Anna
RIDEHALGH
Université
de Southampton.
FONCTION DE
L' AUTOBIOGRAPHIE FICTIVE
DANS MADEMBA DE KHADI
FALL[1]
Née en 1948, Khadi Fall est
actuellement maître assistante au département d'allemand de l'université
Cheikh Anta Diop de Dakar. Son premier roman, Mademba, lauréat de la section roman du concours Sénégal-Culture de
1985, n'a été publié qu'en septembre 1989, chez L'Harmattan. Elle vient de
terminer son deuxième roman, qui devrait normalement sortir dans le courant des
douze mois à venir.
L'intrigue principale de Mademba est centrée sur l'autobiographie
du héros éponyme, qui à, l'âge de 5 ans, est inscrit par son père dans un daara (école coranique) à Wokaam, dans
la banlieue dakaroise, à 120 kilomètres de chez lui. Deux ans plus tard,
révolté par la brutalité du marabout, il s'enfuit du daara[2]. Il mène pendant plusieurs
années une vie de vagabond dans les rues de Dakar, d'abord comme mendiant,
ensuite comme cireur, avant d'être adopté, plutôt à contre-coeur, par son oncle
Ablaay Joob (douanier riche et vénal), qui l'héberge contre un travail de
domestique non rémunéré. Pendant cette dernière période Mademba arrive, grâce à
ses propres efforts, à obtenir l'éducation dont jusqu'ici il avait été privé.
Il se lie d'amitié avec sa cousine Faatim, de 17 ans son aînée.
Si ce court résumé peut
donner l'impression d'une simplicité de conte de fées, je crois néanmoins que
la réalité est toute autre: sur le plan esthétique comme sur le plan
idéologique, Mademba constitue un
projet ambitieux et original.
Sur le plan esthétique
l'autobiographe, que son oeuvre soit fictive ou non, a le choix entre trois
stratégies fondamentales: celle qui consiste à étudier le développement
psychologique d'une personnalité; celle qui consiste à raconter les événements
historiques ou les développements sociaux du point de vue d' un observateur
central; ou bien, troisièmement, il est possible de combiner ces deux
stratégies, à l'exemple de plusieurs oeuvres africaines, notamment L'Enfant noir de Camara Laye. A première
vue, Khadi Fall adopte dans Mademba
la deuxième stratégie: le passage effectué par le narrateur du village au
daara, du daara à la rue, pour se retrouver enfin dans la villa somptueuse de
son oncle, permet à l'auteur de dépeindre plusieurs aspects de la vie sénégalaise.
L'action se déplace souvent, aussi bien dans le temps que dans l'espace: de
l'hôpital où Mademba est actuellement malade à la maison de son oncle où il vit
normalement et à des événements passés. Le temps du roman est donc stratifié
plutôt que linéaire, ce qui permet à l'auteur non seulement d'éviter la
descente dans le picaresque, mais aussi de lier entre eux les divers aspects de
la critique sociale dont le roman est porteur. Ce mouvement dans le temps et
dans l'espace nous oblige aussi à classer Mademba
dans la troisième catégorie d'autobiographie, puisqu'il permet d'explorer en
profondeur l'effet exercé sur le narrateur par les expériences qu'il a subies,
et de tracer un lien entre cette analyse psychologique et le flux de la société
sénégalaise dépeint par le roman.
J'espère dans cette
communication examiner ces deux aspects du roman - l'analyse psychologique et
la critique sociale - et la façon dont ils sont reliés. Il me semble que
l' originalité de Mademba, en
tant qu' autobiographie fictive, réside principalement dans les procédés
techniques utilisés par l' auteur pour relier les phénomènes sociaux à la
psychologie de l' individu.
Aspects techniques
Dans le temps central du roman, Mademba se trouve, à
l' âge de 19 ans, à l' hôpital, souffrant d' une maladie de la
gorge. Menacé de la perte de sa voix, sinon de sa vie, il se résout à
enregistrer l' histoire de sa vie en parlant pendant une heure par jour
devant un magnétophone emprunté. Cette oralisation du récit comporte des
résonances ironiques puisque, dans sa course contre le temps, Mademba insiste
pour utiliser l' organe même qu' il est menacé de perdre.
L' oralité revêt une signification plus profonde encore, parce
qu' elle symbolise le problème de l' analphabétisme et des rapports
paradoxaux qui existent entre l' écrivain africain et sa société. Sorti de
l' ignorance et de la misère imposées par le daara, Mademba est
maintenant instruit. Mais en choisissant de lui faire dicter son histoire
plutôt que de la lui faire écrire (bien que le produit qui arrive entre les
mains des lecteurs soit, évidemment, littéraire), Khadi Fall souligne le grand
paradoxe de la littérature progressiste, surtout en Afrique: ceux-là mêmes qui
ont le plus besoin de voir décrire et interpréter leurs problèmes et leurs
luttes, sont incapables de lire les oeuvres qui en résultent. Bien avant Khadi
Fall, d' autres écrivains sénégalais ont traité de la vie du peuple -
notamment Ousmane Sembène, dont le dernier livre en date, Taaw, traite du chômage chez les jeunes
à Dakar ; et, moins clairement peut-être, Aminata Sow Fall, dont La Grève des Battù traite des effets
d' une grève de mendiants dans une société où les gens pensent que leur
salut dépend en partie de la pratique de l' aumône[3]. Mais comme tout auteur,
Sembène et Sow Fall sont bien obligés de s' adresser aux lecteurs qui
savent lire, même si ce qu' ils veulent interpréter est la vie des
analphabètes[4]. A la fin de son roman,
Khadi Fall souligne cette contradiction par l' intermédiaire de la voix de
Mademba qui parle dans son magnétophone: "Je
ne crois pas que j' aurais eu envie d' écrire tout ce que je viens d' enregistrer s' il
m' était arrivé de perdre la voix. Moi qui, depuis que j' ai appris à
lire et à écrire ai toujours rêvé de voir mon nom dans la vitrine d' une
librairie à côté de celui des grands écrivains, je me rends compte, au terme de
mon discours, que mon message est destiné avant tout à ceux qui, comme mon père et ma soeur, n' ont
pas encore l' occasion ni les moyens d' apprendre à lire".
(p. 171).
L' originalité
esthétique du roman réside en grande partie dans sa structure non-linéaire.
