Adriana MORO
Turin
Yâkâré :
Une autobiographie
du "moi" social
Yâkâré est un ouvrage
autobiographique dont le protagoniste "Oumar" n'est pas l'auteur.
C'est Renée Colin-Noguès l'auteur qui a
d'abord enregistré le récit de la vie d'Oumar et ensuite l'a transformé
en texte écrit. "Le récit d'Oumar est [...] surtout celui d'une histoire
collective", dit l'auteur. "Son autobiographie a été lue et discutée
par plusieurs de ses camarades" et "Oumar a tenu à prendre ses
responsabilités jusqu'au bout"[1].. Oumar, un personnage qui
vit en fonction de la communauté, confirme : "Moi, je n'ai pas honte
de raconter toute ma vie, même si elle est dure [...]. C'est en la racontant
que j'arriverai à changer quelque chose dans notre maison, dans le village, à
faire changer ce que les gens ont dans la tête" (p. 211). Oumar et la
communauté forment un rapport qui naît et évolue à l'intérieur de trois cercles
sociaux concentriques : la famille, le village, la société.
Famille
- "moi"
La famille d'Oumar est une "cellule sociale"
dirait Senghor[2]. Son père cultivateur
"est marié avec une seule femme". Sa grande soeur Ayssata "est
mariée avec un neveu" de son père. Son grand frère Mamadou "est à
l'école coranique arabe" et Oumar "a été le premier enfant à aller à
l'école française" (p. 22). Les membres de la famille sont présentés
par leur statut social : le statut de "marié" ; ou bien
ils sont définis par leur activité sociale : "cultivateur",
"enfant qui va à l'école". Ils ne sont que des parties de l'unité
qu'est la famille, conçue comme une communauté : "La famille qui
vivait avec ma mère, c'était le grand frère de mon père, Mamadou, avec ses deux
femmes et sa fille [...]. Comme mon père était à Dakar, c'est son frère qui a pris
la direction de notre maison, secondé par ma mère" (p. 26)[3]. La
"famille-communauté" n'est pas limitée au noyau
"parent-enfant", et règle sa vie selon des principes de vie communautaire :
"Il y a certaines choses qu'un enfant peut faire sans être obligé de demander,
avant, à ses parents, mais c'est quand même nécessaire de tout mettre ensemble.
Ce que tu dois faire, dis-le à tes parents. Ce que la maman aussi doit faire,
elle le dira à son enfant. Ça ne t'empêche pas de faire ce que tu veux"
(p. 151). Ce sont les liens d'alliance et d'entraide qui créent le tissu
de la "famille-communauté", des liens qui souvent dépassent le groupe
humain villageois. "Pour manger à midi, j'étais hébergé chez la soeur de
ma mère, qui est mariée à Kanel [...]. Chez nous", dit Oumar, "chaque
village a des relations avec les autres : ce sont des frères et des soeurs
éloignés. Toujours il y a des arrangements" (p. 40). Oumar vit comme
une "cellule" dans le corps de la famille. A travers son
autobiographie, il retrouve tous les liens de la vie familiale dans lesquels
s'inscrit sa propre vie. Une vie qui est rapport de dépendance avec la
communauté familiale où pourtant il a sa liberté. La famille, dit Senghor est
une "unité qui n'ignore pas les individus, tout subordonnés qu'elle les veuille
à l'unité du groupe" (Liberté 1,
p. 28). Pour Oumar son coin de liberté est "son petit champ à
lui" qu'il cultive en dehors du "grand champ de la famille", et
dont le produit peut lui apporter un gain personnel. Il s'agit d'une liberté
qui se concilie avec la participation que la communauté familiale demande à
ses membres. A l'âge de quinze ans, tous les enfants font partie des
responsables de la famille : "C'est le père qui dirige, mais le fils
participe aux travaux" (p. 86). L'individu est une pièce de
l'engrenage où tout est établi par ceux qui ont vécu avant lui et ont établi
les règles de la communauté et de la vie familiale. Dans cet engrenage, la
spécificité de l'individu se révèle à travers sa participation au soutien
économique de la "famille-communauté". "J'ai demandé à aller à
l'étranger" dit Oumar. "Les raisons sont très simples : nous
sommes si pauvres, ce que nous cultivons ne suffit pas [...]. Moi, j'avais
l'âge de voyager, donc je devais aller chercher du travail pour aider la
famille : payer les impôts, payer les habits, payer la nourriture"
(p. 86). Oumar choisit sa propre forme de participation au bien être
collectif de la famille. Il s'agit d'une action qui révèle une grande force de
caractère : "Depuis mon enfance je voulais faire quelque chose qui
vienne de moi-même" (p. 30), dit-il. Son action ne détruira pas le
tissu des liens de la "famille-communauté". A Abidjan ou en France ce
tissu se recomposera. A Abidjan Oumar loge chez des cousins : "On
mangeait ensemble, on dormait ensemble, on s'habillait presque ensemble"
et "pour la question de l'argent de poche, tous les cousins sont là pour
s'en occuper : si tu sors te promener, peut-être que tu auras besoin de
boire ou d'acheter quelques fruits... Alors ils te donnent quelque chose pour
ta poche, pour ton besoin personnel" (p. 95). En France ce sont
encore les cousins qui suggèrent à Oumar de chercher un travail de
"tailleur de broderie".
