Jeanne FOUET
Juin 2001: Etat
des lieux: la présence de la littérature francophone maghrébine dans les
nouveaux programmes des classes de premières de lycée.
Dans une précédente intervention consacrée au même thème, il y a trois ans, et publiée dans le Bulletin de liaison de la CICLIM,[1]nous nous étions proposée d'analyser les références à la littérature francophone maghrébine dans un corpus de manuels scolaires alors en vigueur dans les lycées français, et nos conclusions, attristées, souhaitaient que les responsables en charge des programmes tout comme les facteurs de manuels songent à l'avenir à une meilleure prise en compte du domaine qui nous intéresse ici.
Une réflexion sur la place de ce corpus littéraire aurait peut-être pu advenir à la faveur de la dernière réforme en date des programmes de français au lycée et de la nouvelle définition des épreuves du baccalauréat qui doit intervenir en juin 2002. Ces changements, on le sait, ont donné lieu à de vigoureuses polémiques, à de vibrants plaidoyers, à la constitution d'une nouvelle mouture de la querelle des Anciens et des Modernes, les uns et les autres s'accusant mutuellement de noirs desseins aptes à déstabiliser la formation culturelle, littéraire, linguistique, citoyenne, de nos chères têtes blondes, brunes, et même parfois rasées à l'imitation d'un célèbre gardien de but. Mais rien n'a été dit sur la place d'œuvres littéraires francophones dont nous pensons pourtant, à l'instar de Jean-Louis Joubert, qu'elles nous "obligent à reconnaître que les autres existent"[2]. N'était-ce pourtant pas une bonne question pour les uns comme pour les autres, qui savent tous que la recherche de nouveaux programmes ou de nouvelles modalités d'évaluation finale est avant tout liée aux retombées de la massification des études secondaires depuis une vingtaine d'années, avec pour conséquence évidente la constitution d'une population lycéenne traversée d'altérités culturelles, socio-économiques, de problèmes identitaires?
En ce mois de juin 2001, les Instructions Officielles définissant les programmes de Première ne sont toujours pas disponibles en version papier, mais accessibles sur le site Internet du gouvernement et abondamment commentées sur le site du SNES, principal syndicat des enseignants du secondaire. Quant aux épreuves de la session de juin 2002, elles semblent enfin arrêtées après bien des débats et des combats épiques. Les grandes maisons d'édition scolaires ont donc envoyé aux professeurs les nouvelles moutures de leurs manuels, mis sous presse alors même que les textes ministériels n'avaient pas encore paru. Ce sont ces derniers ouvrages que nous nous proposons d'analyser ici, en conservant le principe de sélection qui avait été le nôtre en 1997: ne donnent lieu à dépouillement que les ouvrages adressés gratuitement aux professeurs à des fins de consultation et de prospection du marché, dans la mesure où les Conseils d'Enseignement des établissements choisissent toujours le manuel à faire acheter par les élèves dans le stock de spécimen qui leur est envoyé gracieusement. C'est ainsi que nous éliminons de notre étude le manuel des Editions Magnard, qui proposent aux enseignants un condensé de quelques pages de leur publication et l'acquisition du spécimen contre un chèque de 60 francs correspondant aux "frais de mise à disposition". Notre travail portera donc sur les publications des éditions Hatier, Nathan, Bordas, Hachette et Foucher.
Le nouveau programme des classes de premières générales et technologiques n'autorise plus la création d'anthologies par siècles comme c'était le cas auparavant, puisqu'il s'organise autour d'"objets d'étude" et non en référence à une chronologie littéraire. Rappelons de quoi il retourne: les élèves de toutes les séries doivent étudier obligatoirement "La poésie", "Le théâtre: texte et représentation", "Convaincre, persuader et délibérer: les formes et les fonctions de l'essai, du dialogue et de l'apologue", et "Le biographique". La perspective dominante, "étude des genres et des registres", insiste sur la maîtrise classificatoire dans tous les cas; des perspectives dites complémentaires sont indiquées par le rédacteur selon l'objet d'étude considéré: par exemple, celle qui spécifie l'approche de l'objet "Convaincre, persuader et délibérer", ressuscite "l'étude de l'argumentation et de ses effets sur le destinataire", programme bien connu des enseignants puisque depuis cinq ans il servait de support à la conception du sujet de type 1 de l'écrit des Epreuves Anticipées de Français.
Les séries technologiques sont dispensées de l'objet d'étude "Mouvement littéraire et culturel français et européen du XVIème au XVIIIème siècle", dont la perspective dominante, non classificatoire, s'intitule "histoire littéraire et culturelle". Les séries littéraires doivent travailler, outre ce qui précède, deux autres objets d'étude, "L'épistolaire" et "Les réécritures", que le document officiel signale comme ayant "vocation à prendre davantage en compte la composante individuelle et l'aptitude à situer l'individu par rapport à autrui, tant en matière de réception que d'expression".