Mademba, à 19 ans, enregistre petit à petit son histoire, mais le récit de sa
vie passée est souvent interrompu par celui d' événements ultérieurs, par
ses réflexions sur sa vie passée et présente, et par la description du simple
va-et-vient de l' hôpital. Dans un sens l' histoire commence même par
la fin, puisque le lecteur sait dès la préface que Mademba a 19 ans,
qu' il est hospitalisé, qu' il attend une opération à laquelle il
peut ne pas survivre, et qu' il reçoit des visites de sa cousine et de
son oncle. Dès le premier chapitre, le récit s' engage dans un temps
stratifié, ce qui a pour effet d' établir à la fois des contrastes et des
liens entre le présent de Mademba et son passé. Le résultat en est en partie de
maintenir éveillée l' attention du lecteur: le désir de connaître
l' itinéraire par lequel le petit garçon de 5 ans, abandonné à la non-éducation
du daara, est devenu le jeune homme de l' hôpital de Fann, sûr de lui,
bien instruit, tout à fait capable de s' exprimer. Le déplacement dans le
temps, souvent au sein d' un même paragraphe, empêche le lecteur
d' oublier cet écart entre le jeune Mademba et le Mademba adulte.
Dans le deuxième chapitre,
Mademba commence la description de son départ du village vers Wokaam de la
façon suivante: "Je crois que
j' étais heureux à l' idée de voyager [...] je ne pouvais imaginer
alors qu' avec ce voyage, j' allais être définitivement séparé de ma
mère... Encore le transistor!!! ... Cette voix de femme qui chante des paroles
qu' accompagne le bruit de deux ou trois tam-tam... Je la reconnais, pour
l' avoir souvent entendue sur les ondes de la radio... C' est celle de la mère Takko, la célèbre
griotte" (p. 13). L' enfant, dont le Mademba
d' aujourd' hui se souvient peut-être mal ("Je crois que j' étais heureux...") ne pense qu' au
présent et à un avenir très proche. Mais le lecteur se trouve brusquement
projeté dans un avenir lointain (le présent du récit principal) où il est
entouré des bruits de l' hôpital: "Encore
le transistor!!!" Ce saut du passé au présent nous renseigne aussi
sur l' intervalle qui existe entre les deux, lacune implicitement comblée
dans le texte. Au transistor la chanteuse exprime la douleur de donner
naissance à un fils au terme de neuf mois de grossesse, pour voir une
belle-fille hostile s' emparer de lui par la suite. Mademba est tout de
suite sur la défensive: "J' aimerais
bien pouvoir lui demander combien de temps dure la gestation d' une femme
pour qu' elle mette au monde un enfant de sexe féminin"
(p. 14). Il faut rapprocher cette réflexion d' un rêve qu' a
fait Mademba au premier chapitre, rêve où il est question de la perte de sa
mère. Dans ce rêve, Mademba et ses parents voyagent dans un navire qui
ressemble à une pagode; sans but apparent, tout au bonheur d' être
ensemble, ils ne se soucient pas de se voir aller à la dérive. Au bout
d' un certain temps le navire se met à tanguer, et la mère de Mademba dit
qu' il est temps de retourner "chez nous" sous les flots: "Je fus soudain pris de panique en
réalisant que ma mère et moi
n' appartenions plus au même monde et que, si je ne faisais rien, je risquais d' être entraîné par
elle dans l' univers sous-marin des morts et des esprits"
(p. 10).
Mademba se réveille au
moment où il essaie de quitter le navire. Au niveau du conscient, il rejette
ce qu' il appelle "la facticité
des rêves" (p. 11), disant simplement qu' il aurait voulu
prolonger le rêve pour "m' imaginer
les voyages autrement que ceux que j' avais été amené à faire durant ma
vie" (p. 11). Il semble pourtant clair que trois éléments
interviennent dans ce rêve: les voyages exotiques, le sentiment qu' a
Mademba de l' approche de la mort, et ses sentiments de douleur et de
culpabilité, dûs à sa séparation d' avec sa mère. Cette séparation même a
deux facettes, puisque d' abord, Mademba lui-même a, à l' époque de
son départ, recherché l' indépendance et le départ vers un monde nouveau,
d' où remords ou même sentiment de culpabilité; et ensuite, comme nous
l' apprenons plus tard, sa mère est morte depuis, n' ayant pas revu
Mademba, et cela très brièvement, qu' une fois, au daara - d' où sentiment
de perte, de culpabilité encore, et de ressentiment envers le père qui
l' a si tôt arraché à sa mère. A la différence donc du récit conscient de
Mademba, le rêve nous indique l' importance, pour l' enfant de cinq
ans, du choc émotionnel provoqué par la séparation d' avec sa mère; choc
dont il n' est pas encore remis, et qui l' a profondément
traumatisé, même si Mademba lui-même ne le reconnaît pas. Le rêve comble donc
une lacune que la narration "consciente" de Mademba ne laisse pas
percevoir. Il a aussi pour effet d' orienter le lecteur vers
l' avenir, puisqu' à cette époque Mademba se croit destiné à une mort
prochaine. Il se trouve en effet, dans ce rêve, tenté passagèrement par la
perspective de la mort: "En
réalisant que l' aventure que je venais de vivre n' avait rien à voir
avec la réalité, j' étais aussi curieux de percer le secret du royaume des
morts en accompagnant ma mère sous les flots" (p. 11)
Lorsque Mademba
s' échappe du navire, cela symbolise donc non seulement sa séparation
d' avec sa mère, mais aussi son refus de la mort. Au niveau du conscient,
Mademba est résolu à reprendre ses forces autant que possible et à échapper à
la mort, sinon en vivant, du moins en enregistrant l' histoire de sa vie
avant de mourir. Il s' avère - mais ceci nous ne l' apprenons
qu' à la fin du roman - que sa résolution a le dessus, et qu' il
guérit. Mademba se raconte donc à la fois consciemment et inconsciemment, et
l' écart entre les deux niveaux devient plus marqué dans le dernier paragraphe
du premier chapitre, quand Mademba dit: "Je
ne me propose pas de faire le bilan de mes dix-neuf ans; je voudrais seulement
parler des circonstances du voyage que j' ai fait entre NDand et Wokaam,
alors que j' avais à peine cinq ans, de mes allées et venues dans Dakar
avant mon installation définitive dans la grande ville" (p. 12).
L' histoire qui suit
est effectivement celle d' un enfant qui, à force de vivre dans la rue,
devient très vite indépendant au point d' être en apparence dépourvu
d' émotions. Mais le texte dépasse largement le discours de Mademba
lui-même. C' est à travers le rêve et la juxtaposition des souvenirs que
le lecteur voit à quel prix psychologique l' enfant a acheté son
assurance.