Au village comme ailleurs, la communauté familiale vit
comme une "unité économique" où "le bien [...] est commun,
indivis" dit Senghor (Liberté 1
p. 28). Une unité qui demande la contribution de tous pour permettre à
chacun d'avoir sa part en cas de nécessité. Une unité économique qui s'est
donné des règles : "l'argent qu'on garde" dit Oumar "on le
confie à un autre, à un vieux. Ce vieux c'est quelqu'un en qui on a confiance.
Parce qu'on sait qu'il a, dans le village la parole, que tout ce qu'il dit est
vrai et respectable" (p. 106). "L'argent qu'on garde" est
la partie qui revient à la famille. Elle doit être contrôlée par quelqu'un dont
on connaît la sagesse et la respectabilité. C'est encore la communauté
familiale qui dirige le comportement social de l'individu, même s'il se trouve
loin de la famille, loin du village. Le cercle de la famille s'éloigne de son
centre d'action d'origine qui est le village, mais il tourne toujours autour de
son pôle : le rapport d'entraide bâti par ses membres.
Village
- "moi"
Au village la vie de la communauté familiale se dilate et
se prolonge dans la communauté villageoise, parce que "la famille est le
microcosme, la cellule première que reproduisent, par dilatation, tous les
cercles concentriques qui forment les divers étages de la société :
village, tribu, royaume" (Liberté 1
p. 268) dit Senghor. Ce sont les enfants qui créent le point de soudure le
plus naturel et le plus immédiat entre la famille et la communauté
villageoise : "A partir de dix ans, on mange avec ses copains"
dit Oumar (p. 217). Ce sont les copains de la même classe d'âge, qui
"comprend tous les individus nés dans les limites d'un temps donné, qui
s'étend sur plusieurs années - cinq en général. En réalité, ce sont moins les
âges que les cérémonies d'initiation qui déterminent une classe"
(p. 271) explique Senghor. Pour l'enfant, il n'y a pas de distinction
entre la vie familiale et celle de la collectivité villageoise : "On
vivait en collectivité avec tous les enfants de mon âge, on travaillait
ensemble toute la journée et on passait presque toute la nuit ensemble"
(p. 31). Et "s'il y a une case libre dans la maison, tous ceux qui
sont à côté de toi, tes camarades de ton âge, viennent chez toi"
(p. 58) dit Oumar. Les adultes développent les points de soudure des
enfants, par leur participation aux événements qui marquent la vie d'une
famille : "On a perdu quelqu'un, on n'a pas autre chose à faire... On
n'est là que pour pleurer ce disparu. Même s'il est de l'autre bout du village,
personne ne fait le marché, personne ne fait la cuisine (p. 71). Tout se
partage au village : la douleur d'un deuil, ou la joie d'un mariage et
"quand quelqu'un est de retour, c'est comme un jour de fête, alors
certains voisins et voisines prennent en charge tous les travaux de la maison.
Pour que les parents puissent rester auprès de leur fils, puissent le voir de
près" (p. 203). La participation collective, élément primordial de la
vie familiale et villageoise crée et régit l'unité du groupe humain. Il s'agit
d'une participation au rapport d'entraide mais aussi d'une participation
démocratique à la vie sociale. "Au village lorsqu'il y a quelque chose
qui ne va pas, on se retrouve tous et on discute. Et si le président dit
quelque chose qui ne plaît pas à tout le monde, on convoque une réunion et on
discute tous ensemble. Ce n'est pas seulement deux ou trois qui se retrouvent,
c'est tout le village" (p. 171). Les problèmes et l'organisation de
la communauté villageoise sont ressentis comme une participation collective
parce qu'ils forment une réalité vitale et vivante pour le groupe. Elle est
vitale par le rapport d'entraide qu'elle crée. Elle est vivante parce que c'est
la participation collective qui l'alimente.
