adopté un langage bizarre, un comportement insolite. Je ne te reconnais plus, je ne te comprends plus" (p. 128), révèle la valeur pragmatique du langage inédit adopté par lépouse. Laction de libération de la mère était effectuée dans la clandestinité. Afin de "régulariser" sa situation et établir son statut de femme libre, celle-ci récuse la tutelle maritale. "Non, monsieur, non : mes désirs nétaient pas exaucés. Ils étaient prévenus. Ils étaient les tiens. Maintenant, si tu ne comprends pas, je suis prête à passer à travers le chas dune aiguille. Cest difficile, dis-tu ? Impossible ? Peut-être, mais je peux le faire. Je peux tout faire" (p. 129). Ainsi, inscrit-elle son discours dans une situation de communication libre.
Dans La Civilisation, ma mère !.., parole des personnages et discours narratifs structurent par conséquent le signe et participent à bien des égards à la signification de lémancipation de la femme. Il est toutefois un réseau dunités sémantiques qui trouble et laction libertaire et limage de la femme libérée.
Le discours narratif véhicule laction libératrice des personnages des frères et se révèle à même daffirmer et de commenter la liberté de la mère. Nagib, le second narrateur écrivant sadonne à des commentaires nullement érudits [3], se présente comme le témoin des initiatives de sa mère et surtout dit sa passivité de fils exécutant à la lettre les ordres de sa mère. Les énoncés qui confèrent au protagoniste le "contenu", au sens de Bakhtine, dun personnage libre sont principalement :
1. Les énoncés narratifs et suggestifs qui renvoient à ses gestes libres tels que : "[elle] se déplaçait sur la pelouse avec la légèreté dun fantôme, vers le petit ruisseau" (p. 68) ou "et ma mère se déchaussant et dansant en soliste ses propres danses" (p. 87). Ou encore cet énoncé : "Maman avait levé le bras (...) et moi mon drapeau immense : la marée humaine monta vers la villa" (p. 123).
2. Les énoncés descriptifs et narratifs qui représentent le comportement du protagoniste, et notamment ses actes, comme lattribut dun individu affranchi : "elle entra pieds joints dans la société de consommation et fut une consommatrice anarchique. Elle acheta nimporte quoi. Tout ce quelle ne connaissait pas" (p. 94-95).
3. Les énoncés relevant des commentaires ou des réflexions du narrateur tels que : "Ces femmes-là et surtout ma mère ma mère ! représentent une force capable de triompher sur un ring en deux rounds, jen ai eu la révélation ce jour-là" (p. 124).
La texture de La Civilisation, ma Mère ! implique des unités signifiantes allant à lantipode de la représentation dun protagoniste libre. Ces unités sont à même dentraver la consolidation de leffet-personnage émancipé. De quel type dunités sagit-il ? Lantinomie me semble régir, dune part, les unités qui donnent aux personnages des fils le contenu de personnages protecteurs, de destinateurs et, dautre part, les unités signifiant la liberté du protagoniste.
Lattitude et le comportement des personnages déterminent le type de rapport entretenu avec le personnage de la mère. Ce qui révèle lantinomie au sein des personnages perçus comme des personnages cognitifs, "doté[s] dune conscience "[4], cest leur comportement avec la mère qui trahit leur attitude protectrice, leur tutelle intériorisée. Ainsi, la contradiction réside dans le rapport régi par deux niveaux : le niveau latent qui correspond à lattitude mentale (la protection) et le niveau patent qui correspond au comportement (la libération). A son insu, le "petit loustic" met sa mère sous la tutelle de son frère Nagib. La mise sous tutelle est formulée en cette adresse directe voulue rassurante pour la mère : "Nagib restera avec toi, il soccupera de toi. Il a abandonné ses études, il ne peut pas venir avec moi en France" (p. 98).
