Mineke SCHIPPER
Université de LEIDEN
LE JE
AFRICAIN :
Pour une typologie
des écrits à la première
personne
(fiction et non-fiction)
Tous les jours toutes
sortes d' histoires nous sont présentées, histoires orales, histoires
écrites, bandes dessinées, caricatures, blagues, articles de journal, lettres,
contes, autobiographies. Quelques-uns de ces genres se lient à une forme
narrative particulière. Normalement le journal parlé à la radio ou à la
télévision est présenté comme "neutre", à la troisième personne,
tandis que lettres et journal intime sont des genres qui se servent de la première
personne. Un récit à la première personne ne coïncide pas nécessairement avec
la forme autobiographique. Des auteurs préfèrent parfois
"neutraliser" leur information personnelle autobiographique moyennant
une présentation à la troisième personne ou même en la présentant comme un
texte de fiction. Néanmoins, de véritables autobiographies présentées en tant
que telles sont en général écrites à la première personne: leur sujet et objet
sont les auteurs qui se racontent et se révèlent aux autres ou bien qui
veulent mettre de l' ordre dans leur propre passé ou finalement veulent
s' explorer eux-mêmes. Il y a aussi d' autres raisons qui donnent
lieu à l' écriture autobiographique. (voir Spengemann 1980 et May 1979).
Ces jours-ci un nombre
croissant d' études sur l' autobiographie est publié en Europe;
celles-ci semblent toutes d' accord sur l' origine du genre autobiograhique,
puisqu' elles confirment l' une après l' autre que
l' autobiographie est un "genre purement européen", une
"création de culture occidentale." (Neumann 1970 :109).
L' auteur anglais Stuart Bates le formule de manière moins
sophistiquée : "L' autobiographie se manifeste principalement en
Europe occidentale et dans sa sphère d' influence comme le syphilis"
(cité par May 1979 :16). Ou bien, pour citer Gusdorf (1956 :105),
s' il arrive à des non-Européens d' écrire l' histoire de leur
vie, c' est qu' ils ont été "annexés à une mentalité qui
n' était pas la leur." Bien sûr, ce ne serait pas facile de
déterminer "la mentalité européenne." Néanmoins, on pourrait essayer
de répondre à la question de savoir si le récit à la première personne en
général et l' autobiographie en particulier sont représentés dans les
littératures d' autres cultures. Jusqu' ici les recherches sont
encore relativement rares dans ce domaine de la littérature comparée. Pour ce
qui est de l' Orient, Milena Dolezelová (1980 :15) a souligné que
l' influence de l' Occident ne peut être ignorée : le premier
récit autobiographique japonais date de 1890 et en Chine également ces
nouvelles formes ne sont utilisés qu' au tournant du siècle.
Je me propose
d' étudier le récit à la première personne, ses formes, ses genres principaux et ses différents procédés
et techniques, comme ils sont utilisés dans la littérature africaine. Tous ces
genres n' appartiennent pas à la fiction ; l' autobiographie,
par exemple, n' est pas ou du moins n' est pas censée être du domaine
de la fiction.
Pour ce qui est de
l' oralité, au fond toute la littérature orale est présentée à la
première personne, puisque, inévitablement, le narrateur présente son histoire
au public qui est là devant lui. Cependant, il est important de distinguer
entre l' auteur réel qui
présente le texte oral ou écrit, et le narrateur
qui appartient au texte comme un élément de la structure narrative. A
l' autre bout de la ligne communicative il y a le narrataire et le lecteur réel
. Le narrataire est l' agent qui est, sinon explicitement du moins
implicitement, visé par le narrateur. Un tel narrataire est toujours
implicite, même lorsque le narrateur devient son propre narrataire (cf.
Rimmon-Kenan 1983 : 8-9). Le journal intime en est un exemple. En voici le
schéma :
TEXTE
auteur réel --> narrateur --> narrataire -->
lecteur réel
Fig.1.
On peut même aller plus
loin en disant que l' auteur réel est toujours un
" agent" à la première personne, soit qu' il annonce
oralement "Je vais vous raconter..." soit que, sous forme écrite, en
transmettant son texte en livre, comme un geste, "Ici je vous présente mon
histoire..." Dans les deux cas le texte (le "message") peut être
présenté à la première ou à la troisième personne ou, bien que ce soit
beaucoup moins commun, à la deuxième personne. Je propose qu' en étudiant
les textes littéraires ici nous laissions de côté cet aspect oral ou écrit du
"Je vais vous présenter mon histoire". Beaucoup plus de recherches
comparatives s' imposent en ce qui concerne la présentation orale ou
écrite de textes. Néanmoins Rimmon-Kenan
(1983 :89) a raison lorsqu' elle observe que "the empirical
process of communication between author and reader is less relevant to the
poetics of narrative fiction than its counterpart in the text." Les "frontières"
du texte oral sont souvent marquées par des formules ou expressions spéciales
qui soulignent le commencement réel du récit : "Voici mon histoire" ;
"Il était une fois" ; "Comment cela s' est-il passé?"
etc. Il en est de même pour la fin : "C' était là le conte du
lièvre et du léopard" ou bien "Mon histoire est finie, mais moi
pas." (Colin 1957 : 84 ; Finnegan 1970 : 380-81).
La présentation à la
première personne par l' auteur manque le plus souvent dans le texte
écrit parce que le commencement et la fin des textes imprimés sont évidents
sans plus. Ainsi le texte écrit commence, hiérarchiquement parlant, au niveau
suivant, le niveau textuel narratif. L' annonce explicite de la part de
l' auteur ("voici mon histoire") a l' air superflue et est
donc omise, mais formellement le "Je" de l' auteur est là
derrière tout texte. Il faut bien sûr distinguer entre ce "je" et
l' introduction de "l' auteur" comme procédé littéraire à
l' intérieur du texte, comme le fait, par exemple, le Nigérian Fagunwa
(1982 : 8-9) lorsque' il présente son récit dans The Forest of a Thousand Daemons : il commence son premier
chapitre avec en-tête : "L' Auteur rencontre Akara-Ogun." Celui-ci est présenté comme le narrateur-héros qui dicte le récit à
"l' auteur" : "When he had spoken thus I hurried to
fetch my writing things, brought them over to my table, settled myself in
comfort, and let the stranger know that I was now prepared for his tale. And he
began in the words that follow to tell me the story of his life"
(pp. 8-9). Dans ce texte, l' auteur réel ne doit pas être confondu avec le
narrateur, bien qu' ils puissent être synonymes et coïncider avec le
personnage principal comme c' est le cas dans les écrits autobiographiques.
