MICHEL  TOURNIER

  (1924)

Dans Le Vent Paraclet (1977), Michel Tournier nous livre l’histoire de sa formation intellectuelle et de son entrée en littérature. Il y peint le milieu de bourgeoisie aisée où le futur romancier fut élevé, le germanisme cultivé par ses parents et dans lequel il a, très tôt, baigné ainsi que sa découverte, jeune, de l’Allemagne. Son échec à l’agrégation de philosophie décide de son avenir, l’éloigne définitivement de la carrière de l’enseignement à laquelle il se destinait et l’oriente vers la littérature.

Ainsi Tournier évoque, toujours dans cet essai, la publication de ses premiers romans, Vendredi, ou les limbes du pacifique (1969) et Le Roi des aulnes (1972), tous deux primés, l’un par l’Académie française, l’autre par l’Académie Goncourt. A propos de la première œuvre citée, l’auteur révèle qu’il avait eu l’intention de la dédier aux ouvriers immigrés travaillant en France. Toujours dans Le Vent Paraclet, il dénonce, déjà, près de sept ans avant la rédaction de La Goutte d’or (1985), de manière véhémente et passionnée, la condition faite à tous «ces Vendredi » du tiers monde, Algériens, Marocains, Tunisiens et autres  «esclaves modernes» qui participent, pourtant, activement à la prospérité et à l’enrichissement de la France. Achour, dira, plus tard, dans La Goutte d’or, dans un jugement qui «n’était pas exempt de sévérité et de revendication », selon le narrateur, «La France moderne, c’est nous, les bougnoules, qui l’ont faite. »  

Il est vrai que le regard critique jeté sur la société occidentale et l’intérêt porté par Tournier aux ’’laissés pour compte’’ du monde européen remonte à la première fiction de notre auteur où le personnage principal n’est pas, comme le voulait la tradition littéraire, l’Anglais, Robinson, mais l’Étranger, Vendredi. L’Araucan, le prétendu Sauvage, est présenté par le romancier comme porteur d’un autre ordre et d’une conception du monde différente de celle de son maître. Selon l’expression de Gilles Deleuze, Tournier nous expose, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, «une certaine théorie d’autrui ». C’est même Vendredi, toujours d’après l’auteur de Logique du Sens[1], qui «seul peut guider et achever la métamorphose commencée par Robinson, et lui en révéler le sens, le but. » Il s’agit donc d’un plaidoyer pour une nécessaire complémentarité entre l’homme blanc, l’Européen civilisé, et l’Autre, le prétendu sauvage qui a gardé un contact plus profond et réel avec son environnement naturel.

Plus de quinze ans après Vendredi…, Tournier reprend le thème de l’Étranger mais en le rapprochant de nous et en le replaçant dans le monde d’aujourd’hui. La fiction, dans La Goutte d’or, n’a plus pour cadre, Speranza, la lointaine et mythique île inspirée par Defoë, mais se situe à Tabelbala, aux portes du désert, à Béni Abbès, à Béchar, à Oran, Marseille et Paris aussi. C’est là, en effet, un récit initiatique qui rapporte les pérégrinations d’Idriss, un jeune oasien du sud algérien, parti à la recherche de la photo que lui a prise un jour une touriste française. Alors qu’il gardait, à l’accoutumée, dans les confins désertiques sahariens, son troupeau de moutons et de chèvres, une jeune et belle femme descendit soudain d’une Land Rover et le photographia par surprise. C’est cette image de lui qu’il voudrait tant retrouver qui décida de son avenir et le mit sur les pistes et routes du Nord.

Toujours est-il qu’une fois son périple accompli, le jeune Idriss «extérieurement, serait sans doute, pronostique le vieil oncle Mogadem, _ à moins que ce ne soit là une prophétie du narrateur_ semblable aux vieux oasiens dont les yeux ensommeillés ne voient plus l’oasis pour n’avoir jamais rien vu d’autre. Mais, lui, il aurait des yeux pour voir, aiguisés par la mer et la grande ville, et éclairés de sagesse silencieuse. »

L’acquisition de cette sagesse coûtera cher cependant à Idriss.  Il risquait à chaque instant la dépossession de soi au contact d’un monde toujours nouveau et différent, à la fois, pour lui. Il lui fallait constamment «observer, imiter, faire comme les autres pour ne pas trahir sa sauvagerie au milieu de ces civilisés. »

Il faudra au jeune héros la leçon du cousin Achour qui l’a précédé de cinq ans à Paris pour qu’il réalise que «la femme blonde avec son Kodak, c’était un piège, un énorme  piège » _qu’il ne sut pas éviter. 