La révélation inconsciente
de soi est en partie traduite par un glissement des personnes grammaticales
employées. Dans la première moitié du livre Mademba adulte, racontant sa
jeunesse, parle à la première personne; ce qui fait qu' il reste identifié
avec lui-même, tout en ajoutant parfois aux souvenirs triés et enregistrés ses
réflexions d' adulte. Vers le milieu du livre, à la fin du chapitre XI
(p. 92) il commence à avoir le sentiment d' aller mieux. Refusant de
croire que l' amélioration de son état puisse annoncer la guérison, il
croit plutôt à un dernier regain apparent de vitalité dû à l' imminence de
la mort. L' instant est marqué par une intervention de l' auteur dans
la narration qui fait entendre au lecteur que Mademba se trompe sur son état
médical: "Ce que Mademba ignorait,
c' est qu' il constituait un cas pour l' équipe de médecins qui
suivaient sa maladie" (p. 93). Face au changement dans son état,
Mademba réagit en se repliant sur lui-même, enregistrant désormais son histoire
en s' adressant à lui-même plutôt qu' aux autres: "en reprenant son discours, [il] ne semblait parler
que pour lui-même" (p. 94).
Ce repli sur soi se
traduit, sur le plan littéraire, par une séparation d' avec lui-même.
Mademba se parle au temps présent: "...
tu es fixé, tout à fait fixé. Ils ne te l' ont pas avoué, mais il savent
tous que ton heure est proche" (p. 94). Tout en continuant
d' employer souvent la première personne en parlant de lui-même plus
jeune, il a cependant de plus en plus tendance à parler de lui-même (au présent
comme au passé) à la troisième personne, passant parfois d' une personne à
l' autre entre deux phrases: "Mais
ce que je ne puis oublier c' est moi, le jeune Mademba, tel que
j' étais chaque matin dans la cité de la Sicap. "Quand il se
trouvait le matin dans le quartier où habitait son oncle et sa famille, Mademba
ne manquait jamais d' aller recueillir le sucre, le kola et les pièces de
monnaie qu' Aja Nabu lui donnait en aumône." (p. 115).
Quelquefois ce passage d' une personne grammaticale à l' autre
s' opère sur plusieurs pages: "Je
tente de retrouver Mademba à huit ans, après qu' il eut pris une nouvelle
fois la décision de ne jamais plus mettre le pied dans le quartier où se
trouvait la villa 5B. "Il connaissait désormais le centre de la ville
" (p. 131). Quelques pages plus tard, au cours d' une
description de la période où Mademba était cireur, la narration passe de
nouveau de la troisième à la première personne: "Mademba était devenu très flatteur vis-à-vis de ses clients
potentiels: ' Un coup de brosse sur vos mocassins, Monsieur, et vous serez
le plus élégant de la place!' " (...) "Je me rends compte à
présent à quel point j' étais devenu beau parleur. Je savais flatter,
flagorner, ramper à l' occasion" (p. 134). La narration reste à la première
personne pendant deux chapitres, pour passer ensuite à la troisième personne
au cours d' une scène, dont Mademba adulte se souvient, où le jeune
Mademba attend sa cousine Faatim.
Cette dernière, ayant fait
connaissance avec lui puis découvert le secret de son identité, a pris
rendez-vous avec lui pour l' amener chez l' oncle Ablaay. Elle
n' arrive pas au rendez-vous, et le jeune Mademba est tout de suite dévoré
par le pessimisme et la méfiance. Il s' imagine tour à tour qu' elle
l' a trompé et qu' elle a été victime d' un accident ou
d' une agression: "C' est qu' en ce temps, la
lucidité inhérente à sa maladie le lui fait comprendre aujourd' hui, Mademba
avait vite conclu que les riches ne pouvaient pas être honnêtes et sincères,
autrement ils ne seraient pas devenus riches: il leur avait fallu tromper les
autres, comme Faatim venait de le tromper" [...] "Des idées saugrenues,
Mademba en avait plus d' une, et puisqu' il s' agit
aujourd' hui de jouer le jeu de la vérité, je dois l' exhorter à se
souvenir et à avouer toutes les pensées sombres qu' il entretenait en attendant
vainement l' arrivée de sa cousine Faatim" (p. 147). "...la lucidité inhérente à sa maladie le lui fait comprendre aujourd' hui..."
"je dois l' exhorter à se souvenir et à s' avouer..."
Que traduit cette façon qu' a Mademba d' identifier son moi actuel
avec son moi plus jeune et presque simultanément de se distancier de tous les
deux ? Son attitude à ce moment révèle en partie à quel point, tout parent
pauvre qu' il est, il a perdu dans la villa d' oncle Ablaay ses
réflexes de vagabond: ne jamais avoir confiance en qui que ce soit, surtout pas
en ceux qui semblent s' éprendre de vous; ne jamais avoir confiance en la
chance; ne jamais oublier que le désastre peut frapper d' un moment à
l' autre. Le plus frappant dans ce passage est que c' est seulement
au moment où il se souvient d' une crise passée, que cette caractéristique
réapparaît dans la personnalité de Mademba adulte. Dans ses souvenirs de la vie
quotidienne avec ses camarades de la rue, bien que faisant preuve d' un
certain scepticisme (comme par exemple quand il espionne son ami Maalik pour
savoir comment il fait pour gagner de l' argent de poche) il révèle très
peu les traumatismes qui ont dû donner à l' enfant ces traits de bête
sauvage. Le malade adulte, quelque peu de confiance qu' il puisse avoir
dans ses chances de guérison, donne en général l' impression d' avoir
surmonté sa méfiance habituelle vis-à-vis des autres - au point
d' entretenir des rapports très affectueux avec sa cousine. Ce n' est
guère un hasard si, dans la crise présente, où Mademba perd toute confiance en
sa capacité de survivre, il est de nouveau envahi par le sentiment de méfiance
généralisée qui lui était habituel par le passé. Crise présente et crise passée
se rejoignent à travers le pessimisme profond inculqué par les expériences de
l' enfant. Et pourtant, pour pouvoir raconter ces expériences, Mademba
doit prendre du recul par rapport à son moi jeune et à son moi adulte, les
embrassant et les secouant tout à la fois pour leur faire livrer leurs secrets.
Pendant cette phase du roman, la continuité du moi jeune et du moi adulte se
révèle seulement dans les passages où Mademba, convaincu de la proximité de la
mort, se rappelle et revit avec acuité les moments de crise. Le texte suit
ainsi les flux et reflux de la perception qu' a Mademba adulte de sa
propre existence.