Dans les termes de Gérard Genette (1972) on pourrait qualifier le narrateur qui
est supérieur à (au dessus de) l' histoire qu' il raconte, de narrateur
"extradiégétique" (diégésis
signifie l' histoire) s' il appartient seulement au niveau narratif
sans participer à l' histoire comme personnage. Il sera appelé narrateur
"intradiégétique" s' il prend aussi activement part à
l' histoire présentée en tant que personnage. Ceci est le cas dans The Forest of a Thousand Daemons :
le narrateur-personnage raconte comment il commence à noter les aventures
d' Akara-Ogun. Ces aventures lui sont narrées par Akara-Ogun qui lui-même
est le héros au niveau suivant. Ainsi nous trouvons une présentation, par un
narrateur-personnage, de toute une série de récits enchâssés dans lesquels le
second narrateur est le personnage principal. A la fin de chaque chapitre, le
narrateur du premier niveau "reprend" le cadre du premier niveau narratif :
TEXTE
I II I
Premier
niveau Deuxième niveau Premier Niveau
narratif narratif narratif
"l' Auteur" raconte
sa Aventures d' Akara-Ogun "l' Auteur" redevient
narrateur :
rencontre avec Akara-Ogun qui (= héros) retour au premier niveau
introduit II "enchâssant".
Fig.2. :
Le narrateur-personnage dans The Forest
of a Thousand Daemons
de D.O. Fagunwa.
Il y a différents types de
narrateurs. Le narrateur est un procédé, une construction qui sert les besoins
spécifiques de la narration dans un texte particulier. Le récit à la première
personne peut être présenté sous forme de lettre, roman épistolaire, journal
intime réel ou fictif, autobiographie, et beaucoup de formes mixtes. Le
narrateur est un agent du texte, qui peut être identique à l' auteur réel
(comme dans l' autobiographie par exemple) ou fictif. La hiérarchie
des niveaux narratifs peut être utilisée par l' auteur de plusieurs
façons. Dans le cas du livre de Fagunwa, l' emploi du premier narrateur ne
sert que de cadre narratif au personnage qui va raconter une autre histoire ( =
la principale) composée d' une série d' aventures. Celle-ci est une
histoire enchâssée dans la narration du premier niveau et subordonnée à elle.
La fonction de l' histoire enchâssée est alors une fonction d' action.
L' histoire enchâssée
peut aussi avoir d' autres fonctions, par exemple une fonction explicative comme dans Things
Fall Apart de Chinua Achebe (1959 :72) où il est répondu à une
question du premier niveau par la narration d' une histoire de niveau
"plus bas" (hypodiégétique),
enchâssée dans l' histoire première : Okonkwo souffre des moustiques
qui gémissent autour de ses oreilles, et tout d' un coup il se rappelle le
conte de sa mère sur Moustique qui s' attaque à Oreille.
La troisième fonction que
l' histoire enchâssée peut avoir est thématique :
les relations entre le niveau hypodiégétique et le niveau diégétique
s' établissent par analogie, c' est-à-dire similarité et contraste
(cf. Rimmom-Kenan 1983 : 918). Il y a un bon exemple de l' histoire
enchâssée dans Une si longue lettre
de Mariama Bâ. Dans l' histoire principale de ce roman épistolaire, une
autre histoire est enchâssée, également sous forme de lettre. A côté de cette
analogie formelle (et de beaucoup d' éléments thématiques analogiques), il
y a aussi un point de contraste vis-à-vis du thème principal : l' amie,
Aïssatou, à qui l' héroïne adresse sa longue lettre, avait divorcé lorsque
son mari avait pris une deuxième épouse, tandis que le personnage principal,
Ramatoulaye, a fini par accepter le second mariage et le comportement
subséquent du mari. La narratrice-héroïne cite intégralement la lettre dans
laquelle son amie annonce à son mari qu' elle veut le quitter.
L' analogie thématique donne une dimension de plus à l' histoire
principale, celle de Ramatoulaye. Celle-ci, la première narratrice du livre,
cède dans ce passage-là l' acte narratif à un autre personnage (à savoir
son amie Aïssatou) qui présente, au niveau hypodiégétique, son histoire à un
autre narrataire : Mawdo, son mari. Dans ce récit spéculaire, le parallèle
thématique - les conséquences pour la première épouse lorsque son mari prend
une deuxième femme - est renversé par une réaction opposée : divorce dans
l' histoire enchâssée vs acceptation
dans l' histoire principale. Bien sûr, la transition d' un niveau à
l' autre n' est pas toujours indiquée aussi clairement que dans
l' exemple choisi.
"Qui
parle ?" et "Qui voit ?"
Les narrateurs à la
première personne peuvent occuper des positions différentes à l' égard
des événements narrés : 1) ils peuvent raconter des histoires dans
lesquelles ils sont ou ont étés héros ou héroïne ; 2) ils peuvent raconter
des histoires dans lesquelles ils sont surtout des observateurs ; 3) ils
peuvent raconter des histoires qui leur ont été transmises par quelqu' un
d' autre sous forme orale ou écrite et qu' ils ne font que présenter
"littéralement" par écrit à leur tour.
Dans le premier cas, le
"Je" a une position centrale au premier niveau, comme narrateur, et
en même temps, au deuxième niveau, le niveau de l' histoire elle-même dans
laquelle le "je" agit et est présenté comme le personnage principal.
Dans ce cas-ci, les narrateurs à la première personne racontent et
voient ; ils s' expriment et rappellent leurs expériences passées,
comme dans The Palm-Wine Drinkard ou Feather Woman of the Jungle. Un exemple
de la deuxième catégorie est Le pauvre
Christ de Bomba : dans son journal intime, Denis observe le Révérend
Père Drumont qui est le personnage principal dans ce roman-journal, bien que
nous fassions aussi connaissance avec Denis comme un personnage important grâce
à ses commentaires et réflexions. Un exemple de la troisième catégorie est le
livre mentionné de Fagunwa ; un autre exemple serait Une vie de boy de Ferdinand Oyono. Dans le cas de Fagunwa,
l' histoire principale a été transmise oralement au premier narrateur au
niveau extradiégétique, tandis que, dans le deuxième cas, le premier narrateur
fonctionne comme traducteur et "éditeur" du manuscrit reçu.
Dans le domaine de la
narratologie, il est utile de poser deux questions au sujet de la relation
entre narrateur et personnage, à savoir Qui
parle ? et Qui voit ? Ou bien, en termes de concepts, une
distinction est à faire entre narration
et focalisation. Le narrateur raconte
l' histoire, mais en même temps les événements et situations sont
présentés à partir d' une perspective spécifique, d' un point de vue
qui n' est pas nécessairement celui du narrateur. Par exemple, dans la
scène où Denis décrit la querelle du Révérend Père avec le Chef à qui il veut
interdire de danser, la focalisation se déplace du Chef au Père, pendant que le
narrateur reste le même, à savoir Denis dans son journal : "Le chef regardait toujours le
R.P. S. d' un air homicide, mais ses hommes le tenaient fermement.
Le R.P. S. regardait aussi le chef, mais son regard à lui était dépourvu
de haine, plein d' une pitié amusée" (p. 79).