Ainsi, à travers La Goutte d’or et la confrontation d’un jeune maghrébin avec la civilisation occidentale, Tournier s’interroge sur la condition de vie des ouvriers immigrés en France. Il y a là, cependant, une interrogation existentielle qui ne répugne pas à une habile mise en scène romanesque. Le roman n’a-t-il pas été défini par l’auteur comme une «affabulation […]recouvrant une infrastructure métaphysique invisible, mais douée d’un rayonnement actif » ?[2] L’auteur fait, en effet, intervenir dans le récit des tribulations du jeune oasien,  un ancien bijou saharien, une goutte d’or ou bulla aurea, perdue par le héros dans une rue chaude de Marseille et miraculeusement retrouvée à Paris. Manifestement, cet objet remplit ici une fonction symbolique, celle, comme l’écrit l’auteur à la dernière page du roman «de libération, antidote de l’asservissement par l’image. »

Mais, l’image peut être libératrice comme nous le laisse entendre Tournier dans un bref récit intercalé dans celui relatif à Idriss. Le romancier s’offre l’occasion de nous rapporter l’histoire de Kheir ed Dîn, dit Barberousse, devenu pour un temps roi de Tunis, et du portrait qu’il commanda au peintre Ahmed Ben Salem. La farouche susceptibilité que Barberousse manifestait à l’endroit de la couleur de ses cheveux qui lui a valu son surnom rendait, cependant,  la tâche du peintre impossible. L’ancien pirate et maître de Tunis interdisait la moindre allusion à la couleur rousse. Grâce à la complicité d’une consœur, Kerstine, une artiste scandinave ayant élu domicile parmi nous, le peintre arrive à détourner le royal interdit et même à réconcilier le modèle avec son image.

Outre sa fonction réflexive dans le roman, dans la mesure où elle aurait pu amener Idriss à s’accepter tel qu’il était, l’histoire de Barberousse et du peintre peut se lire comme un amical hommage rendu par le romancier à deux artistes qu’il connaissait bien pour avoir été leur hôte à Hammamet. Le lecteur tunisien n’a aucune peine à identifier sous les noms de Ahmed Ben Salem et de celui de Kerstine ceux de Aly Ben Salem et de sa femme Kristin, originaire de Suède.

Mais, si, dans La Goutte d’or, la Tunisie occupe une place, somme toute, assez modeste, dans Les Météores (1975), «le chapitre tunisien plonge dans l’expérience la plus riche et la plus vive », selon les propres termes de l’auteur[3]. Le chapitre XVI de ce roman se situe, en effet, dans L’île des Lotophages. Là, Ralph et Déborah, «amoureux l’un de l’autre, mais aussi du pays, de la terre avec laquelle ils voulaient garder le contact »[4], construisent un nid d’amour niché dans la verdure. Il faudrait voir dans ce domaine féerique une sorte de Paradis terrestre, œuvre du couple lui-même et, surtout, de la «femme aux mains vertes ». Déborah ne naît-elle pas, d’ailleurs, à la vie à Djerba comme le suggèrent les deux dates inscrites sur sa tombe, celle non de sa naissance mais de son arrivée dans l’île, suivie de celle de sa mort ?

On sait, comme nous l’apprend Le Vent Paraclet,[5], que, sous les noms de Déborah et de Ralph, se cachent ceux, réels, de Violett et de Jean Henson qui, à Hammamet, vécurent une passion de cinquante ans dans un cadre qu’on retrouve, avec sa maison et son jardin tropical, dans le roman. Et même si, pour d’évidentes raisons romanesques, le beau jardin de Déborah devait disparaître avec celle qui en fut la créatrice, l’essai et l’article «Cinq jours …Cinquante ans… à Hammamet », nous montrent, au contraire, l’œuvre de Violett et Jean Henson préservée grâce à l’attentive et fidèle amitié de Leila Menchari. Ainsi, si le romancier, mêlant habilement réalité et fiction, choisit La Tunisie pour abriter les amours de ses personnages, c’est que, pour lui, «nulle part ailleurs l’invitation à l’amour n’est aussi douce ni aussi obsédante que sur ces rivages»[6]. /.

 

 

 

                         

 

 



[1] G. Deleuze : Logique du Sens, éditions de Minuit, 1969.

[2] M.Tournier : Petites proses, Gallimard, collection Folio, 1986, p.245.

[3] M.T. : Le Vent Paraclet, Gallimard, 1977, p. 259-260.

[4] Les Météores, 1975, Collection Folio, p.467.

[5] Voir aussi «Le Voyage à Hammamet » dans Voyages, numéro spécial de la N.R.F., octobre 1974, texte repris dans Petites proses. 

[6] Petites proses, éd.citée, p. 47.