Jacqueline  BARDOLPH

Université de Nice.

Les  écrits  de  prison

comme  espace  de  liberté ?

(Ngugi, Soyinka)

Dans la production d' Afrique anglophone des trente dernières années, on trouve relativement peu de textes autobiographiques. Le Kenya par exemple produit un texte typique des années 50, Child of Two Worlds, texte d' étudiant boursier aux Etats Unis, ou encore toute une série de récits souvent transcrits ou aidés, des acteurs de l' époque Mau Mau1. Les boursiers à l' étranger n' étant plus des anomalies culturelles, les textes politiques, comme l' autobiographie d' Oginga Odinga[1] étant par nature difficile à vendre sur le long terme, on sait que les éditeurs ont essayé de susciter des autobiographies de la plume d' écrivains connus, avec l' intention de toucher ainsi un plus vaste public que dans les oeuvres de fiction souvent difficiles. Ngugi n' en vit pas l' intérêt : "Je n' ai jamais essayé d' écrire une autobiographie, car ma vie a été ordinaire, l' homme moyen en fait, et cela me ferait mourir d' ennui" (Detained, 127). Cruellement, c' est l' occasion donnée par l' incarcération qui va donner Detai­ned (1971) avec lequel le romancier ajoute un titre à la liste de ce genre parti­culier qu' est le texte de prison. On entre là dans une tradition très riche, variée, due peut-être au fait qu' aucun éditeur n' hésite à publier de telles pages - le sujet justifie tous les modes possibles. L' Afrique du Sud a fourni toute la gamme du genre : du document pur, avec Bandiet, de Le­win, au document ro­mancé comme Rubben Island de D. M. Zwelonke, au roman comme ceux d' Alex La Guma, au recueil de poèmes comme Letters to Martha de Dennis Brutus jusqu' à l' ensemble de pages oniriques, poétiques, habitées par l' incarcération mais loin de tout réalisme qu' est Mouroir de B. Breytenbach[2].

Ce n' est pas à une étude exhaustive du genre que je m' intéresse : il a ses constantes, imposées par la situation, et, dans beaucoup de cas, pour le lecteur, l' intensité des données brutes et la précédence sur la mise en forme du récit. Je veux m' attarder au cas par­ticulier où le texte de prison se situe au mi­lieu de la production d' écrivains consacrés, pour voir quel éclairage donne à l' écriture dans son ensemble ce type de texte entre tous non pro­grammé par l' auteur, voir ce qu' une vision et une rhétorique déjà mûres peuvent nous dire de cette expérience par nature indicible à l' extérieur. J' avais été frappée de la remarque d' un dramaturge chilien qui expliquait n' avoir jamais été aussi libre d' écrire des pièces que pendant ses années de camp : il n' avait plus rien à prouver sur son engagement. Si l' on pense à la situation comparable de l' écrivain africain, à la mission responsable qu' il se donne le plus souvent et que la société attend de lui, peut-on retrouver cette sorte de liberté de l' esthétique et de l' imaginaire dans un texte qui au­rait toutes les excuses d' être tourné vers soi ? Peut-on attendre les fantasmes privés, les sou­venirs personnels, le caractère intime ou "gratuit" que l' on trouve si peu jusqu' ici dans la litté­rature d' Afrique anglophone ? Deux ouvrages s' imposent, écrits à dix ans d' intervalle, The Man Died (Cet homme est mort) de Soyinka et Detained de Ngugi. La comparaison ne tend pas à contraster ces deux écrivains, à la production et au tempérament déjà si différents, mais, je l' espère, à mieux ai­der à percevoir l' originalité de ces deux ouvrages et leur pertinence dans l' oeuvre toute entière.

Rappelons les faits : Soyinka fut arrêté et incarcéré sans jugement en 1968 alors qu' il essayait de s' interposer entre belligérants avant la guerre du Biafra. Il fut détenu à Lagos, puis subit 17 mois de détention solitaire à Kaduna dans le Nord jusqu' en 1969. Le livre est publié sous le titre The Man Died : Pri­son Notes of Wole Soyinka, en 1972, réédité par Penguin (C' est un de leurs seuls titres africains) traduit en français par Etienne Galle, chez Belfont. La nuit du 30 au 31 décembre 1977, Ngugi fut arrêté et incarcéré sans jugement, après la production d' une pièce en kikuyu Ngaahika Ndeenda. Il fut placé parmi d' autres prison­niers politiques dans la prison à Sécurité Maximum de Kamiti et relâché le 12 décembre 1979. Le livre Detained, A Writer' s Prison Diary est pu­blié en 1981. Dans les deux cas, une détention sans chef d' accusation précis ni procès, au nom de la Sûreté de l' Etat, une libération non annoncée, venant du bon vouloir du Prince et peut-être aussi de la dimension internatio­nale, mal es­timée dans chaque pays, de l' écrivain.

