Université Lumière –Lyon
2
Faculté des Lettres, des Sciences
du Langage et des Arts
Les manifestations de la violence dans
le roman de Mohammed Dib :
Comme un bruit
d’abeilles
Mémoire de Maîtrise,
présenté par Amina Boudjellal
Juin 2003
Une violence du groupe social :
La résistance des individus face à la violence :
Le titre : un appel au lecteur :
Les anachronies dans le roman :
La littérature francophone a perdu récemment l’un de ses plus grands maîtres : l’écrivain algérien Mohammed Dib. Salué par Malraux, dès son premier roman La grande maison (1952), comme l’un des plus grands écrivains algériens de langue française, couronné en 1998 par le Prix Mallarmé pour son recueil de poème L’Enfant-jazz (1998). Un Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française et un Grand Prix de la Ville de Paris lui ont toutefois été attribué. Il a bâti une œuvre majeure, tout à la fois exigeante et accessible. Sa mort fut une perte énorme pour la littérature maghrébine d’expression française, néanmoins il a laissé un héritage littéraire considérable. En poursuivant une quête qui ne se veut, pourtant, en aucun cas, abstraite ni détachée du réel, notre auteur souhaite cependant garder une distance avec les bruits et les fureurs de l’engagement et du militantisme immédiats. Il construit, livre après livre, une œuvre riche et exigeante, thématiquement et esthétiquement inscrite dans la durée. Sans doute afin d’être en accord avec sa conception de la littérature qu’il envisage comme le lieu privilégié du doute et de l’interrogation. .
Les études faites de son œuvre, portaient essentiellement sur la trilogie : La grande maison, L’Incendie (1954) et Le métier à tisser (1957), ensuite, et d’un degré moindre, sur ses écrits des années 60 aux années 80. Seulement depuis le début des années 90, et après sa trilogie nordique : Les terrasses d’Orsol (1985), Le sommeil d’Eve (1989) et Neiges de marbre (1990), son œuvre fut quelque peu négligée. Les travaux universitaires de ces dernières années peuvent se compter sur les bouts des doigts. Majoritairement, ils portaient sur des thèmes intimement liés à cet aspect maghrébin qu’a son œuvre. La colonisation de l’Algérie, le problème identitaire, l’exil, etc., tous sont des thèmes qui investissent le domaine des recherches et analyses littéraires.
C’est pourquoi nous nous proposons dans le présent travail d’étudier une de ses dernières œuvres Comme un bruit d’abeilles (2001), sur laquelle aucune analyse n’a été faite auparavant. Le thème qui nous a semblé le moins abordé, si ce n’est dire qui ne fut pas du tout abordé, était la violence dans les écrits de Dib. Apporter du nouveau d’une part, et redonner à son œuvre un autre souffle d’une autre part, furent les principales raisons qui nous ont poussé à effectuer ce mémoire. Comment se manifeste la violence dans le roman de Mohammed Dib Comme un bruit d’abeilles ? Une question à laquelle nous tenterons de répondre tout le long de cette analyse.
La première question que nous nous posons est de savoir de quel genre de violence pourrait-il s’agir ? Nous y répondrons en étudiant progressivement l’œuvre en partant du général pour arriver au particulier. La réponse divisera notre travail en deux chapitres : le premier chapitre traitera la violence comme thème ou « l’écriture de la violence ». Le roman est composé de plusieurs récits portant chacun sur une histoire différente mais qui convergent tous vers une fin voulue de Dib : démontrer le degré de l’emprise de la violence sur le monde, sur les êtres et son ampleur. Dans ce premier chapitre, nous essayerons de survoler ces différentes histoires afin de dégager et de classer les principaux thèmes qui construisent le roman. La référence au contexte socio-historique est inévitable afin de mettre en évidence et d’éclaircir les thèmes abordés. Contrairement à ses anciennes œuvres, l’Algérie ne constitue plus le cœur de ses écrits. Le changement de circonstances impose des priorités à l’auteur. Il n’écrit pas que pour soi, mais pour tout lecteur francophone qu’il soit algérien, maghrébin ou autre. Ainsi, les événements qui ont endeuillé l’Algérie tiennent une place plus ou moins importante dans le roman mais ne monopolisent cependant pas l’action. Nous verrons se défiler maints genres de violences humaine et naturelle provoquant d’autres violences plus abstraites.
Dans le second chapitre, il sera question d’un autre aspect de la violence : celui de l’écriture ou « la violence de l’écriture » ainsi que les moyens employés par l’auteur lui permettant d’appuyer la violence thématique. Pour ce faire nous ferons appel à quelques théoriciens connus, tels que Hans Robert Jauss pour la réception du roman ou encore Gérard Genette pour l’éclatement du récit. Nous finirons notre travail par une étude de l’esthétique de la violence en analysant de manière plus détaillée l’éclatement de la parole et la violence du langage utilisé par l’auteur.
L’écriture de Dib est marquée par une sorte de dédoublement, une quête ontologique mettant en jeu les différents espaces d’un moi éclaté et les lieux récurrents d’une durée tragique. Ainsi, nous serons amenés en empruntant à l’analyse sémiologique certains de ses instruments d’interroger les territoires où se manifestent les différentes violences marquant ce texte fragmenté et parcellaire. La violence investit tous les récits qui, comme des « tranches de durée » manifestes caractérisent les différentes formations discursives fonctionnant d’ailleurs comme autant de « tâches » et de « lieux éclatés » concourrant à la mise en œuvre du discours romanesque. Aussi, serons-nous obligés de questionner les espaces médiateurs mettant en œuvre le passage d’une instance tirée de l’actualité au jeu de la fiction.
Nous savons qu’à partir, notamment de Cours sur la rive sauvage ( 1966), Dib s’est lancé dans la construction d’un univers romanesque marqué par une certaine dualité au niveau du jeu des personnages et des instances spatio-temporelles. C’est pour cette raison que nous verrons comment s’organise cette structuration binaire qui fait du lieu l’espace paradoxal d’une présence double et du personnage une entité à double face. C’est à travers le jeu de la parole que se construit le discours romanesque. Comment la parole investit-elle les différents micro-récits ?
Lire le roman, Comme un bruit d’abeilles, c’est déceler les nombreux territoires donnant à voir une violence explicité, latente ou imaginaire.
L’auteur cherche, à travers le parcours des personnages, les jeux singuliers des instances spatio-temporelles et le mouvement narratif marqué par de fréquentes césures et de ruptures, à peindre un univers singulièrement fragmenté et traversé par des plages de violence paroxystique. Il met en scène des personnages représentant différents espaces sociaux. Se caractérisant par la présence d’une violence inouïe. Le langage de la violence traverse toute la représentation. Les relations entre les êtres sont teintées tantôt d’une violence sourde, tantôt d’une violence déclarée : la suspicion est la règle la mieux partagée.
