Anta DIOUF
KEITA
Ecole Normale Supérieure,
DAKAR
L'écriture autobiographique
dans le roman féminin
sénégalais
INTRODUCTION
:
La littérature sénégalaise de langue française remonte
déjà à trois quarts de siècle. La première tentative autobiographique date de
1926 avec la roman de Bakary Dialo : Force
Bonté[1], dans lequel l'auteur
raconte son expérience de tirailleur sénégalais, pendant la première guerre
mondiale. La création romanesque de l'époque coloniale est le fait surtout des
hommes. En général, ils ne se racontent pas, mais l'histoire des personnages de
leurs romans n'en est pas moins exemplaire. Quelques femmes ont écrit des
poèmes. Mais il faudra attendre la période des indépendances, pour assister à
l'émergence du roman féminin. A partir de 1975, les romancières sénégalaises
investissent l'espace littéraire, en écrivant pour la plupart, des récits
autobiographiques. Pourquoi ? Nous tenterons de trouver des réponses en
examinant quelques romans représentatifs de la problématique générale des
écrits de femmes, dans la période.
ECRITURE ET CONTEXTE :
La société sénégalaise dite traditionnelle était
hiérarchisée. La plupart des groupes sociaux qui la composaient (à de rares
exceptions près) formaient des royautés distinctes. Les nobles règnaient sur
une masse d'hommes libres (paysans en général), d'homme castés (forgerons,
bijoutiers, tisserands, griotsè), et d'esclaves (captifs de guerre). Islamisée
progressivement à partir du XIe siècle, la société sénégalaise, a
ensuite vécu sous le joug colonial au 19e siècle et dans la première
moitié du 20e siècle.
Si l'islam a introduit de nouvelles hiérarchies fondées
sur le savoir coranique, la colonisation en a créé d'autres, grâce à l'école
française devenue le symbole d'une certaine promotion sociale. Dans ces
différents systèmes, la femme sénégalaise n'a pas toujours profité d'un statut
qui lui soit favorable. Souvent reléguée au foyer, elle a même perdu certaines
prérogatives qu'elle avait dans la société traditionnelle où le matrilignage
lui permettait d'occuper certaines fonctions dirigeantes dans les institutions
politiques d'alors[2].
Evoquant le statut actuel de la femme sénégalaise, Pierre
Fougeyrollas écrit : "... La modernisation, surtout si elle
s'accompagne d'une migration familiale de la campagne vers la ville, a
entraîné une aggravation, voire une dégradation de la condition féminine.
L'africaine traditionnelle, en effet, assumait ses fonctions de cultivatrice,
d'épouse et de mère dans une relation d'équilibre avec son conjoint.
L'africaine d'aujourd'hui, même quand elle réside en ville, est très souvent
exclue de la scolarisation et de la vie professionnelle. Elle est entrée dans
une vie sociale dominée par le travail et l'argent, alors que le plus souvent
elle n'accomplit aucun travail extra-familial et ne gagne pas d'argent. On comprendra que les sénégalaises
éprouvent actuellement divers sentiments de frustration qui les portent tantôt
à regretter le passé de la vie traditionnelle perdue, tantôt à revendiquer
leur entrée dans la vie professionnelle moderne ainsi qu'un changement complet
de leur sort...". (souligné par nous)[3]. S'il y a lieu de nuancer
l'analyse un peu idyllique du statut de l'africaine dans la société dite
"traditionnelle", celle qui porte sur l'africaine dans la société
"moderne", recouvre certaines réalités. Une évolution du statut de
la sénégalaise existe indéniablement : les portes de l'instruction lui
sont ouvertes, de même que celles du travail salarié. Cependant, ces changement
n'affectent qu'une minorité de femmes dans les centres urbains. La première
école publique française au Sénégal a été ouverte en 1817, mais il faudra
attendre 1939, pour que soit créée l'école normale des jeunes filles, destinée
à former les premières institutrices africaines. Il est intéressant de noter
d'ailleurs que les premières écrivaines sénégalaises sont des anciennes
normaliennes, telles qu'Annette Mbaye et Mariama Ba.
