Hafid GAFAITI
Oran
ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE
DANS L' OEUVRE D' ASSIA DJEBAR :
L' amour, la fantasia
L' autobiographie
en tant que modalité fondée sur l' intériorité et la réflexivité du sujet
à lui-même part d' une interrogation : "Qui suis-je ?"
Cette procédure a pour aboutissement immédiat la décision d' écrire. La
relation intrinsèque entre le questionnement et l' activité scripturaire
fonde l' autobiographie comme projet dont le but est de donner une réponse
à la question fondatrice du sujet. Cependant, le projet qui a pour fonction de
réaliser l' unité du "je" commence par instituer une distance
qu' illustre la séparation entre le soi comme objet de connaissance et le
soi comme sujet connaissant.
A partir de ce procès se
pose, corrélativement, la question de l' Autre. Ainsi, le projet autobiographique
porte en son coeur cette altérité dont le rêve de l' autobiographe aurait
été de faire l' économie. Tout le problème de cette entreprise consistera
alors dans la confrontation conflictuelle du langage, qui s' incarne dans
la relation duelle écriture-lecture.
Cette problématique est au
centre de l' oeuvre d' Assia Djebar. En effet, texte à plusieurs
voix, L' amour, la fantasia dit
l' impossibilité de se dire dans le langage de l' Autre, celui-ci
étant l' homme pour la femme et l' étranger pour l' autochtone.
Cette impossibilité se double de l' impuissance à se reconnaître dans une
langue pourtant choisie pour se dire : contradiction fondamentale puisque,
Algérienne, Assia Djebar vit la langue française sur le mode, simultanément,
de la libération (vis-à-vis de son contexte socio-culturel) et de
l' aliénation (dans la mesure où, voulant s' adresser d' abord
aux femmes, elle choisit l' écriture dans un pays où la tradition
culturelle et le mode de communication féminin relèvent essentiellement de
l' oralité). Ce cadre étant consciemment délimité par le texte,
l' écriture s' articule dans la tentative de réaliser une réappropriation
de soi par une remontée dans la mémoire, une relecture de l' Histoire et
une incursion dans le monde des femmes que l' écrivain, se faisant leur
écho, tente d' exprimer dans une société faite avant tout pour les hommes
et ceci grâce à une langue qualifiée dès l' abord
d' "entremetteuse".
Dans ce travail, il ne
s' agira pas d' établir dans quelle mesure l' oeuvre de Djebar
est ou n' est pas autobiographique. La réponse à une telle question qui
consisterait en une classification théorique ou critique du genre n' est
pas véritablement pertinente dans le sens où elle évacue celle, fondamentale
et autrement plus productive, de l' écriture.
En effet, il importe peu de
procéder à un relevé des instances biographiques en vue de chercher la correspondance
entre le vécu de l' écrivain et son oeuvre écrite. D' un côté, une
telle démarche s' épuiserait dans une investigation que la profusion de
la vie dépasse. D' un autre côté, une telle procédure manque
l' essentiel, car quand bien même on se livrerait à une opération de
"vérification", comment justifierait-on la place donnée à telle
élément biographique plutôt qu' à tel autre par l' activité
éminemment sélective qu' est l' écriture ?[1] Sur un autre plan,
l' élément autobiographique n' apparaît jamais isolé en soi ; il
est inscrit dans le champ général du texte qu' il investit en même temps
qu' il est investi par lui. A partir de ce moment, ce dont il s' agit
avant tout c' est d' explorer le mode de fonctionnement des instances
autobiographiques dans le texte, car une fois inscrites en lui elles en suivent
le déploiement et les lois.
A la lumière de ce qui
précède, je m' attacherai dans un premier temps à analyser la manière dont
L' amour, la fantasia inscrit le
projet autobiographique dans un espace et selon des modalités qui établissent
l' émergence du "je" par l' identité de la quête
personnelle et de l' inscription historique de cette quête. Dans un
deuxième temps, je tenterai d' étudier l' articulation
écriture-lecture par laquelle Assia Djebar affirme son rapport spécifique à
l' autobiographie et réalise une oeuvre qui souligne la primauté de
l' écriture.
L' Histoire
comme texte.
La production de Djebar est
éclairée par le principe que l' histoire du sujet est un texte inscrit
dans le champ général de l' Histoire. Elle appartient à un champ de savoir
qui réfute la primauté de la conscience et de la psychologie du moi pour
affirmer la souveraineté du langage en tant qu' instance du sujet.