Ainsi, la violence est particulièrement prégnante dans l’univers quotidien. C’est ce que nous avons pu constater durant le siècle passé, comme le définit Hacker : « notre siècle de barbarie et d’insécurité »[1]. Désormais, l’insécurité se trouve partout où se trouve l’Homme, engendrée par une violence cynique et un sadisme cruel. Comment justement, cette violence quotidienne se retrouve travaillée dans le texte Dibien ? Nous verrons qu’au cours des récits à analyser, Mohammed Dib nous décrit des sociétés en proie à des convulsions tant politiques que sociales et même culturelles, des âmes en peine qui immergent dans la souffrance et la haine.
Le noyau de la société étant la famille, elle est la première victime d’une violence qui ronge tout sur son passage et qui n’épargne personne de ses malheurs. Souvent considérée comme espace fondamental de la société, la cellule familiale connaît une sérieuse désagrégation. La famille est le lieu par excellence de la perversion des valeurs sociales, les conflits la traversent très profondément. Elle se retrouve marquée du sceau de la négativité et de la suspicion. Les relations sont conflictuelles et caractérisées par une série d’oppositions, travaillées par un certain nombre de rapports oxymoriques. L’auteur en fait un élément fondamental de son roman, il donne à ce sujet une telle importance au point de lui consacrer un long récit scindé en quatre parties qui se complètent mais qui ne se suivent pas : Le sourire de l’icône où nous assistons à un véritable renversement sociologique.
Dans ces quatre récits, nous sommes face à une fiction qui se déroule en Russie, où la violence a atteint des sommets paroxystiques. L’auteur présente le drame qui touche une famille ordinaire, vivant dans une société où tout risquerait de tourner au tragique, tellement la suspicion et la délation se conjuguent au quotidien. Il offre à ses lecteurs une image dérangeante de la famille qui n’est plus un refuge. La culture de l’ordinaire est dominée par les jeux de la violence, de l’hypocrisie et de croyances hybrides traversées par le sacré que Dib, comme dans d’autres de ses textes, désacralise et démythifie.
Le récit fonctionne comme une sorte de mise en abyme d’un ailleurs que le scripteur suggère fortement par des traits et des signes renvoyant à la réalité sociale. L’histoire investit les entrelacs de l’histoire et lui apporte une sorte de « vérité » presque documentaire, mais les jeux du fantastique et du merveilleux où le discours onirique est dominant transmutent les signes et mettent en branle d’autres significations.
L’écrivain décrit une période bien précise de la vie de cette famille : un couple, ou du moins, de ce qu’il en reste. Nous assistons à son effondrement lorsqu’elle se trouve dépourvue d’amour, assistant, impuissante et dans l’indifférence totale, à la dislocation des « lois » qui la régissent. Elle est une sorte de mise en abyme de la réalité sociale succédant à la chute du communisme. La période soviétique était marquée par la remise en question de la famille traditionnelle et la mise en oeuvre d’un embrigadement idéologique affectant toute la société. L’auteur exploitera cette situation dramatique afin de nous démontrer que l’emprise de la violence sur la société ne peut se faire de façon efficace que si elle commence par les cellules qui la constituent, voire la famille. Cette violence familiale est effrayante et insupportable. L’écrivain montre soigneusement comment un tel fait peut se produire, entraînant le lecteur dans un engrenage de faits et de violences morales et physiques.
Comme dans la plupart des récits romanesques, ce récit est marqué par une opposition fondamentale de deux personnages vivant aux antipodes l’un de l’autre. Rassek est un personnage passif, sans profondeur et prisonnier de ses schémas existentiels surannés et l’épouse qui détient le monopole de la force et de la puissance, un personnage dévoré par la haine, l’orgueil et l’égoïsme : élément actif, trop marqué idéologiquement, le personnage féminin qui, contrairement à une certaine tradition romanesque, possède le véritable pouvoir et a la possibilité de faire bifurquer le récit :
« Elle a gagné sa place dans le régime en l’acquittant avec la vie des Karamzine et de bien d’autre. » (p. 24).
Les deux personnages portent et produisent les signes de l’Histoire : cette transmutation des signes permet d’incessants allers-retours entre le passé et le présent, l’ex-URSS et la Russie actuelle. C’est l’expression d’un déchirement et d’une conscience malheureuse. Les personnages ne sont pas réellement libres, ils sont conditionnés par de fortes pesanteurs extérieures.
Le discours fonctionne comme une masse hétérogène mettant en opposition la femme, lieu, par excellence, d’une démarche mécanique et le mari, souvent égaré par sa sensiblerie, trop peu positive. Nous sommes en face d’une situation duelle, de dédoublement où finalement les deux personnages se retrouvent comme les revers d’une même médaille. Cette manière de voir le monde et de construire le discours est présente dans de nombreux textes de Dib, notamment La Danse du roi[2] et Le Désert sans détour[3] : Dib reprend ainsi une technique déjà usitée par Brecht, surtout dans La Bonne âme de Sé Tchouan où Choui Ta et Chen Té fonctionnent comme une même entité. Les personnages remettent en question l’harmonie du foyer familial et les liens prétendument puissants de la famille.
Le récit est truffé de monologues qui précisent mieux les contours. Ainsi, des traits de caractères, des événements historiques, des tranches de vie sont révélés dans ce discours nous mettant en présence d’un texte à plusieurs voix ou « polyphonique », selon le mot de Mikhaïl Bakhtine.
Rassek rentre de son bagne, après quinze années s’absence, dans un état affligeant avec l’espoir de retrouver un peu de réconfort, de consolation et de tendresse chez sa femme. Mais elle, Nina, dépourvue de toute sensibilité reste impassible, indifférente toute sollicitude. Elle reste inflexible, de glace. C’est une véritable marionnette, sans vie personnelle, trop perdue dans ses rêves dominés par un inébranlable dogmatisme idéologique :
« Mais, Nina, un miaulement de chaton perdu la laisserait tout.autant de glace ». (p.12).
« Statue inébranlable à l’extérieur, inébranlable à l’intérieur,[…]. » (p.31-32).
Toutefois il convient de constater que la raison humaine chez Nina n’est pas complètement absente. Elle montre parfois des signes d’humanité, malgré ses traits qui ont durcis avec le temps, comme une larme qui coule sur sa joue :
« Certes, la joue n’a pas frémi sous le baiser que j’y ai collé. mais, l’instant d’après, une larme y a fait tout du long son.chemin. » (p. 277).
Ce n’est pas sans raison si le récit se déroule sur quinze années, en partie durant le règne communiste et dans un second temps après la dissolution de l’Union Soviétique :
« Et je retrouve les mêmes choses après ces quinze ans de bagne majorés de quelques mois,[…]. » (p. 20).
« Moi pour qui le rouble vaut toujours un rouble, soit deux dollars, et qui ne me fais pas à l’idée d’allonger soixante roubles pour un dollar. ».(p. 22).
