(1921)
I / L’essayiste :
Professeur,
sociologue, essayiste, romancier et critique d’art, voilà ce que fut, tour à
tour et à la fois, Jean Duvignaud en Tunisie. Aussi, quand il s’agit d’évoquer
les rapports qu’il a entretenus avec notre pays, est-on saisi d’embarras tant
ceux-ci furent riches et divers.
C’est, cependant,
l’essayiste, auteur de nombreux ouvrages sur la Tunisie, et que la Tunisie,
selon ses propres mots, «a fasciné par la rencontre des sols, des âges, des
hommes, des rites… », qu’on aimerait invoquer en premier. Duvignaud a, en
effet, collaboré, entre 1964 et 1978, à faire connaître les richesses aussi
bien humaines qu’historiques et culturelles de notre pays. Ainsi, quelques
années après l’Indépendance, il signe le texte qui accompagne les photographies
de Abdelhamid Kahia pour illustrer les divers visages d’un pays nouvellement
indépendant mais dont les racines plongent très loin dans l’histoire. Une
dizaine d’années plus tard, en 1973 plus précisément, c’est l’album de photographies
de Fluvio Roiter, publié à la fois à Tunis et à Zurich, qui offre à notre
auteur l’occasion de remonter à la «Haute Époque» pour évoquer l’ancienneté de
la Tunisie. Il y décrit ensuite la richesse de Tunis et de sa médina et
déchiffre, pour le profane, tous les signes qui permettent de nous rattacher au
«Monde des musulmans». Le Sud et le désert inspirent particulièrement Duvignaud
qui en détaille les aspects divers et changeants, tant en savant qu’en poète.
En 1978 enfin, dans la collection «Nous partons pour… », sa collaboration
avec Habib Boularès conjugue un «double regard », celui d’un enfant du
pays et celui d’un étranger, comme il avait, quelques années plus tôt, cosigné
une Tunisie avec Jacques Berque.
Il se trouve que la
connaissance que cet étranger a de la Tunisie et la sympathie qu’il nourrit
pour elle l’autorisent à en parler, en connaissance de cause. Ainsi, sans
sacrifier aucune des riches et multiples composantes de la Tunisie, c’est à la
lecture des innombrables signes qui en sont révélateurs que s‘attache
particulièrement le sociologue. Pour lui, la Tunisie, à l’instar de la Grèce,
par exemple, est riche de plusieurs
passés si enchevêtrés qu’il est malaisé, parfois, pour le profane, de les démêler.
Aussi le voit-on s’intéresser, également,
à ce qui nous apparente à Rome, Byzance, Carthage et l’Islam. Le signe de
Tanit, le poisson chrétien et le
croissant de l’Islam, le sociologue les trouve, par exemple, à la fois sur les
bijoux, les tapis et les tatouages berbères. Et l’auteur qui parle, à la suite de Jacques Berque, de la
«permanence des signes» qui l’emporte sur les vicissitudes de l’histoire, de
lire dans ces dessins la
cristallisation du passé de l’Afrique du Nord. Sous la dispersion des signes,
Duvignaud distingue un langage _différents langages plutôt imbriqués les
uns dans les autres_mais dont la syntaxe est devenue, y compris pour les
Tunisiens eux-mêmes, indéchiffrable.
Cette analyse des
signes, ou ce qu’il appelle encore le «langage perdu », on la retrouve dans
l’étude fouillée qu’il consacre à l’œuvre picturale de Jellal Ben Abdallah en
1970, reprise et complétée en 1983. L’auteur loue son peintre tunisien favori
pour avoir reconstitué, grâce à sa peinture, «les éléments de la vie matérielle
tunisienne» et, ainsi, sauver de l’oubli une certaine Tunisie menacée par «la
lente érosion de la mémoire commune. » Or, ce qui enchante le critique ici
c’est le raffinement qui caractérise l’univers de Ben Abdallah, la volupté qui
empreint toute son œuvre et la promesse de bonheur qui s’en dégage. Et
Duvignaud de se demander si cela ne veut pas dire «qu’il y a une région du
monde où tous les sens peuvent être comblés. »
Pour Klee, cette
région ne fut-elle pas la Tunisie précisément, comme Duvignaud l’a
admirablement pressenti dans Klee en
Tunisie, essai qu’il a consacré au peintre suisse ? Étudiant
l’activité picturale de l’artiste durant son bref séjour en Tunisie en 1914, et
citant largement le Journal de Klee,
le critique en conclut que ses pérégrinations entre Tunis, Sidi Bou Saïd,
Hammamet et Kairouan eurent d’importants retentissements sur l’orientation que
devrait prendre la peinture de Klee par la suite. Duvignaud considère ce voyage comme une véritable «initiation»
pour notre artiste et écrit : « Ni le Bauhaus, ni son ami Kandinsky, ni la
fréquentation des musées parisiens, de Kokochka, de Picasso n’étaient en mesure
de lui apporter l’innocente et proliférante suggestion de formes, de sons,
d’odeurs, de mouvements. C’est lui qui ajoute, poursuit Duvignaud, cette notation
fulgurante : «pays qui me ressemble. » Klee n’a-t-il pas reconnu lui-même,
d’ailleurs, dans son Journal, cité
par Duvignaud, «J’étais en Orient, j’en reste tributaire» ?