Dans la plupart des études
sur la perspective ou le point de vue, la narration et la focalisation ont été
confondues, comme il a été démontré de manière convaincante par Shlomith
Rimmon-Kenan (o.c. :72). La focalisation peut se déplacer d' un
personnage à l' autre ; par conséquent c' est un procédé aidant
à l' effet que peut avoir un personnage sur le lecteur. Si nous n' en
sommes pas conscients, nos opinions seront facilement manipulées, comme il a
été souligné par Eleanor Wachtel (1977 :42) au sujet de romans autobiographiques
contemporains du Kenya : "As in nearly all third-world countries,
most of the Kenyan novelists are men. Their central
characters are preponderantly males. Further, the male viewpoint is underlined not
only by the many characterizations of young men, but by the literary device of
the first person protagonist...This is quite natural to the relatively
inexperienced author who would tend to be somewhat autobiographical anyway. At
the same time, however, it is also more intimate, personal, and hence, more
explicitly male in outlook and tone...This device creates a rapport between
author and reader and enlists the latter' s sympathy. It does not allow
for another point of view...Women are necessarily "the other." In
Kenya, this male-focused lens on life is an accurate reflection of society. It
is consistent with a society where men are the primary decision-makers."
Bien que narration et
focalisation puissent coïncider dans le récit à la première personne, elles
peuvent aussi être séparées, comme il en est souvent dans les narrations
rétrospectives à la première personne. Dans le premier roman de Mariama Bâ, la
citation suivante montre comment narration et focalisation coïncident : "Modou Fall est bien mort, Aïssatou. En
attendant le défilé ininterrompu d' hommes et de femmes qui "ont
appris", les cris et pleurs qui m' entourent. Cette situation
d' extrême tension aiguise ma souffrance et persiste jusqu' au
lendemain, jour de l' enterrement." (p. 10).
Dans Aké de Wole Soyinka, la différence entre narrateur et personnage-focalisateur
devient claire dans les lignes que voici : "I lay on the mat pretending to be still asleep. It had become a morning pastime,
watching him exercise by the window. A chart was pinned to the wall, next to
the mirror. Essay did his best to imitate the white gymnast...There was a
precise fusslessness even in the most strenuous movements. In... Out... In...
Out... breathing deeply, he bent over, touched his toes, slewed from one side
to the other, rotated his body on its axis. He opened his hands and clenched
them, raising one arm after the other as if invisible weights were suspended
from them. Sweat prickles emerged in agreed order, joined together in
disciplined rivulets. Finally, he picked up the towel - the session was
over." (p. 77). Dans Aké, c' est l' (auteur-) narrateur, le Wole plus âgé, qui
raconte, mais c' est l' (auteur-)personnage, le Wole plus jeune, qui
voit, qui focalise les actions de son père. La focalisation a un sujet et un
objet : le focalisateur est l' agent dont la perception dirige la
présentation ; l' objet focalisé est (la sélection de) ce que le
focalisateur perçoit. La focalisation n' est pas purement perceptive comme dans Aké par exemple ; elle peut aussi
être psychologique (cognitive et
émotive) et idéologique. Tous ces
aspects peuvent harmoniser ou appartenir à des focalisateurs différents. Un
exemple de l' aspect psychologique se trouve dans la citation suivante
d' Aké, où les émotions
éprouvées par le jeune Wole après la mort de sa petite soeur sont racontées
tant d' années après : "Suddenly,
it all broke up within me. A force from nowhere pressed me against the bed and I howled. As I was
picked up I struggled against my father' s soothing voice, tears all over
me. I was sucked into a place of loss whose cause or definition remained
elusive. I did not comprehend it yet."
(p. 98).
L' aspect idéologique
de la focalisation (ou bien les normes du texte), constitue l' évaluation
des événements et des personnages. Il peut être présenté par une seule
perspective dominante, celle du narrateur-focalisateur. L' idéologie de
celui-ci est alors considérée comme "autorisée". Dans la narration
rétrospective à la première personne, on trouve souvent le point de vue de
celui-ci comme supérieur aux idées d' autrefois du narrateur-personnage
rappelées par le "Je" plus âgé, beaucoup d' années après. Si
d' autres systèmes de normes et valeurs sont présentés aussi, ceux-ci sont
en général évalués par rapport à l' autorité idéologique du
narrateur-focalisateur (cf. Rimmon-Kenan o.c. :82). Dans l' exemple
suivant, plusieurs points de vue idéologiques sont présentés, mais la
perspective principale à travers le texte est celle du narrateur, qui
s' impose à la fin : "Après
le repas, le R.P. S. s' est mis au travail avec le catéchiste
qu' il interrogeait. Oui, j' ai suivi cet entretien tant que
j' ai pu, puis je suis venu me coucher. D' ailleurs, Zacharie
m' avait passablement exaspéré avec ses interventions que personne ne lui
demandait. Par exemple, le R.P. S. a posé cette question au catéchiste
local : . Le catéchiste a répondu : uantités incroyables d' argent en vendant leur
cacao aux Grecs ; ils sont riches. Or, n' est-il pas plus facile au
dromadaire de passer à travers le trou d' une aiguille qu' à un riche
d' aller au ciel ?...» Mais voilà que soudain Zacharie prend la
parole, interrompant les paroles pleines de sagesse du catéchiste : t ça, à une révélation, une école où ils acquerraient la
révélation de votre secret, le secret de votre force, la force de vos avions,
de vos chemins de fer, est-ce que je sais, moi...le secret de votre mystère,
quoi ! Au lieu de cela, vous vous êtes mis à leur parler de Dieu, de
l' âme, de la vie éternelle, etc. Est-ce que vous vous imaginez
qu' ils ne connaissaient pas déjà tout cela avant, bien avant votre arrivée ?
Ma foi, ils ont eu l' impression que vous leur cachiez quelque chose. Plus
tard, ils s' aperçurent qu' avec de l' argent ils pouvaient se
procurer bien des choses, et par exemple des phonographes, des automobiles, et
un jour peut-être des avions. Et voilà ! Ils abandonnent la religion, ils
courent ailleurs, je veux dire vers l' argent. Voilà la vérité,
Père ; le reste, ce n' est que des histoires....» Et parlant ainsi,
il prenait un air important. Je bouillais d' indignation en entendant ce
discours creux d' illettré, ce bla-bla-bla comme dirait le Père Le Guen,
le nouveau vicaire...Je sentais la sueur dégouliner sur mon front, le long de
mon nez, sur mes joues, et se former en gouttelettes à pointe de mon menton,
tellement m' échauffait la colère. Je l' aurais volontiers gratifié
de quelques gifles...Chose curieuse, le R.P. S. l' écoutait
attentivement...." (pp. 45-46). Grâce à l' ironie de l' auteur,
cette perspective principale idéologique est effectivement minée après tout.
Les normes du texte peuvent être présentées à travers des jugements provenant
du narrateur et/ou d' un ou plusieurs personnages ; les normes
peuvent aussi être implicites dans les événements et comportements tels
qu' ils sont narrés et aperçus par le narrateur ou les personnages. Le
procédé du "shifting", la focalisation se déplaçant entre les personnages
ou bien du narrateur au personnage, influence toujours le sens d' un
texte. Lorsque la focalisation se déplace régulièrement dans le texte, nous aurons
une idée plutôt large des différents aspects du conflit ou problème. Cette
technique peut produire la suggestion de la neutralité du narrateur vis-à-vis
des personnages et de leurs relations : ceci est souvent le cas dans le
roman réaliste. La façon dont la focalisation est distribuée contribue certainement
à l' effet produit sur le lecteur ; par exemple nous serons inclinés
à partager les vues d' un personnage ou à sympathiser avec lui ou elle,
lorsque le récit est principalement présenté à partir de sa perspective à lui
ou à elle, de ses sentiments, de son idéologie. Le fait que dans Le pauvre Christ de Bomba le serviteur
du missionaire, Denis, est aussi bien le narrateur à la première personne que
le focalisateur principal donne lieu à une perspective spécifique et une
information colorée.
