Jeanne FOUET
Docteur de l'Université de Franche-Comté
19 rue du 12 septembre
25150 PONT DE ROIDE
Note de lecture sur L'Enfant fou de l'arbre creux de Boualem Sansal, Paris, Gallimard, 2000.
Voici un roman dont la construction en déroutera peut-être quelques uns, tant le maillage est serré en ce qui concerne la technique narrative utilisée, et tant est foisonnante la matière que l'auteur nous offre à reconstruire par une exigeante lecture. Mais il vaut de suivre ce narrateur protéiforme dans l'intense complexité de cette histoire.
Le titre, extrêmement riche en connotations, condense le projet du roman: ce texte va parler d'un objet absurde, paradoxal, incompréhensible: l'Algérie immédiatement contemporaine. Un portrait angoissant est proposé au lecteur, d'un pays barricadé, paranoïaque, abonné aux mensonges constants, aux discours officiels truqués, à l'Histoire nationale trafiquée dans le but de produire autant de faux anciens combattants que de postes prestigieux et lucratifs à occuper. La corruption de la mémoire collective fait de l'Algérien du peuple "un homme bourré de complexes, environné de haine, une ruine irrécupérable, une névrose ambulante". Le personnel politique, judiciaire, administratif, ivre de pouvoir, terrorise, exproprie, vole, manipule, détourne, s'acoquine, ment surtout, ment sans cesse. On entre et on sort de prison au gré des caprices ou des intérêts d'une bande d'irresponsables dangereux que, comme Farid, on finit par rêver de brûler vifs, on devient fou, aveugle, d'une misère humaine infinie. L'extérieur, le métissage, toute forme de rencontre avec l'autre sont condamnées. C'est dans un tel cadre que se joue l'intrigue du roman, quête de la mère d'abord, quête d'identité, quête de fraternité.
Le roman entrecroise sans cesse trois temps et trois lieux, l'analepse constituant le mode de soudure narrative et le récit étant énoncé par un narrateur changeant, démultiplié. Nous sommes à Lambèse, sinistre pénitencier, où un Français originaire d'Avallon, Pierre Chaumet, rencontre Farid, incarcéré comme lui au quartier des condamnés à mort. Tous deux ont été reconnus coupables de meurtre, le premier sur un dignitaire du régime, le second sur un procureur. Le lecteur est transporté de la cellule, où se jouent le présent et l'avenir immédiat de Pierre et Farid, aux étapes du voyage qui ont amené Pierre en prison. Le personnage principal est alors narrateur. Il se souvient d'une adolescence turbulente et marquée par la présence de trois camarades issus de trois univers différents, Tunisie, Guadeloupe et Gabon. Il reconstitue ses déplacements et sa recherche de la mère à travers l'Algérie profonde, en compagnie d'un aventurier hasardeux, dont le statut reste problématique. C'est dans la cour du pénitencier qu'un enfant fou est attaché à un arbre creux. Le texte s'achève par un long post-scriptum en italiques, où un narrateur très distancé commente l'intrigue, les personnages et les issues narratives possibles d'une tentative d'évasion organisée par des autorités embarrassées d'un prisonnier aussi atypique que Pierre.
Cet enfant restera une énigme. Les hypothèses émises par un vieux soldat pensionnaire à vie du pénitencier, héros égaré dans un présent inexplicable, ne fournissent pas de clé, sauf celle-ci: l'enfant est le produit d'un rejet, d'une amputation de soi par haine de la différence.
On pourrait en rester là, avec un sentiment de respect pour le talent dénonciateur de l'auteur, et un haut-le-cœur à la lecture de ce qui court depuis longtemps et qui, là, est dit sans fard: non seulement le pouvoir et l'armée algérienne, entités plus qu'entremêlées, couvrent, mais parfois aussi organisent des massacres de civils, et les instances internationales rivalisent de tartuferie. Mais ce livre est aussi un livre sur une amitié capable de transcender les lois de l'impossible. On peut se sortir des cadres de pensée imbéciles, se dire que je est au moins un autre de plus, que tout Français en Algérie n'est pas forcément "responsable des maux" qui la frappent, qu'en tout Pierre sommeille un Khaled, et que c'est une belle tâche d'homme, qu'il soit d'un côté ou de l'autre de la Méditerranée que "de gravir la colline oubliée". Il faut lire ce roman tissé de paradoxes, secoué des convulsions d'un pays en souffrance, et qui sait nous rappeler que nous sommes héritiers de mémoires multiples.