Henry de MONTHERLANT

                                                             (Paris 1896 – 1972)

 

            Essayiste, dramaturge et romancier, Henry de Montherlant est considéré, à l’instar de Gide par exemple, comme l’un de ces écrivains-voyageurs qu’on a qualifiés de «voyageurs traqués » en raison de leurs pérégrinations en Afrique du Nord, en quête d’aventures et de plaisirs. Montherlant découvre la Tunisie dans les années vingt au cours des séjours qu’il y fait entre 1926 et 1928. Quelques textes figurant dans les essais qu’il publie à cette époque se réfèrent explicitement au pays hôte : « Palais Ben Ayed » dans Aux Fontaines du désir (1927), «Pour l’amusement des petits garçons » (1927) et «Sidi Bou Saïd » (1928) dans Un Voyageur solitaire est un diable (1939). Mais si Carthage, Dougga et Kairouan par exemple figurent bien sous la plume de l’auteur, il ne faut pas s’attendre, néanmoins, à trouver dans ces pages un carnet de route avec des descriptions pittoresques qui conjugueraient exotisme et couleur locale. Il s’agirait, plutôt, d’une sorte de journal intime où l’écrivain a cherché à consigner moins ses impressions de voyage que son humeur du moment. A l’exemple des Anciens, Montherlant y note, surtout, les réflexions désabusées que lui inspiraient ces villes sur le pouvoir, la fuite du temps et la vanité de toute possession par exemple.

Il n’est pas rare, cependant, de voir l’auteur faire aussi écho, dans ces essais, aux préjugés et aux lieux communs les plus courants de l’époque coloniale. Il arrive ainsi à Montherlant d’évoquer, dans Un Voyageur solitaire est un diable par exemple, le «vieux pli dévastateur de l’Arabe » ou, encore «le désordre inhérent au génie de l’Islam ».

Pourtant, Montherlant a pu écrire, en 1935, dans l’Avant-propos de Service inutile, «qu’une fois en Afrique du Nord je reconnus, dit-il, que si devoir il y avait, il n’était pas de pourfendre «les infidèles », mais de les défendre. Là était, ajoute-t-il, la justice, et là était même le courage. La question indigène fut tout de suite la seule qui m’accrochât en Afrique du Nord ». Le sentiment de justice, ou ce que Montherlant appelle «la charité », ainsi que la défense d’une «certaine idée » de la France donnent naissance à La Rose de sable. Ce roman, l’œuvre africaine majeure de l’écrivain, rédigé entre 1930 et 1932, est défini par l’auteur comme «la critique du principe colonial, et de l’application qu’on en avait vu faire par les siens ». «Déchiré, dit-il, par le conflit de la patrie et de la justice » et pensant, en 1934, que «ce roman pouvait desservir la France », le romancier attendra jusque 1968 pour donner la version intégrale de cette œuvre critique pour l’action coloniale en Afrique du Nord. Mais qui s’intéressait encore à la «question indigène » en 1968, c’est-à-dire à la fin de l’ère coloniale ? Aussi, ce roman qui, publié en son temps, aurait pu faire date par son anticonformisme en matière coloniale, ne fut-il plus considéré, au moment de sa parution, que comme un «document historique ». Ainsi on ne peut que regretter avec Maurice Nadeau de voir «le bâton de dynamite » qu’était La Rose de sable au début des années trente se changer, plus de trente-cinq ans plus tard, en «pétard mouillé » ! 

Mais le long silence que Montherlant a imposé à son roman ne doit pas faire oublier un autre silence assumé et revendiqué par notre auteur. En 1934, Montherlant déclina, en effet, un prix de littérature coloniale, le Prix de la Fondation tunisienne créé par le Résident Général en Tunisie de l’époque, Maurice Peyrouton. Cette distinction consistait en une somme d’argent et en un séjour d’un mois en Tunisie, «avec obligation, précise l’écrivain en 1967, d’écrire un ouvrage évidemment, ajoute-t-il, dans le sens politique que l’on devine ». L’Avant-propos de Service inutile justifie cette attitude, dès 1934, par le refus de l’auteur, précise-t-il, de «chanter les conquêtes qui ne méritent pas de chants, car, ajoute-t-il, on ne chante pas un mal, même un mal nécessaire ».

Un «mal » mais «un mal nécessaire », c’est dire que le principe colonial, pour odieux qu’il fût, n’était pas remis en question.

La position de Montherlant par rapport au problème colonial nous révèle un penseur de la famille de Montaigne, c’est-à-dire capable de découvrir et même de critiquer le désordre du monde mais qui ne souhaite pas lui substituer un ordre plus cohérent, harmonieux et équitable. Montherlant n’a-t-il pas fait un aveu fort significatif le jour où il a noté dans un texte inspiré des anciens Grecs : «Un Vainqueur élève-t-il une statue au vaincu ? » (1933) : «Je désire me tenir court sur la question indigène. C’est un sujet que je connais trop bien pour en parler » ? Ne retrouve-nous pas ici l’ambiguïté caractéristique de celui qui a érigé en principe d’action le balancement entre le oui et le non ?

                                                                                                            M.-R. B.