La scolarisation des fille accuse un retard certain. Une
déclaration récente d'un ministre de l'Education Nationale faisait ressortir
que "... les petites filles ont moins de chance que les petits garçons de
fréquenter l'école et de poursuivre leurs études. L'élément féminin représente
41% des effectifs du CI, il n'est plus que 37% au CM2, de 34% an 3e et de 25%
en classe terminale..."[4]. Une telle situation
(ajoutée à d'autres), qui maintient la femme sénégalaise dans le cercle étroit
de la famille, reste inadéquate par rapport aux exigences de la vie moderne.
Elle interpelle les romancières et explique le regard qu'elles portent avant
tout sur les difficultés des femmes. La thématique du roman féminin au Sénégal
tourne en général autour des problèmes de la famille, du mariage, de l'amour,
de l'éducation des enfants. Elle débouche parfois sur la critique de la société
afin de traduire la difficulté d'être de la femme sénégalaise. Certaines
romancières ont choisi de raconter leur vie "sans fards", tandis que
d'autres préfèrent d'une autobiographie romancée. Ce faisant, elles cherchent à
attirer l'attention sur la revalorisation du statut de la femme dans la société
sénégalaise.
Le Baobab fou, Une
si longue lettre, De Tilleen au
Plateau, ont en commun la prépondérance d'un JE qui se cherche. L'écriture
autobiographique ici, comme une quête d'identité.
ECRIRE
POUR EXISTER :
Certes les romanciers sénégalais ont évoqué le thème de
la condition féminine. Ousmane Sembene (entre autres), a dénoncé sans équivoque
la polygamie et l'exploitation des femmes, prônant l'émancipation de celle-ci.
Mais il s'agissait d'un regard extérieur. Avec les romancières, le monde des
femmes est observé de l'intérieur, sous ses multiples facettes. Mariama Ba fait
écrire à Ramatoulaye cette réflexion, qui peut être appliquée à la situation
des romancières : "... Je n'ai jamais autant observé, parce que
n'ayant jamais été autant concernée..."[5].
Dans les situations décrites, il y a le mariage (toujours
!), le poids du travail domestique. Elles dénoncent les entraves que les
femmes se mettent elles-mêmes à travers des pratiques sociales aberrantes
(pendant les cérémonies familiales par exemple). Mais les romancières évoquent
surtout le rôle de l'école dans la vie des femmes. Ce faisant elles développent
le thème de l'éducation moderne avec plus de profondeur qu'il ne l'a été dans
le roman sénégalais.
L'examen de ces différents problèmes nous montre que
l'activité essentielle des femmes se déroule dans l'univers de la famille.
* L'univers
familial :
La famille décrite par les romancières reste encore la
grande famille "traditionnelle" ; plusieurs générations y
cohabitent : les grands parents, les parents, les tantes et oncles, les
cousins et cousines... (cf. De Tilleen au
Plateau - Le Baobab fou...). Dans De
Tilleen au Plateau la maison familiale est présentée comme un lieu
idyllique : "Nous l'aimions (la maison) pour l'avoir faite. Nous lui
étions attachés parce qu'elle était dans le grand monde, notre petit univers, notre
station d'ancrage, notre élément de stabilité..."(p. 11).
Malgré cette présentation idyllique, la vie quotidienne
des femmes dans ce cadre, reste pénible. Plusieurs charges pèsent sur elles.
* Le travail
domestique :
Toutes les romancières évoquent ces tâches quotidiennes,
souvent abrutissantes. dans la maison de tante Lika "toutes les matinées
étaient entièrement consacrées aux travaux domestiques. Seulement, au cours de
l'après-midi, à partir de quinze heures, il commençait à y avoir du répit...",
écrit Adja N'dèye Bouri Ndiaye, dans Collier
de cheville[6]. Les mêmes images de
femmes courbées à la tâche défilent dans Le
Baobab fou, De Tilleen au Plateau. Nafissatou Dialo insiste sur les durs
travaux accomplis par sa cousine Ami "Tout le travail domestique reposait
sur elle. Les lundi et jeudi, elle lavait du matin au soir, aidée par une bonne
paresseuse qui lui laissait la majeure partie du travail. Elle faisait le
marché et la cuisine. Le mariage devait la délivrer du rythme quotidien qui
lui était imposé..." (p. 69). La romancière elle-même n'appréciait point
ces tâches et les fuyait, dès que l'attention des adultes se portait ailleurs.
