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Compte-rendu de lecture :
Il était une fois un vieux couple
heureux, de Mohammed Khaïr Eddine
(Seuil, 2002, 186 p)
par Annie Devergnas
Mohammed Khaïr-Eddine, mort en 1995 à l’âge de 54 ans, a laissé un journal, On ne met pas en cage un oiseau pareil (lire le compte-rendu d’Antoine Hatzenberger [1]) et des œuvres publiées à titre posthume : une pièce de théâtre, Les Cerbères, et ce récit, Il était une fois un vieux couple heureux. Le Journal fournit au sujet de cette dernière œuvre un témoignage exceptionnel, puisqu’il en commente à plusieurs reprises la gestation et la rédaction. Pour échapper à la douleur causée par sa maladie, écrit Khaïr-Eddine, il imagine « des personnages de légende » :
Je voulais écrire l’histoire de l’un d’eux. Des phrases entières défilaient dans ma tête, dans ce demi-sommeil proche du rêve […]. Un livre était là, insoupçonné, inattendu. Un récit d’une beauté surprenante, le récit d’un vieux couple sans postérité dans son village de la vallée des Ammelus qui évolue au fil des années… En un peu plus d’un mois, j’ai pu achever cette œuvre neuve…mais sans l’aide permanente de l’Eternel, je n’aurais rien pu faire, je n’en aurais même pas eu l’idée… mais Dieu est venu à mon secours, ce qui a favorisé la littérature. On verra comme ce petit chef-d’œuvre est magnifique. Moi, je remercie d’abord Dieu de m’avoir permis de le vivre intensément avant de l’écrire. Car j’ai vécu chaque scène, chaque détail. (7 août 1995)
Cette page est instructive à plus d’un titre : ainsi, l’œuvre est « donnée » dans un état proche de l’inconscience, et conçue à l’avance dans l’imagination de l’écrivain avec une grande précision avant d’être écrite, ce qui permet de la terminer très rapidement. De plus, Mohammed Khaïr-Eddine attribue son inspiration à Dieu, sans qui l’œuvre n’aurait pas vu le jour, affirme-t-il : l’Eternel est venu au secours de la littérature ! Cette conviction d’avoir bénéficié d’une aide transcendante autorise Khaïr-Eddine à qualifier son roman de « petit chef-d’œuvre […] magnifique ».
La maladie a en effet développé, chez l’auteur du Déterreur, un élan mystique d’une grande intensité ; son Journal est ponctué de phrases d’action de grâce envers le Tout–Puissant, sans qui, affirme-t-il, il n’aurait jamais eu la force de résister à la souffrance. (Il avait même eu l’intention d’écrire « une centaine de Psaumes pour rendre hommage à Dieu, [son] créateur ». 19 août 1995).
Quel est donc ce « récit d’une beauté surprenante », que le titre apparente en effet à une légende ? Un couple de vieux montagnards Berbères, fidèles et paisibles, restés dans leur montagne du Sud marocain, constatent au fil des ans les changements dus au modernisme qui touche même leur petit village écarté. Leur vie est simple. Toujours dans son Journal, l’auteur présente ses personnages dans leur cadre :
La femme prépare un bon tagine, Bouchaïb [« le Vieux »] fume et boit du thé. Le chat est allongé près de son maître. Le ciel est un fleuve de diamant très scintillant (la voie lactée), la nuit est pleine d’odeurs et de bruits. La nature vit. Il y a là un rythme serein, une paix divine. (7 août)
Plus loin dans son Journal, Mohammed Khaïr-Eddine explique l’importance toute personnelle qu’il attache à la description répétée des menus du vieux couple, en tant que « narrateur frustré » qui ne peut plus rien avaler de solide et tâche ainsi de « compenser ses manques ».
Il n’est pas difficile de voir en ce Vieux si sage, revenu au pays après des années d’aventures « dans le Nord » - ce « Nord » où la civilisation moderne exerce ses ravages - le double nostalgique de l’écrivain, celui qu’il aurait aimé être dans ses vieux jours. Le vieux Bouchaïb connaît tant de choses ! L’histoire de son pays, les coutumes ancestrales, la poésie, l’astronomie, la faune et la flore de sa montagne, mais aussi le mode de vie occidental. Il a beaucoup lu, et sa principale occupation, quand il ne commente pas l’actualité qui lui parvient par la radio et les visiteurs, est la composition de poèmes hagiographiques en langue berbère. Grâce à l’imam du village, le lettré qui dirige la mosquée, il est publié et ses poèmes mis en musique sont diffusés sur les ondes : il devient célèbre à Agadir, et il est même connu à Paris…
A travers ce vieillard qui lui ressemble, Khaïr-Eddine s’exprime sur tous les sujets qui lui tiennent à cœur : la Résistance héroïque des anciens face à l’Occupant français, l’émigration, les bouleversements économiques, les causes humaines de la sécheresse, l’abandon des campagnes au profit des grandes villes, la misère des uns et la cupidité des autres. Les « arrivistes » surtout le mettent en colère, et les profiteurs de tout poil ; mais la vue d’un amandier en fleur suffit à le calmer. Il ne refuse pas certains avantages du modernisme : on voit Bouchaïb acquérir une radio, une poêle en acier inoxydable, un réchaud à gaz… Mais la solution aux problèmes économiques et écologiques serait, selon lui, que les montagnards restent sur leurs terres, à vivre frugalement de leurs récoltes. Sa femme qui l’écoute avec respect, et donne à l’occasion son opinion, toujours modérée, et ses animaux favoris, chat, âne, mule, qu’il traite comme ses enfants, suffisent à son bonheur. Il fume et boit beaucoup de thé, parfumé à la menthe de son jardin, écrit ses poèmes (dont il décrit la naissance, par bribes qui s’imposent à lui, le réveillant parfois la nuit), et ne regrette pas de ne pas avoir eu d’enfants. On l’invite dans le village à chaque événement important : tel est ce Vieux, modèle d’humanisme et de sagesse.
Dans ce récit sans chronologie, où dès le début il nous montre les ruines de la maison du vieux couple, Mohammed Khaïr-Eddine ne manque pas de décrire ces paysages qu’il connaît bien, de nommer avec précision, selon son habitude, plantes, animaux et insectes, de faire entendre ces petits bruits de la nature qui amplifient encore le silence sous la voûte étoilée, dont il est question à plusieurs reprises.
Son héros a trouvé le bonheur dans la renonciation : « Heureux celui qui, comme l’Ecclésiaste, est revenu de tout. Il reste tranquille, il attend ce que Dieu lui a promis et il travaille pour vivre là où il se trouve. Car la vie est partout, même dans le désert le plus aride ». Ce sont les dernières lignes du récit.
Dans l’aride désert des derniers mois de sa maladie, Mohammed Khaïr-Eddine est parvenu à une acceptation sans révolte de son sort, le regard déjà tourné vers l’Eternité : il y a loin entre l’amertume violente de ses jeunes années et ce modèle biblique de sagesse qu’il nous propose dans son œuvre ultime.
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[1] Publié dans Expressions maghrébines , vol. 1, no 1, 156-158.