Quant à Nagib, personnage libérateur dans la première partie du texte, il est certes dans la seconde partie un personnage adjuvant mais remarquablement contradictoire. Son attitude mentale et son sentiment de protecteur y atteignent leur paroxysme et suscitent même lindignation de la jeune femme. Outre son intervention pour défendre sa cause devant son mari, son amour filial frise lamour possessif le plus contrariant. La mère ne tarde pas à exprimer son extrême gêne devant lexcès de tendresse de son fils aîné. " Je tadmire", lui dit celui-ci. " Je nai pas besoin dêtre admirée, mets-toi ça bien dans la tête", lui répond-elle (p. 167). De plus, les tendres propos du personnage de Nagib suivis du discours humoristique du narrateur émis à la fin du récit " Ten fais pas, petite maman [...]. Nous étions lun et lautre des adultes en chair et en os et nos voix étaient de bois" (p. 179) disent comme une incrédulité de cette maturité qui semble être inconsciemment contestée. Le fils continue par ailleurs à vouloir assister sa mère et à lui imposer sa compagnie au bord du navire à destination de la France. Voici son explication : "Tu comprends, petite mère ? Peut-être dans ce monde inconnu vers lequel tu te diriges aurais-tu besoin de moi un jour.." (p. 180).
Le contenu diégétique implique-t-il alors une concrète reconnaissance de la véritable émancipation de la mère ? Anissa Chami, dans son article "Les femmes, un simple thème dans lécriture chraïbienne ?", a écarté toute réponse affirmative : "Seules la prise de conscience de la mère et son instruction constituent une évolution importante, le reste nest quillusion. Le fils fantasme la mère comme une enfant irresponsable. Cest un fait nouveau mais en même temps, cette femme-enfant connotée positivement représente léternelle mineure. La libération de la mère reste illusoire "[5]. Manifestement, cette lecture thématique voit dans lattitude du personnage masculin vis-à-vis de sa mère un obstacle entravant la signification de la liberté de la femme.
Comment le protagoniste appréhende-t-il sa situation, sa condition ? Comment sa conscience de son état de femme libre est-elle présentée dans le récit ? Lincapacité de parler delle-même et de ses aspirations, ses sentiments de contraintes et son rapport à lécriture sont autant déléments qui affaiblissent leffet de personnage affranchi.
Le passage du vécu à son expression est une importante étape vers la reconnaissance de soi, la revendication dêtre reconnu par autrui. Toutefois, la fin du roman présente une femme encore incapable de traduire ce qui agite son âme et ce qu'elle a envie de faire pour saccomplir en tant quindividu actif, et ceci malgré son instruction et les diplômes quelle a remis à son mari avant dannoncer son départ. Ecoutons-la parler delle et de son fils résidant en France :
Ce que je voudrais, cest ce que je me suis acharnée
à faire, cest le rattraper. Oui le rattraper, rattraper sa jeunesse, son
enthousiasme, être à ses côtés quand demain sera peuplé de jeunes et que les vieux
seront à la retraite. Bâtir avec lui, faire quelque chose de ma vie... Oh ! Je ne
sais pas mexprimer... cest là, au fond de moi, je le sens...
Allez-vous-en ! Laissez-moi travailler. (p. 155).
Elle nest pas en mesure de parler longtemps delle-même. Aussi, sommes-nous interpellés par le sens et la valeur de tels propos dans la bouche dune femme supposée être émancipée. Ne dit-elle pas ainsi son immaturité, son incapacité dagir en toute autonomie et donc sa dépendance par rapport à lhomme que représentait ce fils parti en France ? Pourquoi cette idée de ne pouvoir se trouver une raison dêtre quen étant à ses côtés et quen construisant lavenir avec lui ? Et finalement ce départ inopiné en France en quête de nouveaux horizons, ne confirme-t-il pas la fermeture des horizons originels devant cette femme et par conséquent une réelle entrave à sa liberté ?
