Valérie BENARD,
Université Paris 13
Une approche synoptique de la littérature algérienne de langue française nous amène à prendre conscience dun phénomène étonnant. Alors que cette littérature a été bien souvent qualifiée de subversive, de provocatrice et quelle est constituée notamment duvres dans lesquelles sinscrit une dimension critique, on peut cependant noter la relative absence de lironie dans les textes, ironie qui prend pourtant elle-même sa source dans la contestation. Pourquoi cette stratégie décriture na-t-elle pas été adoptée, pourquoi lironie na-t-elle pas été retenue comme structure signifiante de la subversion ? Telle sera la base de notre questionnement.
Précisons dores-et-déjà ce que nous entendrons par ironie, terme qui saccompagne dun certain flou définitionnel et dont la spécificité est parfois dissoute dans le groupe englobant de lhumour, du sarcasme, du cynisme, etc. Les nuances sont en effet très subtiles. Si lon part de la définition de base du dictionnaire, lironie correspond à une "manière de se moquer en disant le contraire de ce quon veut faire entendre". Lironie littéraire est en fait une opération extrêmement limitée quil nous faudra cerner avec précision. Cette étude sétablira au regard des uvres antérieures aux années 1990.
Deux thèses de référence traitent de lironie : celle
dAfifa Bererhi intitulée Lambiguité de
lironie dans luvre romanesque de Rachid Boudjedra, datant de 1988,
et celle de Saïd Laqabi : Aspects de
lironie dans la littérature maghrébine dexpression française des années quatre-vingts, de 1996. On
pourrait alors sinterroger sur lintérêt du présent article. Notre ambition
est notamment de recentrer le débat, dans une tentative de clarification théorique.
Ultérieurement, les uvres pourront ainsi être envisagées selon des critères bien
précis.
Lattention doit être attirée sur la nécessité de se dégager de la vague notion de "ton ironique" pour nous intéresser à lironie littéraire. Notons que la difficulté à définir se retrouve partout. Ainsi peut-on lire dans lintroduction de la thèse dAfifa Bererhi qui a pourtant lironie pour objet :
Cest probablement dans la diversité de ses origines que lon peut trouver une raison supplémentaire à son indéfinition, car quelle que soit lapproche, philosophique ou littéraire, linguistique ou psychanalytique, les analystes conviennent de limpossibilité dune définition de lironie [1] (p. 9).
En outre, le critique ne distingue pas lironie de ce que Saïd Laqabi appelle "la banlieue de lironie" (humour, sarcasme ). En effet, de la même façon, pouvons-nous lire chez ce dernier : "lironie... ce mot en apparence simple, résiste à toute tentative de définition exhaustive" (p. 13) ou encore : "Lironie fait certainement partie de ces mots qui se refusent à toute définition close et statique" (p. 19). Saïd Laqabi tente de cerner la spécificité de lironie et, pour ce faire, il convoque tout un outillage théorique. Sa démarche diffère nettement de celle dAfifa Bererhi. Celle-ci sattache surtout à faire une étude précise (et intéressante) du corpus choisi mais beaucoup dexemples apparaîtront non valables au vu du schéma que nous developperons un peu plus loin. Saïd Laqabi, quant à lui, tente essentiellement de saisir toutes les nuances de lironie dans une certaine recherche dexhaustivité théorique concernant le sujet. Se succèdent ainsi à plusieurs reprises les tentatives de simplification, en alternant entre la distinction par rapport à lhumour et lassimilation, ce qui a pour effet de dérouter un peu le lecteur tout en voulant léclairer. Loutillage théorique est bien imposant même si le critique déclare "quil faut laisser plus de champ libre à la subjectivité du lecteur, tout en le dotant dune armure légère" (p. 54). Lespace de cet article, cest plutôt dans le sens de lobjectivité que nous essaierons daller.
