CLAUDE  ROY 

   (1915–1997)

« C’est  un  tout  petit  pays, mais  nous y fûmes heureux, et le bonheur n’a pas tant besoin de l’étendue des terres que de l’espace ouvert qui ne se mesure pas. Qu’importe au voyageur que le pays soit vaste ou minuscule ? ( … ) A la frange des oliveraies grises et du désert blond, j’ai fait halte dans une maison dont le silence chante encore en moi lentement. Je veux louer cette demeure comme on loue un vers juste. J’y ai vécu pieds nus, foulant tour à tour l’épaisseur caresse-pied des hauts tapis de laine et le froid taciturne des dalles. Chaque pas m’était plaisir. »

Ainsi, Claude Roy évoquait-il notre pays, en 1961, dans un admirable texte servant de préface à Tunisie, ouvrage collectif qui a réuni, outre le préfacier, Paul Sebag pour la présentation historique et les photographes Inge Morath, André Martin et Marc Riboud. Le texte de Claude Roy peut-être considéré comme un véritable poème en prose qui donne la mesure de la sympathie que le poète, essayiste et romancier  français nourrit envers la Tunisie.

             D’ailleurs, ce n’était pas là la première fois où  notre auteur manifestait de l’intérêt pour ce «tout petit pays ». Quelques années plus tôt, en 1956 plus précisément, il publiait un roman où, chose rare pour l’époque pour être passée sous silence, il prenait déjà ouvertement parti pour les «colonisés» et pour la lutte de libération nationale tunisienne. Ainsi, dans le contexte historique de l’époque, Le Soleil sur la terre écrit, entre mai 1955 et mai 1956, peut être considéré comme une œuvre de  témoignage qui se donnait  pour mission de révéler quelques cruelles vérités sur la situation coloniale.

            Dans ce récit entièrement consacré à la peinture de la situation politique en Tunisie, le romancier nous apparaît, précisément, comme un témoin critique des derniers soubresauts du Protectorat. On peut avancer donc que pour le romancier du Soleil sur la terre, contrairement à bien d’autres écrivains de sa génération, le  silence sur la question coloniale n’était pas de mise. Claude Roy préfère, lui, en effet, regarder en face la réalité coloniale et se prononcer clairement sur les événements dramatiques dont la Tunisie était le théâtre entre 1950 et 1955.

Il le fait d’ailleurs sans faux-fuyants, sans l’emprunt du masque commode du personnage romanesque et sans recours au narrateur fictif. C’est en son nom propre et directement que l’auteur parle dans le roman pour nous communiquer son opinion sur l’action de la France en Tunisie. Ainsi un des protagonistes du récit le reconnaît dans la rue et lui demande : «N‘êtes-vous  pas  Claude Roy ? » (p. 38).

D’ailleurs, Le Soleil sur la terre est-il, réellement, un roman ? L’auteur, lui, parle d’une «chronique», c’est-à-dire, selon ses propres termes, «un roman sans romanesque ». On pourrait presque appliquer au Soleil sur la terre ce que Roy dit de Chebika de Duvignaud, à savoir qu’il s’agit d’une «forme de narration véridique, où le rapport et le reportage se transforment en œuvre d’art. » Dans un certain sens, le roman de Roy ne peut-il être rangé dans cette catégorie de «littérature vérité » dont parle le romancier, toujours à propos de  Chebika, dans le Nouvel Observateur du 17 avril 1968 ?

L’action se déroule durant les dernières années de la présence française en Tunisie. Le récit évoque, en effet, d’une part, le regain de l’activité politique du Néo-Destour vers 1950 pour amener la France à la table des négociations et arracher la déclaration d’indépendance et, d’autre part, les mesures de représailles prises par les autorités coloniales comme l’arrestation des dirigeants tunisiens et leur exil dans le Sud du pays.

Marcel Lecoutre, professeur d’arabe à Tunis et chrétien progressiste, déplore dans le roman, le monstrueux engrenage de la violence, tout en reconnaissant les «maladresses» politiques de la nation protectrice et en condamnant aussi les actions «criminelles» des chefs politiques tunisiens. A cet ami qui lui sert de guide en Tunisie l’auteur rappelle que la patience des Tunisiens a été mise à rude épreuve pendant soixante ans, et qu’il ne leur a été donné en échange que de bonnes paroles. Et il ajoute : «Le problème tunisien ne date pas d’hier, mais on a commencé à le prendre en considération le jour où les Tunisiens ont préféré la violence aux suppliques » (p.76).

Il arrive aussi à Claude Roy, qui fut membre du P.C.F. jusque 1958, de céder la parole à un communiste. Monod, descendant d’une des plus vieilles familles françaises de Tunis, expose, dans Le Soleil sur la terre, l’une des inégalités à la base du système colonial, à savoir l’accaparement des meilleures terres par les colons. Monod explique, chiffres à l’appui, que le cinquième de la superficie cultivée en Tunisie _soit la partie la plus fertile, la plus riche, précise-t-il_«fait vivre moins de 5.000 colons européens, quand les quatre autres cinquièmes doivent assurer la subsistance de plus de 450.000 paysans tunisiens » (p.70 ).

