Nouvelles approches des textes littéraires
maghrébins et migrants

Charles BONN,
Université Paris 13

Les textes présentés dans ce numéro de la revue Itinéraires et contacts de cultures peuvent être lus comme un état présent de l'avancée théorique des jeunes chercheurs inscrits en thèse dans la Formation doctorale "Etudes littéraires francophones et comparées" de l'Université Paris 13, ou ayant fréquenté cette Formation tout en étant inscrits en thèse dans une autre université. La plupart d'entre eux ont soutenu leur thèse depuis peu de temps, et les autres sont sur le point de la soutenir dans un avenir très proche. Autant dire que ce recueil a la prétention de donner une image assez fidèle de l'actualité de la recherche sur les champs qu'il couvre.

Les littératures maghrébines et migrantes ont toujours été le domaine littéraire le plus étudié dans cette Formation, même si on a consacré beaucoup d'efforts, pendant les douze années de ma direction, à diversifier les aires géographiques couvertes, pour utiliser au mieux le potentiel unique d'enseignants spécialisés dans toutes les littératures de la Francophonie qui s'y trouvaient réunis, et pour satisfaire également au contrat que notre habilitation nous imposait de respecter. Cette situation due à l'histoire de la recherche littéraire à l'université Paris 13, et particulièrement à l'impulsion donnée avant mon arrivée par la regrettée Jacqueline Arnaud, nous a conféré une spécificité certaine, et une sorte de position centrale pour les recherches littéraires maghrébines en France, à laquelle nous ne pourrions pas prétendre pour ce qui concerne les autres aires géographiques de la Francophonie.

Cette position s'est vue de plus renforcée progressivement par le développement continu de conventions de recherche et d'enseignement partagé avec les universités du Maghreb, puis avec divers pays d'Europe dans le cadre d'un programme Erasmus longtemps animé par Beïda Chikhi, mais aussi avec l'INALCO et l'Ecole Normale Supérieure de Fontenay Saint-Cloud. Ces conventions ont fait de Villetaneuse le lieu de passage obligé des chercheurs de tous pays travaillant sur la littérature maghrébine. Il faut dire que l'Université Paris 13 est également le siège de la Coordination internationale des chercheurs sur les littératures maghrébines (CICLIM), laquelle gère depuis plus de dix ans la banque de données Limag, publie chaque semestre un bulletin Études littéraires maghrébines, et anime depuis peu le site Limag (http ://limag.lvnet-fr.com) sur Internet. Enfin, la collection "Etudes littéraires maghrébines" que je dirige aux éditions L'Harmattan, ainsi que plusieurs numéros de la revue Itinéraires et contacts de cultures consacrés à ces littératures confortent cette position par un nombre important de publications.

Dans ces conditions, les chercheurs de cette université ou ceux qui y font de fréquents séjours, situés au carrefour de la plupart des recherches sur ce domaine, se trouvent dans une situation privilégiée pour évaluer l'actualité de la recherche sur les littératures maghrébines ou migrantes, et pour en proposer parfois des recadrages stimulants. Une partie non négligeable des textes présentés ici est ainsi le résultat d'un colloque organisé à Villetaneuse en décembre 1997 par ces jeunes chercheurs eux-mêmes, colloque suivi de plusieurs réunions de travail convoquées depuis par ces mêmes étudiants. Ces textes formant en quelque sorte le noyau théorique de l'ensemble, on les a complétés par d'autres, demandés à des chercheurs ayant de près ou de loin fréquenté cette Formation, et dont l'apport nous semblait enrichissant.

On a pu ainsi constituer dans ce volume quatre ensembles de textes, dont le point commun est le renouvellement théorique plus ou moins grand qu'ils apportent aux études sur les littératures maghrébines ou migrantes. Comme souvent, les littératures émergentes qui nous préoccupent posent le problème de leur localisation, de leur identité. Car les définitions consacrées par aires géographiques montrent vite ici leur inadaptation. Les littératures francophones ne peuvent être définies à partir du seul espace géographique dont elles sont issues, ne serait-ce que parce que leur développement est inséparable de circuits d'édition et de reconnaissance qui sont souvent extérieurs à cet espace. Mais aussi parce que l'espace dans lequel ces textes prennent sens est nécessairement double, plus encore : mouvant.