Différents
"je", différents genres.
Sans vouloir prétendre à un
inventaire complet et détaillé des différentes formes narratives à la première
personne dans la prose africaine, je présenterai une brève description des
genres principaux (voir fig.3).
FORMES NARRATIVES DU
"JE"
FACTUEL FICTIONNEL
a. Journal intime a.
Roman-journal
b. Lettres b.
Roman épistolaire
c. Autobiographie c.
Roman-mémoires
Fig.3
Dans la littérature
africaine, beaucoup de récits à la première personne sont présentés comme
autobiographiques. La construction est souvent celle du "je" plus âgé
qui revoit sa vie antérieure et qui, en général des années plus tard, raconte
ce qu' il ou elle se rappelle du passé. Beaucoup de textes de ce genre
traitent du thème de la colonisation. Dans Cette
Afrique-là (1963) par exemple, le vieux Mômha raconte ses expériences que,
dans une préface, l' auteur Jean Ikellé-Matiba, authentique comme
"des événements réels. Mômha fut né avant l' occupation coloniale de
son pays, le Cameroun, par les Allemands, et dans ce livre il présente sa vie
et "cette Afrique-là que nous ne verrons plus" (p. 13).
Avant de donner une
description succincte et quelques exemples des genres mentionnés,
j' aimerais examiner de plus près l' opposition "factuel-fictionnel"
comme elle a été utilisée ici. Ce point fait surgir plus de questions que de
réponses. Parfois des auteurs prétendent dire la vérité tandis que, en fait,
ils disent des mensonges ou produisent des fantaisies. D' autres
prétendent écrire de la fiction, tout en racontant l' histoire du leur
propre vie. Bien sûr, quelques-uns des faits sont vérifiables, notamment
lorsque les auteurs font référence à des lieux concrets et à des événements
bien connus. Cependant, pensées, rêves, sentiments et croyances ne sont jamais
contrôlables. Certains chercheurs ont souligné que les autobiographies
devraient seulement contenir des matières biographiques sur la vie des auteurs,
tandis que d' autres trouvent que les autobiographes devraient avoir le
droit de se présenter subjectivement à souhait. Dans toute cette confusion, le
véritable récit autobiographique devra respecter l' exigence minimum,
c' est-à-dire le pacte autobiographique comme il a été défini par Philippe
Lejeune (1975) ; d' après lui, l' autobiographie est un récit
rétrospectif en prose raconté par une personne réelle sur sa propre existence,
lorsque sa vie personnelle est mise en relief et notamment l' histoire de
sa propre personnalité. Il s' agit surtout de quatre points : 1) la
forme, un récit en prose ; 2) le sujet, la vie individuelle, le
développement de la personnalité ; 3) l' auteur et le narrateur sont
identiques ; 4) l' auteur et le personnage principal sont identiques
et l' histoire est narrée à partir d' une perspective rétrospective (ibid. : 14).
Le "pacte" est
réalisé lorsque le lecteur reçoit dans le texte l' affirmation de
l' identité de l' auteur, narrateur et personnage principal.
C' est un critère formel, vérifiable, à partir duquel on peut déterminer
si oui ou non nous avons affaire à un texte autobiographique. Autrement il
n' est guère possible d' établir exactement à quel point des
éléments inventés ou fictifs ont été introduits dans le texte autobiographique.
A partir de ce pacte nous comparerons brièvement les différents genres par
paires, fiction et non-fiction.
Journal
intime (fiction et non-fiction).
Dans la littérature
occidentale, le journal intime n' a été considéré comme un genre
littéraire qu' au moment où des écrivains bien connus comme André Gide ont
commencé à publier leur journal. En Afrique, très peu de journaux intimes ont
été publiés jusqu' ici. Comme l' autobiographie, le journal respecte
le pacte : auteur = narrateur = personnage. C' est surtout
l' aspect du temps qui distingue le journal de l' autobiographie,
bien que parfois le contraste soit moins extrême que l' on ne croirait à
première vue. Dans l' autobiographie, nous l' avons vu,
l' histoire de la vie de l' auteur est racontée beaucoup plus tard
dans sa vie. Le journal, par contre, suit les événements de très près. Néanmoins,
le journal n' est souvent pas consciencieusement tenu jour après
jour : il couvre événements récents, pensées, sentiments qui sont là,
fraîchement présents à la mémoire. La différence de temps entre les
expériences et le moment d' écrire respectivement dans le journal et
l' autobiographie, a certaines conséquences. Dans le journal, il y a
beaucoup d' incertitude voire de confusion au sujet de l' avenir, de
ce qui arrivera après : et l' auteur et le lecteur ignorent
l' avenir. Dans l' autobiographie, par contre, l' auteur
retourne au passé en toute connaissance de ce qui s' est passé ensuite et
de la façon dont la vie s' est déroulée depuis. Les deux perspectives ont
des avantages et des désavantages. Les autobiographes retournant au passé
peuvent introduire des lignes et des structures qu' eux seuls sont
capables de voir (ou de construire), à partir de la perspective plus récente.
Ceci n' est pas du tout possible dans le journal : dans
l' intimité de la narration au jour le jour, les éléments de celle-ci ne
sauraient être structurés. Même si beaucoup de choses arrivent dans la vie de
l' auteur, leur valeur narrative est morcelée par le principe du journal
qui ne permet pas une vue complète du cours des événements. Ou, pour citer
Béatrice Didier (1976 :160) : "Pour que l' histoire
d' une vie soit possible, il faut justement le recul historique.
C' est la distance entre le temps du récit et le temps de
l' événement qui permet à l' écrivain de créer après coup une unité à
son aventure ; l' au-jour-le-jour ne peut pas avoir de
structure."
Des exemples bien-connus du
genre dans la littérature africaine sont Sunset
in Biafra (1973) du Nigérian Elechi Amadi et Detained. A Writer' s Prison Diary
(1981) de Ngugi wa Thiong' o (Kenya). On reconnaît ici le même mécanisme
qu' en Europe : lorsque leurs journaux furent publiés, les auteurs
étaient déjà assez renommés, Amadi en tant que romancier, Ngugi en tant que
romancier et homme de théâtre.
Leurs journaux sont très
différents, bien que les deux traitent d' événements tragiques. Amadi a
donné à son livre le sous-titre A Civil
War Diary. Dans une préface, il souligne que ses vues et idées ne sont pas
celles du Gouvernement militaire fédéral mais les siennes, strictement
personnelles : "This is not a
story of the war ; it is an intimate, personal story for its own sake."