Quest-ce-qui, dans le mécanisme de lironie, ce que Pascal appelait lart de "railler finement", aurait pu séduire les écrivains algériens de langue française et les porter vers cette pratique ? Tout dabord, il faut concevoir lironie comme une pratique codifiée qui suppose une certaine visée, la visée ironique. En effet, lauteur qui utilise lironie dirige le regard du lecteur vers une cible dans une relation dopposition face à un pouvoir. Lironie est toujours un jeu de pouvoirs. Rappelons ici le lien unissant lironie et le social : Philippe Hamon dans LIronie littéraire note que la phrase "Tout est social dans lironie" revient dans tous les traités philosophiques concernant lironie. Celle-ci vient se placer face à tout un système de normes et de hiérarchies. Elle sert à la différenciation des aires de pouvoir. Lironie revient à faire semblant de se confondre avec lêtre ou linstitution ironisée alors que lon a une ferme volonté de se différencier (lantiphrase est dailleurs le discours-type de lironie).
Ainsi lironie aurait pu entrer dans la démarche contestataire des écrivains algériens, pour exprimer par cette pratique littéraire le statut "dêtre doppression", que ce soit pour sopposer au colonisateur (lironie aurait pu servir à marquer une différence spécifique par rapport à la société dominante), que ce soit pour contester lautorité algérienne et ses abus de pouvoir, ou bien pour mettre à bas lintégrisme. Laction critique, par cet intermédiaire aurait pu également se développer dans la littérature "beur" dans le dessein de dénoncer la condition immigrée sur le sol français puisquelle est selon Georg Lukacs "lauto-correction de la fragilité " [2].
Si lon étudie le fonctionnement ironique, le protocole ironique tel que la analysé H. Weinrich, on voit apparaître le schéma suivant :
- une scène à trois personnages :
1/ ironiste ou ironisant dun côté.
2/ ironisé (même si emploi incorrect car transitif) ou cible ou victime. Lironisé : peut être un personnage humain, une instance, une institution.
Et un troisième personnage que Weinrich appelle :
3/ le témoin complice : qui a un rôle a priori passif, et qui est le récepteur dune série de signaux dironie.
Lironie constitue une communication à niveau inégal, où les relations entre ces personnages sont régies par un rapport dinfériorité/supériorité. Si lon imagine une ligne médiane qui serait celle de la normalité, un niveau moyen dune intelligence, lironiste, en situation dabaissement, vient se placer sous cette ligne, il sabaisse pour tromper. On a donc un mouvement vers le bas de la part de celui qui ironise. Lironisé, quant à lui, se caractérise par un rôle de supériorité, il est placé au-dessus de la ligne médiane, il sera la cible de lironiste. Le témoin se situe en dehors de cette relation binaire. Nous assistons par ailleurs au dédoublement de lactivité communicative, un premier message explicite est en effet émis par lironiste en direction de celui dont il se moque, un deuxième message est soumis au décodage du témoin complice qui se confond bien souvent avec le lecteur.
Dautre part, il est intéressant de constater que la situation ironique convoque bien souvent des actants spécifiques comme létranger ou le naïf, ce qui aurait pu entrer dans le cadre de certaines uvres. Si lon pense aux Lettres persanes, Montesquieu y met en scène deux persans, deux étrangers exotiques qui incarnent deux parfaits ironistes. Létranger est en situation dinfériorité par son ignorance, il soppose ainsi naïvement à la suffisance française.
A ce titre, les écrivains algériens de langue française auraient pu utiliser le même genre de stratagème, dautant plus que la visée ironique se déploie souvent dans le sens de la périphérie vers le centre, que ce soit de létranger vers la France ou même de la province vers Paris comme dans Les Provinciales de Pascal par exemple, puisquen France, le provincial est toujours caractérisé par un niveau intellectuel inférieur. Ainsi est-il légitime de penser que les écrivains avaient des raisons valables dutiliser le procédé ironique, en endossant le rôle quon veut bien leur prêter pour mieux sen dégager. Mais il nen est rien. Au contraire, lironie fait lobjet dun délaissement au profit de la polémique.