Encore une fois, nous assistons à un aller-retour entre deux temps et un espace unique. Ce jeu avec les instances spatio-temporelles est présent dans d’autres romans de l’auteur, notamment La Danse du roi, où passé et présent alternent. Nous aurons ainsi affaire à deux temporalités, d’où l’usage de temps grammaticaux du présent et du passé. L’auteur qui met en opposition deux temporalités fait dire à ses personnages que les choses n’ont pas changé, malgré le changement de régime. Le présent se conjugue tout simplement au temps de la désillusion. Les mots employés sont durs, violents. Les personnages vivent dans un monde absurde. La femme est sérieusement marquée par le discours communiste. Pour elle, les années passées en dehors du règne soviétique sont négativement présentées. Ainsi, le récit est marqué temporellement et spatialement. Nous avons affaire à un « discours contraint »[4] pour reprendre un titre d’un article de Philippe Hamon.
L’Etat est omniprésent, puissant et marquant les moindres faits et gestes. Il est ainsi désigné comme une force dégradante et aliénante. Les personnages sont en quelque sorte encerclés, dépourvus de véritable parole. Ils reflètent l’image d’une famille déchirée par une violence interne, causée par une autre violence externe, celle de l’Etat. Cette surdétermination idéologique d’ordres exogène et endogène traverse tous les conflits et les nourrit sournoisement :
« Voyons, Nina, il n’y a plus la police politique ! Fini, tout ça ! Il n’y a plus d’URSS. » (p. 32).
Nina, l’épouse, travaillant pour l’Etat, est manipulée sans avoir conscience de sa manipulation. Ainsi, le jeu politique est dévoilé, il oppose deux entités, nostalgique de l’ex-URSS et adepte du nouvel ordre. Nina est un personnage est quelque peu faible, elle n’est pas agissante, elle subit toutes les situations. En « envoyant » Rassek en Sibérie, elle ne se doutait pas de le revoir un jour parce qu’elle savait qu’en le dénonçant il allait trouver une mort certaine comme tous ceux qui l’avaient précédé, mais l’imprévisible arrive :
« Quinze ans après, il est de retour, coucou me revoilà, et c’est bonnement un mort-vivant. Après touts ces années alors tant d’autres y sont restés, y ont laissé leur peau. »(p. 14).
Rassek n’était pas totalement dans l’ignorance de ce qui allait lui arriver, néanmoins, il ne s’attendait pas à une fin pareille, il n’imaginait pas que sa femme, aurait l’audace, le courage et la force de lui faire subir ce sort :
« J’étais à mille lieues de m’en douter, moi, mais elle ? Elle, non : à présent je puis l’affirmer franco de port. » (p. 166).
L’Etat manipule Nina, il en fait une simple marionnette. Elle fonctionne comme l’espace médiateur à travers lequel s’exprime l’Etat. « Pas de communauté politique sans une violence qui la fonde et la soutient »[5] : ceci nous aide à mieux comprendre l’attitude de Nina, sans pour autant la justifier. Max Weber décrit l’Etat contemporain comme l’instance qui détient le «monopole de la violence légitime »[6]. Chez Dib, ce sens de la mesure en matière de violence politique souligne notamment son scepticisme face à la violence pratiquée pour des raisons purement idéologiques. C’est ainsi que Nina trouve tout ce qu’elle a fait parfaitement juste et légitime et que son travail consistait à nettoyer la société des personnes nuisibles pour le bien de tous :
« -On veut nettoyer ce qui est inutile. Sabrer le bois mort. C’est du nettoyage qu’on fait.
-Un monde propre. Ce qui restera ? Un monde propre !
-Un monde propre. Des hommes et des femmes bien. » (p. 117).
Après son retour, Rassek apprend la disparition d’autres voisins. Visiblement, ce ne sont que les proches qui sont affectés par cette vague de violence et de disparition dont la responsable est sans doute la froide Nina. Ceux qui n’entretiennent pas de relations avec la famille se trouvent ménagés par cette terrible tempête :
« Les Karamzines ne sont pas là, ai-je appris à mon retour. Disparus, eux aussi, dissous dans la nature comme j’ai manqué. de le faire…Les Kassaïev n’ont pas bougé en revanche. Toujours. dans l’immeuble. Mais les Kassaïev, on n’a pas de rapports avec. eux. On n’y tient pas. Avec les Karamzine, on en avait et ça a fait. leur malheur. » (p. 124).
Ainsi quand la violence touche un des piliers de la famille, personne n’est épargné. Avant que Rassek ne se retrouve en Sibérie, lieu funeste, un dur embastillement qui fut le fruit d’une manigance entre l’Etat et sa femme Nina, des voisins disparaissaient dans l’indifférence totale. Les personnages Rassek et Nina, nommés, représentent un monde absurde, sans humanité :
« Déménagés ?Les Rakazine ? Déménagés au jour d’aujourd’hui ? C’était fort de café. » (p. 170).
Nina, devenue vieille et faible physiquement, ne change nullement : Elle est restée elle-même, sans aucun état d’âme. Vieille, elle se retrouve prisonnière d’un sentiment de crainte mais pas vraiment de culpabilité. Ce personnage drapé dans son orgueil se lance un défi, en même temps qu’il cherche à démontrer son autosuffisance à celui qu’il méprise : Rassek. Elle l’ignore, ne lui répond même pas lorsqu’il parle, la parole est l’espace du bavardage et de l’aphonie. Ainsi, le silence devient un lieu de puissance. Ne dit-on pas, en Algérie, que le silence est d’or :
« Que dire de ça ? Ce que je devrais lui dire s’il valait la peine d’une réponse ? » (p. 20).
Ce silence, avant l’exil de Rassek, se traduisait par un orgueil et une insolence, il est par conséquent nié dans sa virilité même, cause due à son effacement aussi :
« Un peu l’andouille ? T’es un dégonflard. » (p. 170).
Les événements qui ont bouleversé la vie de couple, n’ont affecté visiblement que Nina, tandis que le mari, la victime, est resté toujours le même. Ses sentiments pour sa femme n’ont pas changé. Il cherche, malgré toutes les affres endurées, à la rassurer, à l’aider et à lui apporter un répit moral, en plus de la pitié qu’il avait pour elle :
« […] Nina, au contraire j’adore. » (p. 119).
« Elle ignore de quel côté se tourner, Rassek, tu es obligé de voler à son secours quelque peine qu’il t’en coûte. » (p. 30).
Il a fini par comprendre la logique et la position de sa femme qui ne pouvait abandonner ses mythes, même après l’effondrement de l’ex-URSS.