Résumons: les lycéens des séries technologiques sont conviés à ranger, à classer, à reconnaître des types de textes, hors contexte, à travailler sur des formes avant tout, puis à injecter des significations dans ces formes correctement identifiées. Les lycéens poursuivant un cursus scientifique général abordent réellement l'histoire littéraire; les lycéens de formation littéraire intègrent de plus le rapport de l'autre à soi. Nous ne cherchons pas ici à ranimer la querelle sur "l'impossible enseignement du français": nous constatons. Nous constatons surtout que l'histoire littéraire et culturelle, encore présente en seconde dans la mesure où les enseignements y sont indifférenciés en ce qui concerne le tronc commun, devient parfaitement optionnelle pour toute une population dont on sait, par ailleurs, à quel point ce savoir lui fait défaut. Ce n'est donc qu'en seconde que l'élève peut prendre connaissance de la francophonie, incluse facultativement dans le programme d'histoire littéraire des XIXème et XXème siècles; en première, on ne saurait même y songer, sauf si un professeur particulier y a recours pour compléter un groupement de textes ou un autre.
Or, le plus souvent désemparé devant les nouvelles modalités de l'épreuve terminale, le professeur de lycée se réfugie fréquemment dans la progression proposée par le manuel scolaire: il s'agit avant tout pour lui d'être certain de bien préparer ses élèves à l'examen!
La collection que nous avons analysée comporte deux types de livraisons: les ouvrages de "textes", dans la mesure où ces derniers y sont classés en fonction des objets d'étude que nous venons de passer en revue, et les livres de méthodologie et d'exercices. On notera que pour toutes ces publications, jamais la notion de "francophonie" ne figure en Index.
Deux manuels de textes ne comportent aucune référence d'auteur francophone maghrébin. Il s'agit de "Littérature, des Textes aux séquences" chez Hatier [3]et de "Français 1re" chez Nathan[4]. Par contre, le même éditeur Hatier propose, en concurrence directe avec le manuel dirigé par Hélène Sabbah, un autre ouvrage de même nature, "Les Nouvelles pratiques du français 1re"[5], qui semble davantage destiné aux sections technologiques: plus court de près de 200 pages, il inclut une batterie d'exercices qui pourrait pousser les enseignants à en privilégier l'achat. C'est dans le cadre des exercices d'entraînement au baccalauréat, sous la rubrique "Ecriture d'invention", qu'apparaît la seule référence du livre à un auteur francophone maghrébin, Tahar Benjelloun dont un extrait des Amandiers sont morts de leurs blessures est cité dans un montage de trois textes permettant à l'élève de répondre à la question suivante: "En vous inspirant de ces trois textes, rédigez un récit intitulé "L'étranger". Vous pourrez lui donner la forme d'un apologue (conte ou fable) et vous y insérerez un dialogue sur la condition de l'étranger. Vous situerez les personnages de votre récit à l'époque et dans le pays de votre choix".[6] Les deux autres extraits cités dans le montage sont "L'Etranger" de Charles Baudelaire dans Le Spleen de Paris et l'équivalent de cinq lignes d' Etrangers à nous –mêmes de Julia Kristeva. Passons sur la rencontre du troisième type qu'offre le montage, et ayons pitié de l'élève.
C'est toujours à la faveur d'un exercice, portant cette fois sur l'élaboration du plan du commentaire de texte, qu'on peut rencontrer la deuxième mention d'un écrivain francophone dans ce manuel: il s'agit cette fois de francophonie africaine. L'auteur retenu, pour "Afrique" dans Coups de pilon, est David Mandessi Diop, qui bénéficie d'une courte notice biographique que nous reproduisons in extenso: "David Mandessi Diop est né en 1927 et a fait ses études en France, avant d'enseigner en Guinée. Il disparut en 1960 dans une catastrophe aérienne"[7]. Elève et professeur en sauront donc un tout petit peu plus que sur Benjelloun, dont le texte ne s'accompagne d'aucune présentation. Mais que saura-t-il au juste? Qu'il est triste de mourir à 33 ans et dangereux pour un professeur de prendre l'avion? En quoi cette notice permet-elle d'identifier un écrivain et d'approcher son œuvre?
