Jean Déjeux
Paris
L'
EMERGENCE DU JE
DANS LA LITTERATURE
MAGHREBINE
DE LANGUE FRANÇAISE
La première question posée comme recherche sur les
autobiographies et les récits de vie concerne au plus haut point la littérature
maghrébine de langue française. Cette question de l'apparition de
l'autobiographie est primordiale au regard des écrits maghrébins. De fait, le
"je" et l'exposition du moi, de l'homme-sujet, ne vont pas de soi
dans le contexte de la civilisation et de la culture arabo-musulmanes. Or, ce
"je" a bel et bien fait son entrée dans les romans autobiographiques
et dans les récits de vie non fictionnels, histoires de vie, journaux intimes
et mémoires.
Le "je" ne va pas de soi, compte tenu du
contexte sociologique et culturel. De prime abord, l'impression dominante est
, en effet, que c'est le "nous" qui est d'abord mis en avant dans les
romans. Dans une thèse soutenue au Québec en 1977[1], un chercheur a pu écrire,
avec perspicacité, un chapitre entier sur ce qu'il a appelé "le
noussoiemment". Le roman maghrébin né d'un désir ardent de faire connaître
aux étrangers les réalités maghrébines et de donner à voir les Maghrébins,
"la véritable voix narrative de ce roman", dit l'auteur, "n'est
ni un "je" égoïste, ni un "il" aussi abstrait
qu'impersonnel, mais un "nous" terriblement exigeant et foncièrement
ambivalent"[2]. "Je suis plusieurs, toutes une foule de
colonisés et de protégés", écrivait Driss Chraïbi en 1962 dans Succession ouverte. On peut bien avancer
alors que quand le romancier dit "je", il pense souvent
"nous". Et pourtant, nous
constatons bien une émergence du "je" dans la narration chez un
certain nombre d'auteurs lors de la naissance de cette littérature maghrébine,
mais surtout dans les récits de vie. Les romanciers ont voulu mettre en
évidence leur moi, ceci dans un contexte d'acculturation française et de
modèles venant de l'école moderne occidentale, mais aussi dans une évolution
des pays maghrébins eux-mêmes vers la modernité aux prises avec les
changements socio-économiques et les mutations dans les mentalités sous la
pression de l'étranger colonisateur, hier, et des bouleversements intervenant
dans le monde. L'économie de marché, occidentale et capitaliste, a bouleversé
les données traditionnelles et les cohérences internes des sociétés vivant sur
leur quant-à-soi ; les individus ont été bousculés dans leur équilibre et
déstabilisés dans leur manière de voir et de sentir le monde. L'émergence du
"je" s'est ainsi faite dans des conditions particulières tenant tant
aux structures des sociétés maghrébines hier qu'à l'histoire de leur
évolution, stimulées par la présence des étrangers, dans un double désir du
Même et de l'Autre.
CONDITIONS PARTICULIERES
EN CONTEXTE MUSULMAN MAGHREBIN
Les romanciers maghrébins ont dit "je" à partir
des années 50, lors de l'apparition à cette époque de romans en français dignes
d'attention sur le plan littéraire, par rapport à ceux qui étaient parus en
Algérie depuis 1920. Ces romanciers, connaissant leur société de l'intérieur,
avaient bien conscience qu'ils avaient à gagner à se personnaliser, à émerger
du groupe et à s'imposer contre le conformisme des conduites traditionnelles
qui les réduisaient à n'être que des individus noyés dans le social, vivant
"par milliers confondus",
pour reprendre l'expression de Kateb Yacine. Comme le note Slimane Zeghidour[3] : on trouve toujours
au Maghreb "une phobie tenace de la solitude, de la singularité. Erreur !
Source du renvoi introuvable. s'exclame l'individu que la teneur de
sa conversation oblige à faire une entorse au pluriel de rigueur pour parler
de lui-même à la première personne du singulier". Deux facteurs jouent
dans ce combat pour le "je" : le poids du groupe et l'attitude qui en
découle chez l'individu dans la manière de se comporter.