Toutes les tentatives de réconciliation pour reprendre une nouvelle vie dans une nouvelle société se sont avérées vaines. Les autorités, pour dédommager le mari, le nomment académicien, membre de « l’Académie des sciences » (p. 14), ce qui ne change nullement les choses pour lui. Il ne réussit pas à conquérir sa femme qu’il aime toujours malgré tous les malheurs endurés. Il sait aussi que son épouse est son premier ennemi, mais l’idée de la posséder ne l’a jamais abandonné. Il est conscient que sa femme a souhaité sa mort, mais il tient toujours à elle. Elle est victime et coupable à la fois. C’est un dogme idéologique qui guide ses faits et ses gestes, elle est capable pour arriver à ses fins d’éliminer jusqu’au dernier homme :
« On voulait précisément en terminer avec tous les Rassek du monde. Ecraser le doute, l’écraser où qu’il se niche, dans l’œuf, et avec le doute, à l’occasion, écraser ceux qui doutent, hurluberlus, mauvais coucheurs, velléitaires. Jusqu’au dernier. ». (p. 29)
L’auteur propose un schéma complètement métamorphosé de la famille ordinaire. L’amour et la fidélité qui sont traditionnellement la pierre angulaire de toute famille unie se transforment en haine et trahison. Dans ce texte, le personnage féminin abandonne ses attributs traditionnels. Le plus frappant c’est la position de la femme qui se retrouve réduite à un robot, à une mécanique bien huilée : « le langage de la violence n’est pas un langage, celui qui ne comprend que la violence est un robot de la pensée, un analphabète du sentiment. »[7]. Elle est certes, dépourvue de sentiments, mais elle arrive à s’imposer et à occuper foncièrement l’espace :
« Bon, elle n’est plus ce qu’elle était et je n’ai plus honte que du mal qu’elle m’a fait. Qui, présentement, voudrait se payer sur ça ? Sur quelqu’un qui n’a d’humain que l’apparence. » (p. 171).
Ainsi, se consume cette famille dans l’indifférence et la violence gratuite, autant de thèmes qui investissent le champ de l’absurde. Ce jeu avec la violence est l’expression d’une conscience déchirée et malheureuse, les personnages vivent une désastreuse ambivalence qui peut les mener jusqu’à la schizophrénie, la folie. Dib cherche à dénoncer les toxines de l’intégrisme et de les éradiquer d’une vie familiale et sociale qui aspire à l’union et à la paix. L’Histoire et le mythe se confondent dans ce récit circonstancié, daté, mais qui convoque un élargissement du propos. « Deux être perdus dans les bouleversements d’une histoire qui confine au mythe, comme pour mieux prendre distance avec les contingences d’une actualité meurtrie. »[8].
Terrorisme, un mot d’actualité, qui fait partie désormais de notre langage quotidien. Un phénomène, si on peut ainsi l’appeler, qui a connu son paroxysme en Algérie. Il ne suffirait pas d’y habiter pour pouvoir en parler et juger. C’est le cas de Dib qui donne à son propos une dimension ontologique et a-spatiale. Les lieux de la violence sont circonscrits dans l’absurdité des desseins de l’Homme.
L’actualité est au cœur du mythe. Ce paradoxe investit toute la représentation Dibienne. Le temps de l’Histoire côtoie et se joue du temps du mythe. Nous avons, en surimpression, les événements d’Algérie de ces dernières années. Ce thème n’est pas tout à fait nouveau dans ses écrits, il l’a déjà abordé dans un précédent recueil de nouvelles La nuit sauvage[9], mais de façon indirecte. Il a juste effleuré le sujet. Dans ce roman Comme un bruit d’abeilles, Il lui consacre trois récits : La figure sous le voile noir, Rosées de sang et Le ciel sur la tête.
L’auteur évite de présenter le sujet sous une forme documentaire. Les récits se rapportant à ce sujet ne décrivent pas les actes terroristes et les attentats, mais plutôt ce qu’il en résulte comme dégâts matériels et humains. C’est le cas dans La figure sous le voile noir où le narrateur ne fait qu’évoquer, au cours de la narration, un attentat dans un style simple, et sans user d’effets stylistique ou esthétiques particuliers. Il s’intéresse plus à ce qu’il y a après l’attentat, aux gens qui en souffrent, comme l’a dit Jacqueline Arnaud à propos de Qui se souvient de la mer[10] : « Les événements du temps de l’horreur sont transposés selon les hantises, les phantasmes et les désirs que vivent les hommes dans cet enfer de la barbarie »[11]. Comme les événements sont bien connus de tout le monde, les décrire n’avancerait à rien.
Derrière ces événements non historicisés, mais beaucoup d’indices les spatialisent concrètement, l’auteur veut dépasser la question algérienne pour s’interroger sur cette propension de l’Homme à chercher le malheur. Il y a tout un jeu avec le temps et avec l’espace rendant ces instances hybrides, c’est à dire trop flasques, l’actualité transporte le lecteur vers le mythe. Ainsi l’auteur fait connaître la condition dans laquelle vivent les Algériens, victimes ou « spectateurs » de cette violence. Mais cette réalité dépasse le lieu géographique et va creuser des sillons dans l’Histoire, la mémoire, le sacré et les Ecritures. C’est déjà le thème de son roman Le Désert sans détour.
Spectateurs et acteurs se partagent une sorte de destin tragique comme dans les grandes tragédies de Sophocle et d’Eschyle. Tous les hommes sont forcément marqués par cette violence ontologique. Les victimes ne sont pas seulement celles qu’une violence physique a atteint, mais aussi celles qu’une violence morale a détruit. Ainsi le personnage/narrateur de ce récit : l’avocat Hamad, s’obstinait consciemment à vivre sa vie en étant inconscient, indifférent, chose pas toujours évidente ou peu possible lorsqu’on vit au sein d’une société menacée par le terrorisme. Sa quête est tout simplement existentielle. Il ne sait rien, il ne fait rien, il est passif. C’est peut-être un double de Rodwan de La Danse du roi. Il vit une situation d’étrangeté. Il est étrange et étranger. Le temps et l’espace du mythe constituent les éléments-clés de son parcours. Rien ne bouge, c’est la routine :
« …c'est-à-dire tant que je véhiculais, oublieux de l'enfer en quoi l'existence s'est changée pour nous, l'exaltante certitude d'avoir pris aujourd'hui rendez-vous avec le bonheur. » (p. 38).
Ce personnage nous raconte une de ses bouleversantes journées. Sa vie se résume en quelques activités routinières :
« Routine quotidienne, dira-t-on, traintrain ordinaire où une vie s’enlise et où la bonne conscience fait son lit. » (p. 39).
En se rendant à son travail, il remarque une femme « nue », parce qu’elle ne porte pas un «haïk » (voile blanc en arabe), mais qui couvre son visage avec un voile noir. L’absence de ce « haïk », qui a des racines dans la culture algérienne, et qui dans les temps présents, reste réservé aux femmes d’un certain âge, dénote cette parcelle manquante de l’identité algérienne :
« Elle est nue : sans un haïk qui la drape,… » (p. 37).
Installée devant les ruines d’un commissariat de police où elle a perdu son fils « Karim » lors de l’explosion d’une bombe, elle perd la raison et ne veut plus quitter le lieu de sa malédiction. La folie est vécue comme une expérience extra-ordinaire. Elle s’approprie l’espace de son malheur. Le narrateur, confondant rêve et réalité, essaye d’aider la femme qui attend le retour de son fils perdu à jamais. L’espace onirique investit profondément l’univers diégétique et alterne avec le discours réaliste. L’avocat a remarqué cette femme « campée » devant les ruines, mais avec indifférence, puis un élan d’humanité se fait jour. Et comme c’est connu en psychologie, lors des rêves surgit l’inconscient. L’aide qu’il tente de lui apporter s’avère bientôt vaine, surtout quand il apprend de l’un des passants que son fils est mort.