Dans cette perspective
s' éclaire une écriture qui tend systématiquement à battre en brèche
l' autorité du "je" comme illusion fondamentale du projet autobiographique
dominé par la transcendance. C' est ainsi que s' expliquent la pluralité
des instances narratives dans le récit, la fonction essentielle de
l' intertextualité par le procès de la lecture et l' importance
essentielle des récits oraux recueillis pour compléter la démarche
autobiographique.
Dès le départ, le texte de
Djebar pose l' inscription de l' individu dans son appartenance
sociale et historique. Dans cette mesure la quête identitaire ne peut se
concevoir qu' à travers sa situation dans le contexte socio-culturel d' une
part, et d' autre part, dans le cadre de l' Histoire globale. Le
"je" s' écrit du point de vue d' une femme à la recherche
d' elle-même dans une société où l' affirmation de soi est faite en
rapport avec le sort des autres femmes. Ainsi, la narratrice ne conçoit sa
démarche que par rapport à la situation des femmes de sa tribu et des
Algériennes de manière générale. Le roman est construit autour de
l' émergence d' une femme dans un monde traditionnel et patriarcal
fondé sur la domination d' un sexe sur l' autre. Dans cette mesure,
le "je" est porteur d' une expression et d' un message qui
ne sont pas seulement personnels mais collectifs. En effet, il n' est pas
ici question de l' autobiographie d' un individu particulier qui
serait Assia Djebar, écrivain algérien connue, revenant sur son passé pour
intégrer son présent, mais du destin d' une "fillette arabe" à
l' image des autres. Cette perspective est systématiquement développée
tout au long du texte et renforcée par les instances de la narration qui,
progressivement, procèdent à l' effacement du "je" pour finalement
privilégier les "voix" anonymes des femmes qui ont fait
l' Algérie.
"Je"
est un autre.
L' axe de la quête
mise en oeuvre dans L' amour, la
fantasia est celui d' une série de confrontations - femme-homme,
tradition-modernité, identité-différence - fondant le projet autobiographique.
A l' évidence, cette quête part d' une remontée de la mémoire et
d' un questionnement du passé. Le cheminement de l' interrogation
s' ouvre sur la nécessité de rétablir la filiation avec les ancêtres. La
recherche autobiographique ne sera pas celle du passé personnel centré sur
l' enfance et la vie familiale, mais celle d' un itinéraire
individuel ancré dans la réalité communautaire. Le "je" se compare
aux autres femmes de la tribu et cette comparaison prendra des formes diverses,
soit dans le sens de l' identité avec les autres jeunes femmes de la
communauté, soit dans le sens de la différence et parfois de
l' opposition vis-à-vis des aïeules : "Frêles fantômes, elles s' inclinaient à plusieurs reprises,
de haut en bas, en cadence... Ma mère fait quelquefois partie du groupe des
dévotes qui se prosternent, effleurent de leurs lèvres le carrelage froid.
Nous, les fillettes, nous fuyons sous les néfliers. Oublier le soliloque de
l' aïeule, les chuchotements de ferveur des autres". Deux modes
de vie, deux visions et deux types d' aspirations se côtoient et
s' affrontent. A partir de cette modalité, la démarche consiste en une
introspection et un voyage dans le souvenir enchevêtrés à la tentative de
compréhension de la condition des autres, des femmes en particulier. Le texte
porte entier en lui le détour par l' Autre pour arriver à soi.
Ecriture-lecture.
Cette articulation de la
relation individu-autres membres de la communauté est doublé d' une
articulation qui engage la relation établie avec ce grand Autre qu' est
l' étranger. Dans cette perspective, le recours à l' Histoire est
déterminant. Le roman de Djebar obéit à une structure en miroir qui,
d' un chapitre à l' autre, déploie systématiquement un jeu de
correspondances dans le sens de la comparaison et de la continuité de
l' argument, entre l' autobiographie de l' écrivain et
l' histoire de la colonisation de l' Algérie par la France. Ainsi, la
description minutieuse, strictement historique, sur la base d' archives
et de documents scientifiques, répond systématiquement à l' interrogation
de la mémoire personnelle et du passé familial. Djebar décrit la confrontation
des Algériens et des Français depuis la conquête de 1830 jusqu' à
l' Indépendance de l' Algérie, analyse ses aspects contradictoires et
donne sa propre vision de cette période considérée comme décisive dans la
formation de son individualité. Ainsi, la recherche historique est complétée par
une vision personnelle basée sur une perception subjective qui a pour but de
renouveler et d' enrichir l' entreprise autobiographique. Cette
démarche inscrit le texte dans un champ où l' intertextualité est
fondamentale et où apparaît la fonction déterminante de la lecture. Le récit
ne se fait pas énonciation autoritaire d' un certain nombre de faits ou de
vérités sur soi ayant pour fonction de produire un discours établissant la
continuité et le sens de l' existence d' un individu particulier. La
confrontation avec les écrits des autres n' est pas simplement une
activité d' historienne portée par la curiosité ou la science.