C'est pourquoi on a tenté ici le pari de tourner le dos aux définitions de l'identité littéraire dans des espaces emblématiques statiques, pour exploiter la notion de littératures "migrantes" : On entend par là dans une acception large, des littératures définissant leur identité, non à partir d'un espace délimité, mais à partir de la tension, douloureuse ou désirante, entre deux ou plusieurs espaces, dont aucun ne peut à lui tout seul prétendre à les définir. La "migrance" est ici non seulement celle des individus entre des lieux, mais surtout celle des formes, comme celle de la réception : celle dans laquelle le texte prend sens et signification. Suivant le lieu où elles sont lues, les littératures qui nous préoccupent ici prennent souvent une signification toute différente, et dès lors leur lecture aussi est mouvance, migration, "migrance" encore. Or c'est précisément parce qu'elles développent de ce fait un sens mouvant, adapté à la mutation politique comme à celle des représentations du monde dans lequel nous vivons, que ces littératures ont une résonance toute particulière : plus que d'autres, elles nous aident à déchiffrer l'innommable de la modernité.

Migrances

On a placé volontairement en ouverture un texte ne portant pas explicitement sur des écrivains maghrébins : celui de Véronique Bonnet qui examine dans un autre espace quelques catégories et mots utilisés par les critiques québécois pour désigner les écrivains venus d'ailleurs : du Maghreb pour certains, mais aussi d'autres pays. Car c'est bien d'abord de perception qu'il s'agit dans la réception des écritures migrantes, et décaler le lieu, non seulement des textes mais encore de leurs lecteurs peut apporter un éclairage nouveau et aider les uns et les autres à sortir de clôtures géographiques et notionnelles trop confortables.

Mais l'actualité littéraire nous offre un bon exemple de littérature inclassable par les localisations géographiques : plus encore que la littérature "maghrébine" désignée comme telle, la littérature "issue de l'émigration maghrébine" est un constant défi aux classificateurs. Les deux articles suivants en proposent des grilles de lecture visant à dépasser les traditionnnelles localisations géographiques ou culturelles : Habiba Sebkhi développe ainsi le concept de "littérature naturelle", cependant que Caroline Eysel examine l'apport de l'approche psychanalytique appliquée aux écritures féminines issues des immigrations.

Rhizomes

Cette déstabilisation des classements littéraires opérée, et la littérature issue de l'émigration nous y aura bien aidés, on peut à présent s'interroger davantage sur la production de l'identité par les textes et dans les textes. Identité du groupe ou de l'individu dont ces textes sont en partie l'expression, mais aussi identité du texte littéraire lui-même à travers son écriture. Car une littérature émergente se fonde elle-même à travers ses textes, et il était donc normal de commencer cette deuxième section en réexaminant avec Vigdis Ofte les mécanismes de cette dynamique dans le texte fondateur par excellence de cette littérature : Nedjma, de Kateb Yacine (1956). Même si ce texte est déjà l'objet de bien des travaux, l'article de Vigdis Ofte fait à la fois le point et nous propose une relecture stimulante. Celui d'Andrea Flores quant à lui s'applique à montrer dans un texte plus récent mais non moins complexe, Talismano d'Abdelwahab Meddeb, comment le brouillage et la redéfinition des identités à la fois s'opèrent surtout dans les procédés d'écriture. Elle utilise pour ce faire la théorisation de Gilles Deleuze qui se révèle ici féconde. Son travail sur la syntaxe elle-même de Meddeb est particulièrement novateur, comme l'est par ailleurs la réflexion de l'auteur traité lui-même, qui est sans doute avec Abdelkebir Khatibi l'écrivain maghrébin ayant le plus aidé à repenser les définitions identitaires. C'est pourquoi l'œuvre de Meddeb est encore l'objet de l'article suivant, dans lequel Najeh Jegham montre comment l'être même se confond avec l'écriture dans toute l'œuvre de Meddeb, et s'inscrit ainsi également dans les traditions mystiques et philosophiques dont l'œuvre de cet auteur est un point de convergence.