Ngugi a lu le texte de Soyinka et s' y réfère et l' on ne peut s' étonner d' une grande similitude de présentation. Le coeur du texte est constitué par le témoignage brut, ap­puyé sur des notes au jour le jour rédigées sur des supports de fortune. Cette expérience im­médiate est elle-même mise en scène par toute une série de textes annexes, comme des boîtes gigognes qui amènent pro­gressivement au centre. Ces "seuils", selon le terme de Ge­nette, relient le monde de la bureaucratie et de l' histoire au présent immobile de l' enfermé. Avant le journal, un fac-similé de lettre, (S), la frappe mal alignée d' un formu­laire (N) : le direc­teur refuse de transmettre un livre "Quatre poètes grecs" en édition Penguin, ou encore Arap Moi, qui signe, "ORDONNE par la présente que la personne détenue soit détenue". L' ennemi est ainsi identifié et présenté, dans la matérialité du langage qu' il pervertit.

Encore d' autres préliminaires. Trois chez Soyinka : une dédicace, à "Laide qui rejeta le compromis et exigea la JUSTICE", un remerciement aux in­dividus, gardiens impos­sibles à nommer qui l' ont aidé à garder le contact avec l' extérieur, et une première section "Lettre aux Compatriotes", datée du 14 Dé­cembre 1971, qui relie l' expérience de l' écrivain à celle d' une victime des co­lonels grecs et explique le titre finalement choisi : "Chez tout peuple qui accepte de se soumettre à l' humiliation quotidienne de la peur, l' homme meurt". Quatre textes chez Ngugi forment une longue entrée en matière. Une dédicace à ses co-détenus, ki­kuyus, luos, somalis, tous nommés et à ceux, proches ou éloi­gnés qui partagent son combat, deux photos du Comité pour la Libération de Ngugi, deux citations en exergue : d' un député kenyan et du poète swahili Shaban Robert, non traduit, enfin une Préface en trois parties rap­pelant les faits avec de longs extraits de journaux.

Tout ceci, remerciements, faits ou déclarations d' intention, doit être en quelque sorte laissé sur le seuil pour garder l' unité et l' immédiateté de la vision carcérale elle-même. Et comme il y a un "avant", ou un "autour" de la prison, il y a un "après". La libération, puisqu' elle n' a pas plus donné lieu à un dialogue avec le pouvoir que l' arrestation, n' a rien résolu. C' est en dehors du texte même que des annexes rappellent le non-fonctionnement de la justice. Chez Soyinka, deux "Appendices" A et B, comme autant d' éléments d' un procès en­core à faire : la façon dont un rapport médical tronqué a été exploité contre lui, des docu­ments sur les vrais profiteurs de la guerre : le pouvoir en place en 1971. Chez Ngugi, après la section 2, comprenant des lettres écrites en prison, toute une section 3, "Prison Aftermaths", avec documents et fac-similés sur la libération du prisonnier, les interventions sans réponse du Parlement. Ces pages sans commentaires témoignent du dialogue impossible avec le pouvoir : au rapport du Syndicat Enseignant qui demande que Ngugi réintègre son poste à l' Université répond le discours de Moi, devenu Président, qui interdit les syn­dicats de fonctionnaires et d' enseignants : "Il a dit que ces deux syndicats re­présentent des travailleurs qui sont employés du Gouvernement et doivent ces­ser de politiquer (sic). Il a dit que le Gouvernement s' occupe bien de ses em­ployés". Le "Dernier mot" revient à un extrait du poème de Brecht "La mère" : "les vaincus seront vainqueurs demain."

Par ces péritextes, le texte de prison est débarrassé d' une grande partie de la fonction procédurière qu' il a souvent : les faits précis dans leur nudité parlent d' eux-mêmes, et la fonction argumentative, le dialogue du détenu avec son geôlier, peut d' emblée se placer sur un plan plus général.

Dans leur composition les deux textes ont donc des similitudes. Se pré­sentant comme "Notes" ou reflets de fragments, ils gardent une organisation en courtes séquences : 41 sections numérotées chez Soyinka, de longueur très in­égales, sont regroupées sous des titres chronologiques au sens large : Ibadan -Lagos (1-15), Kaduna 68 (16-28), Kaduna 69 (29-45). Ce système souple per­met une extrême diversité. La première partie est la narration de l' entrée pro­gressive dans la condition de prisonnier avec ses étapes - les interrogatoires, la tentative d' assassinat, les faux espoirs, les chaînes - et quelques retours en ar­rière sur les mois précédents. A Kaduna, les sections quittent de plus en plus la narration. Les fragments ne sont pas introduits ni replacés les uns par rapport aux autres. On reste sans explications sur une section qui commence "Je suis enceint"... Les genres sont très variés, nous y reviendrons : réflexion philoso­phique, parabole, poème en prose qui glisse au poème en vers, rêverie halluci­née qui va au seuil de la désorganisation mentale. Cette écriture particulière, rappelant parfois celle de Mouroir, est en quelque sorte au centre de l' expérience dite ici, au coeur des enve­loppes successives. C' est l' itinéraire vers cette épreuve ogunienne que organise très solide­ment cette séquence d' apparence fragmentaire. Ce n' est que progressivement, nous y re­viendrons, que l' arrivée d' une plume de corbeau, d' une rame de papier signalent le retour au monde des vivants et à la narration très simple des premiers moments de li­berté.