La collectivité est à la fois créatrice et utilisatrice
des structures sociales : "tout ce qui existe à Sintiâne a été fait
par le village lui-même, que ce soient les puits, le dispensaire, le marché ou
la première classe de l'école (p. 70). Ce sont les associations
villageoises qui créent et s'occupent des structures sociales. Des associations
qui font partie de la vie traditionnelle du village. Delafosse les avait déjà
découvertes et décrites dans son ouvrage "Haut-Sénégal Niger" paru pour la première fois en 1912. A
Sintiâne, le village d'Oumar, il y a une association de type traditionnel
"[...] C'est-à-dire qu'elle cultive un champ collectif. A la récolte,
elle vend le mil et l'argent est mis à la disposition des villageois. Si un
malheur tombe sur un gars, on lui donne l'argent et on l'aide à reconstruire sa
maison" (p. 69). Cette association "rassemble tous les habitants
du village, même ceux qui sont en voyage. Eux, ils cotisent, les autres
cultivent le champ collectif. Il y a un jour qui est choisi pour ça. On dit que
c'est le champ de la Jeunesse, parce que l'association de notre village, on
l'appelle la Jeunesse" (p. 69). Et Oumar ajoute : "Elle se
charge aussi de tous les travaux collectifs au sein du village :
construire ou réparer les classes, le dispensaire, le marché, creuser les puits
ou recreuser ceux qui ne sont pas assez profonds et qui n'ont plus d'eau
pendant la saison sèche" (p. 219). L'autobiographie d'Oumar apparaît
comme la description de la vie collective, de sa structure, de ses rapports.
Oumar mime cette vie, il s'exprime comme membre de la communauté, la seule
réalité vivante du village. Il est parmi le groupe des enfants qui vivent dans
la communauté villageoise, il est parmi ceux qui se retrouvent pour discuter
des problèmes du village, il est membre de l'association de la
"jeunesse", il bâtit sa vie sur la communauté villageoise. Il
manifeste toutefois un dynamisme particulier dans sa contribution à la vie collective.
En tant qu'émigrant en France, il sera parmi ceux qui envoient des médicaments
à la pharmacie du village et à son retour, il s'en occupera personnellement
parce que "les paysans [...] ne savent pas lire et ne peuvent pas se
servir eux-mêmes des produits pharmaceutiques" (p. 219). La
participation d'Oumar au bien collectif apporte quelque chose de nouveau au
village : le savoir qui s'exprime à travers l'écriture et la lecture. Un
savoir nécessaire à la collectivité et Oumar se retrouve parmi ceux qui ont
commencé à le diffuser : "Je fais partie de ceux qui ont lancé les
premiers cette idée" dit-il (p. 57). Ce sont les cours
d'alphabétisation l'idée qu'il lance avec un groupe de jeunes, parce qu'au
village "on voyait qu'il fallait apprendre (aux enfants qui n'étaient pas
inscrits à l'école) à lire et à écrire : leur nom, leur prénom, leur
adresse, quelque chose qui leur soit utile" (p. 57). Oumar développe
à travers sa participation au bien collectif son désir de faire "quelque
chose qui vient de lui-même". C'est le désir qui le pousse à chercher du
travail hors du village et aussi à introduire la nouveauté dans la vie collective.
L'engagement
social
Les cours d'alphabétisation naissent d'une idée conçue
par l'individu qui propose sa participation au bien de la communauté. A
Abidjan, c'est encore Oumar qui lance cette idée : "Qui veut
apprendre les cours d'alphabétisation, c'est-à-dire le français"
(p. 103) dira-t-il aux travailleurs qui ne connaissent pas cette langue.
Et c'est à travers le groupe des travailleurs qu'il réalise son idée parce
qu'il l'insère dans le circuit du rapport d'entraide. D'une part, les travailleurs
participent, cotisent avec ceux qui ont lancé l'idée pour acheter "les
livres, le tableau, les craies, les cahiers" (p. 103), d'autre part,
ils bénéficient de leur participation : ils apprennent le français. Mais
l'idée individuelle se place toujours au dehors des relations traditionnelles
de la collectivité et au moment où Oumar commence à former une petite
association avec ses camarades, "l'instituteur a dit qu'on commençait à ne
pas le respecter et qu'on n'aurait pas dû le faire sans son avis. Nous avons
dit : Erreur !
