Simon
AGBEKO AMEGBLEAME
Universités de Bayreuth et du Bénin (Lomé, Togo)
LA
POSTERITE DE WESTERMANN :
LA BIOGRAPHIE
DANS LA LITTERATURE EWE[1]
La biographie est un domaine
qui reste à explorer dans le champ littéraire ewe. Dans nos recherches antérieures (thèse et articles) nous en
avons parlé comme d' un ensemble de textes relevant du corpus non
fabulatif et ne présentant pas un intérêt pour notre approche littéraire.
L' attention que suscitent les biographies aujourd' hui nous engage
à y revenir pour observer de près le phénomène. Pourquoi des écrivains ewe accédant à l' écriture
éprouvent-ils la nécessité d' écrire des biographies ? Comment
s' élaborent ces textes et comment fonctionnent-ils dans le champ
littéraire ewe ?
L' anthologie de Westermann est là comme un monument historique dans ce
domaine. Quelle lecture peut-on en faire aujourd' hui ? Autant de
questions auxquelles des travaux futurs chercheront à répondre. Dans le cadre
restreint de cette journée d' études, nous voudrions simplement signaler
l' existence de ce corpus, émettre des hypothèses sur ses origines et
définir sa nature, enfin décrire le fonctionnement interne de deux textes pris
comme exemple.
Le
legs de Westermann
Il n' est pas possible
aujourd' hui de parler de la biographie dans la littérature ewe sans évoquer la très célèbre
anthologie de D. Westermann. Le Professeur Riesz de l' Université de
Bayreuth a montré dans le texte d' une conférence[2] au Togo et au Mali comment
cette oeuvre pose déjà dans un discours anticolonial oblique les bases
idéologiques de la négritude et certaines lignes de force thématiques de la
littérature africaine. Mais ce qui nous intéresse dans le cas de l' ewe, c' est l' hypothèse de
son influence sur ce que nous pouvons appeler la littérature biographique ewe. Faut-il le rappeler, ce pasteur
allemand manifestait un attachement particulier pour le Togo et notamment les
Togolais. Son anthologie comporte quatre textes d' auteurs ewe sur un total de onze pour
l' ensemble de l' ouvrage : Foli, Kwami, Gabousou et Aku ;
et il s' explique : "Je ne
puis invoquer d' autre excuse pour le fait que le petit Togo a la part
principale, qu' en rappelant les liens étroits qui me rattachent à ce
pays et à ses habitants ; liens formés au cours d' une période de
trente-huit ans". (Autobiographies
d' africains, trad., 1943, p.9)[3]. Un fait important est que
trois de ces quatre auteurs togolais (Foli, Kwammi, Gabousou) ont produit
leurs textes en ewe. La biographie de
Foli "a (même) déjà paru en partie
dans les Erreur ! Source du renvoi introuvable. année 1931, avec le texte en ewe". (Autobiographies..., p.9).
D' autre part,
Westermann, ce "pourvoyeur"[4] d' autobiographies
ayant suscité l' écriture de ces récits a dû être submergé par une
profusion de textes, ce qui l' a contraint à un choix : "Mes conteurs africains ont également
droit à ma sincère reconnaissance et aussi ceux dont les envois, par suite du
manque de place ou pour d' autres raisons, n' ont pu être
utilisés". (Autobiographies...,
p.12). Il a créé ainsi une tradition qui a certainement persisté chez les
écrivains ewe. Nous savons désormais
la grande oeuvre de scolarisation entreprise en pays ewe par les missionnaires allemands de Brême dont justement D. Westermann.
Les premières écoles créées dans la région étaient l' oeuvre de ces
derniers. Les écrivains ewe sont les
produits de ces écoles où l' ewe
était enseigné. Il n' est pas étonnant que des biographies apparaissent
une décennie après la parution de l' ouvrage de Westermann. Si on
n' écrit pas sa propre biographie, on écrit celle des autres. Aussi, dès
1948 apparaissent des ouvrages sur la vie de personnages africains de grande renommée
ou de personnalités ewe dont la vie
offre un modèle de comportement. Ainsi des titres comme Yosef Kwaku Fampato (Nyaku, 1954), Yakobo Vomawo (HOH, 1948), Dokta
Aggrey nutinya (Nyaku, 1954), Sena
nutinya (Tsekpo, 1955), pour ne citer que ceux-là.
Notons qu' en 1937,
Paul Mensa Desewu a publié à Londres par les soins de Longmans une version ewe de la biographie d' Abraham
Lincoln sous le titre Abraham Lincoln
nutinya ; mais bien que les références bibliographiques ne l' indiquent
pas, cet ouvrage nous paraît être une traduction dans la tendance de la
littérature ewe à ses débuts. Il y a
donc à partir de 1948 une floraison de récits de vie qui ne peut
s' expliquer que par une tradition instaurée par Westermann et qui marquera
d' ailleurs la fiction narrative ewe.