Dans ces conditions, l’action violente menée par les nationalistes tunisiens en vue de l’obtention d’un peu de justice et de dignité pouvait-elle être, décemment et logiquement, condamnée, semble dire l’auteur. Surtout aux lendemains de l’Occupation de la France par les nazis, de la Résistance et de la Libération.

C’est, précisément, le dilemme dans lequel on voit Marcel Lecoutre se débattre. Un de ses élèves tunisiens vient, au milieu de la nuit, lui demander refuge après avoir abattu un tortionnaire français. Et Lecoutre de s’interroger pour justifier à ses propres yeux l’aide qu’il n’a pas manqué d’apporter à Béchir Kayala : «Mais quoi, se disait-il dans son désarroi, si nous étions en 1942, et Béchir un Français ? Il arrive, il vient d’abattre un Allemand. Aurais-je ce sursaut ? Serais-je aussi chrétien ? » (p. 183). D’ailleurs, Béchir Kayala rappelle lui-même à son professeur que, pendant quatre ans, des Français ont résisté aux Allemands les armes à la main.

A lui seul, le «montage » du texte peut être considéré comme révélateur de l’opinion de Claude Roy sur la violence au service de la libération nationale. Le récit de l’attentat au cours duquel le jeune tunisien abat le commissaire Graziani est, immédiatement, suivi de l’évocation de Jiri, un patriote tchèque qui, en 1945, durant l’insurrection de Prague, avait tué un chef de la Gestapo. C’est là une manière de dire, semble laisser entendre l’auteur, que l’action du nationaliste tunisien n’était pas moins patriotique et légitime que celle du résistant et antifasciste tchèque.

Plus explicite encore, Claude Roy rappelle un fait historique indéniable, à savoir que ce sont les Français qui ont utilisé la violence les premiers au Maghreb. Ainsi on voit Lecoutre en train de se souvenir «des récits de la conquête de l’Afrique du Nord par les conquérants : les mains et les oreilles coupées, les tribus enfermées dans leurs grottes (...), les massacres » (p.185).

D’autre part, dans l’épisode du meurtre de Marcel Lecoutre par une bande de nervis fascistes, Claude Roy met en scène les activistes français opposés à tout dialogue avec les colonisés. Dans le contexte des années 1950, c’était là une claire allusion aux activités des organisations armées de colons extrémistes, comme «la Main Rouge», qui sévissaient impunément alors. Elles étaient considérées comme responsables de l’assassinat de maints nationalistes, parmi lesquels le syndicaliste Farhat Hached. Le commissaire Graziani est, d’ailleurs, présenté comme membre d’un réseau parallèle qui se promet de corriger Lecoutre (p.146). Cependant, par refus du manichéisme et par recherche de l’objectivité, le romancier donne à Graziani un supérieur hiérarchique opposé à toute action illégale. Le lieutenant-colonel de Thièze, chef de la Sûreté à Tunis, est présenté comme un catholique pratiquant et très «vieille France». L’image qu’il a de «La Fille aînée de l’Église» lui interdit une action où l’intérêt de la patrie et les devoirs de la charité peuvent être inconciliables (p.144 ).

Sur un autre plan, l’évocation de ces instituteurs français qui, dans les villages les plus reculés de Tunisie, accomplissaient  avec dévouement leur tâche éducative, est assurément une autre marque de l’objectivité de l’auteur.

L’analyse de la question de la violence dans cette chronique révèle la légitimation, par l’auteur, de l’action des nationalistes. Le Soleil sur la terre peut être ainsi défini comme une prise de conscience de la justesse de la cause nationale tunisienne.

Par-là, la position de Claude Roy sur la question coloniale se trouve diamétralement opposée à celle d’un Montherlant par exemple. Est-ce un hasard si le lieutenant d’Auligny, le héros de La Rose de sable, meurt sous les coups de poignard des indigènes, alors que celui du Soleil sur la terre, Marcel Lecoutre, tombe sous les balles que lui ont destinées  ses compatriotes ? L’idéal de Charité est assassiné, semble dire Montherlant, par les colonisés. Pour Claude Roy, ce sont des Français qui portent atteinte aux idéaux de Liberté, Égalité et Fraternité.

Le contexte historique qui a présidé à l’apparition de chacune de ces œuvres expliquerait, en partie, ces dénouements différents. Les années cruciales de l’Occupation et de la Résistance rendaient difficile à un communiste comme Roy la justification  de la domination d’un pays par un autre. Montherlant, lui, dans le climat qui a précédé la guerre, mettait une sourdine à ses critiques du système colonial afin de ne pas porter atteinte à l’image de son pays à la veille d’une confrontation, tant redoutée, avec l’Allemagne nazie.

 

Bibliographie :

Claude Roy :   Le Soleil sur la terre, Paris, Julliard, 1956 ;

Nous, essai  d‘autobiographie, Gallimard, 1972.Voir en  particulier  p.539-551 : «Les  Figues  de  Barbarie».

Claude Roy et Paul Sebag : Tunisie. Photographies de Inge Morath, André Martin et Marc Riboud. Paris, Delpire éditeur, 1961.

Zoubeïr Turki : Tunis naguère et aujourd’hui. Adaptation française de Claude Roy. Préface de Paul Sebag. Tunis, Publication  du Secrétariat d’État à l’Information et au Tourisme, s.d.