Le manuel produit par la maison Bordas[8], permet de sortir l'auteur francophone du ghetto de la partie "exercices" pour le faire entrer dans la partie plus "noble" du recueil de textes illustrant les objets d'étude. C'est le cas d'Abdellatif Laâbi cité dans la rubrique "Poésie et présence au monde" avec deux extraits du Spleen de Casablanca, et une consigne de lecture intitulée "Le chant contre l'exil". Le poète bénéficie d'une courte présentation biographique, trop elliptique hélas pour l'enseignant qui ne serait pas familiarisé avec l'histoire contemporaine du Maroc. Saluons cependant l'effort qui consiste à demander à l'élève de réfléchir à la spécificité poétique des deux textes[9], même si la question qui suit "Expliquez le choix d'une écriture familière" paraît totalement inadaptée aux deux extraits, qui ne comportent aucune marque de ce type d'expression. Ce manuel introduit en outre, toujours dans la partie consacrée à la poésie, un extrait des Chants d'ombre de Senghor précédé d'une courte notice et suivi de l'image d'un masque africain gabonais que l'élève doit mettre en rapport avec le texte[10]. Là s'arrêtent les contributions de ce manuel à la connaissance de la francophonie. On notera qu'aucun roman ni aucune pièce de théâtre ne sont mentionnés dans le recueil.
Le manuel des éditions Hachette "Première: Français, Perspectives, Objets, Méthodes"[11] inclut pour sa part une référence à Rabah Belamri dans la section "Argumenter et délibérer: l'apologue". Le texte retenu est un conte arabe extrait de Mémoire en archipel. Il s'accompagne de quelques lignes de biographie qui placent l'auteur dans son pays d'origine, l'Algérie, définissent rapidement son travail de conteur et poète de langue française, mais ne citent aucune œuvre précise. Les questions paraissent pertinentes, et correspondent aux attentes de l'enseignant ayant choisi de faire étudier le conte de l'éléphant du roi.[12]
Quant au dernier manuel de notre collection, celui des éditions Foucher,[13] il ne contient aucune référence à la littérature francophone maghrébine, mais insère dans la rubrique "La Poésie face à l'Histoire" un long extrait des Chants d'ombre de Senghor précédé d'une notice qui insiste sur l'insufflation dans la langue française "d'une énergie nouvelle puisée dans la culture orale de son peuple", et suivi de questions d'observation et d'analyse centrées sur la pratique du verset et le recherche d'images "qui soulignent la condition des colonisés"[14]. Le texte est mis en regard avec une étude de Picasso pour "Les Demoiselles d'Avignon et une photographie de masque congolais. En outre, dans le même ouvrage, deux lignes et demi de Kourouma issues d' En attendant le vote des bêtes sauvages servent de support à un petit exercice de repérage de situation énonciative.
On voit que la moisson est maigre! Ces livres de textes ne font aucune allusion, alors que le montage des extraits sous un intitulé thématique l'autoriserait, aux grands romans maghrébins qui ont marqué l'essor de l'expression littéraire postcoloniale. Pas un extrait de Mohammed Dib, Kateb Yacine, Tahar Djaout, Driss Chraïbi ou Albert Memmi, pour ne citer que les plus connus de ces écrivains…
Les livres d'exercices combleraient-ils cette lacune? Nous allons voir qu'il n'en est rien, au moins pour deux d'entre eux publiés chez Nathan, "Français: Méthodes et activités littéraires"[15] et l'opuscule "Français: les nouvelles épreuves du bac"[16], recueil de sujets et d'exercices. Cette maison pourrait donc être suspectée d'ignorer totalement la littérature francophone, si "Français Lycées: Méthodes et Techniques"[17] ne faisait intervenir par deux fois Tahar Benjelloun, glorieux rescapé de la faillite des romanciers francophones maghrébins! Encore n'est-ce pas pour son œuvre romanesque que cet auteur est cité, mais, dans l'approche de l'objet d'étude "Argumenter et délibérer", pour Le racisme expliqué à ma fille puis pour un article de la livraison "Dossiers et documents" du Monde de 1978[18]. Les questions portent sur le choix du type de texte, essai ou article, la reformulation de la thèse, l'utilisation du dialogue. Elles paraissent pertinentes mais enferment l'auteur dans le rôle de pédagogue de l'anti-racisme, ce qui est pour le moins réducteur.
Heureusement, il nous reste le manuel Bordas, "Méthodes du français"[19], manuel qui couvre les deux années de scolarité préparatoire au baccalauréat et permet au professeur de découvrir trois références à la littérature francophone maghrébine (sur 213 entrées référencées en index!), une vraie mine! Il s'agit, dans l'ordre d'apparition: de quelques lignes d'Azouz Begag issues du Gone du Chaâba, support au repérage de divers types de phrases par l'élève[20]; d'un court extrait du Chant du lys et du basilic de Latifa Benmansour, support au repérage du rôle des figures de style[21]; et de notre champion des apparitions, Tahar Benjelloun, pour un extrait de La Nuit sacrée considéré comme un "vrai" sujet d'entraînement au bac à part entière, puisqu'il donne lieu à l'élaboration d'un modèle complet de commentaire[22].