Au Maghreb - et plus largement en pays musulman ou encore
dans les société agraires - c'est, en effet, l'homme social qui compte avant
tout dans les attitudes et les conduites traditionnelles reçues par la
communauté. L'individu ne doit pas se singulariser (Surtout pas les femmes, qui
n'ont pas dans ce contexte à se mettre en valeur dans la vie publique puisque
leur domaine est celui de la maison et de l'espace privé). La solidarité et
l'éthique du groupe entraînent l'uniformisation et le conformisme, freinant
l'affirmation du "je" et de la personnalité. C'est l'Autre,
l'étranger qui débarquant sur la terre du Maghreb a apporté la fitna, c'est-à-dire l'épreuve troublante
et déstabilisante. Il a obligé les sociétés à bouger, à remettre en question
l'unanimisme des comportements traditionnels, à sortir du rang et des normes
d'hier dans un double mouvement de résistance au colonisateur et d'attirance
devant son savoir-faire et sa maîtrise de l'Histoire, du temps et des
techniques. L'étranger a fait circuler ses modèles. Un historien tunisien,
Hichem Djaït, a parfaitement vu ce qu'a été "la conquête de
l'Occident", c'est-à-dire le moi, "au sens de l'affirmation de
l'individu"[4]. L'Islam, dit-il, "a
ignoré le moi" ; "il a ignoré l'humanisme comme support de valeurs
civilisatrices". Précisons : l'humanisme en tant que valorisant la
personne humaine comme telle, car il existe un humanisme musulman de l'homme en
tant que croyant, pris dans le religieux[5]. Hichem Djaït écrit
d'ailleurs que "la religion islamique recèle en elle un principe
totalitaire et exclusif". "L'Islam, dit-il, est resté lié à un type
de moi où la totalité de l'homme
n'est pas reconnue, où l'homme n'est homme qu'en tant qu'il est croyant"[6].
L'influence de l'Occident est à notre avis tout à fait
marquante pour cette émergence du "je" dans les littératures du
Maghreb. D'une part, d'une manière très large par les changements qu'elle
entraînait par sa présence autrefois dans les pays du Maghreb :
déstructuration des tribus, instauration de l'état civil, autres modes de
relations entre les individus, éclatement de la grande famille traditionnelle,
situations de crise dans la société et dans la famille, failles dans
l'environnement des individus, urbanisation rapide et mobilité des groupes,
voyages à l'étranger et sortie de la petite patrie, anomie et affaiblissement
des soutiens pour l'individu de la loi clôturante et du groupe large. D'autre
part, à travers les études poursuivies depuis l'école primaire jusqu'au lycée,
collège, école normale et même université et, en même temps, les lectures
durant les humanités, les individus ont été séduits par d'autres modèles que
ceux contraignants du groupe soutenant certes ses membres, mais aussi les
contrôlant, les castrant pour ainsi dire dans le giron maternel. Cette
contrainte même poussait à une libération. C'est clair chez des romanciers
comme Albert Memmi, Mouloud Mammeri, Driss Chraïbi, sans parler de Taos
Amrouche ayant reçu, elle, une éducation chrétienne[7].
Comme l'écrit Abdallah Laroui, "le sujet par
excellence du roman est de dévoiler une structure sociale à travers une
expérience individuelle, ses succès, ses échecs directs. Ce sujet n'avait aucune
base objective dans la société arabe"[8]. Pas de mobilité sociale,
en effet, pas de reconnaissance de la subjectivité, de l'homme-sujet. Le
dramaturge algérien Mahieddine Bachetarzi a bien montré la difficulté pour un
auteur de dévoiler un moi égocentrique, notion "complètement
étrangère" dit-il, au point que "nous ne la soupçonnions même
pas". L'idée ne lui serait pas venue de "baser une pièce sur
l'analyse de nos sentiments personnels, sur la complexité de notre individu intérieur".
Comment une telle idée aurait-elle pu germer ? "Le caractère musulman,
poursuit Bachetarzi, se prête peu à ces introspections intimes". Dans ce
domaine, règne "la pudeur musulmane, qui n'a rien à voir avec la pudeur
européenne", si bien qu'un auteur "qui se serait étalé lui-même sur
la table de dissection aurait vivement choqué notre public et personne ne se
serait intéressé à lui". Le théâtre ne pouvait être conçu que "comme
un porte-voix, pour amplifier la voix de la foule, la clarifier, la préciser,
pour obtenir une prise de conscience". L'auteur "devait s'effacer
devant son public, ne devait traduire que les sentiments de ce public. De là un
théâtre de lutte, le théâtre de ce qui tenait le plus au coeur du peuple"[9]. En Tunisie, Tahar Sfar,
compagnon de Bourguiba, détenu à Zarzis en 1935, publiait en 1960 son Journal d'un exilé. Il y écrivait :
"Il me semble que la confession chrétienne a une grande influence dans la
littérature et l'art européen". Elle expliquerait, selon lui, l'existence
des mémoires, autobiographies, confidences, confessions, correspondances
intimes, des "romans où l'auteur se livre à des épanchements, des manières
de confessions publiques". "Rien de tel, ajoute-t-il, chez nous"[10].