L' expérience de Ngugi est différente, plus courte et non marquée par l' épreuve absolue de la détention solitaire ou encore du contact violent avec les condamnés de droit commun que l' on peut lire ailleurs. Le récit est en sections qui là aussi veulent recréer le décousu des notes ou du journal - bien que, cu­rieusement, Ngugi se défende d' avoir écrit un journal ce dont il se sent bien in­capable. Mais le souci dialectique de l' auteur se retrouve jusque dans le hiérar­chisation de ces fragments. La Section 1, appelée "notes de prison" est placée sous le patronage de trois citations : un député kenyan, un poète, Mahmoud Darwish, et un ouvrier cité par Marx. Elle est organisée en 9 chapitres qui sui­vent la logique d' un débat in­térieur autant que la chronologie. Ces chapitres eux-mêmes sont subdivisés en sous parties numérotées : le gardien a fait re­marquer à Ngugi : "Once a teacher, always a teacher..." (D, 5). Le contrôle in­tellectuel sur cette matière éparse semble total, plus de traces des pensées telles qu' elles furent écrites dans les marges et entre les lignes de la Bible, sauf pour le chapitre 7, fait de très courts passages, parfois une ligne, sans liens entre eux, qui semblent échapper à première vue à la démarche fortement arti­culée de l' ensemble.

Les deux écrivains ont ainsi serti les notes mais puisqu' elles sont réinterpré­tées, dans une mesure impossible à connaître réécrites, comment restituer en un livre cette ex­périence du temps arrêté sans en dénaturer la qua­lité brute ? Il sera à jamais impossible - au cas où ce soit utile - pour l' écrivain comme pour le lecteur de dégager l' écriture d' alors , de sa transmutation quelques mois après. Comme les textes glissés à l' extérieur de Breytenbach, seules peut-être les lettres de prison attestent de ces moments-là, et encore, dans la mesure où, plaidoyer ou sarcasme, elles sont l' image de lui que le dé­tenu veut projeter à l' extérieur. Voici donc deux écrivains aux prises avec le problème de recréer a posteriori le temps de l' attente sans terme de l' incarcération arbitraire. Ngugi joue d' une fiction improbable, enca­drant son texte d' une situation au présent, "le 12 décembre" jour de sa libération : "j' écris à cette table", comme si tout avait été conçu ce matin-là. Ce trompe-l' oeil ineffi­cace est accom­pagné d' une autre mise en abyme : la section 1 ouvre en ki­kuyu sur la dernière page de Devil on the Cross, l' héroïne "marche fièrement"... et elle se termine 166 pages plus loin sur ce même passage : l' héroïne "avance encore", le romancier hésite sur les mots exacts qui doivent décrire sa marche vers la liberté. (Il a donné comme terme à l' écriture du roman le 25 dé­cembre, date où il projette de célébrer avec les siens sa libération). Cet autre cadre aux "notes" indique que l' oeuvre est achevée, que l' écriture du roman a coïncidé avec la durée de l' incarcération, plus même avec son espace : "J' essaie diffé­rentes combinaisons. De temps en temps je cherche sur les murs un mot, un nom, une phrase. Les murs de la cellule 16 sont devenus mon dictionnaire de mots et de musique" (p. 166). Ngugi montre que la cellule a ac­couché de ce roman en langue maternelle plus encore que des notes.