En effet, la dimension critique est bien inscrite dans les uvres mais assez rarement par la démarche ironique. Cela sobserve par exemple dans létude du vocabulaire qui vient caractériser le discours et qui souligne la prédilection des auteurs pour la polémique :
Le rapport ironique de lironiste vers lironisé sinscrit au niveau textuel par lutilisation de tout un vocabulaire laudatif, axiologique, vers le positif, cest-à-dire un vocabulaire exprimant des valeurs dans le but de louer le comportement de lironisé. Ce que met à jour une lecture empirique, cest lemploi fréquent et direct dun vocabulaire critique au sens négatif, dépréciatif. Létude de ce vocabulaire montre donc bien que nous sommes, la plupart du temps, dans la polémique. Précisons que la polémique suppose une attitude critique, qui vise à une discussion vive ou agressive (le terme vient du grec "polemikos" signifiant "relatif à la guerre"). Nous distinguerons donc "ironie" et "polémique" même si lironie est souvent considérée comme une sous-catégorie de la polémique notamment par Harald Weinrich. Le critère dopposition que nous retiendrons sera lattitude adoptée, attitude ouvertement critique chez le polémiste.
Si nous observons quelques regards critiques, la démarche polémique apparaît très nettement, là où lon aurait pu attendre de lironie. Nous prendrons comme exemple lécrivain Rachid Boudjedra qui est lobjet de la thèse dAfifa Bererhi et qui entre également dans le corpus de Saïd Laqabi. En sattardant sur la portée de Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra, regard critique sur la France, on relève que le sujet en est larrivée dun Algérien en France et notamment dans le métro parisien, lieu révélateur à plus dun titre des murs parisiennes. Cela rappelle quelque peu la situation des deux persans de Montesquieu. Ce qui saffirme demblée dans le texte de Boudjedra, cest que toute la minutie quil apporte à décrire le métro a comme support un vocabulaire qui souligne lagressivité du lieu vis-à-vis de limmigré :
Cétait lheure où les marchands de fleurs fanées faisaient irruption dans les couloirs quils occupaient avec leurs corbeilles pleines à ras bord de vieilles roses, de tulipes tristes, de becs doiseaux grincheux, de dahlias décolorés, dillets fatigués, etc., avec leurs femmes ségosillant à vanter larticle [ ] vendant à tour de bras de pauvres fleurs que latmosphère ambiante naide pas à sépanouir et quil va falloir transbahuter à travers trains et couloirs jusquaux H.L.M. maussades [...]. Et lui continuant toujours son marathon hallucinant, tournant en rond, butant dans les gens, ne faisant même plus de gestes pour exprimer des excuses, envahi par les lumières fades, les camelots tonitruants, les pickpockets doucereux, les ivrognes en équilibre précaire, les vendeurs nègres exhibant des statuettes folkloriques et laides.
Même sil ne faudrait pas réduire luvre à une dimension réaliste, il entre dans notre propos dobserver que ce nest donc pas par un biais ironique que lauteur sen prend à lunivers parisien et pourtant cela aurait pu être une bonne manière de mettre à jour les travers de la vie parisienne puisque, comme lexprime Jankélévitch, "lironiste est celui qui fait semblant de considérer comme admirables les personnes qui sadmirent elles-mêmes". Lironie aurait donc pu servir à faire une peinture de la civilisation "évoluée".
Si lon sattarde un moment sur la littérature "beur", on retrouve cette même absence dans la description de la cité ou de la condition immigrée. Lironie semble juste prendre racine dans certains jeux de mots (de calembours) notamment pour transcrire le mauvais français des immigrés [3]. Par exemple, le jeu homophonique dans le titre de Mehdi Charef, "théorème dArchimède" traduit par "le thé au harem dArchi Ahmed". Mais la misère de la cité est décrite de façon très crue.