Mais, c'est avec Mariama Ba que l'évocation de cette activité féminine est
faite avec des accents nettement féministes. Ramatoulaye écrit : "Mes
belles-soeurs me croyaient soustraite aux corvées ménagères... Allez leur
expliquer qu'une femme qui travaille n'en est pas moins responsable de son
foyer. Allez leur expliquer que rien ne va si vous ne descendez pas dans
l'arène, que vous avez tout à vérifier, souvent à reprendre : ménage,
cuisine, repassage. Vous avez les enfants à débarbouiller, le mari à soigner,
la femme qui travaille a des charges doubles aussi écrasantes les unes que les
autres, qu'elle essaie de concilier..." (Une si longue lettre, p. 34). La double journée de travail des
femmes, ne voilà t-il pas un des thèmes de la protestation féministe ?
La récurrence de certaines expressions comme "trop
pris", "levée tôt", "couché tard", "corvée",
"charges doubles écrasantes", connote assez bien le caractère pénible
de ce travail ingrat. Des tâches qui semblent peser sur la femme de tout temps,
car lorsque Ramatoulaye évoque son enfance, les images des femmes que lui
renvoie le passé soulignent encore cette activité permanente : "...
Je ferme les yeux, flux et reflux d'images ; visage ocre de ta mère
constellé de gouttelettes de sueur, à la sortie des cuisines, procession jacassante
de fillettes trempées, revenant des fontaines..." (Une si longue lettre, p. 1). Ni le travail à l'extérieur, encore
moins le mariage (contrairement à ce qu'écrit Nafissatou) ne délivrent la femme
de ce travail peu reconnu socialement ! Le mariage ne libère point la
femme dans l'univers familial évoqué par les romancières.
La forme qu'elle prend souvent, à savoir la polygamie,
apporte à la femme, plus de soucis que de joies.
* Le poids de la
polygamie :
Les caractéristiques dominantes évoquées par les
romancières, sont la tension et l'instabilité qui règnent dans ces foyers. Ken
Bugul écrit ainsi "... Les deux femmes du père s'engueulaient en silence,
se réconciliaient, chacune en voulait secrètement à l'autre d'être là..."
(Le Baobab Fou, p. 30). L'on sait que
la mère de Ken désertera le foyer conjugal, ce qui transformera la vie de la
narratrice elle-même. Ballottée d'une famille à l'autre, elle ne rencontre
aucun point d'ancrage. Elle présente l'une de ces familles : "... Je
me retrouvais dans une famille immense, tout ce monde habitait ensemble. Les
femmes, les enfants, les neveux, la soeur du mari... Les quatre épouses se jalousaient à mort. Elles se battaient pour
n'importe quoi en l'absence du mari. Elles rivalisaient à qui se soumettrait à
l'homme..." (Le Baobab Fou, p.
151).
Dans Une si longue
lettre, Aïssatou divorce, lorsque son mari épouse une deuxième femme ;
Ramatoulaye elle, reste, mais écrit : "Je suivrais" ce leitmotiv
résonne dans tout le roman, et résume la détresse affective et morale de cette
femme.
Confrontées aux difficultés du ménage polygame, la
plupart des femmes se réfugient dans le silence, la solitude, la soumission au
mari. Les romancières soulignent le poids des cérémonies familiales dans la vie
des femmes.
* Les femmes
"maîtresses de cérémonies" :
Les mariages, les baptêmes, les funérailles, revêtent une
grande importance dans la société sénégalaise. L'évocation de ces cérémonies
structure même certains récits de femmes (cf. De Tilleen au Plateau, et Collier
de cheville). Les femmes en sont les principales animatrices, mais
paradoxalement aussi, les grandes victimes. Il s'agit de véritables festins, où
les femmes rivalisent de toilettes, dilapident toutes les économies amassées,
et s'endettent souvent. Ces déviations se retrouvent même pendant les
funérailles, et les romancières les réprouvent. Nafissatou Dialo écrit :
"... J'aime ma région, je respecte mes traditions, je les accepte dans les
cérémonies de mariages et de baptêmes, mais je les refuse dans les
funérailles..." (p. 130). La femme cherche à se faire valoir, car c'est
elle que l'on juge. Lorsqu'il s'agit de funérailles par exemple, les
belles-soeurs de la veuve font l'éloge de celle-ci, si elle a été généreuse à
leur égard ; sinon, elles l'avilissent publiquement. L'univers familial
évoqué par les romancières, révèle l'existence de beaucoup de freins à
l'épanouissement de la femme : fatiguée par le travail domestique, sans
grande liberté de mouvement (elle quitte la maison paternelle pour celle du
mari), sa vie n'est "colorée" que par les cérémonies qui lui donnent
l'occasion d'assouvir ses fantasmes. Le comportement des femmes pendant les
funérailles est assez révélateur : "chez les femmes, que de
bruits : rires sonores, paroles hautes, tapes des mains, stridentes
exclamations... Les unes parlent du dernier tissu paru sur le marché. D'autres
indiquent la provenance de leurs pagnes tissés. On se transmet les derniers
potins..." (Une si longue lettre,
p. 14). Les femmes qui échappent à cet univers, sont celles qui fréquentent
l'école (dans une certaine mesure !).