Mais Duvignaud ne
reste-t-il pas dans notre souvenir d’abord comme le professeur de la Faculté
des Lettres de Tunis qui, entre 1961 et 1965, a entraîné ses étudiants vers le
Sud, les amenant, comme il le dira en 1990, à «déchiffrer les signes de leur
propre univers » ? On sait que de ces séjours répétés dans la zone
des oasis de montagnes, Duvignaud rapporte la matière de ce qui deviendra un
classique de la microsociologie : Chebika.
Changements dans un village du Sud tunisien dont il tirera un scénario pour
Remparts d’argile de Jean-Louis
Bertucelli (Prix Jean Vigo, 1971).
Or, le regard avec
lequel le sociologue a découvert et décrit Chebika, est celui-là même qu’il
attribue à Klee durant son séjour en Tunisie, à savoir celui d’un «homme libéré
des préjugés d’Occident. » C’est
aussi ce regard neuf qu’il recommande à ses étudiants et collaborateurs
d’avoir, dans la mesure où il s’agit pour eux de découvrir les réalités du Sud
par delà des «évidences apparemment banales. » On retrouve ici l’auteur dont l’enquête dénonce souvent
l’eurocentrisme de certains observateurs étrangers trop enclins à considérer
les attitudes et les catégories occidentales comme des normes applicables
à toutes les sociétés. L’enquêteur, respectueux de la spécificité d’autrui, se
rend à Chebika dans une toute autre disposition d’esprit. Il écrit dans ce
sens : « Chaque type de société porte avec soi son système propre et
si les activités se répondent parfois, la fonction de ces activités varie
radicalement. » Aussi faudrait-il faire remarquer que, loin de diminuer
l’image qu’on peut avoir des habitants de ce village perdu du Sud tunisien, et
à «l’existence sociale dégradée», l’enquête leur donne, au contraire, une
dignité nouvelle. Le sociologue traite, en effet, les Bédouins, «non comme les
fossiles survivants de sociétés mortes » mais comme des groupes sociaux
capables «de synthèses provisoires et intermédiaires. » Malgré ce que
certains pourraient appeler «l’archaïsme » de la société étudiée, pour
Duvignaud, comme il le précisera, plus tard, dans un récit autobiographique,
«le noyau du village est un noyau vivant », créateur de mythes et de rêves
en devenir. Aussi, la fin de l’enquête recommande-t-elle de prendre en
considération les potentialités de renouvellement et d’invention dont toute société humaine est porteuse. Et,
plaidant la cause du petit village tunisien, Duvignaud ne doute pas de la
capacité de Chebika, cet «électron social », de sortir de la dramatique
crise dans laquelle il se débat, et même, peut-être, de «créer une situation
nouvelle pour autant qu’on lui en donne les moyens. » L’enquête à Chebika,
aura permis à Duvignaud de tirer une conclusion qu’il étend aux sociétés en
crise des pays en voie de développement, à savoir qu’à l’indépendance politique
doit obligatoirement succéder l’indépendance sociale.
Il ne faut pas, cependant,
déduire de ce qui précède que Chebika a servi de laboratoire pour tester une
théorie et dégager des lois générales. Il dira plus tard, en effet, pour
expliquer l’esprit qui l’animait alors : « Je n’allais pas à Chebika
pour démontrer une théorie élaborée dans l’Université et le «ghetto» des
intellectuels. J’y allais comme on va chercher de l’eau à la fontaine. Le
village est là : c’est l’échelle la plus simple et la plus complète qu’on
puisse trouver. Une grande civilisation mystique balaie au-dessus du désert le
flux d’une croyance universelle. »
L’essayiste et le
sociologue que fut Duvignaud ne doivent pas nous faire oublier, cependant, que
nous avons aussi affaire avec lui à un dramaturge et à un romancier souvent
méconnu. La Chasse à l’aigle, en
particulier, prolongement d’une pièce de théâtre, Marée basse, est un roman qui doit nous intéresser pourtant.
