DU RENOUVEAU DANS LA
LITTERATURE MAROCAINE D’ECRITURE
FRANCAISE.
Le cas du roman de
Mahi Binebine : l’ombre du poète
Professeur assistant
université Cadi Ayad
Faculté des lettres de
Beni Mellal
Maroc
Cette étude [1]
s’intéresse à la question du renouveau dans la littérature marocaine d’écriture
française des années quatre-vingt dix. Quel est le bien fondé de cette
problématique ? Y a –t-il vraiment du nouveau dans celle-ci ou s’agit-il
d’une simple agitation qui fait le jeu des maisons d’édition ? La
publication d’un nombre important de jeunes écrivains est-elle le signe d’un
nouveau souffle ?
Telles sont les questions qui semblent occuper les
chercheurs ces derniers temps.
Pour
me situer dans ce champs, je vais tenter d’interroger l’œuvre de l’un de ces
jeunes écrivains. Il s’agit de l’ombre du poète de Mahi Binebine.
Avant de préciser mon angle d’attaque, je reviens sur le débat qui caractérise
actuellement le champ critique de cette littérature. Trois articles ont retenu
mon attention. D’une part, « paysages algériens des années quatre-vingt
dix et post-modernisme littéraire maghrébin »[2]
et « les aléas d’une reconnaissance littéraire problématique »[3]
de Charles Bonn. D’autre part, l’article “ Renouveau” de Abdeljalil Lahjomri.[4]
Née
avec la dynamique de la décolonisation, cette littérature atteint son apogée
avec l’attribution du prix Goncourt en 1987 à Tahar Ben Jelloun. Le nombre
important de livres publiés ces années considérées comme période postcoloniale,
s’explique, selon Charles Bonn, par l’actualité de l’époque caractérisée par un
très profond souci d’engagement politique. Cependant la consécration de Ben
Jelloun marque paradoxalement la fin de cette ascension.
« On
peut dire à présent que le prix Goncourt attribué à un texte aussi atypique,
lui aussi, que la nuit sacrée, en même temps que la fin d’un débat
essentiellement idéologique, marque aussi la fin d’une dynamique collective des
grands auteurs maghrébins iconoclastes, au profit d’un éclatement, d’une
parcellarisation qui, certes, ne sont pas propres à cette littérature et
relèvent peut-être, selon certains, d’un état plutôt que d’une dynamique
« postmoderne » [5]
Selon Ch. Bonn, il s’agirait d’une «entrée de la
réception de ces textes dans une ère post-coloniale ou tout simplement,
d ‘un «déplacement de la focalisation événementielle de cette lecture
prise en charge directe de la lourdeur du réel ». La multiplication des
écrivains nouveaux à partir des années quatre-vingt dix marque ainsi,
l'émiettement de cette littérature, sa banalisation, l'émergence d ‘une
perception nouvelle et la multiplication des maisons d'édition. Ce qui
caractérise les textes de ces écrivains, c’est bien le poids de la réalité et
l’urgence des témoignages qui se ressemblent tous. Si tel est le cas pour la
littérature algérienne marquée par la violence de la guerre, je me demande si
tel est le cas pour la littérature marocaine ? Je reviendrai plus loin sur
cette question.
Cette multiplication d’éditeurs entraîne un autre
phénomène à savoir la banalisation de
cette écriture qui, désormais, déborde toute appartenance géographique.
Ces écrivains s’inscrivent plus que jamais dans une sorte d’universalité où ils
sont perçus comme des créateurs à part entière.
L’émergence de ces singularités ne semble pas convaincre
Lahjomri qui rejoint, me semble-t-il, le discours tenu par certains arabisants
sur cette littérature depuis sa naissance. Il dit :
«Il est à
craindre que parler de nouveau d’un roman maghrébin ou de littérature
maghrébine, n’entraîne de nouvelles méprises, de nouveaux malentendus. Il
semblerait même qu’une profusion de publications ne signifie nullement
l’existence d’une dynamique de la création littéraire, mais plutôt le
contraire, en particulier en langue française, surtout quant les talents encore
en herbe n’offrent au public que des écrits hésitants quant à la langue,
à la thématique, à l’esthétique. La frénésie actuelle dans le domaine de
l’édition n’est pas signe de renouveau, ni une rupture dans la lente maturation
du processus créateur.»[6]
Si la profusion des publications n’est, certes, pas le
signe de renouveau dans une littérature telle qu’elle soit, pourquoi serait-il
spécialement le cas de celle écrite en langue française comme le postule
Lahjomri ?