* Les femmes et
l'école :
Toutes les romancières évoquent l'école française comme
un élément de changement positif dans leur vie. La scolarisation des filles se
heurte à de vives réticences dans les familles traditionnelles. Il est
révélateur que ce soient les hommes en général qui s'y opposent : c'est le
cas de Pa Driss (Collier de cheville)
du grand-père de Nafissatou (De Tilleen
au Plateau). Les motivations de ceux-ci restent claires : maintenir la
femme dans l'horizon limité de la famille "les filles - selon Pa Driss -
ne doivent pas dépasser le niveau de l'école primaire. Il ne faut point leur
donner des ailes, elles s'en serviraient..." (Collier de cheville, p. 27). Dans Une si longue lettre, Mariama Ba évoque le scepticisme de l'opinion
publique à l'égard des femmes scolarisées, qu'elle qualifie
"d'écervelées" ou de "diablesses". Cependant, les
romancières soulignent dans leurs récits les éléments libérateurs introduits
par l'école. Il s'agit d'abord de la conquête d'un espace extérieur à celui de
la famille. Ainsi Nafissatou Dialo raconte ses pérégrinations dans Dakar, avec
ses copines de classes. Elle va au bal, comme Aïssatou et Ramatoulaye (Bal de
Ponty). Ces jeunes filles rompent avec les contraintes vestimentaires de la
société musulmane, en portant des robes courtes. Elles en tirent un sobriquet à
connotation péjorative "les courtes robes" que rappelle Mariama Ba
dans Une si longue lettre,
p. 30).
Mariama Ba souligne la mission de cette école :
"... Nous sortir de l'enlisement des traditions, superstitions et
moeurs ; nous faire apprécier de multiples civilisations sans reniement de
la nôtre ; élever notre vision du monde, cultiver notre personnalité,
renforcer nos qualités, mater nos défauts ; faire fructifier en nous les
valeurs de la morale universelle ; voilà la tâche que s'était assignée
l'admirable directrice..." (Une si
longue lettre, pp. 27-28).
Parmi les romancières, Ken Bugul est la seule à se
montrer nettement critique par rapport à l'école française. Elle fut la
première jeune fille de la famille à fréquenter cette école "qui allait
bouleverser mille mondes et mille croyances qui se cachaient derrière les
baobabs médusées en prenant des formes humaines..." (Le Baobab fou, p. 115). Elle souligne les aspects aliénants de
cette école où l'on évoque un monde occidental édénique, par opposition à un
monde "noir", bête et sot : "le Noir était ridiculisé,
avili, écrasé..." (p. 106). Ken se perçoit elle-même comme un
prototype de cette formation déviante. A la manière de Ndéye Touti dans Les Bouts de bois de Dieu, elle rêvait de cet ailleurs fascinant dont parlent les
livres, et qui l'éloignait des réalités africaines souvent très dures. Plus
tard, sa quête de ce qu'elle appelle "La
Terre Promise", aboutit à un échec et tout au long de son récit, elle
associe l'école française à l'enfance perdue et à la solitude qui ont
bouleversé sa vie. Mais de façon générale, l'école apparaît chez les
romancières, comme le lieu d'apprentissage d'une émancipation nécessaire face à
des traditions qui confinent la femme dans l'univers familial.
Une autre tonalité de cette écriture, reste l'écho des
revendications féministes.
* Les
revendications des femmes :
Le roman "féminin" au Sénégal s'est développé à
partir des années 1970, années qui ont vu s'élargir l'audience du mouvement
féministe. Mais depuis l'indépendance, existent au Sénégal des associations
féminines à caractère philanthropique et culturel, regroupant des
intellectuelles dans les centres urbains, à Dakar surtout : enseignantes,
sages-femmes, secrétaires... Mariama Ba par exemple, était membre d'une
fédération regroupant les associations féminines : La F.A.F.S.[7].