En effet, la plupart des titres de romans ou nouvelles ewe présentent dans leur énoncé immédiat une telle ressemblance
avec les biographies qu' il y a risque pour le lecteur de s' y
méprendre, ce qui exige de ce dernier une prudence dans l' analyse.
Problèmes
de classification
Il existe donc quelques
difficultés liées à la forme matérielle des ouvrages biographiques. Ces
derniers se présentent sous forme de volumes brochés comportant huit à plus de
cent pages. Le premier problème réside dans la récurrence dans les titres du
signifiant "nutinya". Ce
dernier comme élément distinctif de la biographie l' apparente en même
temps à d' autres formes littéraires. Sa présence instaure un risque de
confusion du fait de la pluralité de ses niveaux de signification. Dans sa
première acception "nutinya"
signifie histoire entendue comme déroulement d' un événement. Rapporté à
une personne, il désigne donc l' histoire de cette personne,
l' histoire de sa vie, c' est-à-dire sa biographie. Lorsqu' il
s' agit d' un personnage fabulatif, apparu dans un récit, il
signifie les aventures de ce dernier. C' est cette première signification
que nous trouvons dans les titres comme Dokta
Aggrey fe nutinya (Biographie du Docteur Aggrey) ou Agbezuge fe nutinya (Les aventures d' Agbezuge). Le second
sens que prend "nutinya"
est : récit, narration. A ce niveau, il peut s' appliquer à la
nouvelle, au roman ou même au conte. Dans ce dernier cas, il est synonyme de
gli/gli ou dru/dru/, comme dans le titre Shakespeare
fe nutinyawo (les contes de Shakespeare). Une autre difficulté surgit des
ouvrages portant comme titre un nom de personnage : Yakobo Vomawo, Yosef Kwaku
Famfato, Nomalizo, Togbi Mawnena II...
A moins qu' il s' agisse d' un personnage historique,
notoirement connu comme Abraham Lincoln,[5] un tel titre ne donne
aucune information sur la nature de l' ouvrage en présence duquel on se
trouve.
Ces remarques nous
indiquent les risques que comporte une classification des oeuvres biographiques
fondée sur une référence au seul énoncé du titre. Elle ne permet pas
d' isoler avec justesse dans les formes narratives, celle qui sont
fictives de celles qui ne le sont pas. Une lecture de l' oeuvre
s' avère nécessaire. Il nous est impossible à l' heure actuelle
d' établir avec exactitude le nombre de biographies produites en ewe. Il est sept titres dont nous
pouvons affirmer sans erreur être des biographies. Nous avons pu lire Yokobo Vomawo et Yosef Kwaku Famfato. Maria
Goreti Kokoe est de toute évidence une biographie tirée des Acta Sanctorium occidentaux. Les quatre
autres indiquent des noms connus soit mondialement (Abraham Lincoln), soit uniquement en pays ewe (Mercy Baêta, Docteur
Aggrey, Helen Akiku). Nous manquons de renseignements précis pour
déterminer le genre de Sena nutinya, Nutinya
le Cécil Douglas nu. Grisilda nutinya et Kodzo Nyavo sont des recueils de contes. Quant à Kofi Nyameko nutinya, Togbi Mawnena II,
Nomalizo, ils représentent des formes narratives fictives.
Somme toute, on peut à
peine compter une dizaine de biographies si toutes les vérifications sont
faites sur les titres signalés. Cette réserve ne nie pas cependant
l' existence de la biographie comme genre dans la production écrite ewe relevant de la non-fiction.
D' autre part elle suscite la curiosité du fait de sa ressemblance avec
d' autres formes d' écritures que André Jolles analyse dans son
ouvrage Formes simples (Seuil, 1972).
Nous allons nous demander
si la biographie ewe, en tant que
telle, répond à la définition d' une Forme simple puis à quel type
particulier elle semble se rapprocher.
La
biographie ewe et la légende des saints
Nous fondons notre analyse
sur deux ouvrages : Yakobo Vomawo[6] et Yosef Kwaku Famfato[7].
