Ursula  Baumgardt

Membre associé de U.A. 1024

L' énonciation  dans  le  récit

autobiographique

et  anthropologique :


l'  exemple  de  Moi,  un  Mbororo

Le texte dont je voudrais parler, Moi, un Mbororo. Oumarou Ndoudi, Peul nomade du Cameroun, paru chez Karthala en 1986, est à la fois un récit auto­biographique et anthropologique. Cette double appartenance organise le sys­tème de l' énonciation à plusieurs niveaux. Je n' en retiendrai que trois : la pré­sentation matérielle du livre, l' utilisation du "je" qui dessine l' image du narra­teur, et enfin l' apparition d' une deuxième voix qui intervient, elle, de manière "anonyme".

Le narrateur d' après la présentation du livre

Le "moi", premier mot du titre, thématise grammaticalement le "je" qui prend la parole. Il souligne en même temps que ce "moi, narrateur" est néces­sairement différent d' un "toi, lecteur". Il en découle plusieurs conséquences : la nécessité pour le narrateur de décliner immédiatement son identité pour at­teindre le lecteur, pour retenir son attention, ainsi que l' expression d' un projet de communication : le "je" s' adresse au "tu" pour lui expliquer quelque chose. Qui est ce "je" ? L' apposition explicative "un Mbororo" précise qu' il est masculin, mais "Mbororo" reste certainement énigmatique pour une grande majorité des lecteurs potentiels. Il peut cependant rappeler à certains - intéres­sés de près ou de loin par l' anthropologie - les Indiens Bororo du Brésil que Claude Lévy-Strauss a fait connaître[1], Ce qui établit l' association suivante : "peuple lointain - anthropologue célèbre - récit autobiographique" et dessine les contours d' un public visé.

Le sous-titre introduit le nom propre, Oumarou Ndoudi. Cependant, il n' apporte aucune précision sur le narrateur, étant donné qu' il ne représente ni ne rappelle une personnalité connue, célèbre. C' est la deuxième apposition, "Peul nomade du Cameroun", qui situe le narrateur. Elle fonctionne dans "Peul nomade" comme la traduction du terme Mbororo[2], identifiable comme ethno­nyme, et - surtout - elle situe le narrateur géographiquement. Une fois la fausse piste de l' Amérique abandonnée pour l' Afrique, le lecteur se souvient éven­tuellement de photos, voire de films traitant des pasteurs peuls[3].

L' illustration de la première page de couverture reprend les informations "Afrique - Cameroun - nomades" : deux hommes noirs sont assis dans du sable, entourés de vaches aux cornes longues à travers lesquelles on peut re­connaître les zébus des Mbororos. Cependant, cette illustration brouille en même temps les données : qui des deux hommes est le je-narrateur ? La photo ne donne pas de réponse à cette question, mais véhicule tout de même plu­sieurs informations supplémentaires. Elle signale que le "moi" émerge d' un plu­riel d' une part, d' un environnement "traditionnel" d' autre part, indiqué à travers des accessoires : accoutrement (tunique longue), coiffure (tresses) et couvre-chef (bonnet), ainsi que la position assise par terre. Par ailleurs, les deux hommes photographiés entretiennent une communication directe, complice, sans intermédiaire, ce qui est symbolisé par leur rire et leur contact au niveau des mains. La photo de la quatrième page de couverture, plus petite et en noir et blanc, est complémentaire de celle de la première page. Elle illustre un pluriel également (deux hommes), mais un pluriel différent : un Européen et un Afri­cain. La légende identifie les personnes représentées. Il s' agit de Henri Boc­quené et du je-narrateur Oumarou Ndoudi. A travers un détail vestimentaire, le bonnet, le lecteur peut déduire que le personnage qui en porte un également sur la première photo est Oumarou Ndoudi, ce qui apporte une réponse à la question suscitée par celle-ci.

Le milieu socio-culturel esquissé à travers la deuxième illustration diffère de la première à tout point de vue. L' information essentielle tient à ce que l' interlocuteur du narrateur est Européen. Entre les deux hommes s' établit un contact non plus direct, mais médiatisé : le narrateur tient un microphone et de nombreuses cassettes, son interlocuteur un volumineux dossier de documents, du papier et un stylo. Ainsi, l' oral et l' écrit se rencontrent symboliquement dans une situation de communication différée. Le contact n' est pas immédiat comme sur la première photo, mais s' organise autour de la matière communiquée qui passe par une transformation : l' un des interlocuteurs parle, l' autre (trans)crit, et la rencontre des deux hommes se fait autour de ce passage de l' oral à l' écrit[4] dont le livre Moi, un Mbororo est l' un des résultats.