Les rêves se transforment en cauchemar quand la femme lui propose de lui découvrir son visage caché sous le voile noir, il accepte. Elle soulève le voile pour un très court moment lui permettant de voir le visage :
« – La mère d'un fils qui s'est perdu, peut-être voudras-tu voir à quoi elle ressemble ? Veux-tu voir, veux-tu savoir à quoi elle ressemble ? » (p. 48).
« Il n’y avait rien dessous. Je veux dire : rien, un vide béant ; esquissés, les contours d’un visage, mais un trou obscur à la place, qui me narguait. » (p. 48).
Visage, partie du corps symbolique puisque c’est elle qui nous renseigne le plus sur l’identité d’une personne et bien des affects s’expriment à travers elle. Elle est sans doute la partie du corps la plus chargée d’humanité. Mais ce visage qui n’a plus rien d’humain, devient le vrai visage de la violence qui se révèle comme une force destructrice inhumaine, diabolique, qui nie l’humanité purement et symboliquement.
C’est un jeu exceptionnel avec l’univers réaliste. La femme n’est pas physiquement décrite, elle est le reflet d’une réalité amère, une mère-source, un espace fonctionnant comme une mise en abyme d’une situation générale. Le vide est le lieu de l’inexistence, du non-être, pour reprendre Heddegger. Vide, béance, trou, sont des éléments lexicaux qui expriment l’absence, le pessimisme et la non-vie. L’obscurité est toujours palpable. L’avocat vit une situation cathartique particulière, empreinte de crainte et de pitié. Peut-on parler de « purgations des émotions » ? .
Cette triste histoire et cette femme qui ne perd pas l’espoir de retrouver son fils fait penser à « Nedjma[12] » de Kateb Yacine. L’auteur cherche, à travers le voile à dévoiler l’inhumanité de l’Homme trop prisonnier de vérités désuètes et de mythes cruels. Le titre inaugure le protocole de lecture. C’est une femme voilée, dans tous les sens du terme, qui est mise en scène et qui découvre sa nudité, trop marquée par le fantastique. On pourrait parler ici de « réalisme magique », pour reproduire une dénomination souvent attachée au roman latino-américain. La femme se mue en une mère-patrie qui a perdu le sourire, qui perd chaque jour un nombre de ses enfants mais elle ne baisse pas les bras pour retrouver la paix :
« L’Algérie c’est une histoire d’amour[…], une triste histoire consumée de chagrins, peut-être aussi de regrets, qui se poursuit et se poursuivra longtemps encore. »[13].
Rosées de sang traite également du problème du terrorisme. Dans le présent récit il est question de plusieurs formes de violence physiques exercées contre des gens sans défense, seulement elles ne sont pas décrites. La description faite par le narrateur est plus réaliste puisqu’il ne s’agit pas d’un rêve. L’auteur rapporte des faits en se référant toujours à une réalité vécue. Le lecteur sait que l’Algérie traverse une mauvaise période. Le rôle de l’écrivain exprime souvent des faits réels en leur apportant une dimension esthétique qui caractérise la spécificité de la littérature. Dimension esthétique et dimension épistémologique sont intimement liées.
Le changement de situations et de contextes entraîne nécessairement un changement de perspectives. Si Dib au début de son œuvre avait «l’ambition de peindre une vaste fresque de l’Algérie »[14], c’était dans des conditions pas tout à fait pareilles. Il n’était pas encore exilé et l’ennemi était commun à tous les Algériens : le colonialisme. Dans les circonstances actuelles, il est loin de son pays, les Algériens n’ont pas un ennemi visible et l’information est en libre circulation. Il ne s’agit plus désormais de combattre des personnes seulement, mais une logique et un raisonnement sans aucun fondement valable.
Dib, même s’il dissimule parfois ses positions, par le jeu des déterminations littéraires et esthétiques, se retrouve ici bien impliqué dans la narration : de nombreux indices le montrent bien (le « je » du narrateur). L’auteur semble jouer à cache-cache avec le lecteur, s’impliquant dans le récit et donnant l’illusion de vouloir dissimuler sa position idéologique derrière le simulacre du masque littéraire. Mais « l’instance d’origine [15]», pour reprendre une jolie expression de Jean Claude Coquet, est prégnante et marque fondamentalement le récit. Le lieu est circonscrit et limité. Ainsi, les indices et les informants (terminologie empruntée á Barthes) sont là pour marquer et baliser l’espace.
L’histoire décrit un terroriste et une jeune adolescente de « quinze-seize ans» (p.152), en fuite dans les montagnes après un assaut lancé par l’Armée. Au fur et à mesure que le récit progresse, on saura que la jeune fille fut enlevée lors d’un massacre dans un village. Le chef ou « émir » – ce qui signifie prince en arabe – l’a épargnée pour la prendre comme épouse. Ce terroriste ne fonctionne plus comme un personnage vivant, sa parole est trop marquée par un discours moral et religieux, mais foncièrement violente ; comme celle de tous ces « criminels qui veulent mettre le pays en coupe réglée au nom d’un islam dénaturé par le vol, le viol et la violence »[16]. Sa langue est trop imprégnée d’absence et de vide. C’est un automate, une machine, sans caractéristiques physique ou psychologique : la purification et purgation sont des idées qui reviennent comme des leitmotive. Il use de temps mythiques et d’un futur hypothétique. C’est un personnage qui se conjugue au « futur antérieur ».
L’auteur dans l’incipit de ce récit, use de ce que Claude Duchet nomme « le topos de la lumière » ce qui assure une « rhétorique du dévoilement » qui fait passer de l’inconnu au connu[17]. Ainsi on assiste à une description imprécise du narrateur conditionnée par l’aspect temporel. Les deux et uniques personnages de ce récit progressent dans l’action, en grimpant une montagne neigeuse, à l’aube. Le narrateur ne participant pas à l’histoire, n’arrive cependant pas à bien distinguer les deux silhouettes. Il n’est ni omniscient, ni omnipotent. Son ignorance s’assimile à celle de tous ces Algériens/spectateurs. Nous avons affaire à une « vision avec », le narrateur ne sait pas plus que les autres personnages. Les choses ne sont pas encore claires :
« Il n’y avait plus qu’eux deux. Ou qu’elles deux ? » (p. 147).
Ce n’est qu’après, dans le troisième paragraphe qu’il confirme ses intuitions :
« Et maintenant que, deux ils étaient ; un homme, une femme »(p. 148).
Les rôles des deux personnages s’inversent. La jeune fille s’empare de l’arme du terroriste : « AK 47 » (p. 150) et décide de se débarrasser de son bourreau. En tentant de le tuer, commence une confrontation dialogique entre deux discours idéologiques « point de vue contre point de vue »[18]. Le dialogue qui s’enclenche révèle les motivations du jeune terroriste qui justifie ses crimes par le recours au sacré et à une dimension religieuse. Aussi, rejoint-il, en partie Nina qui se bat, elle aussi, pour un dogme idéologique. C’est ainsi que Dib montre que tout dialogue est impossible quand on fonctionne en usant de « vérités » « uniques et sacrées ». La femme prend possession de la parole et s’en sert comme un glaive et un espace d’affirmation. Elle se met à parler à la place des autres. Elle s’adresse à son bourreau pour chercher à le culpabiliser, mais, il reste de glace et justifie tous ses crimes par l’amour fou d’Allah.