Son récit s'est fait l'écho de certaines préoccupations
qui agitaient les femmes dans les associations. Elle prête à Daba, la fille
aînée de Ramatoulaye, cette réflexion : "... Dans un parti politique,
il est rare que la femme ait la percée facile. Le pouvoir de décision restera
encore longtemps aux mains des hommes, alors que la cité, chacun le sait, est
l'affaire de la femme. Je préfère mon association où il n'y a ni rivalité, ni
clivage, ni calomnie, ni bousculade : il n'existe pas de poste à partager,
ni de places à nantir. La direction varie chaque année. Chacune de vous a des
chances égales de faire valoir ses idées. Nous sommes utilisées selon nos
compétences dans nos manifestations et organisations qui vont dans le sens de
la promotion de la femme..." (Une si
longue lettre, p. 108).
Comme Mariama Ba, Ken Bugul évoque la communauté de
destin chez les femmes : la souffrance et la solitude de la fille-mère,
l'exploitation des charmes féminins. Elle écrit : "Ah les
femmes ! concevoir, admettre, tolérer, servir". Tout en critiquant
certains défauts des femmes, les romancières insistent sur la solidarité
qu'elles savent manifester dans les épreuves rencontrées. En Europe, Ken Bugul
a été surtout marquée par les amitiés féminines. Elle évoquera longuement
Leonora (l'Italienne) "Toujours là, toujours présente", et compare
cette solidarité à celle qui unissait les femmes de son village :
"là-bas, les femmes se donnaient des conseils, se confessaient, vivaient
ensemble". Abandonnée par son mari, Ramtoulaye est confrontée aux
tracasseries des transports urbains de Dakar. Aïssatou son amie d'enfance
beaucoup plus aisée lui offrira une voiture. Dans La Grève des Battù, c'est encore une femme qui organisera la
solidarité entre les mendiants, grâce à une tontine.
A l'instar de leurs soeurs du monde entier, les
romancières exaltent leur droit à la différence : "Etre femme, vivre
femme ! Ah Aïssatou !" confie Ramatoutalye à son amie. Mais
c'est dans la représentation des personnages féminins, que les romancières
excellent.
* Les personnages
féminins :
Nous découvrons dans tous les récits, des femmes de
différentes générations : la grand-mère, la mère, la fille ; des
femmes de statuts divers : les bonnes à tout faire (d'origine paysanne en
général), les intellectuels, les "driankés" (ces "femmes
potiches" de la nouvelle bourgeoisie urbaine, remarquables pour leur goût
des toilettes d'apparat et des grandes cérémonies familiales), les
belles-mères, les belles-soeurs... Nous nous arrêterons sur trois figures
marquantes des récits : celles de la grand-mère, de la mère et de la
fille.
- Les
grand-mères :
Elles occupent une place importante dans tous les récits.
Cela atteste de leur rôle prégnant dans le cercle familial. Mame, la grand-mère de Safi (dans De Tilleen au Plateau) et Lika (dans Collier de cheville) régentent toute la
vie domestique de ces immenses demeures familiales, et font souvent
"plier" les hommes. Dans les différents récits, elle s'occupent de
l'éducation des enfants, des jeunes filles en particulier (habillement,
maintien social...). Nafissatou Dialo, qui a perdu sa mère très jeune, est
prise en charge par sa grand-mère. Contrairement à une certaine représentation
dans la littérature africaine, montrant des personnes âgées souvent dépassées
par les événements, les romancières nous font découvrir des grand-mères à
l'esprit ouvert, favorables au progrès, bien qu'attachées à certaines traditions.
C'est ainsi que Lika inscrira les jeunes filles de la maison à l'école
française, malgré les réticences de son mari Pa Driss. Nafissatou Dialo
fréquentera l'école grâce au soutien de Mame. Seule la grand-mère de Ken Bugul
se montre hostile à l'école française. Détentrices d'une certaine sagesse,
elles la distillent à travers les contes et les proverbes. Lika, Mame, la
grand-mère de Nalla (dans Le Collier de
cheville, De Tilleen au Plateau, L'Appel des arènes), réunissent les
enfants le soir pour dire des contes. Elles introduisent ainsi le rêve dans
cette vie parfois monotone. Elles font un grand usage des proverbes, pour
inculquer le bon sens aux plus jeunes. Ces proverbes émaillent tous les récits.