Le je-narrateur Oumarou Ndoudi est ainsi situé par le "discours d' escorte"[5] dans deux types de relations : celle de son milieu d' origine et celle établie avec un Européen. Il représente par conséquent le point de conver­gence de deux mondes qui - de prime abord - ne sont pas appelés à se ren­contrer. Intermédiaire entre "le Mbororo" et Henri Bocquené, il occupe la posi­tion type de l' informateur dans une relation triangulaire qui s' établit à travers sa personne. Ceci implique qu' il devient un peu étranger à sa propre société, et un peu familier avec l' étranger. Deux facettes du même personnage sont ainsi symbolisées et se retrouvent dans le récit - autobiographique.

Le "je" et le récit autobiographique

L' autobiographie est définie comme un "récit rétrospectif en prose qu' une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu' elle met l' accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l' histoire de sa personnalité" et lorsqu' il y a "identité de l' auteur (dont le nom renvoie à une personne réelle) et le narrateur" (Ph. Lejeune, 1975, p. 14). Le récit autobiographique dans Moi, un Mbororo suit la chronologie et les étapes de la vie du je-narrateur, l' enfance, l' adolescence, la vie d' adulte et la rencontre avec Henri Bocquené. Les thèmes abordés sont multiples, structurés par la vie difficile du groupe auquel appartient le narrateur. Le fil conducteur pour celui-ci est son va-et-vient entre le village et sa famille. Il migrera, lui, du Nigéria au Cameroun, et finira par abandonner le mode de vie traditionnel des bergers nomades. Cette évolution - individuelle - correspond à la sédentarisa­tion d' une partie des nomades et, parallèlement, à l' influence croissante de l' Islam parmi les Mbororo. En ce sens, la vie de Ndoudi est représentative du choix d' une partie de la population nomade.

Mais cette vie est aussi particulière, exceptionnelle[6], narrée avec la sub­jectivité de Ndoudi qui explique la situation familiale difficile dans laquelle il s' est retrouvé dès la petite enfance : orphelin de mère, il est, comme ses frères et sa soeur, maltraité par sa marâtre, battu, négligé, mal nourri et soumis aux corvées les plus diverses (pp. 27 et passim). A cette situation familiale s' ajoute la maladie du narrateur, la lèpre, entraînant souffrances physiques et psy­chiques. Le narrateur décrit son cheminement, sa quête de médicaments et de traitements, les améliorations et rechutes, enfin la stabilisation de la maladie. Si l' on considère la narration de ce point de vue, il est bien évident que le récit correspond aux deux premiers critères de la définition de l' autobiographie, terme qui apparaît d' ailleurs dans le titre à l' intérieur du livre, en page de garde, mais pas sur la couverture.

Cependant, le dernier critère de la définition, l' identité de l' auteur et du narrateur, n' est pas rempli : la couverture signale comme auteur Henri Boc­quené. Son travail comme missionnaire au Cameroun, sa rencontre avec le nar­rateur en 1970, leur relation depuis cette date sont présentés dans la préface par Christiane Seydou, elle-même auteur de nombreux travaux portant sur la langue et la littérature peules. Henri Bocquené prend lui-même la parole pour introduire l' ouvrage dont il est l' auteur, mais dans le corps du texte, il ne se manifeste pas. Sa voix, non matérialisée par un pronom, est pourtant inscrite dans le récit et lui confère le caractère de ce récit anthropologique.

La deuxième voix et le récit anthropologique

Henri Bocquené est le premier destinataire du récit oral du narrateur. C' est en sa présence que le récit a été enregistré, il  a traduit et réduit le vo­lume initial. Il est, comme il le dit lui-même, l' interprète de Ndoudi (Introduction, p. 17). Comme celui-ci, il est intermédiaire, intermédiaire entre deux cultures, mais aussi entre narrateur et éditeur[7]. Sa voix est présente dans le récit à plu­sieurs niveaux, et de manières différentes : il intervient directement en tant qu' "interprète", mais il oriente également le récit puisqu' il est destinataire. Les interventions explicites dans l' introduction concernent les notes et les com­mentaires apportant des informations supplémentaires sur un terme ou une coutume décrite, ainsi que la traduction. Celle-ci doit fournir un texte lisible pour un lecteur occidental sans dépaysement permanent, d' où l' absence de "certaines expressions savoureuses auxquelles nous a habitués une certaine littérature africaine en français", comme par ex. "enfant de vache" pour parler du veau (p. 20)[8]. Au niveau du plan de l' ouvrage, cependant, le principe d' intervention de l' auteur est moins clair. Il indique les difficultés de choisir dans la masse des documents - 1100 pages de manuscrit transcrit - et de trouver un équilibre entre l' anecdotique (l' autobiographique) et le thématique (anthropologique), le but étant "de cerner au plus près la réalité mbororo" (p. 17). D' où certainement le choix de regrouper après une partie plutôt autobiographique des chapitres por­tant sur le mariage mbororo, le divorce et le veuvage, et la religion, thèmes qui sont traités dans toute monographie anthropologique, comme par ex. dans les ouvrages déjà classiques de Dupire, Stenning ou Hopen. Les chapitres anthro­pologiques sont suivis à leur tour de quelques-uns focalisés plus particulière­ment sur la vie du narrateur qui, au bout d' un long périple, rencontre Henri Bocquené. Le point de départ de la collaboration entre les deux hommes de­vient ainsi l' aboutissement et le chapitre final du livre.