Dans le béton quils poussent, les enfants. Ils
grandissent et lui ressemblent, à ce béton sec et froid. Ils sont secs et froids aussi,
durs, apparemment indestructibles, mais il y a aussi des fissures dans le béton. Quand il
pleut, on les distingue mieux, cest comme des larmes qui coulent sur les joues
pâles dun petit à qui on a taxé ses billes et qua pas de grand frère pour
le défendre (p. 62).
Même phénomène chez Azouz Begag dans Le Gône du Chaâba, même jeu sur le vocabulaire : "La tricité" est transcrite pour lélectricité, "lbidoufille" pour le bidonville. Prenons pour exemple ce dialogue entre le père analphabète et le fils Moustaf qui est chargé de lire le journal :
Le père :
Traduis-moi ce quils racontent
dans ce journal !
Il traduit tant bien que mal les mots importants de larticle.
- Lbidoufile ? Quest-ce que cest que ça, le bidoufile ?
- Cest là, cest le Chaâba, Abboué !
- Pourquoi ils nous appellent lbidoufile ?
Bidoufile... trafic... mouton. On parle de moi, Bouzid, dans le journal. Tous les
Français vont me reconnaître, maintenant. Quelle honte ! La boulicia va me
surveiller..
Le lecteur pensera peut-être à une autre uvre de Begag qui pourrait venir nuancer notre propos, intitulée Les Chiens aussi, sorte dallégorie avec, au centre de cette allégorie, une entité, les chiens, symbolisant les immigrés et toute une métaphore filée dans le texte sur la "chienne de vie" qui nous renvoie à la condition immigrée. La transposition de la société dans le domaine animalier nest pas sans rappeler La Ferme des animaux de George Orwell. Cette mise en scène dun monde renversé est bien typique de lironie et, en ce sens, luvre de Begag peut être considérée comme une uvre ironique, mais lobservation du vocabulaire nous amène une fois encore à souligner la prédilection pour la polémique. Lironie est donc imparfaite daprès le système de référence que nous avons adopté, même sil existe bien un abaissement de la part du narrateur qui a choisi dadopter le statut dinfériorité mais pas le vocabulaire de lironiste, peut-être parce que justement la parole ne peut pas être rabaissée à ce rôle.
Se pose dailleurs ici le problème du point de vue et de la position de lécrivain "beur". Y-a-t-il vraiment possibilité ironique ? Et envers qui ? La France, très certainement. Mais on remarque que la moquerie, même légère, semble aller vers limmigré lui-même. Citons à ce propos Michel Laronde qui explique que "dans le roman beur cest le discours (le regard) de lAutre qui commande la vision" [4] Il faudrait envisager le potentiel ironiste du beur par rapport au schéma dinfériorité/supériorité. Cela ne paraît pas évident si lon pense au statut de lécrivain beur. Lironiste doit se présenter comme inférieur et jouer le jeu de la naïveté alors quil y a justement une revendication identitaire. Décrire un certain désarroi saccorde peut-être mal avec la pratique de lironie même si celle-ci a une certaine validité dans le domaine tragique. Les écrivains beurs nont peut-être pas, en général, la distance critique suffisante. [5] Ce problème du point de vue, cette difficulté rencontrée à se placer dans le schéma ironique, tout ceci nous permet de prendre le pas sur les éléments dexplication quil est possible dapporter.
Nous soulèverons quelques incompatibilités entre le fait ironique et la démarche des auteurs.
Tout dabord intervient le problème de lambivalence du discours ironique : de lexplicite et de limplicite. Il faut en effet souligner le camouflage du signifié réel. Le critique Philippe Hamon met en avant lobliquité du fait ironique. Il apparaît chez Kierkegaard sous le terme de "communication indirecte" et chez Nietzsche sous le terme de "masque". [6].