De plus, à interroger toujours la fin du texte romanesque de
Chraïbi, le discours narratif offre lillustration dune femme consciente des
nouvelles contraintes qui bouchent son horizon, de ses limites et en quelque sorte
dun être en proie à la désillusion. Devant sa découverte des contraintes
socio-politiques, elle se brouille avec les politiciens, senferme dans sa maison
puis décide de partir. "Elle se brouilla avec les démocrates, les conservateurs et
ceux quelle appelait les 'progressistes à hue et à dia.' Très poliment, sans trop
déclats" "Ma mère resta là, avec ses idées, son ardeur, sa soif de
vérité pour elle toute seule. Ses paupières devenaient dures et ses yeux étaient de
plus en plus secs" (p. 178).
Il est dans le texte de Chraïbi des données qui disposent le personnage de la mère à assumer le rôle de lécrivant. Outre sa capacité de lire et décrire, le texte dit par le dialogue suivant sa possibilité de correspondre avec son fils cadet. La mère promet à son fils avant quil ne parte de répondre à ses lettres. "Et puis je técrirai tous les jours. Et tu me répondras tous les jours, dis ? Oui. Oui" (p. 98). La seconde partie du roman renferme le même type de rapport dénonciation mais avec la substitution de léventuel destinateur (la mère) au profit dun personnage témoin (Nagib) derrière lequel le protagoniste substitué est placé à titre de lecteur [6]. Nagib se présente en effet comme lauteur implicite du texte dans lequel il installe sa présence en renvoyant son lecteur (son frère exilé) au rôle dauteur qu'il sattribue, à lacte décriture quil réalise et en quelque sorte à celui du porte-parole du personnage de la mère : "Je me fais linterprète de maman : [...]. Elle est ici, derrière moi, lisant par-dessus mon épaule. Elle te pose une question : veux-tu que je tenvoie une demi-douzaine de babouches ? Réponds. Cest urgent pour tes pieds". Demblée, le discours de Nagib, le personnage, succède brusquement à celui du narrateur, dit lacte scriptural, implique un auteur et définit le genre de texte en instance délaboration (la lettre) : "Allez maman, laisse-moi écrire à mon petit frère, va te reposer un peu !"
Ainsi, à la suite dune incontournable lecture rétrospective visant la fin de la première partie, lunité narrative qui signifie lengagement entre un éventuel couple de destinateur/destinataire (mère/fils cadet) savère dépourvue de corrélat dans le récit. Ce qui constitue en soi un détail extrêmement significatif, dans la mesure où il révèle une entorse. Celle-ci réside dans lexclusion du rôle de personnage féminin écrivant. La prise du rôle de lécrivant par un personnage autre que la concernée dit et la présence de lécriture masculine et, paradoxalement, labsence de lécriture féminine. Autrement dit, si cette entorse signifie quelque chose, ce sera lécartement de toute représentation de la femme comme sujet-écrivant dans lunivers romanesque. La femme ny prend pas la plume pour raconter son histoire. Lécriture apparaît comme lapanage du fils aîné/écrivant qui réduit ici sa mère à une simple lectrice de sa propre histoire. Navait-il pas dit "Je me fais linterprète de maman". Dans La Civilisation, ma Mère !.., la femme décrite comme libérée est donnée comme objet de lecture ou dun pluriel de lectures.
Par conséquent, le récit de Nagib établit manifestement la complicité des deux frères plutôt que celle prévue ou attendue entre la mère et son fils résidant en France. Nagib destine à son frère un rapport détaillé sur la métamorphose de l"être" pendant la phase de l"avoir". La libération de la mère est ainsi présentée comme une affaire entre frères. Aussi, les personnages masculins intradiégétiques paraissent-ils dautant plus intéressés par laboutissement de leur action libératrice que la relation qui les lie est une relation entretenue en réalité entre deux protagonistes à part entière, puisquoccupant une grande place dans lintrigue. Quant à la mère censée être la plus concernée par lhistoire de son affranchissement et par la correspondance avec son fils au sujet de cette histoire, elle est réduite à un objet décriture. Ce qui la représente dans la situation de femme passive, limitée à la fonction de lectrice assistant à lacte de sa mise à lécart et rivée au statut de protégée, de mère dont on célèbre fièrement la transformation à la manière dont des parents chanteraient le fruit de leurs efforts fournis durant des années dans léducation de leur enfant.