Les influences occidentales n'ont pas joué qu'au Maghreb.
Les mêmes phénomènes se remarquent ailleurs en pays musulman. Prenons l'exemple
de la Turquie. L'homme ne vaut que par le groupe, l'introspection n'est pas de
mise dans la société traditionnelle. Là comme ailleurs il s'agit de sauvegarder
la cohésion du groupe, de la famille, du clan, de la tribu. Question de
survie. Là comme au Maghreb personne ne fait bande à part. Mais les influences
extérieures jouant et rencontrant des forces en mouvement, les changements sociaux
sont intervenus au fil des décennies : émergence d'individus qui veulent
se rencontrer, naissance de romans écrits par des hommes, puis d'une littérature
de femmes. Mais il a fallu attendre les années 50[11], comme au Maghreb
d'ailleurs. Prenons un autre exemple, celui de l'Egypte. Ainsi à propos d'une
nouvelle de Youssef Idriss (né en 1927 dans le delta égyptien), la traductrice,
Anne Wade Minkowski, écrit que la nouvelle "La
République de Farhât", publiée pour la première fois en 1954, marque
le début d'un genre autobiographique quasiment inconnu dans une culture où
jusqu'au milieu de ce siècle, le "je" individuel cédait le pas
devant le "nous "collectif ou le "il" impersonnel"[12]. L'intrusion étrangère,
entraînant pertes et ruptures, amenait les Maghrébins à se poser les questions
identitaires : "Qui suis-je ?" "Qui sommes-nous ?". Les
bouleversements en cours dans les sociétés maghrébines depuis la seconde
guerre mondiale s'accéléraient et poussaient justement à ces interrogations
sur soi. "Cette guerre a tout
brouillé", écrit le vieux père à un de ses fils dans Le Sommeil du juste (1955) de Mouloud
Mammeri. Les repères anciens, les normes anciennes, partent à la dérive. On
"flotte", c'est l'anomie. N'émerge que celui qui est suffisamment
personnalisé pour s'imposer. Comment gérer les conflits et les situations de
crise dans les familles, entre les générations ? L'émergence du
"je" se situe ainsi à la confluence de plusieurs facteurs :
contrainte de l'individu dans le groupe et difficulté pour lui de développer sa
libre personnalité, pleine et entière, bouleversements sociaux entraînant la
mobilité des personnes, la sortie du groupe et la descente de la montagne vers
les villes et au-delà vers l'Europe, influence des modèles sociologiques
étrangers (de même d'ailleurs pour l'émergence du couple se distinguant de la
famille agrandie), influence de la scolarisation et des lectures, réflexions
des personnes et entrée dans la voie de l'introspection en dehors des attitudes
traditionnelles du groupe.
Cette émergence de la personne, ne se contentant pas d'être
un individu parmi d'autres dans une masse, peut être poussée très loin,
jusqu'au refus des siens parfois, peut-être jusqu'à la rupture. Le héros dans
le malaise part pour l'exil, l'ailleurs, le plus loin possible même parfois[13], quitte à revenir plus
tard vers les siens. Le héros se révèlera parfois aussi incapable de gérer ses
conflits intérieurs, sinon sur le mode pulsionnel. C'est ainsi que des
attitudes ou même des conduites suicidaires ne sont pas rares dans cette
littérature maghrébine. On émerge du groupe mais on se trouve seul, coupé des
racines, dans la béance, dirait-on aujourd'hui, loin du soutien d'un groupe
familier. Il est clair que dans les sociétés maghrébines on n'aime pas du tout
qu'un individu se mette en avant et devienne une personne s'autodéterminant
comme s'il était plus qu'un autre. "Qu'a-t-il de plus qu'un autre
celui-là ?" "Qu'a-t-il à se singulariser, à se dévoiler, à
exposer ou à étaler ses états d'âme, son intimité ?" entend-on dire.