Ainsi, lironie est-elle perçue soit comme de la finesse soit comme de lhypocrisie. Elle peut être considérée comme une forme de mensonge [7] alors que les écrivains qui nous préoccupent affichent souvent la volonté de dénoncer une réalité et ceci avec virulence. A ce propos, on peut supposer que lusage de lironie aurait pu mettre à couvert certains écrivains sattaquant au pouvoir, avec la possibilité de se camoufler en revendiquant uniquement un premier degré à leur discours.
Il conviendrait aussi détudier les rapports possibles entre lironie et lengagement, lengagement étant la mise en place de tout un système de valeurs alors que lironie, selon Jankélévitch, aurait tendance à nous priver de nos croyances [8]. Ce dernier [9] décrit également lironie comme "la disposition à planer sur soi-même", "ce recul et ce minimum doisiveté sans lesquels il ny a pas de représentation possible : lesprit se décolle de la vie [...], lironie introduit dans notre savoir le relief et léchelonnement de la perspective". Ce décollement par rapport à la vie, cette "déréalisation ironique" [10] (p. 68) est peut-être impossible.
Entre en jeu également le problème de lévaluation, puisque cest au lecteur, le témoin de lironie, quil incombe dapporter le complément ironique. Il doit avoir une compétence ironique : il sagit didentifier la cible et donc de faire une lecture active. On pourrait sinterroger aussi sur lattente du lectorat, notamment les lecteurs français, qui voient surtout les écrivains algériens comme les témoins dune réalité douloureuse. Ainsi le lecteur français est souvent tenté de lire les textes avec des a priori.
Dautre part, la non-pratique de lironie découle peut-être dun choix décriture et dun refus dentrer dans le canon littéraire. Cela correspond certainement à une impossibilité de rester sous la dépendance de règles strictes qui régissent le mécanisme ironique : on parle souvent de léclatement textuel du texte maghrébin ; le travail sur le texte nest peut-être pas compatible avec le carcan somme toute assez rigide de lironie. Le jeu dialectique qui entre en scène se caractérise par un certain conformisme qui astreint plus ou moins lauteur à une stylistique de lantiphrase.
Nous nous arrêterons finalement sur laspect énonciatif. En effet, au niveau de lénonciation, le narrateur ironiste se doit dêtre discret alors que lon assiste chez les écrivains maghrébins à une certaine exhibition du narrateur. La posture dénonciation dans la pratique ironique est distanciée. Lironie affiche souvent un narrateur naïf, elle suppose un désengagement du narrateur, elle peut être considérée comme une sorte danti-style, puisque, selon Philippe Hamon, "elle met en cause les notions fondamentales de sujet, de différence et dindividualité que la stylistique met spontanément au centre de la notion même de style"[11] alors que chez les auteurs maghrébins on assiste plutôt à une posture ostentatoire du narrateur. Ainsi la polémique penche du côté de lémotion alors que selon Lukacs lironie est "lauto-abolition de la subjectivité". Dans le mécanisme de lironie, lauteur est dépossédé du rôle de polémiste, il reste neutre et cest le lecteur qui prend le relais de la critique.
Jemprunte à Malika Hadj Nacer lexpression "exhibition du narrateur" et je la cite :
Le recours à un langage décomposé, constamment désaxé, médiateur dune violence (violence des mots) qui bouscule les idées instituées permet, dans les passages même rapportés, de voir que le discoureur associe toujours les occurrences les plus chargées de sens à sa personne, dévoilant ainsi une personnalité narcissique... Cette exhibition du narrateur est accentuée à dautres niveaux de lénonciation par la déconstruction même de la majorité des phrases qui composent le roman [12].