Le travail intertextuel
suit une double signification. D' un côté, il consiste en une nouvelle
filiation avec les autres femmes et une identification personnelle dans le
rapport à l' Autre qu' est l' étranger. Ainsi, le texte aboutit
à la mise en exergue de la réaction des femmes face à l' envahisseur
français avec pour conséquence une nouvelle conscience des valeurs humaines et
civilisationnelles spécifiques aux algériens. En effet, Djebar se réapproprie
son histoire et, avec les autres femmes algériennes, peut dès lors affirmer que
l' on ne réussira pas à occulter la réalité de sa patrie. En renouant avec
son pays, elle renaît à elle-même et élargit le sens de son projet initial.
D' un autre côté, elle met en lumière la relation intrinsèque entre
l' écriture et la violence et définit l' exercice autobiographique
comme un acte et comme lieu d' une lutte multidimensionnelle engageant
l' être dans sa totalité.
"Ecrire",
dit-elle.
Le roman de Djebar porte
entier en soi le problème du rapport de la femme et de l' écriture. Si
l' écrivain - homme est confronté avec ce qu' il a à dire,
l' écrivain - femme fait face, en plus de cela, à la transgression
fondamentale qu' est le seul fait d' écrire, de prendre la parole. Pour
elle, écrire, c' est le faire contre quelque chose, contre les autres,
contre l' homme en particulier. La femme est coupable du seul fait de
s' exprimer : cette double réalité articule la difficulté
essentielle de la narratrice qui a décidé de raconter sa vie : "Dès le premier jour où une fillette
"sort" pour apprendre l' alphabet, les voisines prennent le
regard matois de ceux qui s' apitoient, dix ou quinze ans à l' avance :
sur le père audacieux, sur le frère inconséquent. Le malheur fondra immanquablement
sur eux. Toute vierge savante saura écrire, écrira à coup sûr "la"
lettre. Viendra l' heure pour elle où l' amour qui s' écrit est
plus dangereux que l' amour séquestré"[2]. Comme pour Prométhée, écrire, pour la femme,
c' est voler les mots, les arracher à l' emprise masculine, à la
règle sociale.
Sur un premier plan,
l' écriture apparaît comme une rupture en même temps qu' un
instrument permettant de renouer avec le passé en vue de renouveler la
filiation avec les autres femmes et leur donner voix. La jeune fille entre dans
l' histoire de sa propre vie à partir du moment où, ayant accédé à
l' école et à l' écrit, elle échappe à la vigilance de ses geôliers
et peut efficacement transgresser la Loi pour affirmer son être : "A l' instar d' une héroïne
de roman occidental, le défi juvénile m' a libérée du cercle des
chuchotements que des aïeules invisibles ont tracé autour de moi et en moi...
Puis l' amour s' est transmué dans le tunnel du plaisir, argile
conjugale"[3]. L' écriture est découverte du monde, d' une
vie autre. Elle est aussi une arme de contestation et un refus de
l' autorité aveugle de la tradition. Les jeunes filles cloîtrées écrivent
et en le faisant, elles se détachent de leurs amarres, première étape vers la
libération.
Sur un deuxième plan,
l' écriture se révèle espace de la violence qui accompagne la violence de
l' Histoire. Elle est instrument d' usurpation et de possession de
l' autre, colonisation des signes qui accompagne et suit la conquête et
l' invasion de cette patrie avec laquelle la narratrice se confond : "Car cette conquête ne se vit plus
découverte de l' autre, même pas nouvelle croisade d' un Occident qui
aspirerait à revivre son Histoire comme un opéra. L' invasion est devenue
une entreprise de rapine : l' armée précédant les marchands, suivis
de leurs employés en opération ; leurs machines de liquidation et
d' exécution sont déjà mises en place. Le mot lui-même, ornement pour les officiers
qui le brandissent comme ils porteraient un oeillet à la boutonnière, le mot
deviendra l' arme par excellence. Des cohortes d' interprètes,
géographes, ethnographes, linguistes, botanistes, docteurs divers et
écrivains de profession s' abattront sur la nouvelle proie. Toute une
pyramide d' écrits amoncelés en apophyse superfétatoire occultera la violence
initiale"[4]. Comparant l' écriture des femmes cloîtrées et
celle des militaires français et de leurs accompagnateurs, la narratrice fait ressortir
la différence essentielle de la signification de l' écrit pour les unes et
pour les autres. Elle réalise que la guerre des armes est doublée d' une
guerre des signes. Et c' est cette guerre dont son autobiographie est devenue
le lieu qu' Assia Djebar va porter au présent en convoquant
l' Histoire et son écriture par les Français et en la revisitant à la
lumière de sa propre lecture des événements.