D’un autre côté, l’auteur ne nous fait part que des sentiments de la jeune fille par le biais de monologues : des souvenirs de morts, des commentaires et des regrets. Le fait qu’elle fut obligée d’accomplir ce qu’elle a accomplie pour rester en vie, ne la laisse pas insensible. Le discours réaliste devient porteur d’un témoignage et de l’affirmation de la parole de l’auteur. Ainsi, Dib, à travers le discours de cette femme enlevée, violée et condamnée à vivre d’horribles expériences, prend position contre ces « détenteurs » de « vérités uniques ». Il réprouve si durement et fustige ceux qui exercent cette violence.
Le discours du terroriste truffé de clichés et de stéréotypes et de vérités toutes faites, prêtes à porter, expliquerait peut-être le choix de l’auteur quant aux monologues absents de l’homme. Dans son langage, rien n’a plus le même sens :
– Tuer une personne adulte c’est la purifier :
« Des mécréants qu'ils étaient, et ils sont purifiés en ce moment par le sacrifice. » (p. 155).
– Tuer un enfant, un innocent c’est lui épargner les péchés d’autrui :
« C’était faire preuve de compassion envers ces rejetons d’impies. Je leur épargne aujourd’hui d’avoir à supporter les péchés de leurs parents et, demain, avec le temps, d’avoir à en commettre d’autres… » (p. 158).
– Enlever une femme c’est la rendre une protégée de Dieu :
« Moi qui t’ai nommée protégée de Dieu ? Moi qui t’ai sauvée de l’enfer promis à tes pareilles ?» (p. 155).
– Enfin violer une femme c'est l’épouser :
« Moi, l’émir Adel. Je te répudie et te maudis ! » (p. 155).
L’homme présente beaucoup de contradictions, entre ce qu’il avance, son état et ce qu’il fait. Son langage hors du commun, son hygiène dégoûtante et le rôle du bon musulman qu’il prétend être, qu’il n’accomplit pas. Aucune concordance entre ce qu’il croit être et ce qu’il est. Il y a une large distance entre l’être et le paraître :
« Des effluves ? Elle plissa les narines, c’était lui, il empestait la sueur, l’empois d’une vielle crasse,…» (p.158).
Les passages relatifs aux massacres ne sont qu’une vue fragmentaire, que quelques souvenirs qui ont resurgis de la mémoire de la femme et qui lui ont donné la force et le courage nécessaires pour tirer quelques rafales interrompues de discussions. C’est une mémoire fragmentée, parcellaire. La femme retrouve dans la mémoire un tremplin pour son affirmation et le lieu suffisant pour en finir avec le criminel. Elle use de mots violents, brusques : le vocabulaire employé lui sert à ne pas se laisser attendrir par les mots du terroriste. Elle a enfin le droit à la parole qu’elle a arraché par la force. Elle parle pour dire. Sa parole est porteuse, elle va au delà de l’événement immédiat.
Effectivement, les images que la femme revoyait, les scènes d’horreur qu’elle se remémorait, comme celles où, elle et d’autres filles enlevées, avaient pour tâche d’enlever aux cadavres de femmes les bijoux ; étaient des images choquantes qui ne faisaient à chaque fois que de lui procurer plus de haine et de courage :
« Elle-moi, arrachait leurs bijoux à des femmes saignées, mortes,… » (p.150).
« …Lardée de coups de couteau, la chérie, je m’approche : elle suçait encore son pouce. Elle avait le bras tranché au ras de l’épaule,… » (p. 157).
Des images qui témoignent d’une violence atroce au point où l’auteur ne peut plus en rajouter avec son style, il n’utilise même pas le mot « terrorisme » ou « terroriste » dans ce récit. Il apporte des témoignages d’une précision cynique pour provoquer l’indignation du lecteur, sur la barbarie insoutenable des terroristes. Les mots sont simples et les phrases plus qu’expressives. Dans le récit Le ciel sur la tête le scipteur ne manque pas de dévoiler les craintes et la peur des personnages Fodeïl et Bab’Ammar quant à ces actes de criminalité, et qui ont la valeur d’un témoignage également :
« on ne sait qui tient le couteau, la hache, la kalachnikov, je ne sais pas. Le neveu ?Il frappe, saigne, efface l’oncle ? Non ? le beau-frère ? Il frappe, saigne, efface le beau-frère ? Non ? Le voisin ? Il frappe, saigne, efface le moutard du voisin ? Tous frais, et toutes choses égales, les nouveaux morts remplacent les morts de la veille La noria tourne, abreuvée de sang, il n’est de jour qui se suffise de sa peine. » (p. 130).
La violence ne cesse de croître et passe du cadre du terrorisme au cadre de la vengeance. Ainsi « le droit à la liberté, la nécessité de préserver la dignité »[19] qui sont les pôles moraux indispensables à tout homme vivant en société sont dépassés par la tyrannie et la sauvagerie de ces « fous d’Allah », tueurs de femmes et d’innocents. Ce texte met particulièrement en lumière la complexité de la passion meurtrière. L’auteur nous fait passer d’une forme de violence à une autre, avec différents degrés, laissant toujours le lecteur dans une atmosphère de violence.
« Afin de découvrir une condition humaine plus combative, un Malraux nord-africain se lèvera-t-il des décombres pour faire éclore un autre Espoir prometteur de bonheur ? »[20]
Dans ce roman il n’y a parfois pas de création, mais plutôt une expression, « une réduction romanesque », il s’agit d’une écriture à visée réaliste, mais qui dépasse son terrain initial pour incruster dans le récit des espaces ontologiques.
La jeune génération de notre époque est profondément touchée par le phénomène de violence. Dib rend compte de ce monde absurde où tout dégénère, un univers qui va continuellement à sa déliquescence. Le récit Le prophète reflète une délinquance et une criminalité juvénile. L’auteur sait que ce qui ouvre le plus les portes de l’imagination est l’insolite, l’exceptionnel, en un mot tout ce que la société réprime et rejette. Il tente d’aborder des problèmes que nos sociétés actuelles vivent, il se contente de reproduire quelques événements qui arrivent et peuvent arriver n’importe quand.
Dans ce récit Le prophète, le décor détermine l’aspect spatial : une banlieue en France, ce qui n’est pas surprenant, puisque Dib fait désormais partie de cette société. Depuis son exil en 1959, Abdallah Laroui définit le roman comme « une œuvre dont l’architecture, si elle est réussie, doit présenter une homologie avec celle de la société d’où le romancier est issu et dans laquelle il écrit »[21]. Ainsi, il serait complètement absurde que Dib ne s’attache qu’à dépeindre sa société d’origine.
L’incipit du récit présente une description minutieuse de la dévastation d’une «galerie marchande » (p. 187) d’une banlieue. L’histoire se déroule dans une cité de HLM où les conditions d’hygiène sont catastrophiques et où le chômage persiste.