On a dit du style de Mademba qu' il est "simple,
dépouillé", et il est vrai qu' à première vue l' emploi du
français standard donne au texte une apparence plutôt plate. Malgré le
vocabulaire parfois familier ("vadrouille",
"faire la noce") et
l' utilisation de l' alphabet wolof, l' auteur n' essaie
pas de reproduire le registre du wolof que doivent parler la plupart des
personnages, et la narration de Mademba lui-même reste en général dans un registre
plutôt formel. Le problème du registre, qui revient souvent dans l' étude
des textes africains, est irrévocablement lié à celui de la langue. Force est
de reconnaître que de nombreux auteurs africains écrivent en anglais, en
français ou en portugais, et il n' est pas de mon propos ici de rouvrir le
débat sur l' emploi des langues "européennes". Ce qui importe
ici, par contre, c' est que l' emploi d' une langue étrangère
(française en l' occurrence) implique la traduction des paroles des
personnages d' une langue africaine en français. Dans un cas semblable, la
question du registre se pose, car dans tout texte littéraire, l' effet
produit par le choix du registre, surtout dans le discours des personnages,
varie non seulement selon la richesse de vocabulaire de l' auteur, mais
aussi selon la culture du lecteur et les associations culturelles évoquées par
la langue elle-même. Quel registre du français faut-il employer pour exprimer
(par exemple) les pensées ou le discours d' un paysan sénégalais ou
malien - le problème se pose de façon très aiguë pour le lecteur
d' Ibrahima Ly[5] - ou, comme ici,
d' un petit mendiant dakarois? Le registre très littéraire de Ly, et
même le registre soigné adopté habituellement par Khadi Fall, peuvent sembler
mal à propos; mais toute tentative de transposition du discours des personnages
dans un registre paysan ou ouvrier produirait des résonances culturelles qui
ne seraient pas plus appropriées.
La richesse de Mademba réside dans l' organisation
des événements et des souvenirs plutôt que dans les effets stylistiques. La
structuration du personnage principal est accomplie avec une subtilité
considérable, reposant en grande partie sur le non-dit: le traumatisme causé
par le passage abrupt de l' état d' enfant à celui de talibé à
l' âge de cinq ans et par la vie de vagabond que Mademba a été obligé de
mener par la suite, n' est nulle part ouvertement analysé ni commenté.
L' oeuvre peut même, au premier abord, sembler manquer de profondeur
psychologique. Ce n' est qu' à l' examen de la juxtaposition du
rêve, de l' actualité, des première, deuxième et troisième personnes, que
la complexité du texte se révèle pleinement.
Critique sociale
Le jeune Mademba est à plus
d' un égard marginalisé. C' est un enfant abandonné, virtuellement
sans famille. Vivant dans la rue, il
possède une compréhension précoce de la vie; mais c' est néanmoins un
enfant, et donc un être encore asexué. Il est donc capable d' observer et
d' enregistrer les rapports de ceux qui l' entourent, en tant que
confident compréhensif plutôt que participant ou complice. Faisant partie de
ces deux formes de marginalisation - vagabondage et asexualité - il est bien
situé pour dépeindre les déchirures de la société sénégalaise. Ses souvenirs de
la mère (Callal Faal) dont on l' a arraché si jeune nous donnent un aperçu
de la vie des paysannes. Callal Faal essaie en vain de dissuader son mari
(Samba Koor Jeng) d' envoyer l' enfant au daara; mais elle est
finalement obligée de se plier à sa volonté.
Mademba lui-même,
réfléchissant plus tard à la conversation qu' il a entendue, interprète
la situation de sa mère: "Cette
femme qui craignait sans doute, en suscitant la colère de son époux, de se voir
interdire l' accès du paradis dont la clé était censée être l' apanage
exclusif des hommes, cette femme dont
j' étais le fils aîné me fit sincèrement pitié." (pp. 17 -
18). Cette réflexion démontre à quel point on a l' habitude de se servir
de la religion pour étouffer toute protestation de la part des femmes. Pour Khadi
Fall elle-même, ce chantage exercé par les hommes au nom de la religion
n' est qu' une déformation de l' Islam[6] : nulle part dans le
Coran, affirme-t-elle, il n' est dit que l' accession de la femme au
paradis dépend de l' obéissance absolue qu' elle voue à son mari; et
pourtant, dans la société sénégalaise, la pression qui amène à croire le
contraire est quasiment irrésistible. Les femmes sénégalaises jouissent souvent
d' un degré important d' indépendance, mais celle-ci doit coexister,
souvent de façon assez contradictoire, avec l' autorité absolue exercée
par le mari au sein du ménage. Très souvent, des femmes qui n' ont aucune
autonomie au foyer s' engagent dans un commerce dont elles réservent les
bénéfices exclusivement pour elles et pour leurs enfants, voyant dans cette
indépendance le qui pro quo de la soumission exigée par leurs maris au foyer.
Callal Faal est bien
obligée de se soumettre, et Mademba, plus tard, s' indigne de la façon
dont elle lui a été volée par son père et par Serigne Baabu (le maître du
daara) "au nom d' une religion
qu' ils étaient, à maints égards, les premiers à bafouer"
(p. 72). Pourtant, Calla Faal est représentative des qualités de
résistance et d' intelligence des paysannes: qualités qui font
d' elle un des personnages féminins les plus positifs, et les plus progressistes,
du livre. Bien plus que son mari, dont la pensée est entravée par son éducation
islamique, Callal Faal sait profiter de toute expérience et l' intégrer
dans sa vision du monde. C' est ainsi qu' elle s' oppose aux
projets de son mari parce qu' ayant vu un film sur la vie des talibés (Njangaan, de Johnson Traoré), elle en a estimé les souffrances et les dangers:
"Je pensais seulement, comme je l' ai vu dans ce film, l' unique
fois où je suis entrée dans une salle de cinéma à Louga, que certains daara
situés dans la banlieue de la capitale contribuaient à faire de nos enfants de vrais délinquants, à cause précisément
de la mendicité à laquelle les
marabouts les soumettent" (p. 17). Confrontée au dessein sans
retour de son mari de remettre la vie de son fils entre les mains de Dieu, elle
répond: "Aidons-nous et le ciel nous
aidera" (p. 17). Ce n' est que beaucoup plus tard que cette
pensée est commentée, lors de la conversation qui a lieu entre Mademba et sa
soeur Koddu au sujet de leur mère, morte maintenant depuis bien des années.