L’hésitation
des jeunes talents ne concerne –t-elle pas également ceux qui écrivent en
langue arabe ?
Il est incontestable qu’il s’agit là d’un procès
d’intention qui n’est fondé sur aucune justification scientifique.En effet,
même si l'inquiétude de Lahjomri est justifiée, elle reste, néanmoins,
polémique. Comment peut-on ignorer toutes les œuvres parues ces dernières
années et dont une grande partie est de qualité incontestable ? [7]
Faut-il rappeler également qu’il serait intéressant de
voir l’évolution de l’écriture de certains ténors de la littérature
marocaine pour comprendre que la question du renouveau ne concerne pas
uniquement les jeunes écrivains mais aussi leurs prédécesseurs?
Le renouveau est, à mon sens, un souffle de
rajeunissement. La décomposition du mot « re-nouveau » est
intéressante. En effet, cette littérature, relativement jeune, est nouvelle
dans la mesure où elle s’est crée son propre champ. Par la préfixation, c’est
l’effervescence qui la caractérise aujourd’hui qui est mise en exergue. Mieux
encore, les changements de regards, de perspectives et de formes s’inscrivant
dans une évolution littéraire, sociale et historique sont à mettre en lumière
dans l’évocation de ce concept. Après la lutte pour la libération suivie d’une
longue période de maturation et de décapage, la société marocaine négocie sa
place parmi les nations en devenir. Les différents bouleversements
socio-économiques, politiques et culturels constituent un nouveau terrain
d’investigation pour la littérature. Il est donc fondamental, pour moi, d’inscrire
cette problématique dans cette manière de réinventer le sens subjectivement au
niveau du langage. Autrement dit, ces écrivains, reconnus en dehors de toute
appartenance collective, doivent être appréciés dans ce qu’ils sont ; dans
leurs individualités et dans leurs façons de voir le monde. Comment l’écrivain
qui m’intéresse ici, Mahi Binebine , s’inscrit-il dans cette
problématique ?
D’emblée, il faut préciser que ce qui retient mon
attention dans le texte -l’ombre du poète-,
c’est le mode de relations que l’œuvre entretient avec la société. Mieux
encore, l’organisation du monde dans le langage. Il n’est pas question de
chercher un certain réel dans le texte, ni de reproduire les circonstances de
la production de l’œuvre, mais comme le précise Alain Viala :
« …sera
donc particulièrement pris en compte tout ce qui touche aux procédures
textuelles qui engagent la façon de programmer l’attribution de sens, les zones
névralgiques des textes, où cette conférence de sens est inscrite dans les
matières dont le texte pose un type de représentation du réel, un type de
validation des représentations. »[8]
Il s’agit là « des carrefours de sens » qui
ont déjà fait l’objet d’une étude par Philippe Hamon.[9]
Cette théorie est fondée sur une typologie d’évaluation dont l’objectif est de
détecter « les degrés d'implication du narrateur dans sa narration ».
Elle se décline à travers quatre classes : les intensifications, les
comparaisons, les parallélismes et les explications. Toute évaluation nécessite
alors une mise en corrélation d’un sujet et d’un objet ou d’un sujet avec un
autre sujet. Une relation qui passe par une médiation.
« La
relation objet et point d’application de l’évaluation tendra donc à se
présenter en texte comme savoir-faire, savoir-dire, savoir-vivre et savoir-jouir
des actants sémiotiques, et les points d’affleurement privilégiés de
l’effet-idéologie se définiront en texte comme points de discours, mises au
point (techniques), points de vue et points d’honneur, ces points névralgiques
ou points identiques du texte, pouvant éventuellement (c’est la dimension
syntagmatique de l’effet) se déployer et s’articuler en lignes de discours,
lignes d’action, lignes de mire et lignes de conduite. »[10]
Comment s’organise cet effet-idéologie dans le texte de
Binebine ?