Les personnages vivent dans des conditions de vie peu confortables. Le narrateur-temoin dont il est question dans une première partie (puisqu’il s’agit d’un texte polyphonique) et qui ne détermine pas sa position par rapport aux autres acteurs, (l’utilisation alternative des pronoms « il » et « on » brouille le sens et laisse le lecteur dans le doute) ; décrit ainsi cette cité de « Bellevue », terme en parfaite inadéquation avec ce qu’elle représente, une calamiteuse existence :
« Parce que les tags qui s’étalent sur la cité Bellevue, cette cathédrale avec son béton fatigué, pisseuse à te flanquer le cafard, c’est pas aussi des chefs-d’œuvre ? » (p.192).
Les indices temporels ne sont pas nombreux mais suggèrent fortement la temporalité du récit. La participation de la deuxième génération d’immigrés à l’action est l’indice majeur qui ancre le récit dans le temps et l’espace :
« Vous savez ce qu’on appelle le djihad au pays de votre pote Hossein…Mais là, me coupant, le gars Hossein rouscaille :
-C’est ici mon pays ! Chuis pas né à Bellevue des fois ?
-Du calme. T’as aussi un passé, tu n’y peux rien, fiston, ni faire en sorte que tes ancêtres soient des Gaulois. Tu n’y perds pas grand chose d’ailleurs. » (p. 198).
« Zidane-au-but » (p.188).
L’auteur, dans ce récit, met en scène une jeunesse rebelle, en proie à une délinquance prématurée. Ces personnages sont pour la majorité de très bas âge, des enfants qui n’ont pas encore atteint l’adolescence. C’est le lieu, par excellence du déchirement et de l’écartèlement entre deux univers antagoniques. Le scripteur change de procédés, il met en scène une multitude de personnages. Trois d’entre eux : le prophète-béquillard, Ticlou et le juge, fonctionnent comme des catalyseurs de l’action alors que les autres, dont les apparitions sont moins fréquentes, épisodiques, sont des illustrateurs et des auxiliaires de l’action représentée. Ils ne participent à la fiction que par de courtes répliques, leur présence se caractérise par de vagues descriptions du narrateur.
Le « prophète », un surnom non conforme à la mission que ce personnage s’est assigné. Il est visiblement plus âgé que les autres personnages, mis à part le juge. On a aucune précision à son sujet, aucune description physique, mis à part le surnom qu’on lui attribue : « prophète-béquillard », et quelques commentaires que font les enfants sur ses discours. Il reste inconnu. Cet adjectif que l’auteur a choisi reflète ses mauvaises intentions. Le deuxième personnage « Ticlou » est très jeune, il présente la seule lueur d’espoir dans cet univers de délinquants. :
« Il y’a là, pris dans le tas, au hasard, Ticlou, lui dix ans à peine ;… » (p.188).
L’auteur donne des précisions sur le lieu et le temps de l’action, mais joue essentiellement sur les noms des personnages pour apporter une certaine force dramatique à son propos : Zenzil (qui signifie tremblement en arabe), Thierry-Attaque,….
Le lecteur se trouve projeté dès la première ligne en pleine action « in media res »[22]. Le narrateur, un inconnu, ne participe pas à l’action, mais suggère son appartenance au petit groupe social. Le jeu de la narration reste marqué par un incessant va et vient entre le « je »/acteur et le « il »/témoin. Ce passage de l’un à l’autre est constitutif de l’écriture investie par la présence d’un discours réaliste où l’actualité n’est pas absente (le problème des banlieues).
Au cours de la narration, nous sommes frappés par les scènes de violence, matérielle, mettant en jeu de jeunes personnages masculins et féminins. Ils volent, détruisent, saccagent un magasin et brûlent les voitures dans la cité.
En outre Dib qui rend compte avec justesse des pratiques sociales violentes des jeunes de banlieues, indique que la nuit était le moment qu’ils choisissaient, mais aussi qu’il y avait un lieu également où ils se réunissaient pour entretenir des réunions nocturnes avec le prophète. La nuit devient un élément obsessionnel du récit, c’est un univers en déliquescence, allant vers sa dégénérescence que présente l’auteur :
« Dix heures du soir. Une nuit de juin qui se pointe sans se presser,…»(p. 194).
En somme ce prophète est « le leader » de ces groupes d’adolescents. Durant les réunions qu’il tient il incite clairement les enfants à commettre ces actes de violence, il leur fournit comme argument l’idée que l’homme est devenu un esclave de ce monde trop plein « d’objets » et qu’un nettoyage s’avère nécessaire :
« Faut-il ou faut-il pas donner tôt ou tard du balai dans cette souille ? Et qui tient déjà, ce balai ? Vous ! Vos mains brandissent cet agent de la propreté. » (p. 197).
Il emprunte le mot « djihad » à l’arabe pour essayer de les convaincre, surtout en s’adressant aux enfants d’immigrés, mais comme la notion est loin d’être applicable dans un milieu non-musulman, les enfants encore jeunes, hésitent à la mettre en application. Quelques uns se droguent et voguent dans un univers idéal vivant ainsi par procuration :
« Une âcre odeur d’encens vole depuis un moment. Quelqu’un a dû allumer un joint et, après en avoir tiré une bouffée, le passer.» (p. 200).
C’est aussi, qu’au nom d’un dogme, peut-être mal défini que s’opère la violence. Certes, le « leader » manipule ces jeunes, mais ils savent que l’appareil d’Etat les rejette, les exclut, comme d’ailleurs ce jeune assassiné. D’ailleurs, les deux camps en présence ne parlent pas la même langue, ne partagent pas le même code, ils se regardent comme des chiens de faïence.
« Nettoyage », ce mot rappelle le premier récit où l’idée de purification n’est pas absente. Nina et ses collègues voulaient se débarrasser d’êtres humains nuisibles pour, dit-elle, nettoyer le monde en le remplissant de cadavres ; l’émir de son côté voulait purifier l’être humain en le sacrifiant et le prophète présumé, désire, à son tour, vider ce monde de toute matérialité en l’inondant de débris.
C’est ainsi que les jeunes enfants se réduisent à des « marionnettes » contrôlées par ce prophète. C’est ici qu’intervient le phénomène de mimétisme. Les plus jeunes ont tendance à imiter les moins jeunes, en les considérant comme un modèle à suivre, surtout si la société dans laquelle ils vivent ne connaît pas d’autres comportements plus sages ou rationnels. Leur langage est plus que significatif, il est le miroir fidèle de leur comportement, un langage populaire, « vulgaire », du pur argot français, avec les mots hachés. La violence des insultes, l’insolence, la surenchère dans les réponses alternées libèrent la charge nerveuse.
S’il y a des jeunes dégénérés, il en est d’autres qui pourraient incarner des valeurs positives. Tel est le cas du jeune Ticlou. Après l’incendie des voitures, il fut emmené au poste de police où il eut l’occasion d’entretenir un dialogue avec le juge, qui lui laissa la liberté de parler. Sans doute ce fut l’unique discussion qu’il eut, de cette manière, avec un représentant de l’Etat. Ce personnage représente un espoir dans une telle société. Cet événement fait quelque peu penser au jeune Omar de la Grande maison.