En dehors des interventions de l' auteur, celui-ci est présent en sa qualité de destinataire. En effet, le destinataire s' inscrit toujours dans un texte et, par conséquent, l' influence. Cette influence est d' ailleurs peut-être plus grande lorsqu' il s' agit d' un texte dit oralement, en face d' un interlocuteur réel que le narrateur connaît personnellement, ce qui lui permet d' adapter son récit en fonction de cet interlocuteur. Or comme il est indiqué dès la formulation du titre, le destinataire du récit est l' autre, celui qui ne fait pas partie du "nous Mbororo", mais à qui le je-narrateur s' explique à travers l' exposé des coutumes et parti­cularités. Ce destinataire privilégié est Henri Bocquené qui connaît le monde peul à travers ses propres expériences et observations (séjours au Cameroun de 1962-1970, date de la rencontre avec Ndoudi Oumarou) et qui entretient avec le narrateur une très longue relation, ce qui permet à celui-ci de bien saisir quel type de récit on attend de lui.

C' est donc certainement cet intérêt anthropologique - sous-jacent ou ex­plicite - du destinataire qui influence la narration de Ndoudi Oumarou et dont la caractéristique la plus frappante est l' abondance des commentaires. Ils portent sur la réalité sociale supposée inconnue, à la fois sur la culture matérielle, l' organisation familiale, la religion, des coutumes ou des particularités compor­tementales. Ainsi, dès la première occurrence du terme pulaaku "code de com­portement des Peuls", des explications concernant son importance sont don­nées (p. 33). Lorsque le narrateur parle de sa famille, ses membres sont nom­més systématiquement (oncle maternel et paternel etc) et des comportements spécifiques et des attitudes émotionnelles par rapport à chaque membre sont exposés (p. 35). Ou encore, lorsque le narrateur parle des travaux des enfants et qu' il donne l' exemple d' "attacher les veaux", il précise : "Cela consiste à..." p. 40). C' est d' ailleurs cette abondance d' informations qui est appréciée par de nombreux lecteurs. Cependant, l' incidence autobiographique dans ces commentaires reste importante : dans un premier temps, certes, ce n' est plus le "je" qui parle, mais le "on" du "chez nous". Mais même si le "je" se retire derrière le "nous", il reste présent car il fait partie de ce "nous" qui est l' objet de l' observation. Le dis­cours ainsi produit est donc une auto-observation individuelle et subjective, ser­vant de base à une généralisation qui, elle, réclame pour elle d' être véridique. Or, l' accès à une réalité inconnue à travers un cas individuel, en l' occurrence le récit de vie d' une personne, peut certainement en faciliter l' approche, mais ne peut constituer qu' une étape - importante[9].

 

Articles  et  ouvrages  cités

ABASTADO Claude, "Raconte ! Raconte...' Les récits de vies comme objet sémiotique", Dérives de signes, Paris, Publidix, Université de Paris-X, 1988, pp. 219-236.    
            ABASTADO Claude, "Les récits de vies à deux voix : un prêt-à-porter autobiographique", Dérives des signes, Paris, Publidix, Univ ersité de Paris-X, 1988, pp. 237-251.   
           
BARRY Kesso, Kesso. Princesse peuhle, Paris, Seghers, 1988, 233 p.     
            BOCQUENE Henri. "Notes sur le pulaaku d'après le récit autobiogra­phique d'un Mbororo du Cameroun", Itinérances en pays peul et ailleurs, t. 2, Paris, Société des Africanistes, 1981, p. 229-246.        
            BOCQUENE Henri, Moi, un Mbororo. Ndoudi Oumarou Peul nomade du Cameroun, Paris, Karthala, 1986, 387 p.
            DUPIRE Marguerite, Organisation sociale des Peuls. Etude d' ethnographie comparée, Paris, Plon, 1970, 625 p.
           