Ce qu' il nous dit encore, plus indirectement, par cette mise scène de son acte d' écrire est encore plus paradoxal. Il écrit, nous dit-il à son bureau de pri­son sous l' oeil du gardien dont le visage encadré dans le guichet nous rappelle les yeux qui hantent les héros indécis de ses romans : regards exigeants des anciens, affiches de Kimathi trahi dans A Grain of Wheat, regard culpabilisant de l' inspecteur Godfrey-Ghodfear - dans Petals of Blood. La "réalité" recons­truite ici décrit très exactement les conditions de la confession forcée de Mu­nira : "The heart is willing. The hand which has been sribbling non-stop since seven o' clock is weak. But the voice is relenteless : Write On !" (D, 11). En tout point, l' arrestation de Ngugi a suivi le scénario des premières pages du roman. Devenu protagoniste lui-même, il incarne un de ses héros, ceux qui sont hé­roïques comme à leur corps défendant, condamnés à écrire dans un choix im­possible entre deux figures de maîtres, deux Lois. Detened évoque le maître d' école qui accusa le jeune Ngugi quand il se mit à étudier en anglais, alors qu' il avait un don pour écrire en kikuyu. La décision de refaire le roman com­mencé, Devil on the Cross, en kikuyu est dans le droit fil de ce devoir, rachète la trahison passée : la victime a "vu la lumière" en pri­son. Mais la Section 2, "Lettres de prison" présente une autre voix, un texte aussi étrange et in­expliqué que l' attitude de Munira face à Godfrey. Dans une longue lettre écrite en prison au Président britanique du Tribunal (Detenee' s Review Tribunal) qui est censé examiner s' il y a des raisons de le libérer, Ngugi se justifie, s' explique, utilise contes et paraboles avec une émotion et une passion plus visibles que partout ailleurs, présentant des arguments démocrates et chrétiens - combinaison qu' il exerce par ailleurs - à ce juge blanc Hancox, peut-être encore figure de la Loi "Believe me when I say that I often write from the depths of a personal an­guish..." (D, 182). L' ambivalence reste entière pour l' écrivain marxiste qui ins­crivit littéralement son texte dans les interlignes de la Bible de sa cellule. Ce texte, mis en retrait par rapport à la progression cohérente des "Notes", est pourtant central dans l' imaginaire du romancier puisque la conclusion très forte du dernier paragraphe est déjà l' amorce du second roman en kikuyu, Matigari : "But my main contention is that we cannot wish away man-made ugly facts of life, such as children eating from dustbins, by pretending that what is not is, and that what is is not ;..." (D, 183).

Ngugi, on le voit, quand il présente son "journal" au présent, se soucie peu de vraissemblance dans le détail de la mise en scène. Il réorganise les notes, soit en les reliant selon la logique du débat d' idées, dans un débat idéo­logique avec lui-même proche de ses es­sais, soit en les intégrant dans la conti­nuité de son oeuvre de fiction. Ainsi réécrire cette paren­thèse de sa vie a un sens plein, celui qu' il veut lui imposer : elle est la transition entre l' écriture ro­manesque "aliénée", en anglais et l' identité africaine pleinement assumée, dans le kikuyu enfin ouvert à la création littéraire écrite. De façon peut-être moins délibérée, l' écrivain se fond dans ses personnages. Il tire courage, il le dit souvent, de la continuité avec les détenus hé­roïques du passé ; il assume aussi sans le dire le lien avec les personnages fictifs les plus né­gatifs, les plus divisés, les protagonistes angoissés, coupables et fascinés encore par les maîtres de jadis.

Soyinka lui aussi met en scène l' écriture au présent. Comme pour Ngugi, l' argumentation du prisonnier est toute entière portée par des choix poli­tiques au sens large, mais le récit central est celui d' un écrivain, comme pour le titre de Ngugi : le texte revient sans cesse sur des préoccupation métafiction­nelles : qu' est-ce que la langue, les mots, la voix hu­maine; mais aussi des questions plus pressantes dans un contexte africain: quelle est la valeur de la matérialité de ce rituel d' écriture, la plume, le papier, l' encre éponyme -"Soy-ink"... Les autres arts sont abordés, par les mobiles construits avec les détritus du compost et des frag­ments de vers ou la flûte muette ébauchée avec la tige d' un tournesol, - fleur solaire évoquant Orphée et Prométhée - mais ils ne sont que des pis-allers en attendant la plume de corbeau donnée par le ciel, ou le bic volé au médecin. La mise en scène des fragments nous amène vers le mystère du moment d' écrire. Les deux textes sont ainsi tournés vers le procédé qui les construit, mais (C' est en cela qu' ils diffèrent du modernisme ou postmoder­nisme européen), de façon inséparable de la réflexion plus explicite qui re­cherche les liens entre le personnel et le politique, l' affrontement du plus intime de soi à la puissance injuste.

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Est-ce à dire que les deux hommes, comme dans le reste de leur oeuvre, ne se définissent ici que comme écrivains et acteurs dans le combat politique, y-a-t-il une part enfin dans cette forme, autobiographique par nécessité, pour le "je" qui, on l' a dit, est singulièrement absent de la littérature africaine ? Un itiné­raire personnel, une affectivité singulière, des souve­nirs intimes, tout ce qui permet la connivence et l' identification du lecteur ? Après tout les confidences et même une certaine impudeur sont excusées par avance par ce genre lui-même. A leur façon, chacun des deux, même avec la distance gardée dans la description de soi, témoi­gne d' une certaine liberté d' imaginer et de dire qui communique l' émotion du moment, mais aussi dit quelque chose d' essentiel pour l' ensemble de l' oeuvre.