Dès la page de garde le lecteur est interpellé par la
cohabitation du nom de l’auteur et du titre du roman. L’usage de l’article
défini contracté « du » instaure une relation d’intimité. Les
rapports de l’ombre et de la lumière sont également inscrits dans ce titre en
tant que clé de lecture possible pouvant se décliner à travers tout le récit.
Toujours est-il qu’il y a là une programmation et une anagrammisation d’un
parallélisme fondamental. L’évaluation de la relation se présente comme un
parallèle. La compétence langagière occupe une place inaugurale et se donne à
lire comme une norme implicite laissant supposer la structuration ultérieure du
récit.
Pour mieux comprendre cette stratégie, je vais
m’intéresser aux programmes narratifs des personnages. La première phrase du
roman met en scène et reprend le schéma inscrit dans le titre. Le parallélisme
embraye le texte sur l’extra-textuel en mettant en corrélation deux programmes
narratifs. Celui du narrateur principal et de son ami Yamou.
« Sur
le mont des esclaves, nous nous sentions grands, Yamou et moi. A nos
pieds , au sein des remparts bordés de hauts palmiers, dans le creux des
terrasses bariolées de linge, la ville fourmillait. En silence. La sensation de
grandeur nous prenait dès que nous passions la muraille, le vendredi, après la
prière. Les puisards des terrains vague attenant nous intriguait ; nous y
jetions pierres et injures, crachats et frissons. Une fois Satan lapidé, nous
poursuivions, victorieux, notre chemin vers l'oliveraie du pacha. »[11]
Ce premier passage est structuré par un ensemble de
parallélismes et donc par des foyers névralgiques. Les classes se déclinent
comme suit : mont/plaine, esclaves/libres, grands/petits, haut/bas,
creux/plein, silence/parole, Satan/bien, victoire/défaite. Le programme
narratif des deux personnages est ici en concordance. L’évaluation qui porte
sur leurs états inaugure le texte par des positivités. Le projet romanesque est
ainsi précisé dès le départ. L’évolution du récit vient confirmer ou modifier
ces paramètres. Ainsi le deuxième chapitre vient renforcer le parallélisme
entre Nayel et Yamou. Leurs rapports permettent de dégager une autre évaluation
qui porte sur le savoir-vivre, le savoir-dire, le savoir-faire et le
savoir-jouir. La convocation de l’ensemble de ces savoirs se concentre sur le
même personnage
«Yamou
avait réponse à tout. Et s'il usait parfois d'arguments cornus, je prenais
plaisir à me laisser convaincre. Et j'en redemandais.»[12]
De ce fait, elle concourt à la construction d’un foyer
idéologique. Cette intensification a pour conséquence la création d’un horizon
d’attente chez le lecteur. L’exemple du grand poète arabe Abou Zaïd Essarougi
et de son compagnon de route, un érudit célèbre, crée une densité sémantique
pour mettre en relief l’histoire première (de Nayel et de Yamou).
L’intertextualité, comme réservoir de modèles, établit ainsi un second
parallèle dans le texte et renforce la première évaluation qui se pose
désormais comme carrefour normatif et comme idéal.
« Yamou
prit conscience de l'enflure de ses propos, nota que mon attention s'en
détachait ; alors, il enchaîna, comme il savait le faire, sur un vieux
poème arabe. Il y était question de deux voyageurs. Le premier était un
illustre poète du nom d'Abou Zaïd Essarouji, un homme d'âge mûr qui, sans
jamais dévoiler son identité, parcourait le pays, déclamant çà et là des vers,
selon l'humeur et la situation. Le second était un grand érudit, fasciné par le
génie d'Abou Zaïd, et dont le plaisir extrême consistait à reconnaître celui-ci
entre mille autres poètes, sous ses déguisements les plus singuliers. » [13]
Si Yamou a la maîtrise des subtilités de la langue par
l’usage d’un langage philosophico-poétique, Nayel se met en situation d’écoute
et d’infériorité. Cette opposition du silence et de la parole pointe une
discordance qui va évoluer progressivement tout au long du récit. Ce changement
de programme commence à se manifester dès le troisième chapitre. En effet,
Nayel, à la suite de la mort de son père, va bénéficier de la protection du pacha,
un personnage redoutable qui s’est illustré pendant la période du protectorat
français.