HOPEN C. E., The pastoral Fulbe family in Gwandu, Londres, The Cla­rendon Press, 1970, 196 p. (1ère éd. 1958).      
           
KULIBALI Baylaa, Nquurndam Tumaranke (La vie d' un immigré), Paris, n° hors-série de la revue binndi e jannde, 1983, 71 p.         
            LABRO Michel, "Jusqu' à quand les Bororos marcheront-ils devant leurs boeufs ?", Jean-Françis HELD (dir.), Les dernières tribus, Paris, L' événement du Jeudi et Flammarion, 1988, pp. 37-71. Une version un peu plus brève a paru dans L' Evénement du Jeudi, 4 au 10 août 1988, pp. 57-65.      
            LEJEUNE Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975, 358 p.      
            LEVI-STRAUSS Claude, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1984, 504 p. (1ère éd. 1955).   
            LEVI-STRAUSS Claude, Anthropologie structurale, Paris Plon, 1985, 480 p. (1ère éd. 1958).  
            MALIKI Angelo B., Bonheur et souffrance chez les Peuls nomades, Paris CILF, 1984, 72 p.     
           
STENNING d. J., Savannah Nomads. A Study of the Wod' aab' e Pasto­ral Fulaniof Western Bornu Province, Londres, Oxford University Press, 1964, 266 p. (1ère éd. 1959)


 



[1]) Cf. le chapitre "Bororo" dans Tristes Tropiques de Claude Lévy-Strauss. Cet ouvrage est présenté en quatrième page de couverture comme "autobiographie intellectuelle" de l'auteur qui a séjourné dans "les sociétés indigènes du Brésil central dont il a partagé l'existence et qui comptent parmi les plus primitives du globe" (souligné par moi). Cf. également les références aux Bororo dans Anthropologie structurale.

[2]) Le terme mbororo est discuté par les Peuls eux-mêmes. Il a souvent une connotation néga­tive chez les sédentaires qui l'utilisent pour parler des nomades en termes de "Peuls brous­sards". Par certains Peuls nomades, cependant, le terme est interprêté dans un sens positif de "ceus qui authentiquement Peuls".

[3]) Cf. par ex. l'article de Michel Labro dans L'événement du jeudi, 1988, et dans l'ouvrage pu­blié sous la direction de Jean-François Held, Les dernières tribus.

[4]) Les récits de vie qui ont pour origine des témoignages oraux sont pour Claude Abastado, 1988, p. 239, une "contrefaçon de l'autobiographie". Souvent, ils sont présentés sous un aspect scientifique (faire connaître ce qui est mal connu) et politique (donner la parole à une minorité, à ceux qu'on n'entend pas d'habitude).

[5]) Cf. Claude Abastado, 1988, "Discours d'escorte", p. 233.

[6]) Claude Abastado, 1988, p. 222, parle de la situation narrative paradoxale dans les récits de vie : "Pour qu'un récit captive, il faut qu'il présente des personnages et des événements d'exception; pour qu'il soit exemplaire, il faut que les personnages fassent songer à tout un cha­cun."

[7]) Dans un entretien qu'il m'a accordé le 18 septembre 1990, Henri Bocquené aborde sponta­nément et très ouvertement la question des droits d'auteur en précisant que l'équivalent des droits perçus sur les 5000 exemplaires du tirage a été remis à Ndoudi Oumarou.

[8]) Dans le même entretien l'auteur précise que son style de traduction - sans couleur locale et particu­larismes linguistiques - a empêché la publication du livre par Terre des Hommes. Je voudrais signaler par ailleurs que l'intégralité du texte en peul est transcrit et que le travail sur la langue était l'objectif premier. Pour d'autres informations sur la genèse du projet, cf. Henri Boc­quené, 1981.

[9]) Une façon différente d'aider un lecteur à approcher une société inconnue consiste à deman­der di­rectement des explications portant sur le vécu subjectif des individus, comme l'a fait par ex. Angelo Maliki, 1984.

Je voudrais signaler par ailleurs deux autres récits autobiographiques :

- écrit directement en peul : Baylaa Kulibali, 1983, parle de son expérience de travailleur immi­gré sé­négalais en France et s'adresse en premier lieu à ses compatriotes;

- écrit en français : Kesso Barry, Peule de la Guinée, "princesse" comme l'indique le titre de son ou­vrage, décrit le chemin qui aboutit à son mariage avec un Français.