Koddu nous trace le portrait d' une femme qui, malgré sa soumission
apparente à Dieu et à son mari, possède une grande capacité de résistance et
la résolution de surmonter tous les obstacles par le recours à des solutions
collectives: "...pour ma mère, tout
ce qui arrivait aux membres de la famille et aux gens du village: le manque
d' eau, le manque de vivres, bref la misère était certes
l' expression de la volonté divine, mais [...] Dieu ne bougerait pas un
seul pouce pour aider les pauvres, si ces derniers ne lui signifiaient pas
concrètement qu' ils en avaient assez d' être pauvres,
c' est-à-dire s' ils ne mettaient pas ensemble toutes leurs ressources
physiques et mentales pour aller en
guerre contre la calamité" (p. 69). Mademba lui-même
s' étonne de ce mélange de fatalisme et de combativité, mais sa soeur
"épousait parfaitement les vues de
ma mère" (p. 69). De mère en fille les paysannes, même si elles
acceptent bien des aspects de leur situation sans broncher, sont néanmoins
combatives et collectivistes, et ceci est peut-être un des aspects les plus
positifs du livre, du moins en ce qui concerne les personnages féminins. Pour
elles la simple survie l' emporte nécessairement sur leur épanouissement
personnel; mais la dialectique de leur propre observation du monde et de
l' analyse proposée par Mademba (dialectique opérée en partie à travers
les conversations de Mademba avec Koddu), doit sûrement donner lieu à des changements
d' attitude. La déclaration de Mademba qui clôture le livre revêt une
signification accrue à la lumière de cette réciprocité: "...mon message est destiné avant tout à ceux
qui, comme mon père et ma soeur, n' ont pas encore l' occasion ni les
moyens d' apprendre à lire" (p. 171).
Il est clair à partir du
texte de Khadi Fall qu' il n' existe pas de cloison étanche entre la
campagne et la ville. Interpréter autrement le roman, essayer de séparer le
"traditionnel" d' avec le "moderne"[7] serait mal interpréter le
livre, et pourrait être dangereux: d' abord parce qu' on risquerait
de tomber dans le piège de la nostalgie, ensuite parce qu' il faudrait
fermer les yeux sur les réalités de la vie sénégalaise. Il n' existe pas
de société immobile, mais la société sénégalaise des 15 années qui viennent de
s' écouler a été particulièrement mouvementée. Le dépeuplement de la
campagne en direction de la ville s' est accéléré. Sous les pressions
jumelées de la sécheresse et de l' appauvrissement du sol dû à la culture
de l' arachide, les paysans quittent la campagne en nombres grandissants
et la région de Dakar voit sa population s' accroître de façon alarmante.
Dans ces circonstances, la division entre la campagne et la ville est
particulièrement perméable. Les rapports qu' entretient Mademba avec sa
soeur Koddu en fournissent un exemple.
Il existe néanmoins dans le
livre une différence tangible entre les coutumes des citadines et celles des
paysannes. Si les paysannes semblent finalement - paradoxalement peut-être -
plus en mesure de diriger leur propre destin, ce n' en sont pas moins les
bourgeoises de la ville qui occupent le centre de la scène. Ici comme ailleurs,
Khadi Fall se sert du marginalisé qu' est Mademba pour illuminer
d' en dessous les failles de la société sénégalaise. Dans la société qui
nous est dépeinte, aucun rapport sexuel d' égal à égale ne semble possible
entre hommes et femmes, et les femmes, dépendant plus que les hommes de leurs
rapports sexuels (puisque c' est de ceux-ci qu' elles doivent
retirer aussi bien standing social que bien-être psychique et matériel) sont
désavantagées. A la ville comme à la campagne, le mariage comporte une relation
de dépendance sociale plutôt que de respect et de compréhension réciproques.
Callal Faal est bien
obligée d' étouffer son désaccord face aux projets de son mari. Chez
Ablaay Joob, chacune des épouses présente une attitude distincte et
représente un dilemme différent[8]. La première femme,
Ngoone, est la mieux située pour discuter et négocier avec son mari - privilège
qui revient de droit à la première femme, celle qui vit depuis le plus
longtemps avec le mari, et la seule à avoir eu avec lui un rapport exclusif.
Les débats de Ngoone avec Ablaay Joob ont lieu à huis clos, et c' est la
situation de marginalisé de Mademba qui permet à celui-ci - le membre le plus
démuni et en principe le plus ignorant de la famille - d' écouter et de
transmettre ces conversations. Aux yeux des époux: "...c' était un enfant tout à fait
particulier, sans éducation, par conséquent ignorant et nullement à craindre.
Ils n' avaient pas besoin de prendre des précautions particulières devant
lui; il n' irait jamais raconter nulle part ce qu' il entendrait; il
devait être trop heureux de trouver enfin une famille, un toit, pour occuper
son esprit à des sujets qui le dépassaient"
(p. 33). Malgré la relation relativement privilégiée dont elle jouit
auprès de son mari, Ngoone n' a ni sa confidence ni sa confiance. Toute
épouse, par définition, du moins dans un mariage polygame, est dangereuse.
Ablaay Joob a déjà été obligé d' en renvoyer une qui aurait essayé de
l' ensorceler; il ne peut donc plus s' offrir le luxe de permettre
aux autres l' accès libre de sa chambre - privilège réservé désormais à son
domestique et, puisqu' il paraît intelligent et discret, à Mademba. Tante
Ngoone connaît donc tour à tour les privilèges et les humiliations de la
première femme. Elle s' est déjà trouvée dans l' obligation de se
battre contre la deuxième, répudiée depuis; à l' époque du roman, elle se
trouve dans l' obligation de coexister - difficilement - avec la deuxième
femme actuelle, Aja Nabu, et avec la très jeune troisième femme, qui habite
ailleurs. Depuis son troisième mariage, son mari a pris l' habitude de
passer ailleurs les nuits qui sont officiellement dues à Ngoone. Elle souffre
aussi à cause de son éducation traditionnelle et de son manque
d' instruction par rapport à sa "rivale", Aja Nabu, qui aime
parler français (p. 38: Aja Nabu "se mettait à parler cette maudite
langue que sa rivale ne comprenait pas").
De toutes les femmes, Aja
Nabu est celle qui est la plus proche de Mademba et qui occupe donc la plus
grande place dans ses pensées et dans le livre. Parmi les commères du voisinage
elle a la réputation d' être légère: "Regardez donc qui va là! C' est au tour de qui aujourd' hui?