Tous les paramètres techniques participant de luvre de
Chraïbi ne donnent pas ouvertement lillusion romanesque de lémancipation de
la mère comme acte des personnages masculins. Il nen va pas autrement pour ce que
Gérard Genette désigne par "les procédés de la régulation de linformation
narrative"[7]. Linstance
narrative, principe qui participe indubitablement de la signification du texte, est un
principe substantiel et agissant qui implique par conséquent une esthétique de
leffet. Cette instance qui conduit le récit est, à notre sens, un autre indice de
lantinomie dans La Civilisation, ma
Mère !
.
Assumée tour à tour par deux narrateurs intradiégétiques qui sont les fils de la concernée, la narration comme acte de parole suppose limplication de différents partenaires (narrateur / narrataire-inscrit, narrateur-écrivant / narrataire-lecteur, etc.). La valeur pragmatique de la narration du premier narrateur correspond au procédé persuasif inhérent au discours-récit, procédé qui constitue en fait des éléments formant, nous semble-t-il, une antinomie. Le premier se situe au niveau de lintentionnalité tenant de ce procédé persuasif. Le narrateur a tendance à confirmer laction émancipatrice de la mère et à célébrer sa liberté. Paradoxalement, cette intention savère entravée par le mode mimétique, la narration et le type de focalisation quil opère. Ces trois éléments révèlent une attitude contradictoire chez le narrateur qui nest pas ici, rappelons-le, un simple opérateur, dautant plus quil engage un partenaire sur lequel il veut agir.
Comment le mode mimétique inscrit-il un élément révélateur de lantinomie ? Le premier personnage met sa mère, à son insu, sous la tutelle du deuxième personnage. "Nagib soccupera de toi" lui dit-il avant son départ. Rapporté par le narrateur, ce discours infirme l'attitude libératrice dont il a tendance à persuader son narrataire.
Etant en rapport de contiguïté avec le personnage de la mère, le second narrateur est dabord un personnage écrivant et narrateur intradiégétique. En conteur passionné, il fait de la mère un personnage occupant un récit dont il tient toutes les ficelles. La narration comme acte de parole et instance participant dune activité autobiographique a une valeur performative. Le personnage de la mère demeure paradoxalement sous la tutelle de linstance narrative. Il est en cela dépourvu de la marque de son indépendance. Racontée, la mère semble là aussi comme ramenée à létat dobjet, comme vouée à la passivité des enfants dont on célèbre fièrement léveil au monde, la transformation, les exploits, la brillance et lintelligence. Ce qui fait que la narration en tant que pratique créatrice donne de lépaisseur plus au personnage masculin, comme elle consolide plutôt la thèse de sa liberté.
La focalisation interne qui fait que lunivers appréhendé par le personnage de la mère est souvent raconté et décrit minutieusement par le narrateur garde ce personnage sous lemprise dun narrateur simposant comme intermédiaire, soucieux de le présenter conformément à son champ de vision et partant de lastreindre à sa subjectivité. Il nest alors que lobjet du récit narratif. Cest ce que révèle cette séquence descriptive mêlée de commentaires du narrateur/personnage évoquant ce quil croit être les impressions de sa mère découvrant le monde du dehors et qui ne sont que ses propres impressions :
Les couleurs sont trop vives pour elle et lont comme
astigmatisée dès le coin de la rue, mais elle continue de marcher, mécanique et
frémissante, tête haute et dos droit, posant un pied devant lautre, lun
après lautre, faisant face non à des humains et à leur ville tentaculaire, mais à une bande de lions surgis dans la
réalité de son rêve. Et elle navait pas peur, allait au-delà de la bataille. Et
les rumeurs du bazar craquent au-dessus de sa tête avec orage, les mouvements de foules
pleuvent sur elle comme une cataracte. Elle ne dit rien, elle marche. Lair de la
liberté, un rayon de soleil tintant sur un plateau de cuivre, ce qui jadis a été, a pu
être son moi, sont choses à percevoir doucement, timidement, sans hâte ni intensité (p. 67).