Certains des événements, en effet, de ce récit se déroulent en Tunisie à la fin
du siècle dernier et au début de la colonisation du pays. L’un des principaux
personnages du roman est Daoud Kodja qui deviendra David, par la volonté d’un
riche propriétaire terrien, Barbier, qui en fera son fils adoptif. Par cette
adoption, le colon cherchera à se donner bonne conscience : Barbier fut la
cause indirecte du massacre des parents du petit Daoud. Ils périrent au cours
d’une expédition punitive de l’armée française contre un douar dont les
habitants furent décimés et les maisons brûlées et saccagées. Quelques années
plus tard, Barbier est assassiné et Daoud, qui était son secrétaire
particulier, est accusé de ce meurtre. Le romancier évoque alors le racisme
ambiant de l’époque. Dans cet assassinat, n’a-t-on pas voulu voir, comme
l’écrit Duvignaud, «l’épouvantable symbole du protégé qui mord la main
que lui tend son protecteur», «son bienfaiteur » ? Le mutisme observé par
l’accusé devant le tribunal le condamne au bagne, mais Daoud doit à son amie,
Thérèse, de ne pas être un mort-vivant oublié de tous. Thérèse s’acharne à
demander la révision du procès de son amant condamné à tort aux travaux forcés
à perpétuité. Le roman narre longuement la reconstitution des événements qui
ont conduit à la mort de Barbier et où le jeune tunisien n’avait pris aucune
responsabilité. Revivant son passé au cours de cette reconstitution, le jeune
homme prend conscience de la nature des rapports qui le liaient à son ancien
patron : il fut le Vendredi de ce Barbier-Robinson. Le colon n’a-t-il pas
cherché à le façonner de telle sorte qu’il fût une «espèce de double absolu,
d’âme-lige toujours exactement fidèle » ? A travers cet enfant du
pays, Barbier ne tentait-il pas une curieuse expérience qui consistait à «faire
franchir des siècles à l’un de ces types », selon ses paroles ? Telles qu’elles sont décrites dans le roman,
les relations de Barbier et de David, avec le déracinement, la perte de
l’identité et de la langue du jeune orphelin recueilli par le Français dans un
douar saccagé, ne peut-on voir une métaphore du colonialisme et de sa visée
réductrice de la spécificité propre au colonisé ?
Aussi, dans un accès
de rage, Daoud tue-t-il celui qui était chargé de représenter l’ancien colon au
cours de la reconstitution judiciaire. Daoud, en quelque sorte, se venge de
celui dont la conduite avait transformé son destin.
Par la peinture des
milieux d’affaires qui opéraient dans les «colonies» et du récit des
exactions dont l’armée française était coupable en toute impunité, La Chasse à l’aigle peut être considéré
comme un roman historique, dans le sens où Bel
Ami, par exemple, l’est. Quelques années plus tard, dans L’Empire du milieu, un roman touffu et
fort dense, publié en 1970, Duvignaud situe une partie de l’action dans le
Maghreb de la lutte pour l’indépendance et où Judith, femme d’un colon, se lie
à un «aventurier des eaux et forêts» qui se trouve «rejeté, selon l’auteur, à
la fois par la répression et la révolution ».
La Tunisie, d’une
façon particulière, et le Maghreb d’une manière générale, occupent ainsi une
place essentielle dans l’univers intellectuel de Jean Duvignaud. A l’instar de Claude Roy, l’auteur de Chebika, appartient à cette génération
qui a pris conscience des tares et même de
l’injustice du système colonial et a découvert les anciennes colonies
avec un œil neuf débarrassé de tout préjugé ou idée préconçue. Dans les œuvres
des écrivains qui s’intéressent au Maghreb après la Deuxième Guerre Mondiale,
on ne trouve, généralement, nulle trace du mépris dont étaient coutumiers
certains de leurs devanciers. La sympathie et la compréhension pour les réalités
tunisiennes, jointes à une profonde connaissance des hommes et du pays,
trouvent en Jean Duvignaud une parfaite et vivante illustration. Ses nombreux
et divers écrits introduisent à une réelle découverte de la Tunisie.
Bibliographie :
1) La Chasse à
l’aigle, Paris, Gallimard,
1960.
2) Tunisie : texte de J.D. et photographies de A. Kahia. Tunis,
éditions Kahia, 1964.
3) Jean Duvignaud et Jacques Berque : Tunisie, Lausanne, éditions Rencontre, collection «L’Atlas des
voyageurs », 1965.
4) J.D. : Chebika,
Paris, Gallimard, 1968.
5) J.D. : Jellal Ben
Abdallah, miniatures tunisiennes, Tunis, Cérès Productions, collection
«peinture », 1970.
6) J.D. : L’Empire du milieu, Paris, Gallimard,
1971.
7) Tunisie : texte de J.D. et photographies de Fulvio Roiter,
Tunis Cérès Productions et Zurich, Atlantis Verlag, 1973.
8) J.D. : Le ça
perché, Stock. 1976.
9) Habib Boularès et J.D. : La Tunisie, Paris, Presses Universitaires de France,
coll. «Nous partons pour… », 1978.
10) J.D. : Klee en
Tunisie, Tunis, Cérès Productions, collection «Peinture», 1980.
11) Chroniques
berbères, texte de J.D. et
photographies de Olivier Martel, Paris, Hachette, 1981.
12) J.D. : Jellal Ben
Abdallah, une mémoire tunisienne. Tunis, Cérès Productions, 1983.
13) J.D. : Retour à
Chebika in Chebika, Paris,
Plon, coll. «Terre humaine», 1991.