Dans son livre Detained,
Ngugi le formule tout autrement : "I have...tried to discuss detention not as a personal affair between
me and a few individuals, but as a social, political and historical phenomenon.
I have tried to see it in the context of the historical attempts, from colonial
times to the present, by a foreign imperialist bourgeoisie, in alliance with
its local Kenyan representatives, to turn Kenyans into slaves, and of the
historical struggles of Kenyan people against economic, political and cultural
slavery."
Tous les deux, ces
écrivains suivent les événements de très près ; ils ne savent pas
s' ils vont survivre, si jamais ils seront mis en liberté. En tant
qu' écrivains, ils s' intéressent à la littérature, et dans leur
journal l' un et l' autre insèrent des textes littéraires. Amadi cite
parmi d' autres textes un chant ibo (p. 59), un poème d' amour
de Shakespeare (p. 117), "Ode to the nightingale" de Keats,
"Ode to the Night" de Shelley (p. 118), mais il cite aussi
d' autres sortes de textes, par exemple des extraits du procès-verbal de
la réunion de l' Advisory Committee "Charged with the restoration of
normality" (p. 155 ss) à la fin de la guerre. Ngugi lui aussi cite
bien des textes, littéraires et autres, qui vont de l' autobiographie de
Nkwame Nkrumah (p. 6) aux Lettres à
Martha de Dennis Brutus (p. 9) ; il cite aussi Shakespeare
(p. 9) et le journal de Margery Perham 1920-1930 (p. 30), etc.
L' effet de telles citations n' a pas été examiné systématiquement,
ni dans le journal européen ni dans le journal africain.
Le journal fictif a certains avantages pour l' écrivain : la
forme lui permet de priver le narrateur et le lecteur de certaines
informations, bien que lui-même il sache ce que son narrateur/personnage va
devenir au cours de l' histoire. Bien sûr, le pacte autobiographique
n' existe pas ici, puisque l' auteur narrateur = personnage
principal. Comme dans le journal réel, le narrateur du journal fictif n' a
pas ou guère de distance vis-à-vis des événements dont il prend note. En
Europe, le journal fictif est né vers la fin du dix-huitième siècle, à quelques
rares exceptions précoces près. Des exemples bien-connus dans la littérature
africaine sont Une vie de boy de
Ferdinand Oyono et Le pauvre Christ de
Bomba de Mongo Beti.
Une vie de boy est présenté de façon "hypodiégétique", au
deuxième niveau dans la hiérarchie narrative : les premières pages du
livre sont racontées par un premier narrateur - dans une présentation à la
première personne - expliquant comment il a reçu les deux cahiers contenant
ce journal écrit par un autre auteur dont le nom est Toundi Joseph. Nous
apprenons comment ce Toundi, mourant, lui confie le manuscrit. Ce premier
narrateur finit son introduction (premier niveau) à la seconde et principale
partie du texte (à savoir les deux cahiers du journal) comme suit : "J' ouvris le paquet. J' y
trouvai deux cahiers racornis, une brosse à dents, un bout de crayon et un
gros peigne indigène en ébène. C' est ainsi que je connus le journal de
Toundi. Il était écrit en ewondo, l' une des langues les plus parlées au
Cameroun. Je me suis efforcé d' en rendre la richesse sans trahir le récit
dans la traduction que j' en fis et qu' on va lire" (p. 14).
Je ne peux entrer dans les détails de ce roman intéressant ou dans le genre du
journal fictif en général. Je mentionnerai en bref quelques points qui
caractérisent cette forme romanesque et ses différences avec les autres genres
à la première personne. Le narrateur du journal fictif est son propre
narrataire. Ils s' adressent, se parlent, se posent des questions,
s' expriment leurs pensées mutuellement, comme dans les lignes
suivantes : "Pour la première
fois, Madame a reçu son amant en présence de son mari. M. Moreau à la
Résidence, cela m' a donné mal au ventre pendant toute la soirée.
Maintenant j' enrage contre moi-même. Qui me guérira de cette
sentimentalité absurde qui me fait souvent passer des moments pénibles dans des
circonstances où je n' ai absolument rien à faire ?" (ibid. :108). Le journal est réparti
en deux cahiers. Il y a très peu de dates marquées. Au début c' est
"août" (p. 15) ; la deuxième indication est "après
l' enterrement" (p. 31). Dans le second cahier, les indications
de ce genre manquent presque entièrement, il n' y en a qu' une seule,
lorsque le narrateur se trouve en prison : "Deuxième nuit, au camp des gardes" (p. 113). Cela
signifie que les dates ont peu d' importance pour ce garçon qui, dans son
milieu, a appris à suivre le temps du soleil, de la lune et des saisons plutôt
que de respecter le calendrier européen à l' exemple de son maître
européen (cf. Obiechina 1975 : 122-139).
Dans le roman-journal aussi
bien que dans le roman épistolaire, il n' y a pas ou guère de distance
entre le temps de la narration et les événements narrés. Cette distance est
considérable dans les histoires d' aventures à la première personne comme
celles de Tutuola et de Fagunwa et des romans à la première personne tels que L' enfant noir de Camara Laye. Dans
le journal "vrai" aussi bien que dans le journal fictif, le narrateur
ne sait pas plus que le lecteur comment les événements se dérouleront par après
Le narrateur-héros note les événements et les expériences au fur et à mesure de
les vivre. Le lecteur se rend compte de ce rapprochement grâce à maintes
indications. Dans Une vie de boy, par
exemple, Toundi note immédiatement ses expériences de la journée ou de la nuit
précédente, comme il ressort des citations que voici : "A midi j' ai observé mon maître de la
fenêtre de la cuisine" (p. 36) ; "La nuit dernière, le quartier indigène a reçu la visite de
Gosier-d' Oiseau, le commissaire de police" (p. 370) ; "aujourd' hui, Madame a fait le
tour du propriétaire" (p. 74) ; "On m' a arrêté ce matin. J' écris ces lignes, les fesses
meurtries, dans la case du chef des gardes" (p. 158).
Le narrateur se sert de
temps divers : présent, passé, futur. Le narrateur/personnage principal
présente, interprète, et participe aux événements. Il s' agit d' un
narrateur personnel comme celui des histoires d' aventures de Tutuola
dont il a été question ci-dessus. à travers
la perspective naïve de Toundi, garçon de la campagne camerounaise - que
l' auteur utilise comme narrateur-focalisateur - les coutumes, la
mentalité, bref "les manières de Blanc" sont présentées dans toute
leur bizarrerie. Grâce à cette présentation de très près, à la première
personne, le contraste immédiat entre les mondes africain et européen imprègne
le texte entier, et la forme du roman-journal y est certainement très
appropriée, comme le livre d' Oyono le démontre de manière convaincante.
Lettres
et roman épistolaire.
Jusqu' ici très peu de
recueils de lettres d' auteurs africains ont été publiés. Il y a les
lettres de prison de Ngugi, qui constituent la seconde section de son livre Detained. Cette seconde partie se
compose d' une compilation de lettres envoyées à sa femme, au
"Security Officer of Detained and Restricted Persons," le Ministre de
l' Intérieur, le "Chairman of Detainees' Review Tribunal".