Cela ne se fait pas, en effet. L'important est de voiler l'intime et le
sentiment pour montrer uniquement la virilité masculine. Celui qui se
singularise paraît oublier le "nous", donne l'impression de se
séparer du groupe, ou encore de la Oumma,
de la matrice islamique ; il sort de la fusion maternelle là où se trouve le
salut collectif et individuel. L'exil, la sortie, la séparation d'avec les
"frères" c'est le départ vers les ténèbres, la perdition (amjah). La division et la séparation ne
peuvent être que l'oeuvre de Satan le diviseur et que l'oeuvre de l'étranger
cherchant toujours à diviser pour régner. L'émergence du "je" est
somme toute une fitna, une
épreuve : une dissension dans le tissu unitaire de l'identité nationale ou
islamique, surtout autrefois durant le temps de la colonisation et du combat
contre celle-ci. Dans les sociétés où l'on refuse le regard sur soi[14] et le regard des autres
sur soi, où la personne, en tant que personne indépendamment de son statut
religieux, a du mal à être reconnue comme telle[15], l'individu apparaît sortir
du groupe et se mettre à part s'il s'affirme trop. Tel est le péché
impardonnable : briser l'unité et la cohésion de la communauté. S'il
s'agit d'une romancière, on dira qu'elle verse dans
"l'exhibitionnisme" (comme on l'a dit en Tunisie pour Jalila Hafsia),
en somme qu'elle fait du strip-tease,
donc qu'elle est sans pudeur, qu'elle gène les hommes troublés alors dans leur
sexualité et leur pureté légale. La femme est vue comme la tentatrice par
excellence, à voiler, à masquer parce que source de fitna, de trouble. Non seulement les femmes écrivent, prennent la
parole et la plume, mais encore certaines romancières disent "je", ce
qui est proprement intolérable pour ceux dont les mentalités sont demeurées traditionnelles.
Dans une société contraignante pour les personnalités, avec ses codes de
pudeur, de réserve et de bienséances séculaires, les personnalités ont difficilement
la possibilité de prendre la parole pour dire "je" et encore plus
pour diffuser dans de larges publics leurs opinions, leurs pensées et à plus
forte raison leurs fantasmes personnels. Pour être à même de le faire, il
faut vivre dans une société tolérante et ne pas se résigner à vivre dans
l'anonymat. Il faut pouvoir être soi-même totalement.
Depuis les années 50, soit dans des romans, soit dans les
simples récits de vie non fictionnels, nombreux sont les auteurs qui ont ainsi
pensé que leur vie valait la peine d'être écrite et donnée à voir ou à
écouter ; c'est un peu comme s'ils se confessaient. Avec prudence et se
dissimulant parfois en se voilant par un pseudonyme (surtout chez les femmes),
en insistant d'autres fois davantage sur leur propre combat politique de
militant que sur leur propre personnalité et leur histoire intime.
En Algérie, c'est une femme, Marie-Louise Amrouche (ou
encore Taos Amrouche), qui a dit "je" la première dans Jacinthe noire en 1947. Ce roman autobiographique
a été écrit entre 1935 et 1939. Dans ce roman il s'agit du jeu d'un double
"je", l'auteur s'identifiant à Marie-Thérèse (Maïthé) accueillant
dans une pension de famille Reine à laquelle Marie-Louise Amrouche s'identifie
également. De 1947 à 1987, sur trente quatre romans écrits par les Algériennes
dans quatorze l'auteur dit "je". Initiative audacieuse dans le
contexte arabo-musulman. Comme l'écrit Assia Djebar, "parler hors la
chaleur matriarcale, hors de l'antienne de la Tradition, hors la
"fidélité" - ce terme pris au sens religieux - écrire à la première
personne du singulier et de la singularité, corps nu et voix à peine déviée par
le timbre étranger, rameute tous les dangers symboliques"[16]. Après Taos Amrouche,
vinrent des romanciers : Albert Memmi (1953), Driss Chraïbi (1954), Ahmed
Sefrioui (1954), Mouloud Mammeri (1955). Taos Amrouche était née dans une
famille chrétienne, les romanciers cités avaient fait, eux, leurs humanités. Le
premier récit de vie non fictionnel, en Algérie, date de 1950 : la Vie d'un aveugle où l'auteur, un
aveugle donc, Kazi Tani dit "je". En 1954 paraissait au Caire le
témoignage personnel de Nadir Bouzar : J'ai
cru en la France[17]. A partir de 1960 des
témoignages paraîtront dans le contexte de la guerre de libération. Ainsi
Djamal Amrani dans le Témoin. Nous
comptons ainsi 30 récits de vie, en dehors de la fiction donc, en Algérie de
1950 à 1989 et 50 témoignages de militants de 1960 à 1989. Par contre, au
Maroc, dans ce domaine précis des récits de vie, en dehors des romans, 6
seulement de 1966 à 1989 et en Tunisie 6 également de 1960 à 1989. On peut
penser que la colonisation française durant 132 ans en Algérie et le combat
armé de sept ans favorisant les mémoires des militants, ont permis la montée
des personnalités et l'affirmation du "je".
