Etienne  GALLE

Rennes

Isara,

roman  patrobiographique

Isara, périple autour d' Essay[1], est une oeuvre qui ne prolonge pas Aké, les années d' enfance, mais qui l' élargit, l' approfondit. Soyinka y recons­titue les conditions de vie, les soucis et les aspirations de son père Essay, alias So­ditan, alias Aki­nyode ou Yode, vers la fin des années trente. Mais son père y est indissociable d' un certain nombre de compagnons, d' amis et d' intimes, à commencer par sa femme. Isara est l' élargissement de l' autobiographie par la bio­graphie de son père et de ses pères, étant entendu que même son autobiogra­phie est plurielle et s' intéresse autant à ses proches qu' à lui-même.

Pour que nous puissions mieux goûter son livre, Soyinka nous fournit une sorte d' avertissement succinct où il s' explique sur ce qui l' a amené à écrire et sur la méthode qu' il a utilisée. On peut aisément conjecturer qu' il ne dit pas tout de ce qui consciemment ou inconsciemment l' a poussé et mené, mais il est précieux de l' écouter et de réfléchir à ses propos. Faisant le lien avec Aké, qu' il qualifie de "biographie de l' enfance" (p. vii), il nous dit que cette pre­mière expérience de souvenir et de reconstruction du passé de ses proches n' avait fait qu' attiser da­vantage sa curiosité. Il était hanté par des "fragments" qui le pressaient de re­créer la vie dont ils constituaient les vestiges. La mort de son père, Essay, qui l' avait surpris pendant son exil, avait été ressentie comme un appel à rendre hommage. Isara est une sorte de monument élevé à sa mé­moire, et c' est aussi un mémorial cherchant à préserver de l' oubli une expé­rience décisive, celle d' une société en situation de transition, pour employer un terme cher à Soyinka.

Sa préoccupation est communautaire. Il désire faire revivre un certain passé qui le touche directement en la personne de son père, et qui concerne sa société actuelle. Il a écrit, dit-il, par "nécessité de reconnaître sous une forme ou sous une autre, et si faiblement que ce soit, leur paternité (celle de son père et de ses compagnons) dans la formation des esprits nigérians d' aujourd' hui" (p. viii). On peut, dans une certaine mesure, rattacher cette ten­tative à sa han­tise de l' auto-compréhension qui est le moteur de la recherche dont il nous a en partie livré le résultat dans Mythe, littérature et monde africain[2]. Il s' agit, ici et là, de re­trouver soi-même ses racines, la source des valeurs et des croyances dont on vit, qu' elles soient celles de l' Afrique précoloniale ou celle de l' Europe et du christianisme qui les ont modifiées. Mais Isara n' est pas un recueil d' essais ; sa forme n' est pas celle de l' analyse critique, c' est celle de la nar­ration où les ju­gements sont le plus souvent obliques, voire ambigus, liés au choix des évé­nements rapportés, grossis ou simplement notés, déformés, re­touchés ou même imaginés, où la liberté artistique permet de moduler le ton à l' infini.

Isara, comme Aké d' ailleurs, est un exercice d' auto-exploration. Soyinka se penche sur des éléments de ce qui a déterminé son existence et celle de sa communauté, éléments qui sont des souvenirs transmis par des proches, mais surtout des documents écrits retrouvés dans une vieille malle. Ces "fragments" apparaissent chargés d' une puissance de suggestion qui in­vite à la  réintégra­tion de la vie dont ils sont les témoins.

Isara est écrit à partir de documents écrits, ce qui le place nette­ment à part, et comme au deuxième degré d' éloignement de la littérature orale. C' est un écrit fondé sur un écrit, alors que la quasi-totalité de la littérature écrite afri­caine est fondée sur la mémoire orale ou sur l' expérience directe. Soyinka le souligne en déclarant ses sources : elles sont sorties d' un coffret de lettres et autres docu­ments qu' il a utilisés en les insérant partiellement dans son texte. L' écrit est ici le principal support de la mémoire du narrateur, et c' est aussi le fondement réel sur lequel il construit sa fiction tendant à recréer les person­nages et leur époque. L' écrit apparaît ainsi comme le révélateur d' une muta­tion civilisation­nelle, la description psychologique du passage de l' oral à l' écrit par le truche­ment de la lettre.