Toutes ces lettres se rapportent à son emprisonnement, bien que de manières
différentes : elles ne forment pas une structure cohérente comme il en est
du roman épistolaire. Ngugi joint ces lettres à son journal de prison comme un
appendice de documents qui illustrent certains aspects de la réalité du Kenya
telle qu' il en a fait l' expérience.
Un autre exemple de lettres
non-fictives est celui des lettres de Zamenga Batukazanga réunies dans son
livre Lettres d' Amérique
(1983). Voyageant aux Etats-Unis, cet auteur zaïrois écrit des lettres à son
fils, où il donne ses impressions sur le Nouveau Monde, et où il associe
notamment son Afrique à lui aux éléments africains qu' il trouve sur aux
Etats Unis. Ainsi, par exemple, il parle de sa visite à la maison d' Alex
Haley, l' auteur de Roots. Le
livre est plein d' anecdotes, mais il y a aussi des réflexions sur les
différences et les rapports entre les peuples. Comme il a été dit ci-dessus, le
roman épistolaire ressemble au roman-journal pour ce qui est de la
temporalité : l' écart entre le temps de la narration et celui des
événements narrés est très limité pour les deux formes du "Je" :
le narrateur/personnage principal qui écrit les lettres ne sait pas plus que le
lecteur ce qui va arriver par la suite.
Le roman par lettres, genre
particulier de la narration à la première personne, n' est plus aussi
populaire en Europe qu' il aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Il a
probablement suivi l' exemple de lettres authentiques publiées après la
mort de leur auteur, telles les lettres célèbres de Madame de Sévigné écrites à
sa fille au dix-septième siècle. Peu à peu, cette culture de la lettre a
disparu et été remplacée par le téléphone dans le monde occidental. En Afrique
le téléphone est encore moins généralement répandu dans certaines régions et la
lettre est beaucoup utilisée comme moyen de communication, mais le roman
épistolaire y reste un genre peu pratiqué jusqu' ici.
Théoriquement on peut faire
la distinction entre textes à un ou plusieurs auteurs de lettres comme
narrateur-personnage dans la fiction épistolaire d' un côté et lettres
écrites par un auteur-personnage à un, plusieurs destinataires de l' autre
côté. Dans la littérature africaine cependant, il n' y a pas (pas
encore ?) beaucoup de romans épistolaires et ceux qui existent n' ont
qu' un seul épistolier - narrateur s' adressant à un ou parfois deux
destinataires. Il est frappant que le genre ne semble guère exister dans la
littérature anglophone : tous mes exemples sont donc choisis dans les
textes d' auteurs francophones. Des romans épistolaires ont été écrits,
par exemple, par Bernard Dadié et Henri Lopès. Le roman Sans Tam-tam de ce dernier est composé de cinq lettres écrites par
un certain Gatsé suivies d' une dernière lettre, en guise
d' épilogue, écrite par le destinateur à l' éditeur. Les deux
narrateurs sont fictifs, comme il est souligné dans un
"avertissement" qui précède les lettres : "De ce qui va suivre, seul le pays est
vrai : le mien. Le peuple aussi. Mais j' ai laissé ce dernier dans
l' ombre, craignant de mal transmettre son message sacré et de dénaturer
sa voix. Pour le reste, tout est fruit d' une imagination
fantaisiste : le lieu, les personnages, les situations, leurs pensées,
sentiments et paroles. Si d' aventure ils coïncidaient avec un vécu réel,
je jure que ce serait pur hasard".(p. 5). De tels propos ne sont
pas exceptionnels dans le roman africain en général : le pacte y manque
déjà formellement, car auteur / narrateur = personnage principal. Une préface
comme celle-ci cependant pourrait en fait renforcer la suggestion qu' il
s' agit plutôt de "faits" que de fiction dans ce roman et que
l' auteur veut se protéger contre les conséquences éventuelles de la
publication de son livre.
Le roman épistolaire le
mieux connu est sans doute Une si longue
lettre (1979) de Mariama Bâ, qui reçut le premier Prix Noma en 1980.
C' est un exemple représentatif du genre, et notamment de la nature très
personnelle de cette forme narrative. Ce caractère personnel est dû au fait que
le narrateur s' adresse directement et constamment au narrataire, ce
narrataire étant un personnage concret de fiction. Dans Une si longue lettre , le personnage féminin Ramatoulaye écrit une
longue lettre à sa vieille amie Aïssatou. En tant que lecteurs, nous faisons
connaissance avec toutes les deux au fur et à mesure que celle-là confie à
celle-ci ses pensées, souvenirs et expériences.
Bien que présenté sous
forme de lettre, le premier paragraphe du texte montre qu' il est très
proche du journal, au moins cela semble l' intention de la
narratrice : elle veut partager avec son amie non seulement ses soucis
présents mais encore leurs souvenirs communs du passé :
"Aïssatou,
J' ai reçu ton mot. En
guise de réponse, j' ouvre ce cahier, point d' appui dans mon
désarroi : notre longue pratique m' a enseigné que la confidence noie
la douleur.
Ton existence dans ma vie
n' est point hasard. Nos grand-mères dont les concessions étaient séparées
par une tapade, échangeaient journellement des messages. Nos mères se
disputaient la garde de nos oncles et tantes. Nous, nous avons usé pagnes et
sandales sur le même chemin caillouteux de l' école coranique. Nous avons
enfoui, dans les mêmes trous, nos dents de lait, en implorant Fée-Souris de
nous les restituer plus belles.
Si les rêves meurent en
traversant les ans et les réalités, je garde intacts mes souvenirs, sel de ma
mémoire.
Je t' invoque. Le passé
renaît avec son cortège d' émotions. Je ferme les yeux. Flux et reflux de
sensations : chaleur et éblouissement, les feux de bois ; délice dans
notre bouche gourmande, la mangue verte pimentée, mordue à tour de rôle. Je
ferme les yeux. Flux et reflux d' images ; visage ocre de ta mère
constellé de gouttelettes de sueur, à la sortie des cuisines ; procession
jacassante des fillettes trempées, revenant des fontaines.
Le même parcours nous a
conduites de l' adolescence à la maturité où le passé féconde le présent.
Amie, amie, amie! Je
t' appelle trois fois. Hier tu as divorcé. Aujourd' hui, je suis
veuve.
Modou est mort. Comment te
raconter ?" (pp. 7-8).
Cette présentation sert de
motivation à la lettre. Une fois de plus elle souligne la proximité de la forme
épistolaire et du journal pour ce qui est de l' aspect du temps mentionné
ci-dessus : le temps de l' histoire et le temps de la narration sont
parfois proches au point de quasi coïncider. La narratrice qui écrit la lettre
à la première personne peut se permettre non seulement de raconter ce
qu' elle a vécu récemment, mais encore d' exprimer ce qu' elle
éprouve, voit ou pense au moment d' écrire. Ceci est très significatif
dans le livre de Mariama Bâ. Un exemple : "Je souffle. J' ai raconté d' un trait ton histoire et
la mienne. J' ai dit l' essentiel, car la douleur, même ancienne,
fait les mêmes lacérations dans l' individu, quand on l' évoque. Ta
déception fut la mienne comme mon remaniement fut le tien. Pardonne-moi encore
si j' ai remué ta plaie. La mienne saigne toujours."