Des registres d'écriture problématiques

Si l'écriture est en rapport si étroit avec l'identité multiple et problématique, elle pose aussi le problème de ses propres genres, de ses propres registres. Dès ses premiers textes, par exemple dans Nedjma déjà cité ici, cette littérature remettait en cause les genres à travers lesquels elle s'exprimait : ces derniers sont en effet une des marques les plus visibles de la généalogie d'une écriture, qui ne s'appartient pleinement à elle-même que si elle est capable de repenser ces genres pour se les approprier, quitte à en bousculer profondément les cadres comme les définitions. Nedjma subvertissait le genre romanesque par l'intrusion de l'oralité ou de l'épopée autant que par la destruction de la chronologie ou la multipliation des points de vues qu'on y relève le plus souvent.

Mais comme dans toute littérature émergente, l'autobiographie est très présente dans les textes maghrébins, même si elle y apparaît parfois en rupture avec les pratiques sociales. Dès lors son statut et son rapport à l'élaboration littéraire seront à examiner. C'est ce que tente l'article de Mokhtar El Maouhal sur un plan théorique général. Hafid Gafaïti développe ensuite le registre de l'"autobiographie plurielle", que conteste pourtant Mokhtar El Maouhal, chez l'un des auteurs qui se sont le plus réclamés de ce genre, Assia Djebar. Or c'est aussi chez Assia Djebar que Najiba Regaïeg montre que, contrairement à l'idée communément admise, l'autobiographique est un registre impossible alors même que toujours présent. Ces trois articles développent ainsi, à travers des positions théoriques divergentes, un débat qui ne manquera pas d'être intéressant.

Changeant de "registre problématique", Valérie Bénard s'interroge ensuite sur une autre absence : celle de l'ironie, même si l'humour ou la polémique existent dans cette littérature. Son approche que certains contesteront sans doute appelle dans ce domaine à une rigueur théorique trop facilement oubliée parfois. Rafika Lassel enfin, seule à parler de poésie, l'éternelle oubliée des recherches sur les littératures maghrébines qui privilégient le plus souvent le roman, souligne l'utilisation du graphisme chez Jean Sénac.

Lectures et réception

On en arrive dans la quatrième partie à des lectures, soit sous des angles peu pratiqués jusqu'ici, soit de textes moins étudiés que d'autres chez des grands auteurs, comme c'est le cas de La Civilisation, ma Mère !… de Driss Chraïbi, où Samia Chedly fait une description narratologique de l'antinomie, cependant que Lahsen Bougdal étudie la transformation de l'espace dans Le Livre du sang d'Abdelkebir Khatibi à travers l'évolution du personnage de Muthna.

Khalid Zekri ensuite ouvre la lecture d'une œuvre récente de Tahar Ben Jelloun à l'esthétique de la réception en traquant l'inscription du lecteur dans le prologue de La Nuit de l'erreur. Il permet ainsi à Isaac-Célestin Tcheho, auteur de la thèse la plus récemment soutenue dans cette Formation, de proposer une fort originale et féconde globalisation de l'approche, montrant à la fois l'inscription des lecteurs et celle, jamais traitée jusqu'ici, du travail d'écriture présenté à partir de la notion d'ateliers de créativité chère à Anne Roche comme à Abdelkebir Khatibi. Ces deux textes préparent ainsi la voie à la description de la réception proprement dite que fait pour finir Hakima Bennaïr, laquelle, en étudiant principalement la réception de l'œuvre de Kateb Yacine, nous permet de terminer ce recueil à la fois par une ouverture méthodologique, et par un retour à l'un des principaux textes fondateurs de cette littérature, comme également à une approche plus nourrie par l'histoire.

 

 

Pour finir cette présentation rapide, qu'on me permette d'y ajouter une petite note personnelle. On aura compris en lisant les lignes qui précèdent qu'il s'agit pour moi aussi, dans ces pages, d'un bilan : celui de douze ans de direction de cette Formation. L'Université Lyon 2 que je rejoindrai en octobre 1999 ne me confiera certainement pas une nouvelle responsabilité de cette importance, et d'ailleurs je ne le souhaite pas. Il faut savoir tourner la page et regarder ailleurs, pour ne pas sombrer dans l'autorépétition stérile. Du moins aurai-je légué à mes successeurs au CELFC une Formation dont la reconnaissance ne fait plus de doute : il ne me reste plus qu'à leur souhaiter bon vent !

 


wpe5.jpg (1687 octets)

   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
Copyright L'Harmattan et Université Paris 13. Tous droits réservés.

 

Sommaire du volume          wpe2.jpg (2228 octets)
Commander le volume
Page d'accueil du site Limag (Littérature maghrébine)
Communiquer avec le responsable du site