La scène qui décrit Mariam, mère d' Essay, dictant sa lettre à l' écrivain du vil­lage, est significative à cet égard. C' est un acte qui ne va pas sans prépa­ration. Il ne s' agit pas d' envoyer un message à un absent. L' oralité exige la présence de l' interlocuteur. Mariam ne commence à dicter qu' après avoir évo­qué la pré­sence du destinataire : "Mariam essaya de mettre de l' ordre dans ses pensées, fixant les yeux sur la plume et le papier sans les voir. Son esprit, par habitude, précédait la lettre à son lieu de destination... Elle ne pou­vait commen­cer à parler à son fils que lorsqu' elle l' avait fait apparaître en sa présence im­médiate, à portée de vue et d' ouïe" (p. 77). Mais la lettre entre dans les moeurs de l' époque sous une autre dimension, que l' on pourrait qua­lifier de culturelle ou d' artistique, prenant le relais de l' art tradi­tionnel du ra­conteur en l' épiçant des ingrédients de la langue du colonisateur et de ce qu' elle véhicule de va­leurs et de tendances, en utilisant ses ressources au pro­fit de l' art littéraire yo­ruba.

Sipe, alias Efuape, immobilisé dans la brousse par une panne de ca­mion, réagit par habitude en composant mentalement une lettre destinée à son ami Yode. Il en cisèle l' introduction, espérant qu' à ce plaisir de l' écriture cor­respondra le dé­lice de la lecture chez son ami : "Le maître, renversé par cette salve prélimi­naire, poserait d' abord la lettre, se préparerait un jus de gin­gembre ou de citron, puis se calerait dans son fauteuil pour goûter le reste du récit". (p. 56). De l' oratoire, dans lequel il se montre suprêmement habile, Sipe passe sans diffi­culté à l' art épistolaire, tout comme ses compagnons. Le pas­sage de l' oral à l' écrit est d' ailleurs l' un des signes unificateurs qui font d' Isara un chef-d' oeuvre de composition. Akinyode correspond avec un Améri­cain ; c' est avec lui que l' échange de lettres trouve tout son sens par son inté­rêt transcultu­rel, ouvrant l' Afrique à d' autres horizons dans une perspective d' égalité cor­diale mutuellement profitable, non dans l' atmosphère douteuse et exploiteuse de la colonisation. Soyinka fait arriver cet Américain à Isara le jour solennel de l' élection du chef, qui est aussi le final de l' oeuvre.

Tout ce qui dans le livre fait question, c' est-à-dire la dynamique de l' Afrique se frayant un chemin vers la réussite à partir d' éléments anciens et nouveaux sou­vent difficilement conciliables, se résume en un nom tiré de la cor­respondance avec Cudeback, l' Américain : Ashtabula, le premier et le dernier mot d' Isara, pé­riple autour d' Essay, le nom d' une petite ville de l' Etat d' Ohio située sur les bords du lac Erié. Si le bourg d' Isara est le centre géographique du livre, Ashtabula en est le foyer mythique. Isara est au coeur du pays Yoruba, de la province Ijebu, mais Soyinka accomplit son périple à Ashtabula, dans la pen­sée presque obsé­dante de ce nom qui devient pour lui l' incarnation de l' aventure dans la quête de la réussite.

Ayant retrouvé au fond d' une malle "une poignée de lettres, de vieux journaux annotés, de carnets de notes..." (p. vii), Soyinka les a utilisés pour imaginer ce qu' avaient été les préoccupations, "les pensées et les senti­ments" (p. viii) de son père et de son groupe d' amis originaires d' Isara. La ré­daction de ce récit de vie lui a naturellement posé nombre de problèmes. L' un des plus importants était celui de l' unité, tant de la forme que du fond, qui don­nerait à l' oeuvre son intérêt historique mais aussi sa valeur artistique. Soyinka a réalisé cette unité autour d' un vocable réel mais mythifié, symbolisant l' idée on­doyante de la réussite et de l' épanouissement.