(p. 81). Tout en écrivant à son amie, elle rappelle en même temps leurs
enfance et adolescence communes. Dans l' ensemble du livre, les souvenirs
jouent en effet un rôle bien important, ce qui n' est pas toujours le cas
dans le roman épistolaire. En général, le roman-journal et le roman épistolaire
ne s' occupent que d' une période brève et récente de la vie du
narrateur ; rarement une vie entière est racontée rétrospectivement,
comme le fait Ramatoulaye moyennant de longs flash-backs ; grâce à ses
souvenirs qui s' épanouissent au moment de la mort de son mari, nous
recevons toute cette information au sujet de sa vie d' autrefois. En même
temps nous sommes renseignés sur des événements récents et sur le présent.
Dans ce sens-là, le livre forme une sorte de pont entre le roman-journal et le
roman rétrospectif à la première personne dans lequel le narrateur-héros
rappelle sa vie du jeune âge à l' âge mûr. La différence entre les deux
est que dans Une si longue lettre
(aussi bien que dans le roman épistolaire en général) la narrataire occupe une
place importante, parce qu' elle est abordée directement, par exemple,
lorsque la narratrice rappelle à son amie la décision de celle-ci de
divorcer : "Et tu partis. Tu
eus le surprenant courage de t' assumer. Tu louais une maison et t' y
installas, et, au lieu de regarder en arrière, tu fixes l' avenir
obstinément" (p. 50). Cette présence du narrataire mène parfois à
un "dialogue narratif", procédé courant dans le roman épistolaire. Un
dialogue réel n' est pas possible, puisque le destinataire n' est pas
présent. C' est pourquoi les réponses de l' amie sont données
indirectement, et nous finirons par connaître Aïssatou comme un personnage à
travers souvenirs, questions et commentaires de la narratrice : "Pourquoi tes fils ne
t' accompagneront-ils pas ? Ah ! les études...Ainsi, demain, je
te reverrai en tailleur ou en robe-maxi? Je parie avec Daba : le tailleur.
Habituée à vivre loin d' ici, tu voudras - je parie encore avec Daba -
table, assiette, chaise, fourchette. Erreur ! Source du renvoi introuvable., diras-tu. Mais, je ne te suivrai pas. Je
t' étalerai une natte. Dessus, le grand bol fumant où tu supporteras que
d' autres mains puisent. Sous la carapace qui te raidit depuis bien des
années, sous ta moue sceptique, sous tes allures désinvoltes, je te sentirai
vibrer peut-être. Je voudrais tellement t' entendre freiner ou mourir mes
élans, comme autrefois et comme autrefois, te voir participer à la recherche
d' une voie."(pp. 130-131).
Il y a eu de nombreuses
discussions sur les avantages et les désavantages de la forme du roman
épistolaire,- désavantages tels que l' invraisemblance, le risque de
répétitions fastidieuses et de prolixités dues à la méthode épistolaire en tant
que telle. Les avantages sont évidents aussi, comme Ian Watt (1974) l' a
démontré dans l' oeuvre de Richardson. D' après
lui : "The major advantage, of course, is that letters are the most
direct material evidence for the inner life of their writers that exist. Even
more than the memoir they are, to repeat Flaubert' s phrase, "le réel écrit, " and their reality
is one which reveals the subjective and private orientations of the writer both
towards the recipient and the people discussed, as well as the writer' s
own inner being." (p. 217).
Le roman épistolaire étant
peu pratiqué en Afrique, ses traits caractéristiques n' ont guère été
étudiés.
L' autobiographie
et le roman-mémoires.
L' autobiographie est
parfois considérée comme un genre complètement autre que les mémoires. Or,
cette distinction rigoureuse n' est guère possible, étant donné
qu' elle est faite à partir du critère de "faits vérifiables"
pour ce qui est des mémoires et de "croissance de la personnalité" de
l' auteur dans le cas de l' autobiographie. Ou, en d' autres
termes, les mémoires devraient s' occuper d' événements extérieurs,
et l' autobiographie de l' intérieur, de l' être de
l' auteur. En général c' est une question de mise en valeur :
les mémorialistes peuvent être tentés de devenir des autobiographes et
d' exprimer leurs pensées et sentiments et leur croissance personnelle et,
de l' autre côté, les autobiographes peuvent éprouver le besoin de parler
des VIPS qu' ils ont rencontrés ou des événements politiques qui ont
marqué leur pays et qu' ils ont vécus ou provoqués.
Un exemple de mise en
relief d' événements plutôt que d' éléments personnels est
certainement Not Yet Uhuru du Kenyan
Oginga Odinga. Bien que ce livre soit présenté comme "une
autobiographie", l' auteur donne le commentaire suivant en
introduisant son livre : "I
have told frankly the story of my life and political activity, admitting my
mistakes and miscalculations, and trying to write about the early days without
too much hindsight - though this might be difficult for anyone to shed
completely. I have tried to show that there have been consistent threads running
through our struggle from the early days until the present." Dans ce livre,
l' anecdotique s' entrelace avec des événements bien-connus de
l' histoire du Kenya. Il y a relativement peu d' attention pour les
aspects personnels de la vie de l' auteur.
La mise en valeur de
l' authenticité dans l' autobiographie et une suggestion
d' authenticité dans les différents genres de fiction est très en vogue
dans la littérature africaine. Un procédé bien-connu pour garantir
l' illusion de réalité est l' introduction d' un éditeur fictif
qui met la main sur les lettres du journal : Sans Tam-Tam de Henri Lopès ou Une
vie de Boy de Ferdinand Oyono respectivement.
Parallèlement à la fiction
réaliste "autobiographique", il existe les aventures romanesques du
genre merveilleux : pas de faits, uniquement de la fiction, tout est
possible et acceptable : le réel et le surréel sont mélangés sans problème,
comme dans l' oeuvre d' Amos Tutuola. Le cas opposé est le
roman-mémoires réaliste qui essaye de convaincre le lecteur de son
authenticité, comme dans Cette Afrique
de Jean Ikellé-Matiba où la vie entière de Frantz Mômha est racontée par
lui-même à la première personne.