Soyinka est peu romancier ici : il parle en polémiste, philosophe, mais c' est surtout le dramaturge et le poète qui prennent la situation en main. La dramaturge met en scène les interrogatoires, campe les personnages et les dé­cors avec le soin que l' on trouve dans les didascalies de ses pièces[3]. Les forces de l' ordre donnent une "représentation" pour lui tout seul, leurs mouve­ments sont "un ballet, une chorégraphie" (p. 288). Les dialogues où les deux parties en présence marquent des points, ceux où la communication ne s' établit jamais ou encore les monologues des marionnettes du pouvoir - tout cela est l' univers des pièces de Soyinka avec ses bouffons dont le langage in­congru souligne le vide tragique de la pensée[4]. C' est tout son art aussi qui sait donner une certaine grandeur à l' anglais pidginisé d' un gar­dien qui commence à comprendre le désordre de règlements iniques[5]. Dans sa cellule isolée, il est encore le producteur, le régisseur de son monde clos : les animaux, les in­sectes n' échappent pas à ses mises en scène, le lézard "avec "une tête de pa­pier mâché", "un costume indigo" "joue sa parodie du geko" (MD, 267) le chat Leo ou les couchers de soleil prennent part à des spectacles préhistoriques en technicolor (MD, 271). Les gardiens "Anachrones", "Polyphème", de la "Crypte" où est emmuré le poète sont transmués par sa vo­lonté en péplum burlesque. Le bourreau est théâtralisé : il tue un prisonnier dans un combat de gladiateurs, "A scene of elementary fury, part ritual, part medieval improvisation" (MD, 208). Par un trou d' écoulement au bas d' un mur, un cadrage minimal et des sons "off" permettent une évocation terrifiante parce que fragmentaire, toute en litote, de la marche des condamnés en­chaînés à la mort ("sordid shadow play", "pageant mystery" MD, 202). Il ne reste que la bande son pour évoquer une mort ou une naissance en prison et l' économie des moyens de narration est aussi efficace alors que l' hyperbole aux moments comiques.

Ce parti-pris d' écriture qui renouvelle sans cesse la présentation du réel im­posé comme spectacle burlesque ou tragique donne lieu à une éblouissante variété stylistique, qui va jusqu' à contraster les registres dans une même en­volée (procédé shakespearien par excellence) : "Nothing but a feudal dynastic mentality could have conceived such irreverence, nothing but power drunkness could have bilged forth such grandiloquent vomit of the entire na­tional sacrifice" (MD, 235). Pastiche, crescendos, rhétorique, sermons, sarcasme, brutalité fa­milière : la multiplicité des voix est celle du virtuose. Dans cette figure protéenne de l' orateur et du dramaturge polyphonique, où est le "je" de l' homme détenu ? Il reste à la fois très présent et très caché dans l' autre voix, celle du poète vi­sionnaire. Toute l' aventure des grèves de la faim successives qui mènent à des hallucinations et au risque de folie est narrée de façon curieuse­ment imperson­nelle. C' est encore une autre tactique pour contrôler ce donné non choisi : pour ne pas sortir de ce qu' il appelle "sa capsule", Soyinka refuse le dialogue et le contact, par son silence même condamnant le gardien affecté à sa surveillance à la "réclusion solitaire". Pour échapper aux décisions injustes qui voudraient le punir encore plus, il ordonne à son corps de ne plus manger, puis de ne plus boire : "I need nothing. I seek nothing. I desire no­thing" (MD, 260). Les phases de cette entrée dans la complète possession de soi, qui est jouissance et vic­toire, sont racontées avec une sorte de lyrisme impersonnel : "The vulnerable moments are the moments before full awakening, those moments before surfa­cing to the top layer of awarness and the actuality of climbing ashore" (MD, 184). Le corps existe, ses visions et ses sensations sont premières, mais frag­mentées. La syntaxe ne présente plus de "je" sujet, ou seulement comme centre passif de perception : "I am blown about the lighest breeze, by the lighest thought and the metaphor". (MD, 153). Le cerveau est une terre de vie et mort : un com­post (274), une page où s' écrit la vie : "A wet print on my forehead. Rain" (MD, 261). L' expérience est recrée avec toute la force poétique des meilleures pages de l' écrivain, l' émotion là encore souvent distancée et renfor­cée par l' humour.

