Un Rêve Algérien

Le retour de Henri Alleg en Algérie

Film documentaire de Jean-Pierre Lledo

France / Belgique / Algérie, 2003


 « À mesure que les jours passaient, l’espoir que l’opinion publique alertée réussirait à m’arracher à leurs griffes grandissait en moi, mais en même temps j’étais convaincu qu’ils préféreraient affronter le scandale de ma mort plutôt que celui des révélations que je ferais vivant. Ils avaient dû peser cela, puisque l’un des paras m’avait dit ironiquement, alors que j’étais encore incapable de me lever : “C’est dommage, tu aurais pu en raconter des choses, de quoi faire un gros bouquin !” »

Henri Alleg résista aux tortures et à l’emprisonnement. Il put donc « en raconter des choses ». Et sans être un « gros bouquin », son témoignage est un grand livre, un texte brûlant, un « J’accuse », une pièce à conviction accablante dans le procès des exactions de la France coloniale. C’est dans la cellule 72 de la prison civile d’Alger, où il allait passer trois ans, qu’Alleg consigna par écrit pour l’Histoire le récit des supplices qu’il venait de subir. Achevé en novembre 1957, le texte de La Question parut en février 1958, et fut saisi en mars. Entre-temps, 70 000 exemplaires avaient fait leur chemin dans les consciences (Bernard Droz et Evelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie, Paris, 1982 ; rééd. 1991). À l’initiative de Jérôme Lindon, de grands écrivains nationaux (Malraux, Mauriac, Martin du Gard, Sartre,… pas Camus) adressèrent une protestation solennelle au président de la République. Les Éditions de Minuit firent reparaître La Question d’Alleg en 1961, ainsi que le récit de ses années de détention à la prison Barberousse (Prisonniers de guerre).

Henri Alleg résista. Les paras n’eurent pas sa peau. Mis face à face avec lui en 1970, au Palais de Justice de Paris, le général Massu se permit même de faire remarquer le « dynamisme rassurant » (cité par Alistair Horne, A Savage War of Peace, Londres, 1977) de celui qui avait été arrêté en juin 1957 par ses services pour être « interrogé » – c’est-à-dire battu, électrocuté, pendu par les pieds, noyé, brûlé, drogué. Comme avait à le craindre l’ironique parachutiste, l’opinion publique put être alertée, grâce à Alleg, de l’utilisation systématique de la torture par l’armée française en Algérie.

En 1957, Alleg voulait, en écrivant La Question, que les Français « sachent que les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le grand peuple de France », et qu’ils « sachent pourtant ce qui se [faisait là-bas] en leur nom ». En 2003, le film documentaire de Jean-Pierre Lledo ravive les mémoires françaises, mais s’adresse aussi à l’opinion publique algérienne, pour montrer, à son attention, le présent de ce passé. Ce film revient sur ce qui peut être considéré comme « la tragédie d’un engagement mal reconnu encore aujourd’hui par le peuple algérien et par l’historiographie officielle du FLN » (Droz et Lever, Histoire de la guerre d’Algérie). Directeur du journal Alger républicain de 1950 à 1955, militant anti-colonialiste, Alleg participa en effet à l’écriture d’une page importante de l’histoire de l’Algérie, une page qui allait se refermer lorsque ce journal fut interdit, une deuxième fois, après le coup d’État de 1965 – date à laquelle Alleg dut quitter l’Algérie. Quarante ans après, Lledo filme le retour d’Henri Alleg dans ce pays d’adoption qui le rejeta.