Source du renvoi introuvable." (p. 48). L'association se
proposait de créer un petit budget pour permettre aux écoliers de financer
leur fête de fin d'année. Elle avait été créée avec l'esprit de participation
collective, ou d'entraide comme les associations villageoises traditionnelles.
Et pourtant, elle rencontre le refus de la collectivité : "Dans tout
le village, nous ne nous sommes retrouvés qu'une quinzaine à refuser
catégoriquement de laisser tomber la caisse. Tous les autres élèves s'étaient
mis d'accord pour casser, pour ne plus participer. A la fin, je me suis
retrouvé tout seul... [...]. J'ai dit alors qu'une seule personne ne pouvait
pas continuer" (p. 49). L'association représente une entité nouvelle
et inattendue qui s'insère dans le tissu des relations de la collectivité. Elle
sera rejetée et Oumar sera mis à l'écart "Je me suis retrouvé tout
seul" dit-il. Mais Oumar lutte pour réaliser son idée : "J'ai pu
convaincre la bonne moitié de tous les camarades de reprendre l'affaire en main
[...]. C'est comme ça que nous avons recommencé l'association"
(p. 50). L'association trouve sa place dans le tissu des rapports
collectifs tout en provoquant un conflit entre l'individu ou le petit groupe
qui la conçoivent et la communauté qui veut garder sa structure traditionnelle.
Oumar qui se rend compte "qu'une
seule personne" ne peut pas réaliser les idées qui touchent la
collectivité, sera parmi les étudiants les plus actifs de l'association. A
Mâtam, le groupe d'étudiants qui anime l'association vit une expérience nouvelle.
Ils sont mis au courant des événements qui se déroulent "Dans les grandes
villes, à Dakar et à Saint-Louis" où "des étudiants se sont formés en
association pour discuter sur la réforme de l'Education, sur l'amélioration de
l'Université et des Lycées des grandes villes [...] et surtout sur les
conditions des bourses et des examens" (p. 77). Il se produit alors
un changement dans les idées et dans les buts de l'association :
"Notre association a pris l'engagement de discuter, de s'informer des
actions menées par les autres : s'ils déclenchent la grève on les
soutiendra, s'ils nous disent de faire telle chose, on essaiera de la faire,
même si on rencontre des difficultés" (p. 78). L'association devient
un instrument de lutte sociale, elle brise la forme traditionnelle du rapport
harmonieux "donner-avoir" conçu pour le bien de la communauté, et se
manifeste comme force d'opposition qui puise son énergie dans les idées pour
lesquelles elle se bat. Oumar participe activement aux grèves déclenchées par
l'association et il se retrouvera parmi les étudiants punis le plus
sévèrement : "On m'a collé une étiquette : Erreur !
Source du renvoi introuvable." (p. 85). Il comprend que
la force des idées se façonne par le
risque, par le combat, et aussi par la perte d'un bien acquis. En France, Oumar
réussit à faire partie des travailleurs émigrants qui logent dans les foyers.
Il renoue les liens avec le village à travers un rapport d'entraide. Il est
parmi les ressortissants de Sintiâne en France qui envoient "de l'argent à
la caisse du village : pour creuser les puits pendant la saison sèche, où
il est très difficile d'avoir de l'eau, pour acheter notre mil au moment de la
récolte, le stocker dans le village et ensuite le vendre à bas prix aux
villageois quand ils en ont besoin" (p. 170). Mais la participation
d'Oumar au bien collectif du village, faite selon les règles traditionnelles
d'entraide, représente maintenant un engagement de routine par rapport à ses
aspirations : "Je me suis un peu lancé dans les activités de
l'U.G.T.S.F." (p. 145)[4]. "Tout de suite, je
me suis engagé dans la lutte : je voyais comment on vivait dans les
foyers... [...] Eux, (les travailleurs sénégalais en France), ils luttaient
ici, la seule chose pour moi, c'était de les rejoindre. Je me suis dit : Erreur !