Le texte fonctionne alors
comme une entreprise archéologique faite d' analyses, de comparaisons et
d' interprétations nouvelles du passé collectif mais aussi d' une
démarche qui la pousse à donner la parole aux femmes analphabètes qui ne
peuvent pas écrire et dont elle se fera l' écho. Cette entreprise
multiforme, si elle prend des aspects différents, procède d' un même souci
de compréhension et de dévoilement, d' affirmation de soi dans
l' acte actuel de l' écriture : "Au sortir de cette promiscuité avec les enfumés en haillons de
cendre, Pélissier rédige son rapport qu' il aurait voulu conventionnel.
Mais il ne peut pas, il est devenu à jamais le sinistre, l' émouvant
arpenteur de ces médinas souterraines, l' embaumeur quasi fraternel de
cette tribu définitivement insoumise... Pélissier, l' intercesseur de
cette mort longue, pour mille cinq cent cadavres sous El Kantara, avec leurs
troupeaux bêlant indéfiniment au trépas, me tend son rapport et je reçois ce
palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres"[5]. Dans cette perspective, il n' est pas étonnant
qu' au terme de son récit la narratrice fasse la constatation suivante
exprimant la synthèse du "je" autobiographique et du "je"
historique : "Une constatation
étrange s' impose : je suis née en dix-huit cent quarante-deux,
lorsque le commandant de Saint-Arnaud vient détruire la zaouia des Béni
Ménacer, ma tribu d' origine, et qu' il s' extasie sur les vergers,
sur les oliviers disparus, "les plus beaux de la terre
d' Afrique", précise-t-il dans une lettre à son frère. C' est
aux lueurs de cet incendie que je parvins, un siècle après, à sortir du harem ;
c' est parce qu' il m' éclaire encore que je trouve la force de
parler. Avant d' entendre ma propre voix, je perçois les râles, les
gémissements des emmurés du Dahra, des prisonniers de
Sainte-Marguerite ; ils assurent l' orchestration nécessaire. Ils
m' interpellent, ils me soutiennent pour qu' au signal donné, mon
chant solitaire démarre"[6]
Se
dire dans langue de l' autre.
Si l' écriture est
l' instrument de la rencontre de soi et de l' Autre, de la découverte
de l' ailleurs et de l' exploration d' autres continents,
intérieurs et extérieurs, le fait que la langue utilisée soit étrangère semble
inscrire une négation absolue au centre de cette rencontre et de cette
découverte. La langue française, en effet, est doublement étrangère du fait
qu' elle n' est pas la langue maternelle et qu' elle a été
acquise par l' intermédiaire du père. Ces deux éléments déterminent une
double barrière, celle des mots de l' Autre et celle de la pudeur, de la
séparation qu' elle impose.
De prime abord, la langue
française est vécue et pensée sur le double mode, contradictoire, de la
libération et de l' aliénation, celui de la transgression d' un
espace social - celui que la famille et la communauté réserve à la femme - et
culturel qui, débordant les limites originelles de l' Algérienne en
société traditionnelle, débouche sur un autre espace, une autre culture. La
langue utilisée par l' autobiographe est également séparation vis-à-vis de
soi-même, de ses racines car elle échoue à exprimer la mesure profonde,
sentimentale, émotionnelle et psychologique de l' être algérien. Cette
dimension ressort particulièrement dans le récit quand la narratrice veut
parler son intimité et exprimer ses sentiments amoureux. De nouveau,
l' affrontement historique est superposé à une distance ontologique et
humaine.
La guerre qui a opposé les
Français et les Algériens est continuée par celle qui les oppose sur le plan
relationnel, social et culturel. Ainsi, les femmes qui se déshabillent devant
les étrangers ne se sentent pas "nues" puisque, à l' opposé de
celui de l' homme arabe, le regard du Français n' interpelle pas,
semble presque inexistant. De la même manière, quand la narratrice veut exprimer
la tendresse, le désir ou l' amour, elle ne peut le faire en Français, les
mots étrangers lui semblant manquer de substance et d' affect. Cette
dimension se révèle de manière éloquente dans le récit de la relation entre
Marie-Louise et son fiancé et par l' effet que les attitudes et le
vocabulaire de l' Européenne ont sur la narratrice : "Anodine scène d' enfance :
une aridité de l' expression s' installe et la sensibilité dans sa
période romantique se retrouve aphasique. Malgré le bouillonnement de mes
rêves d' adolescence plus tard, un noeud, à cause de ce Erreur ! Source du renvoi introuvable., résista : la langue française pouvait tout
m' offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses
mots d' amour ne me serait réservé... Un jour ou l' autre, parce que
cet état autistique ferait chape à mes élans de femme, surviendrait à rebours
quelque soudaine explosion"[7].