Ces paroles de sagesse surgissent dans l'esprit de Ramatoulaye, à chaque fois
qu'elle est confrontée aux difficultés de la vie. Les grand-mère donnent
également des leçons par leur savoir-faire médicinal : Ainsi Mame guérit
les oreillons de la petite Nafissatou : "Mame me soigna, utilisant en
emplâtre, l'argile des termitières mêlée de vinaigre. Je guéris, mais
honnêtement, je n'ai rien à dire aujourd'hui, en tant que puéricultrice pour ou
contre la recette de Mame" (De
Tilleen au Plateau, p. 18). Lika portait à la cheville, en sus d'un
collier de perles, un bracelet en fer "qui prévenait selon elle - les
douleurs osseuses et articulatoires" (Collier de cheville, p. 29).
Cependant, les romancières ne portent pas un regard
univoque sus ces personnages. Ces derniers véhiculent toutes sortes de
superstitions : ces grand-mère sont les premières à consulter marabouts et
féticheurs, lorsqu'un événement vient perturber la vie familiale. A côté de ces
personnages attachants, nous avons les
mères. Les romancières les représentent comme des êtres qui souffrent en
général.
Les mères :
"Instruments des uns, appâts pour d'autres,
respectées ou méprisées, souvent muselées,
toutes les femmes ont presque le même destin que des religion ou des
législations abusives ont cimenté..." écrit Mariama Ba, Une si longue lettre, p. 129. Cette
vision pessimiste du sort de la femme (malgré une légère nuance avec le mot
"respectées") peut s'appliquer en particulier aux figures de mères
que les romancières évoquent. Ramatoulaye est l'exemple même de ces êtres
écrasés. Après avoir cru à un mariage d'amour, elle se retrouve abandonnée par
son époux, après douze maternités ! La solitude et l'angoisse deviennent
ses compagnes. "Je survivrai", écrit-elle quatre fois dans le
chapitre seize du récit. Sur ses épaules pèsent les charges matérielles de la
maison, l'éducation des enfants, l'absence de l'affection paternelle, qu'elle
doit combler !
Des mères
seules : Celle de Ken Bugul quitte le domicile conjugal, de même
qu'Aïssatou l'amie de Ramatoulaye, pour fuir les affres des la polygamie !
Ramatoulaye reste dans son foyer, mais écrit : "... J'étais
abandonnée comme une feuille qui voltige mais qu'aucune main n'ose ramasser,
aurait dit ma grand-mère..." (Une si
longue lettre, p. 77). La situation du veuvage (le point de départ de
la narration de Mariama Ba) est une claustration, pendant laquelle la femme se
mortifie, et ne doit surtout pas élever la voix. Ecrire équivaut à retrouver une parole libératrice. Il s'agit d'une
véritable catharsis. Malgré les brimades qu'elle subit, la mère est également
représentée par les romancières comme un être irremplaçable !
La mère, source de
vie : Ken Bugul la compare à un arbre: "l'immense dobali de la
demeure familiale", écrit-elle. Le récit de Ken émeut, par la place que la
mère y occupe. "Dans cette maison, écrit-elle, il n'y avait qu'elle que je
distinguais. Il y avait le père, mais il était le père de tout le
monde..." (Le Baobab fou,
p. 69). La mère absente, Ken sombre dans une détresse inconsolable.
Ramatoulaye, écrasée de soucis, garde un sens élevé des responsabilités, face à
l'éducation de ses enfants : elle s'occupe de leurs études, leur santé,
mais encore fait face à leur désarroi. Ramatoulaye comprend sa fille Aïssatou
qui attend un enfant, se démarquant ainsi de la réprobation sociale devant la
situation de la fille mère. Mariama Ba, évoque cet amour maternel, par de très
belles métaphores : "... Et puis, on est mère pour comprendre
l'inextricable, on est mère pour couver, quand les éclairs zèbrent la nuit,
quand le tonnerre voile la terre, quand la boue enlise. On est mère pour aimer,
sans commencement ni fin... On est mère pour affronter le déluge. Je pris dans
mes bras ma fille, je la serrais douloureusement dans mes bras, avec une force
décuplée, faite de révolte païenne et de tendresse primitive..."