« Si
ma mère n’avait, par instinct, sollicité la protection du pacha, notre logis
aurait à coup sûr brûlé durant la nuit(…). Ainsi étais-je encore au berceau
lorsque je devins officiellement pupille du pacha. »[14]
Quant àYamou, il va évoluer dans le salon de coiffure de
son père avec un parcours scolaire très limité.
« Après
trois ans d'école coranique, plutôt que de l'envoyer faire des études coûteuses
en vue d'un hypothétique emploi de fonctionnaire, M. Marwane avait préféré
garder son fils à ses côtés. «Quand on sait lire et écrire, soutenait-il, le
reste n'est que perte de temps. Et d'argent bien entendu. Savoir compter est
certes important, mais dès qu'il s "agit de sa propre mitraille, n’importe quel abruti apprend en un
tournemain l'art des additions, des multiplications. » Lui-même avait
appris sur le tas, si bien que certaines lacunes subsistaient… »[15]
L’ espace extérieur au palais est doté, aux yeux du narrateur,
d’une valeur négative. Cette dégradation est confirmée par la nature de
l’habillement comme médiateur renforçant ce lieu de «l’effet-idéologie ».
« Je
revois encore Yamou enveloppé dans sa djellaba marron. Il ne s'en séparait
jamais. Je l'ai vu poussé dedans. A quinze ans, elle lui arrivait déjà aux
genoux, ses bras dépassant largement des manches. « Une vraie tortue en
confiance », souriait-il en allongeant le cou. »[16]
Car, à l’opposé l’accès au collège seigneurial, est
aussi un accès au savoir et aux privilèges du palais. La description de cet
univers permet d’établir une autre dualité au niveau des espaces :
intérieur/extérieur. La relation au premier est positive alors qu’elle est
négative par rapport au second. La valeur normative de départ concentrée sur le
personnage de Yamou, va être momentanément suspendue. Le pacha et son espace
vont devenir dorénavant l’objet de toutes les évaluations.
« Le
pacha est un homme singulier, tout le monde, en ville, vous le confirmera. Contrairement à celles des notables, son
oliveraie n’est pas entourée de clôture. Et nul décret n’en interdit l'accès.
Seul un vieux Bédouin, à moitié sourd et aux trois quarts aveugle, y fait
office de gardien. Cependant, pour se rendre au souk du village voisin, les
gens préfèrent la contourner. Une vieille habitude (…)moins on a affaire au
pacha, mieux on se porte…Ainsi au fil des années il s’est tissée autour du pacha une aura divine, que lui-même
entretenait avec subtilité, mesurant ses apparitions en public, cultivant le mystère
autour de sa seigneurie, faisant de l’imprévisibilité une arme redoutable où
l’extrême générosité succédait à la violence la plus barbare. »[17]
La relation de ce dernier à ses sujets obéit à un
certain nombre de rituels, de préséances, de lois, de comportements et de
conduites qui font une norme dominante. La manipulation de ces valeurs régit
les relations d’un sujet supérieur à des sujets inférieurs. C’est le cas par
exemple de la convocation du narrateur à une entrevue imprévue qui devient
rapidement un objet d’angoisses et
d’inquiétudes.
« On frappa un
matin à la porte de mon bureau. L’un des valets du pacha entra :
-Son excellence te
demande.
-Maintenant ?
lui demandais-je, effaré.
-Maintenant.
-Rien de
grave ?
Il se tut. Verrouilla
son visage de sorte que je n’y puisse rien lire. Les valets du pacha
s’amusaient beaucoup de nos appréhensions, de nos effrois. »[18]
L’appel simultané de l’ensemble de ces foyers de
médiation se solde par une intensification stylistique qui signifie
l’affleurement de «l’effet idéologie » dans le texte. Par ces
constructions textuelles, le récit traverse des faits de l’histoire sans avoir
à justifier son lieu d’ancrage.
