Marrakech, lumière d’exil

Roman de Rajae Benchemsi

Paris, Ed. Sabine Wespieser, 2003, 197 p.

 

 

Le cœur d’une ville qui bat : la place Jemaa-el-Fna, à Marrakech, et quelque part au cœur de cette place, une femme au regard farouche, une tatoueuse professionnelle, Bahia. Elle couvre les mains des passantes de signes variés, mais, affirme la narratrice, elle aime la spirale par-dessus tout. Et tout autour, la ville s’enroule également en spirale autour de la place, avec ses vieilles maisons de maîtres, ses ruelles, ses souks, les nouveaux quartiers, l’hôpital psychiatrique, l’université. La narratrice parcourt tous ces lieux à la recherche de son passé, après dix ans passés en France. Certes, elle est professeur de littérature, et prépare un cours sur Lautréamont. Mais Bahia, qu’elle connaît depuis l’enfance, la replonge dans une autre époque, une autre culture, et surtout dans un drame qui la touche profondément, la maladie de Zahia, la fille de Bahia, atteinte d’autisme et enfermée à l’hôpital. Désormais l’unique but de la narratrice est de revoir Zahia, puis de la faire sortir de l’hôpital psychiatrique, afin de la rendre si possible à un semblant d’humanité, et de l’emmener en pèlerinage au marabout du « saint des fous », Bouya Omar. Tout en poursuivant cette tentative de sauvetage désespérée, elle retrouve par bribes le passé familial au travers surtout des récits de la mère de Bahia, et d’une vieille tante généreuse qui accueillera la jeune autiste dans sa vaste demeure. Ce qui la fascine par-dessus tout, et qui a fasciné déjà deux générations avant elle, est l’histoire de la légendaire grand-tante Bradia et de sa complice, la noire esclave Dada M’Barka ; car Bradia fut, dans les années quarante, un exemple à la fois scandaleux et admirable d’émancipation, qu’elle paiera de sa mort prématurée.

 

La double quête se termine non par une conclusion, mais par un retour à la place Jemaa-el-Fna, après ce cheminement en boucle qui nous ramène au point de départ : peu de choses ont changé en apparence, mais tout est différent, puisque la narratrice a enfin trouvé une sérénité profonde dans laquelle toute individualité s’est abolie, comme dans ces poèmes mystiques qu’elle nous offre en cadeau dans les dernières pages.

 

Rajae Benchemsi nous livre beaucoup d’elle-même grâce à ce roman ; car les parfums, les sons, les couleurs qui animent ses trajets de la place Jemaa-el-Fna à la maison de Bahia puis à celle de sa vieille tante, en passant par des rues et des souks qu’elle connaît intimement, sont ses propres sensations, superposées à tous ses souvenirs qui affluent et lui font perdre la notion du temps. C’est un parcours où tous les sens sont en éveil, et particulièrement l’odorat et l’ouïe, une promenade perçue de l’intérieur, mais où tout habitué des lieux reconnaîtra bien la magie de Marrakech.

 

Ajoutons qu’à cette observation amoureuse d’une ville de mystères et de lumière à la fois, se superposent plusieurs histoires d’amour, dont certaines ont une fin dramatique : celle d’un jeune aveugle et d’une fillette mal aimée, celle d’une belle esclave et de son maître, celle d’une jeune femme tellement éprise de son époux qu’elle brave pour lui les interdits de la pudeur, celle enfin d’une jeune femme contemporaine, Rajae Benchemsi, pour les plus hautes valeurs de la culture de son pays.