Ce qui, en effet, sous-tend les discussions d' Essay et de ses amis du Cercle, de l' aventureux Sipé en particulier, c' est de réussir dans la vie. Le mot "succès" apparaît dès la première page, "le succès et sa manifestation sur le sol natal, de préférence sous la forme d' une maison modeste mais Erreur ! Source du renvoi introuvable." (p. 1). Suc­cès personnel et communautaire. Construire une maison dans le bourg natal, c' est l' honorer et c' est lui rendre ce qu' il vous a donné ; c' est le "retour à l' envoyeur" (p. 1). La réussite d' un membre du village de­vient, émi­nemment dans Isara, la gloire du village. On retrouvera la notion de "retour à l' envoyeur" tout à la fin, lors de l' élection solennelle de l' Odemo, le chef tradi­tionnel. C' est la question qu' Essay-Akinyode se pose en voyant son cousin Saaki - Akinsanya en­trer triomphalement : "Allait-il réellement effectuer le "retour à l' envoyeur ?" (p. 233). En l' occurrence, cela signifie utiliser l' intelligence, l' imagination, la volonté reçues de ses ancêtres pour résoudre les problèmes aigus du sous-dévelop­pement du village. L' envoyeur, en ses "demandes muettes" (p. 234), attendant de l' envoyé "l' accomplissement de ses espoirs et de ses prières, des rêves et des aspira­tions qu' il nourrit" (p. 1).

Ce désir de mieux vivre est le moteur de l' aventure d' Isara et de ses fils, telle que Soyinka la fait revivre. Et Ashtabula en est le symbole. Chez Akinyode il nourrit le mythe de la Toison d' or qu' il reprend plusieurs fois à son compte (pp. 3, 150), le périple dont on revient chargé de richesses. Le premier voyage d' Akinyode est celui du séminaire d' Ilesa où il ira chercher, comme les autres ex-Ilés, le savoir des blancs. Plus tard il rêve de l' Angleterre d' où il ren­trerait muni d' un diplôme, une licence en lettres, en droit ou en théologie (p. 34). Il est en effet insatisfait de sa condition : à trente-deux ans, directeur d' une école de mission anglicane, il est certes un personnage dans son village où on l' honore du titre de Maître (Tisa, c' est-à-dire Teacher), mais il se de­mande si son mo­deste salaire lui permettra de faire face aux dépenses de sa famille (p. 27). Il n' aura jamais les moyens de s' acheter une voiture, par exemple, comme son correspondant d' au-delà des mers qui sillonne les pro­vinces du Canada et les Etats du nord de son pays. L' image de ce Cudeback, et plus encore le nom de sa ville, deviennent pour l' Essay que fait revivre son fils Wole Soyinka le sym­bole du succès. Peut-être la sonorité étrange, si peu occi­dentale, du mot favo­rise-t-elle cette symbolisation. "Ashtabula... Quels esprits avaient présidé la cé­rémonie du nom d' un tel lieu ? Un village n' était pas diffé­rent d' un enfant, on reconnaissait son essence à son nom. C' était là le pro­blème : il n' y avait vrai­ment rien d' européen dans ce nom d' Ashtabula" (p. 4). Il se dégage de ce vo­cable une aura indéfinissable qui imprègne Cudeback et ses aventures : "un parfum involontaire, rien de plus sans doute que l' essence ashtabuléenne de cet homme" qui, partout où il va, semble "emporter Ashtabula dans son sac à dos" (p. 5). Essay-Akinyode finit par attribuer ce mystère attirant à l' origine in­dienne du terme : "Les Indiens étaient les véritables propriétaires du continent américain et cela expliquait tout, même le nom d' Ashtabula. Rien d' étonnant, leurs esprits continuaient de vagabonder librement sur le continent : Ashtabula était partout" (p. 5). Ashtabula est présent dans l' imagination d' Essay et de ses amis à chaque fois qu' ils pensent à la réalisation de leurs rêves. On le com­prend mieux lorsqu' on apprend vers la fin du livre qu' étant allé consulter le voyant d' Odogbolu pour lui poser la question : "Réussirai-je dans la vie ?", Es­say entend le médium répondre : "Trouve Asàbúlà" (p. 221) ; le soir même il re­cevait la première lettre d' Ashtabula, dont il n' avait jamais entendu parler. Fait troublant, bien propre à nourrir l' imaginaire. Lorsque Node lance le premier ca­mion du village en sacrifiant un bélier, Aki­nyode interpelle la bête qui le dérange par ses bêlements en lui di­sant : "Demain à l' aube, Node va monter sur ton dos et partir pour Ashtabula !" (p. 4). Lorsque Wemuja, valet de ferme plein d' ambition, devient le chauffeur de ce premier camion, son bonheur éclate si visiblement qu' Akinyode ne peut s' empêcher de se demander s' il n' a pas fi­nalement atteint son rêve : "Tandis que Wemuja garait le camion sur la petite terrasse qui dominait la concession de Node et sautait de la cabine, Akinyode regarda son visage rayonnant de sa­tisfaction avec une pointe d' envie. Avait-il atteint son Ashtabula ?" (p. 27). L' imagination fantastique s' empare de lui tan­dis qu' il continue de l' observer : "On eût dit qu' il n' avait qu' à bondir sur le dos de la lourde grume, la serrer entre ses jambes arquées, et il emmènerait tout le camion sans avoir besoin du mo­teur, vrai cow-boy sur un cheval de bois galo­pant jusqu' à Ashtabula !" (p. 27). Lorsque, parmi ses projets fous de faire for­tune, il pense à la possibilité offerte par le développement de l' exploitation fo­restière, cette image, à la fa­veur de la rêverie, revient, plus fabuleuse encore : "Il se vit pendant quelques instants chevaucher comme Wemuja le dos d' une grume géante, interminable, qui commençait dans sa concession d' Isara, s' abattait dans le delta, puis bon­dissait de l' autre côté de l' Atlantique où elle surprenait Cudeback plongé dans la contemplation des chutes Refluantes" (pp. 42s).