L’évolution des programmes narratifs de Nayel, de Yamou
et de son père, monsieur Marwane, obéit à une logique paradoxale qui s’inscrit
tantôt en concordance, tantôt en discordance avec ce que j’appelle la norme
primaire. C’est à dire, l’ensemble des foyers idéologiques portant sur le
pacha. Cette norme ne peut pas prétendre à une profondeur sémantique, en dehors
du temps historique sur lequel est fondé le roman, à savoir la période
coloniale. Monsieur Marwane fait son entrée au palais par le biais d’une
compétence technique –un barbier réputé dans le souk-. Néanmoins, cette
promotion n’engendre qu’un plaisir larvé.
« Dans
l'entourage du pacha, on considérait avec pitié le brave Marwane, cet homme
pour qui, chaque matin que Dieu fait, revoir le soleil est un miracle (…)sous
ses paupières retombantes, prêtes à se refermer pour l'éternité, il avait le
regard terne, les orbites caves, la mine d'outre tombe, et bon nombre de signes
funèbres qui, à l'évidence, ne laissaient le moindre doute sur l'imminence de
son trépas. »[19]
Car le passage d’un espace à l’autre n’entraîne pas
automatiquement l’effacement de toutes les traces d’appartenance sociale des
personnages. Les différents carrefours normatifs, comme l’habit, l’éthique
(l’apparence en société ) rappellent par exemple son appartenance sociale au
narrateur principal qui en souffre terriblement.
« Vendredi, jour béni de la délivrance…A midi tapant, le collège seigneurial libérait ses pensionnaires. Au milieu des notables venus en automobile récupérer leurs chérubins, je remarquais de loin la silhouette chétive de ma mère. Enveloppée comme un fantôme dans un vieux haïk blanc, elle agitait ses bras maigres, souriait à pleines dents. Passé le second portail, le rang que nous formions se rompait. »[20]
La construction de ce lieu névralgique (douleur,
souffrance ), devient le moteur du récit. L’état du narrateur l’incite à
chercher une sortie d’honneur dans le travail de l’imagination. Il invente
ainsi une autre histoire parallèle qui transforme l’enfant misérable qu’il
était, en personne issue d’une famille noble. De ce fait, sa mère biologique
devient une simple servante.
« Je
déployai le vaste mouchoir brodé par ma servante mère, me mouchai. Alors,
rassemblant mes forces fléchissantes, je m'éclaircis la gorge, fis claquer mes
doigts. »[21]
Par ailleurs, cette affabulation dans laquelle s’enlise
le narrateur, permet de mettre en scène le rapport à la parole comme la
charpente maîtresse du roman. Celle-ci n’est pas uniquement d’ordre poétique,
mais aussi politique. D’où la comparaison du narrateur au conteur de la grande
place. La parole libératrice et salvatrice est celle de Chehrazade, mais aussi
de tout un peuple luttant pour sa libération. C’est parce qu’il a trahi la
cause noble que le narrateur Nayel fait de sa vie une histoire inventée. Une
condition nécessaire pour se faire admettre dans un milieu qui n’est pas le sien.
Il est de ce fait tiraillé entre son être et son paraître. Malgré ses
privilèges et sa promotion, caïd, toutes les évaluations esthétiques ou d’états
portant sur lui, retracent des négativités. Il en est de même pour monsieur
Marwane qui, en dépit de son savoir-faire qui lui a valu un bon traitement au
sein du palais, étouffe dans cet univers.
La relation des deux programmes (pacha /ses sujets ) est
donc disjonctive même dans les situations les plus positives.
Contrairement à ce parcours, celui de Yamou est avant
tout celui d’un poète avide de savoir. Le narrateur est complètement hypnotisé
par le pouvoir de manipulation des mots dont son copain fait preuve en toutes
circonstances.
«Le bureau
de l'écrivain public devint rapidement célèbre. Les gens affluaient de toute
part ; analphabètes ou pas, tous venaient magnifier leurs pensées sous la
plume de yamou. Une plume dans la verve enchantée réconciliait les êtres les
plus farouchement brouillés : amants, amis, enfants, parents,
fonctionnaires, commerçants, hommes de loi, mouchards, tous se voyaient
contraints, un jour ou l’autre, de se mettre à nu devant le jeune prodige.»[22]
Les évaluations portant sur Yamou nous sont présentées à
travers le regard de Nayel. Elles portent sur des compétences, des performances
et des états distribuant des positivités. Par conséquent, elles s’opposent, en
tant que site idéologique, aux programmes du pacha et de ses acolytes. Ainsi
par exemple au chapitre neuf où la relation de yamou et de son ami
l’instituteur au pouvoir est, on ne peut plus, conflictuelle. Par
l’organisation de la résistance, Yamou se met du côté du peuple et de la
liberté. Il incarne la figure par excellence du poète engagé. Sa ligne de
conduite, contrairement à Nayel, préserve sa cohérence du début jusqu’à la fin.