1. Yakobo Vomawo
La vie de Yakobo Vomawo se
caractérise par son goût irrésistible pour l' école et une réponse
spontanée à l' appel de Dieu. Né à Afiadenyigba, un village anlo du
Ghana, en 1865, il fait grâce à ses propres efforts et avec l' aide des
missionnaires de Brême des études élémentaires à Keta. Il se fait tôt le
compagnon de route et l' interprète de ces missionnaires dans leur oeuvre
à travers le pays ewe. Après son
baptême et sa formation d' évangéliste, il est engagé comme enseignant et
commence son apostolat. Il exerce son oeuvre dans nombre de localités ewe (Lomé, Asadame, Anyako, Adina,
Adafienu) où il fait preuve d' abnégation et d' esprit de sacrifice.
Il meurt en 1941, sept ans après sa retraite. Il en impose par sa sagesse et sa
morale qui se confond dans la pratique quotidienne des principes chrétiens. Il
a su à tout moment éveiller les populations au christianisme.
2. Yosef Kwaku Famfato
Né en 1851 à Wusuta
(Ghana), il perd assez tôt ses parents. Il va être pris dans le tourbillon de
la guerre des Ashantis (1869) et fait prisonnier. Revendu comme esclave, il
mène une vie d' affranchi mais se trouve ruiné aussitôt par les
dilapidations de son beau-frère. Au cours de ses voyages, il prend contact avec
le christianisme, s' enthousiasme, fréquente la Mission et s' initie
à la nouvelle doctrine. Il décide de regagner son village pour se consacrer à
l' oeuvre de Dieu. Avec beaucoup de patience et de persévérance, il
parvient à surmonter les hostilités des gens de son village fidèles aux
pratiques fétichistes. Après un long travail de persuasion et de prédication
il réussit à convertir toute la population ainsi que celles des localités
voisines. Famfato s' est occupé également d' oeuvres sociales,
notamment la construction des routes. Il possédait dans son prêche, l' art
d' illustrer les paroles de la Bible par des fables de son cru où les
personnages sont des oiseaux, des animaux, des insectes, des chasseurs ou des
parties du corps.
Dans quelle mesure, à la
suite de ces récits pouvons - nous dire que nous sommes en présence d' une
Forme simple ? La définition que donne Jolles met en relief
l' activité synthétisante de l' esprit et la double fonction de la
langue : "Toutes les fois
qu' une activité de l' esprit amène la multiplicité et la diversité
de l' être et des événements à se cristalliser pour prendre une certaine
figure, toutes le fois que cette diversité saisie par la langue dans ses
éléments premiers et indivisibles, et devenue production du langage peut à la
fois vouloir dire et signifier l' être et l' événement... il y a naissance
d' une Forme simple". (p.
42)
Les deux biographies citées
plus haut présentent une unité de structure réductible en éléments
premiers :
- enfance et éducation en
milieu païen,
- éveil de la foi chrétienne,
- rupture avec le milieu
païen,
- devoir apostolique :
conversion par la prédication,
- triomphe du
christianisme : conversion massive des populations païennes.
Ces unités
d' événements mises ensemble construisent un type d' être
particulier : l' apôtre ewe,
"l' éveilleur d' âmes", une sorte de Jésus ewe. Elles constituent ce que Jolles
appelle des "gestes verbaux" ou "unités remplies". Il nous
semble fondé de trouver là des indices d' apparition d' une Forme
simple. Mais il reste à déterminer sa nature. Certains traits objectifs et
immédiats l' apparentent à la légende comprise dans le sens que Jolles
donne à cette dernière : "Lorsque
le déroulement d' une biographie est tel que le personnage historique ne
forme plus un tout parfaitement délimité et achevé, quand elle le construit
sous des traits qui nous incitent à entrer en lui, la biographie devient
légende". (p. 39).
La légende apparaît donc
comme une forme stylisée de la biographie historique, celle-ci se distinguant
par son exhaustion, c' est-à-dire qu' elle présente le personnage
dans son existence réelle et complexe. Dans l' exemple considéré ici, la
vie de l' apôtre (Vomawo ou Famfato) se déroule dans le récit sur un seul
plan : le passage du paganisme au christianisme et l' oeuvre de
christianisation. Cette stylisation du récit fait du personnage un produit
langagier et a pour but d' offrir un modèle à imiter. A l' époque où
paraissent les biographies, le christianisme fait son entrée en pays ewe. Elles répondent donc à un besoin de
prosélytisme. Le récit de Famfato ou de Vomawo a pour objet la foi en acte.
L' apôtre est un individu en qui la foi s' objective, offrant
l' exemple de ce que doit être le devoir d' un chrétien en milieu
païen : une foi ardente, animée par le souffle du dévouement. Il faut
donner aux évangélistes et aux nouveaux fidèles un modèle à imiter : "Kpodenue nye nyadenu"
(L' exemple est le meilleur éducateur) (Yakobo Vomawo, p. 12). Cette motivation qui fonde l' existence
de la légende, Jolles l' appelle disposition mentale.