(p. 121). Mais la mère donne souvent plus qu'elle ne reçoit, surtout de la
part de l'homme. C'est la raison pour laquelle la représentation des figures
masculines par les romancières n'est pas avantageuse. Par opposition à la mère
écrasée, mais généreuse, nous avons des maris et des "pères" qui
"brisent l'espoir" : c'est le cas notamment de Mawdo dans (Une si longue lettre) de Bouri Ndiaye (La Grève des Battù) ; d'autres se
montrent intolérants ou distants, comme Pa Driss (Collier de cheville), le père de Ken, de Safi... Quelques rares
personnages masculins échappent à ce tableau.
Les romancières, pour la plupart, exigent plus que des
mères résignées. C'est ainsi qu'une nouvelle génération de femmes émerge de
leurs récits, exprimant une nette volonté d'émancipation.
- Les filles :
"Nos enfants ne sont plus nos enfants, en esprit.
Ils parlent du temps à venir. Nous ne parlons que du présent, sans comprendre,
et nous ne vivons que du passé...", écrit O. Sembene, (L'Harmattan, p. 163). Cette
réflexion de l'écrivain sénégalais qui s'est le plus intéressé à la condition
des femmes, peut introduire la représentation que les romancières ont faite des
jeunes filles en quête de liberté. Qu'elles se nomment Daba (Une si longue lettre) ou Raabi (La Grève des Battù), ces jeunes filles
choisissent de parler, contrairement à leurs mères silencieuses et résignées.
Elle compatissent au sort de leurs mères trahies mais face à la polygamie,
elles proposent une solution radicale : le divorce. Elles disent clairement
que la femme peut s'amuser individuellement. Daba comme Raabi sont des
étudiantes (de même que Rama dans Xala).
Militantes dans les organisations de femmes, elles développent des points de
vue progressistes sur la famille et la société en général. Elles ont un
comportement novateur. Elles affirment leur personnalité, en refusant de jouer
le rôle de "la femme - objet" ; ainsi la simplicité de leur mise
les distingue-t-elle de la tendance exhibitionniste des femmes sénégalaises
"qui se transforment en amas de paillettes" selon l'expression de
Cheik Ndao (Excellence, vos épouses).
Le mari de Daba participe aux tâches ménagères. Mariama Ba ne cache point son
admiration pour le couple que forment Daba et son mari. Elle fait écrire à Ramatoulaye :"...
Je sens mûrir la tendresse de ce jeune couple qui est l'image du couple telle
que je la rêvais..." (p. 107). Ces personnages sont dans une certaine
mesure, les porte-paroles des idées des narratrices. Sans nier leur personnalité
féminine, elles se sentent concernées par les luttes qui cherchent à rendre à
l'homme sa dignité.
Ce faisant, les romancières sénégalaises, s'adressent
d'abord au public féminin, ensuite à la société de façon plus générale.
A
QUI PARLENT LES ROMANCIERES ?
La problématique et la forme des récits suggèrent le
destinataire principal de ceux-ci. En effet le ton de la confidence domine,
qu'il s'agisse du récit épistolaire (chez Mariama Ba) ou des récits de vie
(chez Nafissatou Dialo, Ken Bugul) ou Ndéye B. Ndiaye. Mariama Ba introduit
ainsi son récit : "Aïssatou, J'ai reçu ton mot. En guise de réponse,
j'ouvre ce cahier, point d'appui dans mon désarroi : Notre longue pratique m'a enseigné que la confidence noie la douleur..."
(p. 1. c'est nous qui soulignons). Ce Nous
élargit l'expérience évoquée au vécu de toutes les femmes. Ken écrit:
"là-bas, dans le village, les femmes se donnaient des conseils, se
confessaient, vivaient ensemble" (Le
Baobab fou, p. 100). L'épanchement des sentiments, les monologues
intérieurs, caractérisent ces "paroles de femmes".