A partir du moment où il
s' avère impossible de se dire complètement dans la langue de
l' Autre, le projet autobiographique s' oriente vers un retour sur
soi par la place donnée à l' oralité.
De
l' écriture à la voix.
La rencontre des femmes du
pays profond avec lesquelles elle s' identifie détermine la phase ultime
pour se dire. Assia Djebar se fait écoute et écho de ces aïeules, de ces femmes
qui ignorent l' écrit mais en qui elle se reconnaît. Le cheminement se
fait maintenant à rebours car l' écriture étant également corps, la voix
en sera l' expression la plus pure. La dernière partie du livre est consacrée
à ces récits de femmes que l' auteur recueille et transcrit, renouant
ainsi avec la tradition dont elle s' est d' abord éloignée mais
qu' elle retrouve dans l' urgence du cri. Ainsi se réalise la
rencontre de l' entreprise intellectuelle d' une femme portée par la
modernité et de l' aïeule assurant la transmission de l' héritage
culturel par la parole restée vive. L' autobiographie en tant que détour
par l' écriture devient un acte que la voix perpétue dans le présent du
texte.
Du
"je" au "il" ("elle").
Le champ de savoir dans
lequel s' inscrit l' oeuvre d' Assia Djebar, le travail
intertextuel et les stratégies narratives qui l' articulent réalisent le
passage du "je" au "il" au sens où Maurice Blanchot[8] a exploré ce processus. A
partir de la plus profonde et de la plus intime subjectivité, elle se
transforme en cette "impersonnalité" chère à T. S. Eliot par exemple
et, détournant le projet autobiographique, elle se déploie comme création
esthétique où l' écriture est première.
La destitution du
"je" par le "il" a pour conséquence le décentrement du
texte. En effet, l' affectivité originelle se trouve équilibrée par une
esthétique de la distanciation où s' affirment les voix des autres ;
le cri se trouve amorti par le silence d' une instance neutre qui instaure
la réciprocité entre le texte et le lecteur. Détournée par la réserve et
l' aphonie du "il", l' autorité du "je"
s' estompe. Dans ce processus, partant du singulier, le projet
autobiographique s' élargit et se fond dans l' universel.
[1]) "Ainsi, le tenant de
la confession autobiographique est-il conduit à deux attitudes peu commodes. A
la poursuite, en la vie de l'auteur, des événements mythiques que son postulat
suppose, il est contraint, par l'excitation croissante de sa curiosité et le
recul incessant de ses découvertes, aux tourments des inquisitions infinies.
D'autre part, et ceci est plus grave, il lui faut admettre le contraire de la
notion sur laquelle tout son édifice repose : à un fait supposé important
peut correspondre dans le livre, comme ce serait le cas ici, une discrétion
parfaite ; et ailleurs davantage : le silence, le secret. Il doit
alors accepter non moins ce corollaire, l'invention, par laquelle, à une
profusion du texte répond un vide de la vie. Par là se trouve doublement ruinée
l'analogie entre la vie et le texte, où il puisait tant d'assurance
prématurée." Jean Ricardou, Pour une
théorie du nouveau roman, Paris, Le Seuil, coll. "Tel Quel",
1971, p. 201.
[2]) Assia Djebar, L'amour, la fantasia, Paris, J. C.
Lattès/Enal 1985, p. 11.
[3]) Ibid., p. 12.
[4]) Ibid., p. 56.
[5]) Ibid., p. 93.
[6]) Ibid., p. 243.
[7]) Ibid., p. 38.
[8]) "Le "il"
ne prend pas simplement la place occupée traditionnellement par un sujet, il
modifie, fragmentation mobile, ce qu'on entend par place : lieu fixe,
unique ou déterminé par son emplacement. [...] Le "il" narratif
[...] marque ainsi l'intrusion de l'autre - entendu au neutre - dans son
étrangeté irréductible, dans sa perversité retorse. L'autre parle. mais quand
l'autre parle, personne ne parle, car l'autre [...] n'est plutôt ni l'un ni
l'autre. [...] La voix narrative tient de là son aphonie." Maurice
Blanchot, L'Entretien infini, Paris,
Gallimard, 1969, pp. 563-565.