D' une façon lumineuse, le lecteur participe de cet abandon du "je" pré­senté comme une conquête, de ce risque de mort et de folie pris délibérément qui est la dernière forme de dialogue possible avec le pouvoir. Orphée, Ogun, références bien présentes, ne sont plus que des figures mythiques explicatives de ce donné central. En ce sens, Soyinka a su pré­senter de façon plus libre, plus fulgurante, la clé de ce qui se trouve dispersé dans ses poèmes, romans, essais sur les mythes. C' est à la fois très personnel et loin de l' anecdote : "La quête de soi est sans intérêt, l' histoire pleine de Prométhées ratés" dit-il d' ailleurs, (MD, 89). Le rire qui est toute la dignité de ce texte, sa décence, peut-on dire ne le rend pas vulgaire ou prosaïque mais permet de souligner la multiplicité des lectures possibles pour chaque incident évoqué, comme dans la section qui commence "Je suis enceint", ou quand il refuse le piège des identifi­cations héroïques - tout en les suggérant...[6]. L' unité de l' homme dans sa chair, du créateur, du politique est dans ce seul texte plus visible que dans sa produc­tion divisée en genres. On peut même dire que le lien essentiel de l' individu so­cial avec les forces cosmiques, expliqué dans les textes abstraits ou les tirades complexes de certaines pièces, ne s' impose jamais avec autant d' évidence poétique que dans le dernier paragraphe du livre, où il dit sa joie de courir sous la pluie, ressentie comme une affirmation de liberté et de vie : "Soaked to the skin, lashed by wind and rain as we fled through the long unprotected corridors of the hospital I was struck suddenly by the phenomena of his wild, free yet go­verned motion of the elements and us, and its contrast with that first death march into an artificial tomb." (MD, 290).

Soyinka ici apparaît simple, unifié par l' expérience. Dans cette situation d' exception, les polémiques sur sa culture européenne ou classique, et ses ac­tions politiques individuelles, les contradictions de son personnage, arrogant et humble, pessimiste et dyna­mique, ne sont plus en cause. Ce texte de prison lui a donné la liberté, en ne lui imposant de choisir aucun genre précis, mais en lui permettant de les laisser coexister au gré de fragments numérotés, de se dire tout entier, dans toute la tension entre l' expérience mystique indicible des ri­tuels de mort et la dénonciation des bouffons du mauvais théâtre politique.

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Ngugi a admiré ce livre. Il l' avait demandé en prison, et pourtant à pre­mière vue, son écriture est totalement opposée. Le temps n' est plus de l' écrivain tenté par le rôle de Messie ou de Maître des premiers textes. L' homme se présente avec une totale simplicité. Un chronologie linéaire, des dates, des noms, des mots nus : l' expérience personnelle veut s' effacer der­rière le collectif. Le modèle est en cela Mau Mau Detainee de Kariuki où l' histoire du groupe dans le camp de prisonniers prend parfois des dimensions épiques[7]. Les personnages de cette narration font partie d' ensembles : au de­dans les détenus politiques du présent et du passé, dehors, les "ouvriers et paysans", ceux qui ont joué la pièce Ngaahika Ndeenda au centre d' Education populaire de Kamiriithu, invoqués sans cesse au fil des pages comme la raison d' espérer et la justification de toute écriture. Ngugi n' est que leur Mes­sager. Les conditions de la prison sont décrites de façon très sobre, comme peu im­portantes à côté du débat avec les autres prisonniers, ou de la justification des actions passées. L' essentiel des notes représente des analyses faites à l' occasion du nouveau recul donné par la détention, analyses passionnées mais fermement argumentées. Les dialogues, les interrogatoires ou les discus­sions avec les gardiens sont une dialectique où l' écrivain amène l' interlocuteur à com­prendre à neuf. Ngugi ici comme ailleurs, ne souligne pas l' existence de cycles, comme Soyinka, il veut amener à un dépassement, à une avancée de la pensée et de l' action : "But wait I shouted at the demons of despair. The Afri­can Sisyphus had another history, a beautiful history, a glorious history and most Kenyan people were its best illustration" (D, 64). Les évé­nements quoti­diens sont utilisés pour des démonstrations, des mises en parallèle ou des para­boles, comme dans Devil on the Cross, le roman en cours. Tout a un sens, tout doit faire sens. Ngugi cherche même les prémonitions et les coïncidences, dans une recherche d' un sens latent dans le monde qui est plus africaine que marxiste...