Nous sommes au terme de cette aride recension. La part dévolue au corpus littéraire qui nous intéresse est infime! Dans un tel contexte, la sur-représentation de Tahar Benjelloun pourrait bien fonctionner comme l'arbre cachant la forêt, mais une forêt de vide et d'ignorance…Qu'en penser? L'intervention de Christiane Chaulet-Achour au colloque organisé par la Direction de l'Enseignement scolaire et l'Inspection Générale, en octobre 2000, n'a eu aucun effet sur la rédaction des manuels scolaires. Elle y rappelait pourtant que l'"entrée de ces corpus littéraires dans les classes de français (…) à l'heure où ces classes sont composées d'une mosaïque d'élèves d'origines diverses", lui semblait aller de soi. Elle y rappelait l'intérêt de cet objet d'enseignement, dans la mesure où il conduit à s'interroger sur le choix d'une langue, à enrichir les connaissances sociohistoriques, à réfléchir sur les phénomènes de réception.[23]
Les nouveaux programmes, une fois de plus, ont négligé cette part de l'autre qui se dit dans notre langue…Peut-être que dans cinq ou six ans, à la faveur de la nouvelle future réforme, les choses ont-elles une chance d'évoluer? Ce délai pourrait être celui que la CICLIM utiliserait pour dresser un état des lieux complet des pratiques enseignantes dans le secondaire comme dans le supérieur, élaborer un document de synthèse à présenter aux autorités compétentes et tenter de peser sur les décisions des Groupes Techniques Disciplinaires…Ce travail souhaite simplement contribuer à cette nécessaire réflexion.
[1] Jeanne FOUET: "Connaissance et diffusion de la littérature francophone maghrébine dans les manuels scolaires à l'usage des lycées", in Etudes Littéraires Maghrébines, n°16/17, 1998, pages 36-41.
[2] Jean-Louis JOUBERT: "Francophonies et enseignement du français" in Perspectives actuelles de l'enseignement du français, Actes du séminaire national organisé par la Direction de l'Enseignement scolaire, avril 2001, CRDP de Versailles, page 216.
[3] Littérature 1ère, des textes aux séquences, sous la direction d'Hélène SABBAH, Paris, Hatier, 2001.
[4] Français 1re, Textes analyse littéraire et expression, sous la direction de Dominique RINCE, Paris, Nathan, 2001
[5] Claude ETERSTEIN, Sylvie DAUVIN, Catherine ETERSTEIN, Adeline LESOT, Jacques DAUVIN et François AGUETTAZ: Les Nouvelles pratiques du Français 1re, Paris, Hatier, 2001.
[6] Les Nouvelles pratiques du Français 1re, op. cit. page 237.
[7] Ibidem, page 220.
[8] Français Première, textes, mouvements culturels, genres, méthode, sous la direction de Maryse AVIERINOS, Denis LABOURET, Marie-Hélène PRAT, Paris, Bordas, 2001.
[9] Français Première, op. cit., page 231.
[10] Ibidem, page 227.
[11] Première, Français: Perspectives, Objets, Méthodes, sous la direction de JC LARRAT et MC ZEISLER, Paris, Hachette, 2001.
[12] Première, Français: Perspectives, Objets, Méthodes, op. cit., pages 80-81
[13] Gabriel CONESA, Vincent ABSOUS, Carole JOUFFRE, Daniel LEQUETTE, Stéphanie PERREIN-LEMAIRE: Premières technologiques: Français, Paris, Foucher, 2001.
[14] Premières technologiques: Français, op. cit., page 166.
[15] Français Lycées: Méthodes et activités littéraires, sous la direction d'Alain PAGES, Paris, Nathan, 2001.
[16] Christophe DESAINTGHISLAIN, Christian MORISSET, Claude PEYROUTET, Evelyne POUZALGUES-DAMON, Patrick WALD LASOWSKI: Français: les nouvelles épreuves du Bac: Méthodes et techniques, Nathan, 2001.
[17] Evelyne POUZALGUES-DAMON, Christophe DESAINTGHISLAIN, Christian MORISSET, Patrick WALD LASOWSKI: Français : Méthodes et techniques, classes des lycées, Paris, Nathan, 2001.
[18] Français: Méthodes et techniques, op. cit., pages 238-239.
[19] Méthodes du français: seconde, premières, sous la direction de Denis LABOURET et André MEUNIER, Paris, Bordas, 2001.
[20] Méthodes du français, op. cit., page 18
[21] Ibidem, page 65. A noter qu'une deuxième mention de cette auteure figure à l'index à la page 124 mais pas dans le corps de l'ouvrage.
[22] Ibidem, pages 280-281.
[23] Christiane CHAULET-ACHOUR: "Francophonies", in Perspectives actuelles de l'enseignement du français, op. cit., pages 217- 223.