Et cette séquence de la page 68 : "Elle avait le regard étendu droit et loin devant elle, au-delà des massifs, des arbres et de lhorizon, derrière cet autre horizon qui sétait appelé son enfance. Doù elle avait émergé adulte à lâge des jeux et des poupées".
Il y a là un glissement de la focalisation externe à la focalisation interne. Ici, le narrateur qui interprète lévasion de la mère usurpe létendue de son regard, sinfiltre dans sa vision, conquiert son imaginaire au contact des premiers rayons de liberté. Linterprétation du regard que la mère porte vers lhorizon constitue en soi un illogisme qui crée lélément antinomique relatif à son attitude persuasive. Rien en effet ne lui permet de deviner ses pensées les plus secrètes. Aussi, la description lyrique et poétique des éléments de la nature est-elle mise en symbiose avec les sentiments du libérateur.
Que pouvons-nous finalement constater après la lecture de lantinomie inscrite dans cette uvre de Driss Chraïbi ? Dabord, force est de préciser que le décryptage de lantinomie dépend du type de lecture ou du lecteur. Lantinomie plus ou moins lisible au niveau diégétique nest pas automatiquement saisie au niveau de linstance narrative et particulièrement la focalisation interne, vu la technique persuasive du narrateur qui oriente le lecteur vers les points forts quil veut spécialement lui communiquer. Le narrateur glisse ce quil pose comme les impressions de sa mère [8] entre des énoncés qui en décrivent le comportement et la démarche à travers la ville, mêle ses propres commentaires et réflexions à lévocation des réactions physiques de sa mère et enfin donne limpression de seulement rendre compte objectivement de ses émotions et de ses perceptions. Cet enchevêtrement des procédés voile la subjectivité du narrateur et persuade le lecteur dun discours narratif centré sur la mère libérée.
La tonalité joviale et la parole des personnages traduisent par ailleurs leur bonne intention. Ce qui attendrit le lecteur extra-textuel, suscite sa sympathie et crée sa coopération intellectuelle. Dès lors, le lecteur approuve lacte bienfaiteur de ces personnages masculins et ne se rend pas compte des éléments antinomiques. Le plaisir du texte prétexte au rêve lemporte sur le plaisir du rationalisme, et cest peut-être tant mieux pour ce type de lecteur [9].
La découverte de lantinomie constitue ensuite une des lectures constructives dans laquelle des données très précises sont un potentiel de signification. Cest ainsi que, en partageant cette conviction de Roland Barthes "[...] quand bien même un détail paraîtrait irréductiblement insignifiant, rebelle à toute fonction, il nen aurait pas moins pour finir le sens de labsurde ou de linutile : tout à un sens ou rien nen a" [10], nous sommes tentée de faire, quant à la présence de ce phénomène, ces constatations. Premièrement, le premier narrateur nest pas conscient de cette antinomie dans sa propre narration. Le discours du second narrateur renferme des unités qui, réunies par le lecteur, permettent de déchiffrer la contradiction qui régit son attitude et son comportement. Cette inconscience de lantinomie peut sexpliquer chez le premier narrateur par sa tendance à revivre son acte libérateur, et chez les deux narrateurs/écrivants par leur passion de la narration et notamment par leur intention de rendre hommage à leur mère. Cest justement contre son élan passionnel que bute le projet du premier narrateur de convaincre son narrataire de son attitude libératrice. Il sagit ici de la seconde constatation. Le discours du petit loustic narrateur ne cesse en effet de normaliser la nature du rapport que lui et son frère entretenaient avec leur mère depuis lévocation de la tendresse éprouvée envers elle au début du récit [11], passant par son commentaire qui concerne sa réaction face aux questions de sa mère angoissée du monde extérieur et de "la violence de la liberté " [12], jusquà lexplication de lintention qui sous-tendait son action instructive [13].