Source du renvoi introuvable. "J'ai acheté les journaux, je les
lisais, le les suivais de près" (p. 146). Oumar se transforme en
personnage engagé et cela lui révèle les difficultés de l'engagement social.
Les idées pour améliorer la société ne passent pas directement de l'individu
au groupe social, mais elles suivent un processus de maturation en passant à
travers la connaissance des expériences précédentes. La participation sociale
d'Oumar devient alors plus complexe : "Dans notre foyer, au début, il
n'y avait qu'une dizaine de camarades prêts à déclencher la grève. J'en faisais
partie. Mais déclencher la grève, ce n'est pas tout de suite, il faut d'abord
expliquer, discuter avec les gens... [...]. Certains d'entre nous ne
connaissent pas la situation ou même s'ils savent, ils ont peur. On a donc décidé
de leur parler pour leur faire comprendre et pour faire savoir à ceux qui
n'osaient pas, qu'il y en avait d'autres à côté d'eux qui voulaient la même
chose qu'eux" (p. 161). L'engagement social comporte de la part
d'Oumar, un effort de conviction pour que l'idée proposée puisse briser le mur
de méfiance et de peur du groupe social auquel elle s'adresse. Oumar découvre
le rapport difficile de l'individu engagé qui a besoin de la solidarité sociale
pour réaliser son idée et qui risque de s'engager dans une lutte sans savoir si
son rapport avec le groupe social forme une alliance réciproque.
L'affirmation
du "moi" social
La participation aux luttes syndicales développe
l'individualisme social d'Oumar. Il se bat pour ses idées : pour la
justice sociale et contre les abus et les défauts des institutions. Cela
développe aussi son esprit critique et il arrive à découvrir les défauts de sa
société traditionnelle. Il dénonce "les marabouts et les griots" des
gens qui "ne travaillent pas : au pays ils ne cultivent pas [...].
Ils ne vivent que sur le dos des autres" (p. 173). Aussi
s'oppose-t-il aux douaniers qui exigent des paiements illicites des émigrants
revenant au pays : "Moi j'ai dit que je ne payais pas pour les
babouches de mon père, ni pour celles de ma mère. J'ai dit : "Pas
question! [...]. Ce sont des cadeaux pour la famille". Et je n'ai pas
payé... Ils (les douaniers) sont malins : ils disent que si tu refuses,
ils vont te retenir" (p. 187). L'opposition d'Oumar aux impositions
des douaniers révèle la force et l'assurance acquise à travers son engagement
social, mais elle manifeste aussi un aspect de sa personnalité :
"J'avais une tête dure"dit-il à propos de sa vie d'enfant
"J'étais tellement dur que devant certaines choses je disais non"
(p. 30). De temps en temps le refus apparaît dans ses rapports avec la
communauté familiale. Il dira à sa maman : "Je ne peux pas! Je n'irai
pas aujourd'hui à l'école tellement je suis fatigué!" (p. 42). A
Abidjan il s'opposera aux décisions du cousin qui garde son argent, "cet
argent, c'est moi-même qui l'ai gagné, bien fatigué d'ailleurs! Pas question
d'aller maintenant au Sénégal !" (p. 107). Oumar n'a jamais vécu
à l'intérieur de la communauté familiale et villageoise, un rapport d'harmonie
totale. Si d'une part il a participé activement à la vie collective et s'il s'est
identifié au groupe humain auquel il appartenait, il a d'autre part exprimé son
caractère par des initiatives personnelles, par son obstination qui l'a amené
à se battre, à s'engager dans les luttes sociales. Sa personnalité s'est
développée en dehors de la vie traditionnelle de la famille, du village, et ses
idées, son individualisme intellectuel ne lui permettent plus de se considérer
comme la partie qui compose avec l'unité d'une communauté bâtie sur des
traditions acceptées aveuglément. Au village "si un garçon fait le travail
d'une femme il est minimisé" dit-il [...] moi, je n'ai pas honte de le
faire ! J'ai été puiser, j'ai été chercher des haricots, des fruits... Je
l'ai fait la tête haute ! Et j'ai entendu des critiques"
(p. 214). Aussi, dit-il, "Enfin, la dernière chose que j'ai faite
c'est de manger avec mon père, quand on n'allait pas au champ [...]. A vingt
ans, [...] au village, on ne mange pas avec son père" (p. 217)[5]. Oumar lance un défi à la
communauté qui vit selon les traditions. Il brise volontairement les interdits