Il est clair que la forme
autobiographique sert souvent de certificat de réalité. Notre seul point formel
de référence reste la présence ou l' absence du pacte autobiographique
mentionné ci-dessus. Ce pacte ne s' applique pas aux genres de fiction
parce que là le nom de l' auteur n' est pas le même que celui du
narrateur-héros. Le sujet de la véritable autobiographie dans sa forme
conventionnelle est le développement de la personnalité de l' auteur
d' enfant en adulte, une vie qui se raconte rétrospectivement et beaucoup
plus tard dans la vie. Dans ce sens, elle se distingue nettement du genre épistolaire
et du journal. On pourrait se poser des questions ici : quoi faire, par
exemple, d' autobiographes qui se limitent à une période relativement
brève de leur vie ? Selon Philippe Lejeune (1975), on n' écrit son
autobiographie qu' une seule fois dans la vie. Pourquoi prescrire
cela ? Les auteurs sont complètement libres de toute prescription ou
interdiction que les traditions littéraires tâchent d' imposer, bien que
la plupart d' entre eux les respectent au moins en partie. Afin de faciliter
la distinction des genres sur quelques points formels, j' ai fait le
schéma suivant :
PROSE A LA PREMIERE
PERSONNE
Lettres + / - + - -
Roman +
/ - - - +
epistolaire
Journal +
/ - + - -
Roman - journal + / - - +
Autobiographie + + + / - -
Roman - mémoires + - + / - +
Narrateur=
Auteur= vie entière Fiction
héros narrateur racontée
Fig.4
Afin d' analyser les
histoires racontés à la première personne, les questions suivantes peuvent
aider à distinguer et déterminer les genres et leurs déviations.
1. Le pacte conclu entre l' auteur et le lecteur. Les quatre
points mentionnés ci-dessus ne valent pas pour tous les genres discutés. Y
a-t-il d' autres indications dans le texte ou dans le contexte, (par
exemple des interviews avec l' auteur) qui réfèrent à la fiction ou
non-fiction du texte ? La vérification est-elle possible ? Y a-t-il
beaucoup d' éléments non-vérifiables dans le texte (sentiments, croyances,
pensées, rêves etc.) ? L' auteur confirme-t-il qu' il dit la
vérité et rien que la vérité, ou bien au contraire, confirme-t-il que toute
l' histoire a été inventée? Bien sûr, dans les deux cas, l' opposé
de ce qui est dit peut être vrai. La question de vérité en fiction reste une
matière compliquée. La conception de l' auteur lui-même peut parfois être
déduite de ses propres remarques ce concernant dans le texte même.
2. La sélection de la période racontée : quelques
jours/mois/années/toute une vie rappelés ? La sélection est-elle motivée?
L' ordre est-il chronologique ou thématique ? Le temps est-il traité
autrement lorsque l' auteur parle de l' enfance ou de
l' adolescence, par exemple ? Quels procédés narratologiques de temps
sont utilisés, tels que anticipateurs ou flash-backs
par rapport au moment de l' histoire, relations entre passé, présent et futur
dans l' ensemble du texte ?
3. Les rapports entre narration et focalisation. Est-ce le
"je" plus âgé du narrateur qui focalise les événements passés, ou le
"je" plus jeune qui observe, ou bien coïncident-ils ? La réponse
à cette question a des conséquences pour l' interprétations du
texte ; par exemple, l' auteur trouve passé et présent inséparables
dans son esprit et ne peut pas voir le passé à travers les yeux du
"je" plus jeune. Ou au contraire, l' auteur veut présenter le
passé comme complètement séparé du présent et utiliser le "je" plus
jeune comme focalisateur, tandis que le "je" plus âgé est le
narrateur qui raconte les événements passés. Il est possible aussi que le
narrateur parle du problème de la mémoire en tant que tel. Dans les textes
autobiographiques africains, cela est assez exceptionnel, mais dans la
littérature européenne récente, de tels textes soulignent souvent
l' impossibilité même de l' écriture autobiographique.
4. Est-ce que le texte contient une motivation explicite expliquant
pourquoi il a été écrit ? Parfois de telles motivations sont données dans
le texte, parfois dans des interviews, des avant-propos ou des lettres.
5. Le lecteur est-il abordé indirectement dans le texte ? Comme catégorie non-spécifique ou comme personnage
mentionné ? Parfois il y a un personnage précis à qui le narrateur
s' adresse en personne, comme Aïssatou, la narrataire dans Une si longue lettre. Le narrateur peut
s' adresser aussi à soi-même comme dans le journal ou le roman-journal.
6. Citations et références : celles-ci peuvent être empruntées à
des textes, littéraires ou autres, de genres différents, écrits par
l' auteur lui-même ou provenant d' autres sources. La question est
celle de savoir quel effet elles ont sur la signification du texte concerné.
7. Relations auteur - société. L' auteur est-il élogieux ou
plutôt critique vis-à-vis de sa société ? Y (re)trouve-t-il son identité
ou y a-t-il des conflits entre l' auteur et la société où il passe sa vie.
L' auteur devenu adulte dit parfois Erreur !
Source du renvoi introuvable. à sa société après de jeunes années
turbulentes. Souvent cependant les conflits d' ordre politique ne se
résolvent pas, comme par exemple dans les confrontations d' Oginga Odinga
ou de Ngugi wa Thiong' o avec les autorités du Kenya. L' auteur
voulant démontrer qu' il a raison écrit alors une sorte d' apologie.
8. Présentation : fragments brefs, ou longs chapitres ou
d' un trait ? Et quel mode, décidé ou hésitant, avec des adverbes,
verbes et auxiliaires exprimant la certitude ou le doute ? Quel est
l' effet de l' emploi de styles direct, indirect ou indirect
libre ?
J' ai analysé certains
aspects des genres narratifs à la première personne tels qu' on les
trouve dans la littérature africaine - certains plus populaires que
d' autres comme il a été dit ci-dessus.
Dans la littérature
occidentale, l' intense intérêt porté à soi-même aboutit à ce que
Christopher Lasch a appelé la culture du narcissisme, où, d' après lui,
"the convention of a fictionalized narrator has been abandoned in most
experimental writing. The author now speaks in his own
voice, but warns the reader that his version of the truth is not to be
trusted" (p. 53). Son livre devient alors plutôt une parodie dans
laquelle l' auteur ne veut plus être pris au sérieux - d' après
Lasch qui voit l' écriture de confession dégénérer en anti-confession
(p. 54). Ceci n' est certainement pas le cas de la littérature
africaine autobiographique à la première personne. Il serait intéressant de
comparer les formes africaines du "je" à des formes semblables en
Asie ou en Amérique Latine, sur ce point particulier. La responsabilité de
l' écrivain et la fonction de la littérature dans la société, y sont-elles
prises plus au sérieux que dans le monde occidental d' aujourd' hui,
où l' art pour l' art semble moins suspect que la littérature
engagée ? Au sujet de la littérature chinoise, Dolezelová
souligne que : "the first-person narrator's experience is combined
with the search for his own identity in a world wider than his private
universe. The basic question Erreur !
Source
du renvoi introuvable. obsessive
in Western fiction, is in China overshadowed by the query Erreur !
Source
du renvoi introuvable.(o.c. :73). Cette
question est aussi essentielle dans la littérature africaine où la recherche
de l' identité est un thème important souvent versé au moule du
"je". Je suis convaincue que des recherches interculturelles dévoileront
un peu plus le mystère de la narration à la première personne et par là,
fourniront, peut-être, quelque réponse à l' éternelle question
humaine : Qui suis-je ?
* Une version plus étendue
(en anglais) de ce texte a été publiée dans mon livre Beyond the Boundaries. African Literature and Literary Theory,
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