Au tour du cordonnier ou au tour du tailleur?" (p. 100). Pendant
l' intervalle entre son divorce (d' avec un mari diplomate qui
l' avait abandonnée pour une femme plus jeune) et son deuxième mariage,
Aja Nabu a mené pendant une courte période la vie d' une courtisane
discrète: c' est effectivement par ce moyen qu' elle est arrivée à se
marier avec Ablaay Joob. Dans sa carrière de courtisane comme dans son premier
mariage, elle a fait preuve d' un tel don pour la manoeuvre qu' il
lui est maintenant impossible d' être ouverte et honnête dans ses rapports
avec les hommes.
Les rapports d' Ablaay
Joob avec ses première et deuxième femmes sont symbolisés par sa chambre à
coucher. La plus grande pièce de la maison, elle est entièrement peinte en
bleu, "de toutes les nuances de bleu
que l' on pouvait imaginer" (p. 35). A côté se trouve la
salle de bains qui, pour emprunter les paroles de Mademba, "me paraissait anormalement grande et dans
laquelle on se sentait comme dans un énorme bocal en verre, rempli d' une
eau de source où pousseraient un millier de plantes tropicales"
(p. 36). Dans aucune des deux pièces il n' est possible de constater
la moindre trace de l' une ou de l' autre femme. Les appartements d' Ablaay
Joob sont ceux d' un individu isolé et suffisant. "Tout y était exclusivement marqué par la
personnalité d' oncle Ablaay" (p. 36). Le domestique
s' empresse chaque matin de changer les draps, éliminant ainsi toute trace
d' une présence féminine, et c' est le plus souvent en vain que
Mademba essaie de "dépister la
présence de l' une et de l' autre" en surprenant la trace de
leurs parfums respectifs: "Cependant, c' était presque toujours la
forte odeur de Givenchy dont s' aspergeait mon oncle qui neutralisait
toutes les autres odeurs" (p. 37). La troisième femme
n' apparaît jamais. Etudiante à la faculté (et donc à peu près du même âge
que les filles de son mari et de Ngoone), elle habite à Mermouz et prend,
dit-on, la pilule contraceptive à l' insu de son mari. Tout, dans ce
texte, tend à souligner l' isolement du mari.
Dans cette famille, les
femmes de la génération de Faatim (qui est la fille de Ngoone) sont, tout comme
leurs amies, monogames. Pourtant leur vie, surtout en ce qui concerne leurs rapports
avec leurs maris, ne semble pas beaucoup plus heureuse que celle de leurs
mères. Il est sous-entendu que leurs maris, bien que monogames, entretiennent
néanmoins des liaisons illicites (p. 79: pendant trois semaines, quand
l' eau est coupée dans leur immeuble, le mari d' Alima trouve
toujours où se laver et se raser). Leur monogamie semble reposer davantage sur
un modernisme factice - consommation ostensible, écoles privées et snobisme
social - que sur des rapports vraiment affectueux ou un féminisme réel.
Quant à Khadi Fall
elle-même, elle estime que les pires effets de la polygamie retombent, non pas
sur les épouses ("qui après tout sont des adultes") mais sur les
enfants, qui souffrent d' être privés de l' affection du père, et qui
sont souvent victimes de la rivalité qui existe entre les co-épouses[9]. Cette thèse est illustrée
dans le livre de deux façons: d' abord, par l' enthousiasme avec lequel
Ngoone, qui a évité les grossesses pendant 12 ans, retombe enceinte aussitôt
que son mari prend une deuxième femme. Deuxièmement, la polygamie de ses
parents semble être à l' origine de la marginalisation de Faatim. Pendant
son enfance et son adolescence, Faatim était plus proche de son père que de sa
mère - tel est, du moins, l' avis du père: "lui [...] avait toujours été son meilleur ami et son plus grand
confident, même pendant ses dernières années de lycée" (p. 31).
Les liens se sont relâchés quand elle est partie faire ses études à Paris, puis
brisés quand elle est rentrée munie d' idées neuves sur les rapports entre
parents et enfants et sur l' autorité du chef de famille. Faatim
elle-même, dans une conversation avec Mademba, rend responsables les liens
très proches qu' elle a eus pendant sa jeunesse avec son père plutôt
qu' avec sa mère de ses problèmes affectifs actuels: "Une mère, on l' a
toujours près de soi, tandis qu' un père polygame, il vous échappe. Elle
semblait tout d' un coup faire une découverte en affirmant que
l' amour d' un père polygame
ne suffisait pas à donner à l' enfant cette maturité affective indispensable
à son épanouissement" (p. 31).
Consciente de ses problèmes
affectifs, Faatim est séparée de ses parents, et sa mère accepte mal cet écart
entre les générations. Déchirée entre une fille rebelle et un mari en colère,
elle prétend en vain que toutes les filles qui font leurs études en Europe
n' adoptent pas les mêmes attitudes que Faatim; il y en a, dit-elle, qui
se soumettent toujours à la polygamie et qui reconnaissent l' importance
de la caste dans le mariage. En épousant cette attitude, Ngoone montre à quel
point elle a elle-même intériorisé la désapprobation de son mari. Elle ne
dispose d' aucun moyen de remettre en cause sa dépendance ni les causes
profondes de son insécurité. Son unique ressource, pour faciliter le départ de
sa deuxième fille sur Paris, consiste à prétendre que l' expérience ne va
en rien la changer ni menacer les valeurs traditionnelles. Faatim, par contre,
insiste pour frayer sa propre voie. Malgré les protestations de sa famille, elle
épouse Kariim, un co-étudiant de caste inférieure. Le mariage sombre sous la
double pression de la désapprobation familiale et de l' ambition de
Kariim. Ce dernier quitte Faatim (pour aller travailler aux Antilles) avant
même la naissance de leur enfant, proférant prétextes et promesses. Dans
l' épisode du divorce et de son remariage, Kariim fait preuve
d' égoïsme et de mauvaise foi: signe de plus que le problème de la
phallocratie, bien que posé de façon particulièrement aiguë dans la polygamie,
n' est pas forcément résolu par la monogamie.