La biographie ewe présente beaucoup de traits de
ressemblance avec la légende (structure, unités d' événements, disposition
mentale). Il faut toutefois noter que cette comparaison ne se justifie
qu' au niveau de l' opération de l' esprit et des fonctions du
langage en tant qu' elles engendrent une forme littéraire.
L' exemple donné par Jolles est celui du saint, un être supérieur aux
autres par sa vertu, un modèle inimitable. La biographie ewe offre un exemple imitable. L' apôtre ewe est un homme de plein-pied avec les autres. Il n' a pas opéré
de miracles, sa vertu n' est pas inaccessible. La légende ici,
dirions-nous, s' est désacralisée.
*
Comme nous le disions plus
haut, le cadre restreint de cette journée d' études ne permet pas
d' aborder dans sa totalité la problématique de la forme biographique ewe. Nous avons simplement signalé son
existence, sa filiation avec les textes ewe
de l' anthologie de Westermann et indiqué sa ressemblance avec la légende
des saints. Revenant sur notre idée de la tradition westermannienne, il nous
semble probable aujourd' hui de soutenir l' hypothèse qu' il y
a un héritage du maître à ses élèves (ou disciples). Mais les besoins de
l' époque et les préoccupations ne sont pas les mêmes. Westermann, en
publiant son livre avait une visée purement anthropologique :
"Ce livre vise à être
une modeste contribution à une compréhension nette des Africains. (...) Il est
souhaitable d' écouter ce qu' un Africain a à nous dire de lui-même,
de sa vie, de son milieu..." (Autobiographies...
p. 7).
Une décennie plus tard,
dans les années 50, les écrivains ewe
qui étaient pour la plupart des pasteurs ou des gens travaillant dans le cercle
religieux de l' Eglise Protestante, ont pour souci non plus de présenter
l' Afrique de l' intérieur mais de travailler à la propagation de la
foi. La biographie sert alors d' instrument efficace dans l' oeuvre
apostolique. Une étude sociologique s' attacherait à mettre en lumière
l' impact d' une telle entreprise sur l' expansion du
christianisme en milieu ewe. Mais ce
qui nous intéresse aujourd' hui et que nous relevons, c' est que la
biographie comme genre autonome dans la littérature ewe peut être considérée comme une des multiples formes de la
fortune de l' anthologie de Westermann.
[1]) Les difficultés de
l'édition nous obligent à adopter cette ancienne graphie qui n'a plus cours aujourd'hui
dans l'écriture ewe. Il en sera de
même pour certaines autres lettres qui apparaîtront dans le texte.
[2]) "Une contribution
allemande à la naissance de la littérature africaine en langues européennes:
Diedrich Westermann : Erreur !
Source du renvoi introuvable. (1938). Conférence donnée à l'Ecole
Normale Supérieure de Bamako, D.E.R. d'allemand. Deuxième journée d'études :
"Les relations interculturelles entre pays germanophones et l'Afrique
Francophone" (5 mars 1987), 11 p. multigr. Le Texte de cette
conférence a été publié en version allemande sous le titre : "Erreur ! Source du renvoi
introuvable. oder Erreur !
Source du renvoi introuvable. ? Diedrich
Westermanns Sammlung Afrikaner erzählen
ihr Leben (1938) aus heutiger Sicht, in : Festschift zum 60. Geburstag von Carl Hoffmann, hg, v. F. Rottland,
Hambourg (Buske) 1986.
[3]) Autobiographies
d'Africains (trad. de L. Homburger, Paris, Payot, 1943, 338 p. ). Le titre original : Elf
Selbstdarstellungen afrikanischer Eingeborener aller Bildungsgrade und Berufe und
aus alten Teilen Afrikas. Mit 25 Abbildungen auf Kunstdruckafeln und einer
Karte, Essen, Essener Verlagsanstalt, 407 p. ).
[4]) Le mot est utilisé par
Francis Vanoye à propos de Perrault in "Récit
de vie/Récit de film : L'exemple de Pierre Perrault". in Récit de vie
- Modèles et écarts, Cahiers de
Sémiotique Textuelle 4. Paris X, 1985, pp. 157-163.
[5]) Abraham Lincoln nutinya
(P. M. Desewu) London, Longmans, Green and Co, 1937, 106
p. ill.Thomas Nelson ans Sons, 1984, 30 p.
[6]) Yacobo Vomawo (HOH, I.K) London,
Thomas Nelson ans Sons, 1984, 30 p.
[7]) Yosef Kwaku Famfato (Nyaku,
K) London, Longmans, Green and Co. 1948, 39 p.