LE "JE" ET LE
"NOUS"
L'affirmation personnelle du "je" est bien
réelle. Elle ne se dissout pas dans le "nous". Mais ce
"nous" est souvent impliqué dans le "je" selon les auteurs,
ce qui faisait écrire à Gilles Charpentier : "le noussoiement
personnel"[18]. Mais il faut sur ce point
distinguer les romans des récits de vie non fictionnels. C'est dans les romans
que le "nous" de la communauté intervient à travers le
"je", non en général (sauf exception) dans les récits de vie où
l'auteur entend bien raconter personnellement sa vie. Le romancier tient sans
doute à se mettre en avant sous les traits de son héros; c'est bien lui qui
fait oeuvre de création, mais il entend dire en même temps qu'il ne se coupe
pas pour autant du groupe. Ainsi Chraïbi écrivait dans le Passé simple en 1954 : "Je suis Marocain et en quelque sorte le Maroc m'appartient",
ou encore Malek Haddad dans la Dernière
impression en 1958 au cas où les Français le mettraient à part des
Maghrébins : "Erreur ! Je suis
comme les autres et mes bachots n'ajoutent rien, n'enlèvent rien". Il
est évident que les auteurs des récits de vie non fictionnels n'entendent pas
davantage se mettre à part de leur communauté. Ils sont bien dedans, mais
l'affirmation du "je" paraît plus personnelle, plus individualiste si
l'on peut dire, comme si l'auteur disait clairement : c'est bien moi qui
raconte ma vie et pas un autre ou d'autres.
Les héros des romans ne représentent pas purement et
simplement des destins individuels, sauf exception. Surtout dans les romans
ayant pour thème la guerre d'Algérie, ils représentent la communauté en lutte,
le peuple, le "nous" collectif. Sans doute des héros sont-ils mal
dans leur peau (ainsi dans les romans de Mammeri, Chraïbi, Memmi, Boudjedra),
sans doute certains paraissent-ils prendre des distances à l'égard d'une
société qu'ils ne supportent plus ou mal, mais les ponts en fait ne sont jamais
rompus. Le cordon ombilical, pour reprendre Kateb Yacine, n'est jamais
complètement coupé. Le "nous" qu'ils cachent dans leur "je"
est toujours celui qu'ils opposent à l'Occident : "Quand je danse devant toi, Occident, sans me
dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel",
écrit Abdelkebir Khatibi dans La Mémoire
tatouée en 1971. Il y a "nous" et les autres. Comme le dit
Abdallah Laroui : "C'est par rapport à l'Autre que les Arabes se
définissent. Cet Autre est l'Occident"[19]. Il y a donc
"nous" et "vous". Même quand le romancier dit
"je", il ne fait pas abstraction de l'identité fondamentale
maghrébine. Il s'affirme comme personne, mais située politiquement et
culturellement. Pour reprendre la thèse de G. Charpentier, on peut bien dire
que "l'entreprise autobiographique oscille donc entre le rejet et la
complicité, entre le noussoiement exclusif et le noussoiement inclusif"[20]. C'est sans doute en cela
que l'autobiographie maghrébine - principalement celle des romans - n'est pas
purement et simplement l'autobiographie occidentale. L'imaginaire n'est pas
français ; le "je" laisse entendre souvent le "nous",
même quand ce "je" se révolte contre le "nous" ;
enfin, le dévoilement de l'intimité n'est pas total et l'introspection demeure
réservée, sauf exception, comme chez Taos Amrouche.