Soyinka manipule son mythe avec adresse et subtilité. L' exagération comique que nous venons de lui voir donner montre qu' il ne s' agit pas d' une mythologie sacrée qui vous dominerait, mais d' un imaginaire humoristique dont on peut uti­liser librement la puissance motrice, et qui devient pour les intimes une plai­santerie récurrente. On reconnaît là Soyinka créateur et destructeur de mythes, iconoclaste autant que peintre d' icônes, pour qui les dieux et autres forces de l' inconscient sont au service de l' homme. Le mythe d' Ashtabula rappelle un peu la Vidance de Sagoe dans Les interprètes où la scatologie de l' évacuation équilibre la mystique du Vide. Ashtabula, c' est la réussite à la­quelle il ne faut pas trop raisonnablement croire, mais à laquelle il est sain de rêver parce que ce rêve est moteur. Qu' est-ce que la réussite, l' épanouissement ?, s' interroge d' ailleurs Akinyode philosophe. On ne sait trop ce que l' on poursuit tant qu' on ne l' a pas rencontré. L' oracle du sanctuaire d' Odogbolu formule sa réponse selon la tradition sibyl­line, "déclaration énigma­tique qui défie toute compréhen­sion" (p. 236). Son asàbúlà est-il identifiable à Ashtabula ? "Peut-être les esprits s' amusent-ils à jouer avec les humains, sur­tout avec ceux qui les assaillent de questions stu­pides" (P. 236).

Le mythe est indissociable de l' humour chez Soyinka qui pratique systémati­quement la dédramatisation de l' existence. Nous retrouverons plus loin le rire mêlé au tragique dans une pensée où le "totalisme organique n' est jamais absent", où "l' élan holistique de l' Africain"[3] permet de rapprocher les aspects les plus contradictoires de la réalité.

Ashtabula touche au désir le plus fondamental des personnages que Soyinka recrée dans Isara, mais Soyinka sait lui donner ici et là une note de superficia­lité désinvolte. Lorsque Akinyode évoque les dangers qu' affrontent les Nigérians se rendant en Angleterre "en quête de la Toison d' or" pendant la guerre, il lance, "le visage assombri et solennel : Soudain Ashtabula est rempli de périls" (p. 150). Le ton du narrateur est souriant, et la solennité signalée est immédia­tement corrigée par l' utilisation du vocable mythique. Cet art du pince-sans-rire apparaît dans d' autres passages : dans le chant de la vendeuse du délicieux ebiripo (spécialité d' Isara) noyé par la chanson agressive des parti­sans de la faction politique rivale dont le ton est pourtant bon enfant. Mrs Esan, dans son discours passionné déclarant que la guerre va libérer les Africains, commence par réjouir l' assemblée en comparant l' institution du ma­riage à l' union de la navette et du métier. Et le tailleur Famade ne rentre pas à Isara célébrer la nouvelle année, "non, pas cette année, merci. Il faisait des af­faires d' or (en confectionnant des uniformes pour l' armée) et il ne serait pas un digne fils d' Isara s' il perdait cette chance... La guerre pouvait très bien finir dans une semaine, et alors il se mordrait les doigts" (p. 151). Ce ton mêlé voltige de page en page d' Isara. Il en incarne en bonne partie l' esprit, et le pseudo-mythe d' Ashtabula en est le type. On ne s' étonne pas de le voir resurgir sur les lèvres d' Akinyode lorsqu' il aperçoit la photo d' un groupe de Nigérians dans le décor exotique et froid de Londres, avec sur le visage, un sourire décidé : "l' estrade d' Ashtabula" (p. 174). Et Sipe déclare à Mrs Santero interdite que le splendide étalon blanc qu' il lui prend pour éponger la dette de son fils, "un roi le montera pour entrer dans Ashtabula" (p. 185).