Dès le début, les images sont très émouvantes. Depuis le bateau, appuyé au bastingage, Alleg, qui rêva un temps d’être marin, salue de la main la ville blanche et ses vieux amis qui l’attendent sur le quai. À partir de là, nous assistons à un voyage qui mènera Alleg et Lledo – d’Alger à Annaba, de Constantine à Oran – sur les lieux de mémoire de la longue lutte pour l’indépendance. Alleg retrouve l’immeuble de la place El-Biar qui avait été le « centre de tri du sous-secteur de la Bouzaréah », où son camarade Maurice Audin périt, et de la terrasse duquel l’avocat Ali Boumendjel fut « suicidé ». La nuit, on roule dans les rues d’Alger désertes. Alleg retourne à la prison Barberousse, où une plaque porte les noms de Ferdinand Yveton et d’autres jeunes Algériens et l’heure de leur exécution (un « immense cri de douleur [jaillissait] de toutes les cellules au moment où le bourreau [venait] chercher les condamnés », et toute la Casbah d’Alger se mettait à chanter). Dans les mines d’Ouenza, les mânes des ouvriers grévistes semblent s’élever avec la poussière. À Oran, c’est le souvenir de la grande grève des dockers qui est évoquée. À Cherchell, un touchant personnage de vieux Caton vitupère contre la prolifération des magasins et des petits trafics des « trabendistes », ainsi que contre un gouvernement qui tue les jeunes Kabyles comme ça, « pour rien ». Dans un grand domaine agricole de la Mitidja, est rendu hommage à Elyette Loup, qui abandonna tout pour lutter aux côtés du peuple algérien, et qui subit comme Alleg, et comme beaucoup d’autres, la prison et la torture. Ce voyage, dont toutes les étapes sont reliées par les liens de l’amitié, s’achève sur la tombe de l’aspirant Henri Maillot, l’un des héros du maquis rouge.

Qu’est-ce que ce « rêve algérien » du titre du film de Lledo ? Est-ce l’Algérie « indépendante et fraternelle » gravée sur la tombe de Maillot ? Peut-on considérer qu’appartiennent à ce rêve les colons qui emmenaient à l’école les enfants des ouvriers agricoles avec les leurs ? Est-ce la fidélité aux valeurs que rappelle le mineur octogénaire d’Ouenza, vieux soldat de la France libre : « Égalité, liberté, fraternité » ? Est-il incarné par l’ancien combattant du FLN qui cultive des mimosas dans son jardin ? Est-ce encore le rêve de justice, de fraternité et d’une société multi-ethnique d’un Jean Pélégri, également filmé par Lledo (Jean Pélégri alias Yahia El Hadj, 2001), et mort en 2003. Ce rêve n’est pas raconté précisément, mais se compose de tous ces rêves et, comme tous les rêves, se rappelle au souvenir par petites touches.

Que fut le « rêve algérien » de Henri Alleg ? Ce rêve algérien est l’antithèse du cauchemar de la guerre. C’est un rêve qui, dans les récits que fait Alleg, se réalisa de manière exemplaire dans le travail de l’équipe éditoriale d’Alger républicain, le journal qui disait la vérité, qui ne disait que la vérité, mais qui ne pouvait pas dire toute la vérité – le slogan imprimé dans les espaces laissés blancs par la censure est resté célèbre en Algérie. Alleg évoque avec passion et nostalgie cette période en revisitant les beaux locaux de la rédaction avec ses vieux compagnons. En les écoutant, on comprend ce qu’Alger républicain a pu représenter pour ces hommes et ces femmes : un petit laboratoire politique de ce qu’aurait pu être, à une autre échelle, une Algérie ouverte, où Arabes, Kabyles, Juifs, mais aussi Algériens d’origine européenne auraient vécu en paix dans un État démocratique. En arrière-fond de ce rêve, il y a l’internationalisme des camarades d’Alleg, des Européens qui ont fait cause commune avec leurs frères algériens, au risque de leur vie.