Il importe de bien préciser en conclusion que le
romancier ou l'auteur du récit de vie s'exprime en français : la langue
étrangère qui permet de sortir de la fusion maternelle, du surmoi parental et
de celui du groupe. Le français permet la transgression des tabous et de la loi
du groupe. Par la langue dite marâtre, le romancier désintègre la langue
maternelle, sort du "nous" et de la matrice et échappe à la fusion
incestueuse. Mais il démembrera à son tour "la belle et maléfique étrangère" (Khatibi), pratique textuelle
des Marocains autour des années 70, comme pour dire : Voyez, je ne suis
pas français, je ne suis pas tenu à vos normes grammaticales ; je suis
toujours "nous". "Je suis
Nous", titre que Mohammed Boucharate, Marocain, donnait à son recueil
de poèmes en 1978.
L'émergence du "je" dans la littérature maghrébine de langue française depuis les années 50 n'est certes pas à comprendre comme une réduction purement et simplement à notre personnalisme occidental. Il n'empêche : ce "je" est bien le signe d'une personnalisation de plus en plus accentuée des sociétés ne faisant pas suffisamment sa place à la personne (autonome et responsable) en tant que telle. La création romanesque dans l'activité scripturale est donc bien ici le lieu privilégié où cette personne peut s'affirmer et donc, par le fait même, entrer en conflit, mais aussi sortir du "communautarisme" et du conformisme pour être une personne à part entière.
[1]) Gilles Charpentier, Evolution et structures du roman maghrébin
de langue française, Université de Sherbrooke (Québec), 1977.
[2]) T. II. p. 398.
[3]) Le Voile et la bannière, Paris, Hachette, 1990, p. 15.
[4]) l'Europe et l'Islam, Paris, le Seuil, 1978, p. 67.
[5]) Voir Louis Gardet, La Cité musulmane, Paris, Vrin, 1954,
IV° Partie : Humanisme musulman (pp. 277-284 : Humanisme et Islam).
[6]) Op. cit. p. 77.
[7]) Georges May, L'Autobiographie, Paris, PUF, 1979, ch.
1er) s'arrête à "l'hypothèse chrétienne" dans l'émergence des récits
de vie, citant les Confessions
d'Augustin.
[8]) L'Idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967, p. 203. Mais
les genres romanesques sont variés ; nous constatons qu'il y a d'autres
manières de comprendre ce genre littéraire au Maghreb. Les romans de Balzac et
de Stendhal représentent un type de romans, mais ils ne sont pas les seuls
modèles possibles. C'est bien connu depuis longtemps.
[9]) Mémoires 1919-1939, Alger, SNED, 1968, p. 401.
[10]) Journal d'un exilé, Tunis, Bouslama, 1960, pp. 70-71.
[11]) Voir Europe (Paris), n° 655-656, novembre-décembre 1983 : "Littérature de Turquie".
[12]) Présentation de Maison de chair (nouvelles), trad. fr. Paris, Sindbad, 1989, p. 12.
[13]) Ainsi dans les romans de
Mustapha Tlili. Dans Gloire des sables
(Paris, Alésia, 1982, p. 143), l'auteur parle de "la nostalgie de
l'ailleurs, de l'obsession de l'ailleurs et de l'Amérique avant tout". Le
romancier vit à New York.
[14]) Le même Tlili disait au
cours d'un interview : "Le regard sur soi serait un regard destructeur",
c'est pourquoi les sociétés au Maghreb "n'ont jamais eu le courage de se
regarder dans le miroir". Dialogues,
Tunis, n° 170, 3 décembre 1977, pp. 77-78.
[15]) Cependant, de nos jours,
existent au Maghreb des Ligues de Défense des Droits de l'Homme, quel qu'il
soit. Mais il est vrai aussi que de nos jours la Déclaration islamique universelle
des Droits de l'Homme publiée en 1981 par le Conseil islamique est basée sur le
Coran et vise l'homme uniquement en tant que croyant (musulman).
[16]) "Du français comme
butin", La Quinzaine littéraire
(Paris), n° 436, mars 1985.
[17]) Réédité en 1989 à Alger
(ENAL) sous le titre Abus de confiance,
titre premier qu'avait voulu l'auteur.
[18]) Thèse déjà citée, pp. 430
et suiv.
[19]) L'Idéologie arabe contemporaine, déjà cité, p. 4.
[20]) Thèse déjà citée, p. 438.