On voit bien que la démarche des auteurs maghrébins va dans un sens qui nest pas du tout celui de lironiste. Notons malgré tout que chez Rachid Boudjedra, cest LEscargot entêté qui entre certainement le plus dans le schéma ironique (le fonctionnaire modèle, limage du spécialiste) et, dans le même temps, cest certainement luvre qui affiche le moins une outrance passionnée, dans laquelle le narrateur est le plus effacé. De tous les auteurs rencontrés, Boudjedra est peut-être le plus porté vers lironie. Un rapport pourrait être établi entre son athéisme déclaré et lespace dans lequel lironie peut sexprimer. Rappelons-nous avec Farida Boualit que cest dans lespace de la laïcité que lironie peut sépanouir puisque selon Georg Lukacs : "Lironie de lécrivain est la mystique négative des époques sans Dieu" [13].
Notre objet, loin de consister en létablissement dun jugement de valeur, a été de proposer lamorce dun questionnement, de voir en quoi les écrivains algériens de langue française auraient pu choisir cette stratégie décriture et pourquoi elle a été assez peu retenue (du moins dans les textes que nous avons rencontrés). En ce sens, cette étude nest pas basée sur une recherche exhaustive. Des contre-exemples [14] pourraient certainement venir nuancer ces propos, la lignée générale restant cependant valable.
Mais, dores-et-déjà, se ressent la nécessité dun prolongement et il conviendra de garder un il sur lévolution de lattitude narrative dans ce domaine. Il serait bon également de tester la pertinence de cette réflexion sur les autres genres de la littérature algérienne, notamment le théâtre, mais aussi détendre le propos aux autres pays du Maghreb et plus largement à dautres pays francophones, surtout les pays anciennement colonisés, pour faire un bilan de lutilisation ironique.
"Nul nentre en littérature maghrébine sans décliner son identité" : cette phrase de Charles Bonn trouve ici sa place une fois encore. Cest un regard critique français qui sexprime ici, avec la compétence ironique dun lecteur français. Peut-être y-a-t-il insuffisance dans la compétence ? Lironie qui sinspire de la tradition orale populaire, par exemple, et qui transparaît notamment avec le personnage mythique de Djoha [15], héros populaire qui incarne la critique cinglante, nous ny avons pas accès. Il est pourtant intéressant de remarquer que nous avons fait davantage de découvertes en littérature dAfrique noire [16]. Alors sagit-il dune ironie plus proche de la nôtre ou bien qui tient plus compte des lecteurs auquel elle sadresse ? La question reste ouverte.
HAMON Philippe, LIronie littéraire. Essai sur les formes de lécriture oblique, Paris, 1996, Hachette supérieur.
Id., "Stylistique de lironie" in Quest-ce-que le style ?, sous la direction de MOLINIE, Georges et CAHNE, Pierre, Paris, PUF, 1994.
HUTCHEON Linda, in La Poétique, Seuil, n°36, Paris, 1978.
JANKELEVITCH Vladimir, LIronie, Flammarion, Paris, 1964, coll. Champs.
LUKACS Georg, Théorie du roman, Berlin, 1963, édition Gonthier, bibliothèque Médiations, traduit de lallemand par Jean Clairevoye.
SANGSUE Daniel, La Parodie, Hachette supérieur, coll. Contours littéraires.
WEINRICH Harald, Conscience linguistique et lectures littéraires, Paris, 1989, Ed. La Maison des sciences de lhomme.
BERERHI Afifa, Lambiguité de lironie dans luvre romanesque de Rachid Boudjedra Doctorat de 3e cycle, Février 1988, Université La Sorbonne Nouvelle, Paris III, dirigée par Roger Fayolle.
HADJ NACER Malika, Stratégie dune écriture in Ecrivains maghrébins et modernité textuelle sous la direction de Naget KHADDA, Paris, LHarmattan, 1994.
IBRAHIM-OUALI Lila, Ecriture poétique et structures narratives de luvre de Rachid Boudjedra, thèse de doctorat de 3e cycle, 1995, Université Clermont II, ss la direction de M. Alain Montandon.
LAQABI Saïd, Aspects de lironie dans la littérature maghrébine dexpression française des années quatre-vingts, thèse de 3e cycle, 1996, Université Paris XIII-Villetaneuse, ss la direction de M. Charles Bonn.