Il est
intéressant de signaler que les rapports des personnages déterminent les
évaluations qui changent de valeur selon l’organisation des programmes
narratifs dans le temps et dans l’espace.
« Et
je pris le chemin du Palais. Yamou resta longtemps devant la porte, me
regardant partir. Chacun de nous avait choisi son camp. Moi, le côté régnant,
Yamou, celui, ô combien incertain, de la liberté. »[23]
Par ailleurs, c’est au moment où le narrateur arrive à
l’apogée de son ascension sociale, que tout ce qui est présenté comme
positivité, selon lui, va se métamorphoser en négativité. Ceci est mis en
exergue dans le texte par l’affleurement d’un ensemble de valeurs
contradictoires portant sur le même personnage. Le travail
accompli(la promotion de Nayel) est en concordance avec la norme (celle du
pouvoir). Les valeurs esthétiques, quant à elles, retracent un sentiment de
culpabilité, de déception, de douleur et de solitude.
« ce
pouvoir-là, je le confesse, me donnait le tournis »
La routine avait eu
raison de mes états d'âmes, de mes incertitudes. Je m’étais coulé avec
résignation dans ma destinée. Et je m’y étais fait. On se fait à tout. »[24]
Le tiraillement entre les deux espaces qui se solde par
l’échec du programme présenté comme idéal, illustre le projet global. Les
parallélismes ne sont pas uniquement d’ordre typographique, mais concernent
également la structure narrative même. Ainsi, la norme primaire occupe une
place centrale dans le récit. Elle est encadrée par une norme secondaire
concernant les programmes de Yamou et de l’instituteur. Celle-ci ouvre et clôt
en même temps le récit. La libération du Maroc sur laquelle se termine le roman
redouble de sens parce qu’elle épouse celle du récit. La dernière page fait
écho à la première. Entre les deux c’est une histoire mensongère qui est
dévoilée et dénoncée. Celle des collaborateurs. La vérité est, de ce fait, liée
à la libération. Elle germe dans la marge en attendant d’occuper le centre.
C’est pour cette raison que le programme narratif du poète encercle celui de
Nayel en l’étouffant. Il
appert de ceci que le vrai renouveau dans la littérature marocaine d’écriture
française réside dans la prise en charge de la socialité dans toute sa
brutalité. Nous rentrons avec ces jeunes écrivains dans une période où la
motivation du discours littéraire n’est plus de s’opposer au colonisateur, mais
de révéler la complexité des relations sociales. C’est le sujet marocain qui
occupe le devant de la scène. Il permet à la même occasion à l’écrivain de
s’affirmer en tant que tel et de jouer son rôle à part entière en dehors de
toute appartenance collective. Mais cette innovation est à chercher dans les
montages textuels qui prennent pour socle une logique d’échange entre
l’objet-livre, l’histoire, l’auteur et le lecteur. C’est ce que j’ai essayé de
faire en analysant les rapports de l’écriture et de
« l'effet-idéologie » à travers notamment les parallélismes.
1-Ce texte est une reprise de ma communication lors du colloque organisé par l’Université de Limoges et qui a été consacré à la littérature marocaine d’expression française aujourd’ui ( du 27 au 28/09/99 ).
7-A titre indicatif : A. Djemaï ( sable rouge, un été de cendres, 31 rue de l’aigle, mémoires de nègre ), Mahi Binebine ( le someil de l’esclave, les funérailles du lait, l’omre du poète, cannibales ), Fouad Laroui ( les dents du topographe…), Yasmina Khadra ( les agneaux du seigneur, double blanc, morituri, l’automne des chimères ), Rachid O ( l’enfant ébloui, plusieurs vies, chocolat chaud ), Siham Benchakhroun ( oser vivre )…etc.