En dehors du mariage, les
rapports homme-femme ne sont pas plus honnêtes. Pendant son séjour à
l' hôpital, Mademba entreprend la séduction d' Ayda, la mère
d' une jeune malade. Elle s' avère d' autant plus facile que Mademba
la convainc, par les habits qu' il porte, de sa richesse et de son importance
sociale, et Mademba, effrayé par cette naïveté, abandonne très vite ses
projets. Les changements dans l' institution du mariage constituent un aspect
d' une société en voie de transmutation. Que Khadi Fall sache saisir ce
mouvement de la société et y insérer ses personnages, constitue un de ses
grands atouts. Abdoulaye-Bara Diop analyse ainsi l' incidence du divorce
dans la société wolof actuelle:
"En fait, cette évolution des moeurs, l' accroissement du taux
de divorces, sont moins la conséquence d' une législation formelle
(religieuse ou coloniale) que le résultat de la destruction des structures et
des valeurs traditionnelles, sans que de nouvelles aient pris efficacement la
relève dans la résolution des problèmes qui se posent aux individus et aux
groupes, à l' époque actuelle"[10].
Le roman de Khadi Fall,
comme on l' a déjà vu, tend à suggérer que les structures existantes, à la
ville comme à la campagne, sont répressives. A la campagne, son roman montre le
poids d' une tradition dans laquelle une interprétation déformée du Coran
est mise au service de l' autoritarisme masculin. A la ville, les restes
de cette tradition se conjuguent mal avec un individualisme et un matérialisme
croissants. Khadi Fall réussit admirablement à dépeindre une société en mal de
valeurs, dans laquelle seuls les aliénés et les corrompus arrivent plus ou
moins à s' en sortir. Sur le plan matériel, les Ablaay Joob
s' enrichissent par la corruption, tandis que les paysans sont obligés
d' envoyer leurs enfants dans les daara pour "ne pas les voir mourir de faim" (p. 91; voir aussi à la
p. 68 la corruption des politiciens). Sur le plan psychique, les
aliénés et les malhonnêtes, par définition, se trompent et trompent les autres.
C' est ainsi que les personnages masculins les plus puissants - le père de
Mademba, Ablaay Joob, Kariim - érigent leur vie sur des fondements
d' égoïsme et d' autoritarisme, renforcés par le refus de toute
communication d' égal à égale avec leurs femmes. De même, les personnages
féminins aliénés - Ngoone, Ayda, les jeunes Ajas contemporaines de Faatim -
intériorisent leur assujettissement et l' impossibilité de toute
honnêteté dans leurs rapports avec leurs maris. Celles qui n' ont pas de
scrupules - telle, par exemple, Aja Nabu - tout en trompant et manipulant leurs
maris, restent pourtant lucides vis-à-vis de leurs propres ambitions et des
stratégies qu' elles sont obligées d' adopter pour les réaliser. Dans
la société urbaine du roman, seuls les personnages marginalisés arrivent à
garder leur authenticité. L' homosexuel Batoor, qui essaie de séduire
Mademba à l' hôpital, accepte de bon coeur le refus de celui-ci, et ne lui
retire ni sa franchise ni son amitié. Faatim, le personnage le plus
consciemment rebelle, subit aussi la marginalisation la plus douloureuse: ferme
dans son refus de l' autoritarisme et de la pression familiale, résistant
à la tentation de l' égoïsme et de la vénalité, refusant de pratiquer
l' exploitation psychologique ou matérielle, elle n' arrive à
survivre que dans les interstices de cette société en voie de mutation. Son
ambition de se frayer une carrière indépendante et des rapports humains
authentiques semble vouée à l' échec; si grande son intégrité soit-elle,
elle semble destinée, dans la société des nouveaux riches dakarois, à rester
Faatim la folle, victime de son manque de chance, de circonstances malheureuses
et aussi peut-être en partie de son propre mauvais jugement sur les possibilités
d' action dans cette société. C' est avec Mademba - personnage
marginalisé en vertu de sa situation sociale plutôt que de sa personnalité -
qu' elle établit les rapports les plus intimes. Quant à Mademba lui-même,
il est difficile de savoir s' il aspire à quelque chose d' autre que
de triompher de sa maladie et de nous communiquer son histoire. Il a la double
ambition de devenir romancier et de transmettre ses idées à ses compatriotes
illettrés, et il est clair que si cette première ambition est réalisable, la
seconde l' est beaucoup moins.
Le problème de la société,
tel qu' il est présenté dans ce roman, ne réside pas dans le passage des
"bonnes" valeurs traditionnelles aux "mauvaises" valeurs
modernes ou occidentales. Il réside plutôt dans le fait qu' au sein de la
société urbaine se développe une culture matérialiste, individualiste et
corrompue dans laquelle les vestiges de l' autoritarisme traditionnel et
d' un collectivisme en grande partie inapproprié aux nouvelles conditions
de vie, pèsent très lourd sur les individus. Même à la campagne, ces valeurs
d' autoritarisme et de collectivisme ont assumé une forme qui entrave le
progrès. L' attitude de Callal Faal, telle qu' elle est décrite par
son fils, montre de quelle façon l' action collective pourrait aider à
secouer le joug de l' autoritarisme existant. Les femmes paysannes sont en
lutte non pas pour obtenir les richesses ou le standing personnels, mais pour
se libérer de la pauvreté. La mère de Mademba, en préconisant l' action
et le collectivisme, refuse le fatalisme et par là même l' autoritarisme
de la théologie de son mari. La révolte de Callal Faal et de sa fille peut
sembler bien moins radicale que celle de Faatim ou des Ajas: mais ce sont les
paysannes qui font preuve du plus de lucidité, et qui envisagent de la façon
la plus pratique l' épanouissement individuel sans individualisme. Pour
l' instant, leur initiative est étouffée sous le double poids du
conservatisme religieux et des privations matérielles - causées ou du moins
aggravées par la corruption et la dépense ostensible qui caractérisent la
bourgeoisie dakaroise.
Conclusion
Khadi Fall a elle-même
exprimé la crainte que dans son désir de communiquer l' interdépendance
des différents aspects de la société sénégalaise, elle n' ait essayé de
trop mettre dans son livre, et qu' elle n' ait par conséquent traité
certains thèmes - notamment celui d' Aja Nabu - de façon trop hâtive[11]. Il est vrai que le livre
peut sembler trop fourni, et on a parfois le sentiment que l' auteur
aurait pu, à partir des mêmes éléments, faire plusieurs romans au lieu
d' un[12]. Pourtant, les divers
aspects du livre contribuent à la création d' un tableau complexe de la
société.
Sur le plan idéologique,
les perceptions et les réflexions de Mademba permettent de voir et de juger la
société. Les souvenirs de Mademba, ses conversations avec sa soeur, le regard
qu' il jette sur le ménage de son oncle, et les confidences d' Aja
Nabu et de Faatim: tout contribue à enrichir le tableau d' une société où
les clivages vont se multipliant.