Driss Chraïbi nous présente donc des personnages / narrateurs convaincus de la réelle émancipation de leur mère, davoir contribué à son émancipation et dêtre de parfaits libérateurs. Or, sil y a eu une véritable action libertaire, la perception de ce phénomène de lantinomie nuit toutefois aux deux autres donnes diégétique et narrative. A défaut de critères persuasifs, le discours narratif reste inefficace. Il se produit chez le lecteur extra-textuel qui a saisi cette antinomie ou qui est resté tout simplement incrédule une certaine confusion. Dans son imagination, laltruisme qui émane des deux personnages cadre mal avec légotisme et / ou légoïsme des narrateurs / écrivants qui vouent plutôt un culte à la narration et à lécriture. Ne faudra-t-il pas comprendre alors que, tout compte fait, La Civilisation, ma Mère ! inscrit avant tout ces deux activités à titre dobjectifs moteurs immanents au discours narratif, comme le décèle parfaitement lobservation de lagencement [14] de ce dit discours au sein des deux parties du roman ? Dès lors, lémancipation de la mère en est tout simplement la matière qui, bien quelle soit une unité majeure, ne voile aucunement limportance quacquièrent ces activités. La prise de parole par lécriture dans ce roman de Chraïbi est en effet un acte primordial. Cest enfin la troisième, et sans doute pas la dernière, constatation que nous formulons.
Dautres constatations et significations demeurent en définitive toujours possibles. Notre travail ne constitue en fait que des préliminaires de lecture. Il sera par ailleurs éminemment important délargir les horizons de la recherche axée sur le même sujet. Aller, à titre dexemple, dans le sens de la déclaration de Jacqueline Arnaud mentionnée au début de notre exposé. Quant à nos réflexions basées sur les unités signifiantes qui se restreignent au cadre textuel, il est notoire quelles ne peuvent pas avoir un autre champ dinvestigation que lunivers romanesque. Cest de cet univers que la charge sémantique de lantinomie tient nécessairement.
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999. | |
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[1] Jacqueline Arnaud, Littérature maghrébine de langue française. I. Origines et perspectives, Paris, éd. Publisud, 1986, p. 13.
[2] Anissa Benzakour Chami, Regards sur la femme dans la nouvelle et le roman marocain de langue française, thèse de doctorat ès Lettres, Aix-Marseille 1, 1987, p. 424.
[3] La narration des événements est privilégiée.
[4] Vincent Jouve, LEffet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 17.
[5] Dans Basamat=Empreintes, Casablanca, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines II, n° 11, 1988, p. 129.
[6] Ce qui correspond à une mise en abyme elle-même assez révélatrice de la situation paradoxale dans laquelle la jeune femme supposée libérée était impliquée.
[7] Gérard Genette, Nouveau Discours du récit, Paris, éd. du Seuil, coll. Poétique, 1983, p. 28.
[8] Voir plus haut la citation de la page 67.
[9] Ce lecteur coïncide avec le lecteur idéal de lauteur de La Civilisation, ma Mère!...
[10] "Introduction à lanalyse structurale des récits", in Communications, 8, "Lanalyse structurrale du récit", éd. du Seuil, 1981, (1e éd. Communications, 1966).
[11] "Il adorait sa mère. Jamais il ne sest marié" (p. 15).
[12] "Je nai pas su lui répondre. Et cest tant mieux. Oui, tant mieux. Parce que machinalement, je lai prise dans mes bras, je lai assise sur mes genoux et je lai bercée. Sans mot. Jusquà ce quelle sendormît" (p. 85).
[13] "Jour après jour, je lamenais à remettre en cause son propre passé. [...] Peu mimportaient les conséquences : je laimais" (p. 90)
[14] Le premier narrateur/personnage inscrit sa parole dans une situation dénonciation. "Dois-je parler de ce fameux savon noir", "et avec quels mots, de quelle langue, et comment décrire ces choses informes innombrables qui (...)." (p. 16) "ai-je dit que ma mère (...)" (p. 17) "Encore maintenant, je ne puis dire avec précision qui dirigeait lautre, de lengin ou de ma mère" (p. 23). "Jai dit que cette cuisinière, elle lalluma une seule fois" (p. 48).