LARONDE Michel, Autour du Roman beur, LHarmattan, Paris, 1993.
BEGAG Azzouz, Le Gône du Chaâba. Paris, Le Seuil, 1986.
Id., Les Chiens aussi, Paris, Seuil, 1995, coll.Point Virgule.
BOUDJEDRA Rachid, Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975.
CHAREF Mehdi, Le Thé au harem dArchi Ahmed, Paris, Mercure de France, 1983.
Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999. | |
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[1] Bererhi, Afifa, LAmbiguité de lironie dans loeuvre romanesque de Rachid Boudjedra, thèse soutenue en 1988 à l'Université Paris 3, p. 9.
[2] Lukacs, Georg, Théorie du roman, p. 70.
[3] Notons que lironie telle quelle est conçue ici est envisagée non pas comme un trope mais comme une figure, non pas comme une microstructure mais bien comme une macrostructure.
[4] Laronde, Michel, Autour du Roman beur, LHarmattan, Paris, 1993.
[5] "Il nironise pas, celui qui se trouve, comme dit Luc dans lextrême combat de lagonie", (Luc XXII).
[6] Hutcheon, Linda : "La signification ultime du texte ironique... réside dans la superposition des deux niveaux (un niveau de surface primaire en premier plan, un niveau secondaire et implicite en second plan) dans une sorte de double exposition (au sens photographique du terme) textuelle" Poétique, n° 36, Seuil, Paris, 1978, p. 472-473.
[7] Saint-Augustin, Du Mensonge. Il considère lironie comme une forme du mensonge "le mensonge veut dire énoncer quelque chose autrement que ce que lon sait ou croit". Le mensonge est alors lénonciation avec la volonté d'énoncer quelque chose de faux alors que, pour Socrate, lironiste dit la vérité mais de façon détournée.
[8] Il faudrait à ce propos envisager plus largement lattitude décrivains comme Sartre par exemple, le type même de lengagé, qui sest opposé à Céline, ironiste.
[9] Cité p. 109 de LIronie littéraire de Ph. Hamon.
[10] Jankelevitch, Vladimir, LIronie, Paris, 1964, Champs Flammarion.
[11] Hamon, Philippe, Stylistique de lironie, sous la direction de Molinié G., et Cahné P. Quest-ce-que le style ?, Paris, PUF, 1994, p. 150.
[12] Hadj-Nacer, Malika : "Stratégie dune écriture" in Ecrivains maghrébins et modernité textuelle sous la direction de Naget Khadda, LHarmattan, 1994, p. 107.
[13] Lukacs, Georg, Théorie du roman, p. 86-87 : "Par rapport au sens, une docte ignorance, une manifestation de la malfaisance et bienfaisante activité des démons, le renoncement à saisir de cette activité plus que sa simple réalité de fait, et la profonde certitude, inexprimable par dautres moyens que ceux de la création artistique, davoir réellement atteint, aperçu et saisi, dans cette renonciation et cette impuissance à savoir, lultime réel, la vraie substance, le Dieu présent et inexistant. Cest à ce titre que lironie constitue bien lobjectivité du roman"
[14] On peut penser au personnage ironisé de M. Ricard dans Nedjma de Kateb Yacine par exemple, qui se rapproche beaucoup de celui de lapothicaire, M. Homais, dans Madame Bovary.
[15] Déjeux, Jean, Djoha, hier et aujourdhui, Québec, Ed Naaman, 1978, p. 20. Sur Djoha, symbole de lironie : "son humour est souvent dirigé contre les riches, les hypocrites, les despotes, les qadis, les immams, les collecteurs dimpôts qui sont fustigés sans merci".
[16] Cf. la nouvelle dEmmanuel Dongala, Le Procès du père Likibi, Le Soleil des Indépendances dAhmadou Kourouma, voir aussi chez Hampatê Bâ ou Yambo Ouologuem.