Disposant de plus de
données, le lecteur est plus capable que Mademba de former un jugement sur la
société; en reconstituant par exemple les fragments du rêve de Mademba, ou en
évaluant ses incertitudes ou sa tentative de séduction d' Ayda à
l' hôpital, le lecteur a une vision plus cohérente de la société que
celle de Mademba lui-même. Sur le plan esthétique, pourtant, cet avantage
n' est pas sans poser de problèmes, car Khadi Fall va jusqu' aux limites
de ce que permet la narration à la première personne. Mademba semble parfois
dépasser ses compétences d' observateur. Ses souvenirs de la conversation
qui a lieu entre ses parents à la veille de son départ pour le daara, est indispensable
à l' appréciation que le lecteur va former, non seulement des traumatismes
que Mademba lui-même a soufferts, mais aussi des clivages qui existent dans
cette société d' un traditionalisme en apparence sans faille. Mais que
faut-il penser de ses souvenirs, si exacts, et de la capacité d' analyse
de l' enfant de cinq ans ? Est-ce qu' ils indiquent le début du
processus de traumatisation qui se dessine si nettement dans les phases
ultérieures du texte ? - ou bien, au contraire, est-ce qu' ils ne
diminuent pas l' impression d' assurance que donne le vagabond que
Mademba deviendra ? Car, s' ils paraissent réalistes chez
l' enfant de cinq ans, c' est que celui de huit ans n' aura ni
changé ni évolué, ni subi de traumatisme. La scène de la conversation entre
Callal Faal et Samba Koor Jeng souligne donc l' amplitude de la gageure
technique à laquelle Khadi Fall s' engage.
Il se pose à peu près le
même problème à propos de la description fournie par Mademba du ménage
d' Ablaay Joob. Mademba comprend très bien l' histoire et la
motivation de tous les membres de la famille, et la diversité du ménage ajoute
à la richesse du récit. Mais en racontant le ménage, Mademba court le risque de
dépasser ses compétences d' observateur; le narrateur omniscient risque
de prendre la place du protagoniste de l' autobiographie. En
l' occurrence, le jeu en vaut la chandelle, et l' omniscience de
Mademba constitue un aspect important du roman. Pour certains membres de la
famille, Mademba est invisible parce que domestique; et il est admis dans tous
les secrets parce qu' il est, paradoxalement, en même temps domestique et
membre de la famille, et qu' on peut donc compter sur lui pour ne pas
révéler les secrets qu' il a entendus. Sa double fonction le rend donc
doublement insignifiant pour certains membres de la famille. Aja Nabu et
Faatim, par contre, ont confiance en lui parce qu' en grande partie elles
assimilent leur situation à la sienne; ils sont tous les trois, et chacun à sa
façon, étrangers à la famille. Ce qui aurait pu constituer un problème technique
tourne donc à l' avantage littéraire du livre, donnant des résonances plus
profondes au portrait de la société.
Mademba arrive à comprendre
certains personnages à partir de l' observation, d' autres à partir
de ce qu' ils racontent d' eux-mêmes; mais dans les deux cas,
c' est sa situation de marginalisé qui fait de lui un observateur privilégié.
En ce qui concerne sa présentation de lui-même, c' est encore une fois sa
condition de marginalisé qui lui donne le courage et la lucidité de se raconter
consciemment - mais parallèlement, c' est encore cette même condition qui
entraîne la révélation inconsciente de sa psyché.
Khadi Fall nous présente,
dans Mademba, le portrait d' une
société disloquée et nous montre comment - et à quel prix - cette société
produit des êtres marginalisés. C' est dans l' expression de cette
dislocation et de cette marginalisation que réside la grande originalité de
Khadi Fall en tant que romancière.
[1]) Fall, Khadi: Mademba,
roman, Paris, L' Harmattan (Encres noires, 59), 1989. Je tiens à remercier
Mme Florence Myles et le docteur Rodney Ball de leur précieux concours lors de
la traduction de cette communication, ainsi que Khadi Fall elle-même pour les
interviews qu'elle a bien voulu m'accorder à Dakar en 1990..
[2]) Le daara est un système d' enseignement religieux où les talibés (soit des enfants, soit des
adeptes plus âgés) étudient sous la direction du marabout ou maître coranique.
Pour qu' ils apprennent aussi l' humilité inséparable de la
véritable piété, les enfants vivent en commun et très pauvrement; dans certains
daara ils sont souvent battus, et sont envoyés mendier leur nourriture dans le
voisinage (voir, pour deux visions opposées de cette pratique, L' Aventure ambiguë de Cheikh
Hamidou Kane, Paris, UGE, 1971, et le film Njangaan
de Johnson Traoré, avec le livre du même titre et basé sur le scénario, de
Chérif Adramé Seck, (sl, NEA, 1975). Sur les conditions existant dans quelques
daara urbains voir Tall, Fatou: Les
Talibés et la délinquance juvénile, Mémoire de fin d' études, Ecole
nationale des assistants et éducateurs specialisés, Dakar, année scolaire 1981
- 2; et Wal Fadjri, no. 200, 23
février - 1 mars 1990, p. 6: article d' Ousseynou Guéye, "Les
daara de la perdition."
[3]) Sembène, Ousmane: Niiwam:
Taaw, Paris, Présence africaine, 1987. Sow Fall, Aminata: La Grève des Battù ou les déchets humains,
Dakar, NEA, 1979.
[4]) On sait que Sembène a
résolu ce problème en se tournant vers le
cinéma.
[5]) Voir: Toiles d' Araignées, Paris,
L' Harmattan, 1982, et Les
Noctuelles vivent de larmes, Paris, L' Harmattan, 1988.
[6]) Interview, 15 février 1990.
[7]) Compte-rendu de Madior
Diouf, Le Soleil, 19 janvier 1990,
pp. 4 - 5.
[8]) Comparez avec Xala de Sembène (film, 1970; roman,
Paris, Présence africaine, 1973) où le mariage polygame sert également de paradigme de la situation de la femme.
[9]) Interview, 6 avril 1990.
[10]) Diop, Abdoulaye-Bara: La
Famille wolof: tradition et changement,
Paris, Karthala, 1985, p. 211.
[11]) Interview, 6 avril 1990.
[12]) Remarque faite aussi par
Madior Diouf dans son compte-rendu très
positif (voir ci-dessus la note 7).