Reste-t-il place pour le "je" derrière les mécanismes de cette pensée toute pas­sionnée de démontrer et de convaincre ? Des moments plus intimes sont très rares et pourtant ils colorent l' ensemble et en font un vrai témoignage. A la différence de Soyinka, Ngugi men­tionne sa famille, sa mère, sa femme, sa fille qui vient de naître, le frère mort en "terroriste" dans la guerre de libération. Il le fait avec la retenue qui est sa marque et son style même, mais l' hommage à sa mère, dédicataire de Pétales de Sang, et du poème de Brecht cité en fin, est tout entier dans la certitude qu' elle saura toujours comprendre ce qu' il fait et croit, malgré les mensonges officiels (D, 113). Restant près de ses notes, Ngugi comme Soyinka a peur de tout ce qui serait sentimental : "I am not trying to write a story of sentimental heroism. I am only a stammerer who tries to find ar­ticulate speech in scribbled words. Pen and paper have so far been my only of­fensive and defensive weapons against those who would like to drown human speech in a pool of fear - or blood" (D, 97). En puritain, (les radicaux anglo­phones, en Afrique et en Angleterre sont souvent aussi calvinistes que marxistes), il pratique l' examen de conscience mais se refuse à la "self-pity", apitoiement sur soi-même. Dans sa culture surtout, l' idéal de l' homme est un idéal de contrôle, comme à la circoncision, et de toutes façons, dit-il, "il n' a ja­mais été très regardant sur ce qu' il mangeait", au bout de quelques jours il ne sentait plus les odeurs...

Quel espace alors pour le "je", la liberté d' être soi dans une cellule ? On le trouve dans la description des moments de peur : il redoute de n' être pas à la hauteur, de finir brisé comme Harry Thuku ou Kenyatta lui-même, retourné, pense-t-il par la prison. Il cherche les assises les plus solides qui soient à ses convictions pour ne pas céder au dernier moment, que ce soit à la violence ou à la sympathie. Il décrit avec simplicité les manifestations physiques de cette peur de trahir, le froid qui l' habite - "cold panic" - mais qui précède aussi les mo­ments de courage. Comme pour Mugo, prenant d' instinct la défense d' une femme battue par les gar­diens dans A Grain of Wheat, la décision de tenir tête semble venir comme malgré lui, par dessus lui, lorsqu' il refuse de tendre les poignets aux chaînes qui sont la condition pour une vi­site de sa famille, ou le traitement d' un abcès dentaire (D, 107). Il peut parler de la peur, et les victimes de la peur en Afrique car il combat la transpiration froide qui vient avant le "non".

Un espace de liberté formelle est concédé dans le chapitre 7, sans sec­tion nu­mérotées, avec de très courts textes sans liens apparents. En fait chaque paragraphe est une unité : on a comme une série de petits contes pro­noncés entre les plages de silence. On est proche de la parole africaine, avec ces courts morceaux qui sous une apparence fort simple conduisent chacun à une morale, à un proverbe, ouvrent implicitement sur une réflexion. C' est comme une participation silencieuse aux rencontres des prisonniers dans la cour, où les déte­nus somalis illettrés sont précieux pour les autres,  "des mines de folklore". Dans le temps ré­pétitif de la prison, il vole à la monotonie des jours quelques incidents, les refaçonne pour les insérer dans des arguments ou dans le roman en cours. On voit ici comment fonctionne l' écrivain, comme sa dé­marche est proche de celle du fabuliste, ou du prédicateur. On perçoit mieux comment sa rhétorique a sa source et son esthétique dans la culture orale.

Si l' on cherche par contre un homme Ngugi qui serait ailleurs que dans l' implication totale dans le devenir collectif, on ne trouve rien. Il ne veut rien dire ici que de per­tinent à la cause qui est tout lui. C' est à peine s' il mentionne le prix de ce qui lui manque - les voix des femmes, le rire des enfants, les conver­sations dans les taxis - et encore c' est parce que c' est l' environnement né­cessaire à son écriture : "I need life to write about life" (D, 9). Comme pour Cet homme est mort, si l' on veut trouver une personne plus secrète ou singu­lière que l' écrivain inséparable de l' acteur politique, ce texte ne la fournit pas. Soyinka multiplie les masques et les voix, Ngugi présente une langue volontai­rement nue, avec les rythmes et la syntaxe dépouillée qui font la force de ses meilleurs passages de fiction. Et même quand le lecteur est tenté de s' irriter devant les mots abstraits répétés, qui lui semblent incantatoires, échos d' une langue de bois entendue ailleurs, il retrouve des passages qui par leur densité, leur solidité incontournable redonnent leur plein sens à des termes souvent dé­monétisés : "In freedom, I used to see as though a film darkly : in prison I see in the clearer light of the 100-watt bulb in my cell that never lets me sleep ; I see in the clearer light of the eyes of the key-jangling guards who have completely stripped me of any privacy in eating, washing, and shitting ; [...] above all, I see it in the bright light of my certain knowlege and total conviction that the forces that pressed and obtained my arrest and detention are the ones killing demo­craty and human freedom in this country." (D, 187). L' article du Weekly Review rend un hommage indirect à ce pouvoir de l' écrivain de revivifier les mots : "During the past or so, Ngugi has acted the part of ideologue rather than writer and he has done so with increasing inability to relate in the limits of the sphere of an author' s operation which is possible in a developping country in areas where ideas, however noble, can be translated into actions which have far-rea­ching implications to the general patters of law and order" (D, XIX). Evitant le pathos ou l' héroïsation, Ngugi se refuse jusqu' à la facilité des images ou des symboles. Dans une des rares occurences, il se compare sobrement - ce n' est pas négatif - à une vache obstinée, qui même attachée à l' abattoir par des cordes se débat jusqu' au dernier souffle (D, 104). La seule image poétique se trouve au moment de sa libération. Là Soyinka célèbre la pluie, il célèbre la nuit qui lui fut volée pendant de longs mois : nuit africaine, étoile-guide de Pétales de Sang ou de la Bible, là encore lien passionément affirmé avec les siens, les éléments, les hommes qui souffrent, cités dans un ordre qui en lui-même fait sens.