La représentation importante de personnages féminins, la
description minutieuse de l'univers familial, l'évocation des activités
féminines, nous font comparer le roman féminin sénégalais, à ce que Anne
Ancrenat désigne comme : "le roman archéologique : roman dans
lequel l'auteur veut retrouver l'histoire de sa mère, et en faisant resurgir cette histoire absente de nos mémoires, investir
le langage de tout ce qui lui manque pour que "je" puisse être
"représentée et nommée.". (c'est nous qui soulignons). Le
"langage" des femmes (celui du corps, des chants, des toilettes),
investit les récits. Mais les romancières portent également un regard critique
sur la société en général. Elles dénoncent les inégalités sociales qui existent
dans le système éducatif, la corruption. Elles sont particulièrement sensibles
à la présence des mendiants dans la ville où comme l'écrit Ken "le peuple
survivait". Aminata Sow Fall leur a consacré un roman La Grève des Battù. Mariama Ba critique certaines pesanteurs
sociales, comme celle des castes. Aïssatou l'amie de Ramatoulaye est
bijoutière, mais elle épouse un noble de la famille régnante du Sine, Mawdo. La
mère de ce dernier, n'acceptera jamais une telle union, et parvient à imposer à
son fils, une deuxième épouse. Aïssatou, choisit la rupture. Pour démontrer que
les origines familiales de l'homme, n'ont aucun rapport avec ses qualités personnelles,
Mariama Ba pare Aïssatou de toutes les vertus : sens de la dignité, de
l'amitié et de la solidarité. Les romancières condamnent également les comportements
frivoles des femmes : gaspillages pendant les cérémonies, exhibitionnisme.
Dans leurs récits, les écrivaines cherchent à réhabiliter
la femme. Cependant, la spécificité du discours des femmes ne nous amène pas à
conclure à la spécialisation des femmes dans l'autobiographie, encore moins à
l'existence d'une "écriture féminine". Le rapport des femmes
sénégalaises à l'écriture est à analyser en fonction du contexte de son
énonciation (contexte historique et social, lequel évolue), amis également en
fonction de l'histoire de chaque écrivaine. Dans une société dominée par le
discours masculin, prendre la parole pour se raconter du vécu d'autres femmes,
constitue un défi. L'on comprend que les romancières, à la manière des hérauts
de la négritude, exhument les valeurs positives portées par les femmes pour
neutraliser les images négatives de la femme véhiculées par la société en
général.
Mais toutes les romancières sénégalaises ne parlent pas
uniquement de la condition féminine. Aminata Sow Fall (entre autres) privilégié
le regard qu'elle porte sur la société dans son ensemble, même si la
problématique des femmes surgit dans ses écrits. Par ailleurs, il est
intéressant de noter que les romancières ne s'apitoient pas uniquement sur le
sort de la femme, elles savent sourire de ses défauts et de ceux de la
société. L'humour, la caricature et la dérision émaillent avec bonheur leurs
récits.
Mariama Ba présente ainsi le caractère parfois insensé de
certaines formules de condoléances :
‑"Modou, ami des jeunes et des vieux...
‑ Modou, coeur de lion, défenseur de l'opprimé.
‑ Modou, aussi à l'aise dans son costume que dans
un caftan...
‑ Modou, bon frère, bon mari, bon musulman...
‑ Que Dieu lui pardonne...
‑ Qu'il regrette son séjour terrestre face à sa
félicité céleste..." (p. 12).
Ken Bugul se moque de l'adolescente aliénée qu'elle fut
en ces termes : "... Je voulais porter la robe courte avec ses
fronces et sa perpétuelle ceinture qui me fendait les côtes..." (p. 137).
Enfin, Aminata Sow Fall, parodiant les discours officiels sur les mendiants,
écrit : "... Kéba Dabo dont la mission est justement de procéder aux
désencombrements humains..." (La
Grève des Battù p. 6). Ces "clin-d'oeil", témoignent de la
volonté des romancières sénégalaises d'écrire pour dépasser la misérable
condition qui est celle de l'homme tout court dans ce monde tourmenté.
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longue lettre, Dakar - Abidjan - Lomé - NEA - 1980.
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[2]) BARRY, Boubakar, Le Royaume du Waalo, Paris, Maspéro,
1972.
[3]) Fougeyrollas Pierre, Où
va le Sénégal, Dakar, IFAN, Paris, Anthropos, 1970.
[4]) Iba Der THIAM,
"L'école nouvelle" Warangoo,
Revue culturelle, n° 7, 2e Trim, 1984, p. 23.
[5]) Mariama Ba, Une si longue lettre, op. cit.
p. 19.
[6]) Adja N'dèye Bouri NDIAYE,
Collier de cheville, Dakar, NEA, 1982.
p. 35.
[7]) La F.A.F.S. : La
Fédération des associations féminines du Sénégal, a été créée en 1977.