Ashtabula est tout naturellement le titre du dernier chapitre d' Isara. Soyinka a choisi l' élection de l' Odemo comme finale et apothéose de son pé­riple. Il y pra­tique l' accélération du rythme, y décrit les discussions vé­hémentes sur les su­jets les plus brûlants du livre, y fait alterner le burlesque et le tragique dans l' aventure de l' inspecteur d' hygiène ; et l' élection est finale­ment l' occasion de rassembler tous les héros du livre : les ex-Ilés (Akinyode, Sipe, Sotikare, Ogunba, Opeilu), mais aussi la mère d' Akinyode (Mariam), sa grand-mère (la fantasque Iya Agba) qui choisit ce jour-là pour rejoindre ses an­cêtres, Wemuja, son père Josiah et son fidèle ami Jagun, Mrs Esan, promotrice de l' étoffe tradi­tionnelle modernisée, Node l' impotent dont on avait vu le camion lancé avec suc­cès au premier chapitre, et bien sûr Wade Cudeback, l' Américain qu' un hasard improbable fait arriver ce jour-là à Isara. Etonné de ses propres paroles, Aki­nyode l' accueille avec ces mots inévitables : "Soyez le bienvenu à Ashtabula". (p. 237). Le lecteur est sans doute interloqué, invité à percer cette énigme. Aki­nyode est si imprégné de son mythe que l' événement qu' il est en train de vivre lui apparaît comme la réalisation de la réussite ; quelques instants plus tôt, il venait de "reconnaître que, comme par accident, il avait trouvé le secret de l' épanouissement" (p. 236). Arriver à Isara, c' est donc arriver à Ashtabula. Mais on peut aussi comprendre que Cudeback, que nous avons vu transporter Ash­tabula avec lui, l' a amené à Isara, et que ce qu' il cherche à découvrir partout, lui qui incarne l' esprit d' aventure, il le trouve là où il va. Leçon également qu' Akinyode se donne à lui-même indirectement : son Ashtabula est dans son bourg natal ; point n' est besoin d' aller plus loin pour le chercher. En tout cas, s' il est ailleurs, il est surtout ici. En élargissant l' image et la théorisant, on dirait que l' avenir de l' Afrique est aux mains des Africains, mais avec l' apport bienvenu des autres civilisations.

Isara est livre soigneusement composé. Si Soyinka nous confie que son voyage n' a pas suivi l' itinéraire qu' il avait d' abord prévu, c' est pour inciter à l' indulgence, au nom de la justesse et de la beauté romanesque de son ou­vrage, ses pères témoins des faits qui pourraient juger le récit outrageu­sement déformé. La contexture et le style ont plié les événements aux néces­sité de l' art dans l' esprit qui animait l' auteur. La lecture de l' ouvrage en continu sous la motion de la curiosité qui emporte le lecteur passionné laisse l' impression d' un ensemble unifié, d' une oeuvre harmo­nieuse en ses propor­tions, en son déroulement et en son achèvement. Une re­lecture attentive fait apercevoir un jeu d' appels et de réponses entre les cha­pitres ,et, des premières aux der­nières pages, une unité d' intérêt symbolique qui contribuent à la jouis­sance et à la réflexion.


 

 

 

 



[1]) Isara, A Voyage Around Essay, Fountain Publications. Ibadan, Nigeria, 1989.

[2]) Myth, literature and the African World, Cambridge Uni­versity Press, London, 1976.

[3]) Wole Soyinka, Art, Dialogue and Outrage. Essays on literature and culture, New Horn Press, Ibadan, 1988, p. 78.