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Les fins de ces deux textes de prison très différents, à la fois recueils de notes et textes très travaillés, témoignent peut-être, par leur convergence, de ce que la quête du cri­tique est vaine. A quoi bon chercher le "je", un être intime et individuel qui serait la clé et la fin de l' oeuvre entière ? Dans ces circonstances imposées, avec toutes les excuses pour limiter leur monde à la singularité de leur conscience, ces deux écrivains, livrés à nu dans leurs mo­ments d' ennui et de peur explorent en toute liberté ce qui fait la vérité profonde de leur écriture : Soyinka redit l' abandon de soi qui permet la remontée du gouffre et la trans­mission de la pa­role. Il se ressource aux forces élémentaires, même les plus simples, écoute les voix qui le chargent de redonner aux mots le sens que l' ordre carcéral a supprimé. Pour raconter la tor­ture : "You are English specia­list, not so ? In vent new word." (MD, 107). Un autre : "You people are the wri­ters. If you can' t..." (D, 112). Ngugi reçoit la même injonction d' un gardien, ré­invente sa langue pour mieux parler au nom des siens. La vé­rité la plus pro­fonde de leur écriture, mise au test de l' enfermement, est confirmée comme une ouverture au monde.


 



1. Mugo Gatheru, Child of Two Worlds, Londres, HEB, 1957.

[1]. Oginga Odinda, Not Yet Uhruru, An Autobiography, Londres, 1967.

[2]. Hugh Lewin, Bandiet, Seven Years in a South African prison, Barnie Jenkins, 1974.

Dennis Brutus, Letters to Martha, Londres HEB, 1968.

D.M. Zwelonke, Robben Island, Londres, HEB, 1973.

[3]. "And I stand thus equipped : Outside - a shower (without the shower); a latrine, a hole through a concrete base, squatting. Inside-Sleeping Cell; a water-bucket with lid; an aluminium and bowl; an iron bed; a mattres of unyielding matter; a blanket, a browned but clean-washed sheet, a hard undigested lump that is the pillow; a box latrine with pail for night use; four raffia stalks on the bed corners propping up the filthiest mosquito net concievable, a dust-trap unused and unshaken for, I soon discover, reasons of its obvious futility in barring entrance to any creature smaller than a crow." (MD, 128)

[4]. "Now ! I want you all to pay attention. Yes, I am going. To talk seriously to you. That, you must listen and make sure. That, it does not go in at one ear and come out ! At other ear. Yes you think that you have come here to make trouble. For me ! I am telling you now. That, I will. Also make trouble for you." (DM, 102)

[5]. "He say, if you talk to this man at all, make'e no surprise you if you find yourself inside deten­tion. Na clever man, na big man, but na dangerous man. 'E say you make trouble for Akintola, you make trouble for Sardauna and now you wan'make trouble for Gowon. He wern we, 'e say, make you just do your job and lef' the man. But after some time, 'e go siddon dey talk, some­times during break.'E say, hngh, dis man wey dey for solitary, I no sabbe de man. Small, small, small, small, 'e begin talk as if 'e done begin like you." (DM, 237)

[6]. "Cardinal Mindszenty (who chose his own in prison); a bullet crippled figure in a wheel­chair, Dr Arias, fleeing the Dominican dictator; John Wilkes moving just withing and out of par­liamentary immunity, even the Apostole Paul, with the repetitive aid of the 'miraculous'...With St Paul I am brought to sudden halt. An effort at self-Mockery creates a hurtful grimace, yet it und­winds a little the self-strangulating Knot that has formed withing my guts. Ah, yes, you fianced yourself quite an Epistolian didn't you ? Epistle of St You-know-whom from Kiri-kiri to the Ibada­nians... be of good cheer, the Lord is with you, but beware of those wolves in sheep's clothing who roam among you, rooting up the corpses of yester-year..." (DM, 92)

[7]. J.M. Kariuki, Mau Mau Detainee.