La guerre sépara ce qui parfois avait ainsi réussi à se concilier harmonieusement dans des rencontres fécondes ; et la situation qui résulta de la guerre accentua les différences, et les rendit finalement inconciliables. Alleg, par sa personne même, par sa biographie et par ses choix, représente une telle synthèse, comme l’illustre bien une anecdote qu’il raconte dans le film. Âgé alors d’une vingtaine d’années, Alleg, pour se rendre à une réunion politique, avait fait de l’auto-stop, et avait été pris par un colon qui le mit en garde contre ce qu’il considérait comme les trois ennemis du moment : « les bolchistes (sic), les Anglais et les Juifs ». Doué d’un infatigable sens de l’humour, Alleg, communiste né en Angleterre de parents juifs, ne peut que s’amuser (et s’honorer au plus haut point) d’avoir ainsi incarné ces trois ennemis de la France de Vichy. La reconnaissance de telles combinaisons d’identités, et des appartenances multiples en général, aurait pu déboucher, par la suite, sur la conception d’une citoyenneté plus ouverte. Or, comme le déplorait Jean Pélégri, dans Ma Mère, l’Algérie (Alger, 1989 ; Paris, 1990), en application du « code de nationalité ségrégationniste, fondé sur la race et sur la religion » instauré après l’Indépendance, « le bachaga Boualem était algérien de droit, mais pas Yveton, Henri Alleg, ni Jean Sénac ».

Le rêve algérien, fait par Alleg et par beaucoup d’autres, transcende les limites d’un pays et d’une histoire nationale. C’est un rêve qui peut être partagé par toutes les régions du monde. Dans le contexte d’une autre guerre, cet idéal garde ainsi toute sa force, et se mêle à ce que Michel Warschawski appelle le « rêve andalou » (dans Israël-Palestine : le défi binational, Paris, 2001). Que faudrait-il pour penser une telle utopie ? « Découvrir Sarajevo, ville multiculturelle par excellence, où la culture juive fut parmi les plus florissantes de l’histoire de la Diaspora, redécouvrir Varsovie et Lodz des premières décennies du XXe siècle, avec leur rêve d’émancipation juive porté par le combat d’une classe ouvrière multinationale… redécouvrir surtout l’Andalousie et son âge d’or. Plus de sept siècles d’une civilisation arabe, judéomusulmane, qui a marqué l’apogée de l’Occident médiéval […] Sept siècles de relations le plus souvent harmonieuses entre juifs et musulmans, qui ont contribué, chacun avec les produits spécifiques de son histoire, à créer une culture mixte que l’Europe chrétienne prendra des siècles à égaler. Cet âge d’or de la coexistence judéo-arabe s’est étendu, à travers les siècles, sur une grande partie du bassin méditerranéen, sur une partie du monde arabe oriental et a rayonné jusqu’aux Indes. » Est-il tout à fait interdit de penser qu’idéalement il n’y avait pas si loin de l’Algérie à l’Andalousie ? Et pourrait-ce donc être cela le « rêve algérien » du titre du film de Jean-Pierre Lledo ?

C’est un tel rêve que fit aussi Lisette Vincent, à qui Lledo consacra un film (Lisette Vincent, une femme algérienne, 1998), et qu’il accompagna dans son retour en Algérie en 1998, un an avant sa mort. La biographie écrite par Jean-Luc Einaudi, Histoire de Lisette Vincent, une femme d’Algérie (Paris, 1994 ; rééd. 2001) portait déjà ce titre : Un rêve algérien. Selon Einaudi, ce grand rêve, qui anima la vie intense de la Pasionaria, « ne fut autre que la quête confuse, vitale, et perpétuellement inachevée de la fraternité ». En 1990, Lisette Vincent avait adressé une lettre à Einaudi, dans laquelle elle disait ceci : « J’ai rêvé d’une Algérie où nous aurions vécu avec toutes ces populations mêlées, toutes ces cultures, ces coutumes si diverses qui étaient une véritable richesse. […] Nous avions fait de si beaux rêves… Et ces années 1962-1965 ont été si exaltantes… […] Je suis si triste à la pensée de toutes ces années d’espoirs, de luttes, de fraternité, définitivement révolues. Je suis une des dernières de cette mémoire collective. Et je partirai sans avoir vu la réalisation de mon si beau rêve algérien ! »

Antoine Hatzenberger
Paris, novembre 2003