et il s'oppose avec courage et détermination aux critiques. C'est l'acte le
plus individuel de son engagement social. Il est seul avec des idées nouvelles,
face au groupe social qui lui lance des critiques. Pourtant ses idées, bien que
révolutionnaires, ne visent pas à détruire la structure de la communauté
traditionnelle : "Les vieux [...] ont les vieilles coutumes, les
traditions qu'ils ont conservées de nos arrière-arrière-grands-parents. Tout ce
qui nous est actuellement utile ou qui peut nous être utile plus tard, il faut
le conserver. Tout ce qui risque de nous retarder, de nous empêcher d'améliorer
nos conditions de vie au village, il faut l'écarter" (p. 241). Oumar
propose à la communauté villageoise le modèle sur lequel il a bâti sa vie. Un
modèle à la fois traditionnel et porteur de nouveautés, un modèle qui soude
les éléments positifs expérimentés dans le passé aux éléments d'une évolution
sociale du présent. Il brise ainsi le mouvement statique du cercle de la
communauté traditionnelle orientée toujours vers le passé et il la regarde non
plus comme un paysage de vie harmonieuse, mais comme une structure à analyser
et à restructurer : "Il y a un manque d'organisation au sein des
villages, même s'il y en a certains qui se débrouillent quand même et qui
s'intéressent à leurs problèmes" (p. 239) et il ajoute "Il faut
que les jeunes, les moins jeunes, les vieux et les femmes se retrouvent
ensemble pour discuter des problèmes réels du village, des problèmes actuels :
la faim, la soif, la santé, l'école, l'aménagement, etc" (p. 242).
Mais "Cela dépend de la prise de conscience des gens. Si tous étaient
conscients, je crois qu'ils auraient l'idée de penser d'abord à leur famille,
de s'organiser dans leur maison pour créer une vie nouvelle (p. 211). Le
renouvellement qu'Oumar propose est comme la grève proposée aux travailleurs
émigrés en France : une idée qui demande d'être soutenue, elle demande
"la prise de conscience de la part de tous". La cohésion de la communauté
est la force essentielle pour réaliser le bien être social, mais l'idée
individuelle, l'idée réformatrice devient son moteur.
A travers son autobiographie, Oumar parcourt un chemin
dont le départ est son regard descriptif de la vie collective traditionnelle
et dont l'arrivée s'entrevoit dans ses idées de transformation sociale. La
société traditionnelle figée dans sa structure communautaire héritée du passé
doit se confronter avec le présent d'une collectivité qui vit en contact de
plus en plus étroit avec la société européenne. De ce contact naissent les
idées de renouvellement d'Oumar et aussi la nécessité de trouver un rapport
social nouveau. C'est dans la recherche de ce rapport que l'on trouve
peut-être la signification du titre de l'ouvrage. Yâkâré, "c'est un mot toucouleur" dit Oumar, "qui
veut dire : pour tout ce que tu fais, il faut avoir la patience, le
courage de le faire, il faut y mettre tout ton effort et penser qu'un jour tu
arriveras au but. Il ne faut jamais te décourager" (p. 60). On
trouve dans la signification du mot Yâkâré
ce qui peut représenter l'élan d'un engagement social : celui d'Oumar et
aussi celui de la communauté villageoise parce que Yâkâré est aussi le nom de l'association des cours
d'alphabétisation au village.
[1]) Oumar Dia & Renée
Colin-Noguès, Yâkâré, l'autobiographie
d'Oumar, Maspero, Paris, 1982, p. 19.
[2]) L.S. Senghor, Liberté 1. : Négritude et Humanisme,
Ed. du Seuil, Paris, 1964, p. 27.
[3]) "L'oncle paternel
[...] occupe, en principe, la même position que le père dont il a le
statut" dit Abdoulaye Bara Diop dans son ouvrage "La famille Wolof", Ed. Karthala
1985. L'oncle d'Oumar a lui aussi le statut du père bien qu'il appartienne à
l'ethnie des Toucouleurs.
[4]) L'U.G.T.S.F. est une
organisation syndicale dont le président est Sally, l'oncle d'Oumar. Elle
agissait en France et en Afrique. En France Oumar essaie de profiter de la
présence de son président, Sally, pour apprendre et développer les activités
syndicales.
[5]) A partir de l'âge de 10
ans, les enfants mangent avec leurs camarades de la même classe d'âge et cela
continuera pendant toute la vie.(cf. p. 217).