Ainsi le jeune Ticlou s’apercevant que les préjugés qu’il avait sur le juge étaient faux, en vient-il à se poser des questions. En voyant le juge prendre le bus pour rentrer chez lui, après une visite à la cité Bellevue, un étonnement frappe le petit en apprenant qu’il n’avait pas de voiture :
« Aller mec, te j’accompagne à ta guimbarde, fait Ticlou,
- Je suis venu en bus.
- Tu voudrais me faire avaler ça….
- Et je repars en bus. Je n’ai pas de voiture. » (p. 218).
Le jeune personnage perçoit dans l’ordonnance de son monde des incohérences qui ne le laissent pas indifférent, surtout après la mort d’un de ses amis qui habitait la cité aussi. Cela se traduit dans le texte par des résidus de prise de conscience. Lors de la dernière réunion nocturne avec le prophète et les autres jeunes, il se met à se poser des questions, il s’efforce à comprendre les hommes qui l’entourent. Aussi commence- t-il à contester les dires du prophète, mais tout en restant discret, gardant pour lui ses opinions :
« L’est pas tombé de la dernière pluie, Ticlou : Y s’en doutait. Mais y se la boucle et, avec les autres, il attend. Merde s’il y paume toute la nuit ! »(p. 224).
La fiction reste ouverte. Elle est plutôt appelée, par certains traits et indices, à connaître un dénouement tragique. Nous pourrions parler d’un début « d’intrigue de maturation ». Le rapport de ce personnage « Ticlou » avec les autres personnages s’avère bientôt primordial. C’est la prise de conscience qui est en train de se jouer. Ce mouvement de balance traduit les espoirs, mais aussi les craintes de cette jeunesse écartelée entre deux discours antagoniques et deux mondes parallèles, inconciliables. La prophétie est devenue un titre que tout le monde utilise, comme ce « prophète de pacotille », Nina, l’intégriste...
Dans ce récit, la langue traverse les jeux de rôles et de fonctions. C’est ainsi que les deux espaces en présence (le juge et les jeunes) emploient deux « langues » différentes, parallèles, celle de l’univers officiel, châtié, dépouillé de toute « impropreté » du langage et celle des jeunes, syntaxiquement incorrecte et avec des mots et des expressions empruntés au vocabulaire argotique. Deux espaces s’affrontent, celui du pouvoir et celui de la « gueuserie ». La parole, contestataire, devient un lieu de révolte et de colère, l’expression de l’exclusion et de l’absence d’échange, cette violence quotidienne que vivent les immigrés parqués le plus souvent dans des ghettos de banlieues.
Derrière le discours truffé d’argotismes et de mots pris du vocabulaire des banlieues, l’auteur pose encore une fois le problème de la mal vie et du mal d’être dans des sociétés marquées par une extrême violence. Des jeunes veulent subvertir la société dominante en employant une langue particulière, des mots et des expressions qui disent l’absence. Ce n’est pas sans raison que l’auteur emploie un langage scatologique et virulent. Les mots disent ici une révolte, une impossibilité de s’intégrer dans cet univers où tu es exclu dès que tu développes un discours différent. .
Si dans ses descriptions, Dib ne fait que capter sommairement la réalité sociale qui nous permet de mieux appréhender le banditisme, schématisant les personnages, il retient néanmoins dans les mailles de leur filet ce qui est basique et renvoie à un malaise social. Complétant ainsi le tableau sinistre qu’il dresse d’une société gangrenée par une criminalité grandissante en raison de la misère qui sévit dans les banlieues.
Dans l’œuvre de Dib, nous avons l’impression, à travers les jeux d’images et de paraboles, que le discours est teinté de pessimisme et d’une sorte de mal-être existentiel. Dib parle de l’Homme, avec un grand H et ne le réduit pas à une configuration géographique précise. L’Homme est l’expression d’une humanité dévoyée. Le mot reste marqué par des contingences ontologiques, épistémologiques et historiques.
Le mythe travaille le texte à tel point que l’Histoire s’efface dans le mythe. Les personnages vivent un renversement des valeurs où la violence devient un élément fondamental de l’être. Le discours de Nina est symptomatique de cette réalité. Pour atteindre « sa » vérité, elle est capable, dit-elle, de liquider tous les hommes qui se dressent sur son chemin. La « vérité » est ainsi considérée comme destructrice. La possession est le moment privilégié de la violence. Comme d’ailleurs le sacré qui porte en lui des vérités uniques. Ce n’est pas sans raison que l’auteur convoque deux réalités spatiales et historiques apparemment dissemblables ( l’époque stalinienne et le terrorisme actuel) qui se rencontrent et convergent vers une même fin : la mise en oeuvre par la force et la violence d’une idée et d’une vérité. L’Homme se voit drapé de noir et d’obscurité :
Pourquoi l’Homme est comme la nuit d’automne, qui vole la vie aux jours et les fait plus courts ?
« L’opposition entre violence physique et morale, violence corporelle et psychique n’est décisive qu’en apparence »[23]. C’est ainsi que Dib ne s’attache pas seulement à peindre une violence physique, apparente et flagrante. Il nous montre à travers ces récits une multiplicité de violences de tout aspect, diffuses ou spectaculaires. Elles se rejoignent et mènent toutes à la perte de l’homme. La violence se définit ici comme un attribut fonctionnel, marqué par des oppositions physiques et symboliques articulant les récits et déterminant le fonctionnement des réseaux discursifs.
Le discours de la violence et sur la violence structurent les textes tout en se muant en un élément médiateur entre la fiction et le réel. C’est ce jeu d’oppositions, donc de conflits qui apporte une certaine caution « thématique » aux récits et devient un espace pluriel, caractérisant plusieurs espaces différents. Temps et espace sont parfois diffus, flasques, fonctionnant comme des « chronotopes » pour reprendre le mot de Mikhaïl Bakhtine. Le discours de la violence est paradoxalement attenant à celui de l’indifférence qui traverse tous les personnages des récits faisant parfois penser à Camus ou au théâtre de l’absurde.
Nous allons revoir le parcours de trois personnages fonctionnant comme les revers d’un même acteur : Rassek, Nina et la femme au voile noir, et voir comment la violence revient de façon permanente. Le texte « Le sourire de l’icône » ponctue le roman, l’inaugure et le clôture. C’est à travers la parole ou la non-parole, les silences de ces personnages que se construit, se déconstruit le macro-récit ou le récit global, ensemble des fragments composant le texte. L’auteur, à travers les personnages de Rassek et de la femme au voile noir, qui reste anonyme ; et les relations qu’ils entretiennent avec les autres personnages, voire leur entourage et la société dans laquelle ils vivent ; décrit cette autre forme de violence sous-jacente ressentie tout en restant invisible, fantomatique. L’indifférence investit les faits et gestes des personnages. Nous avons l’impression que tous ces personnages sont dépouillés de faire, mais également des modalités du pouvoir. Dans le désert, le personnage Abed essaie de résister à la montée du désert, mais n’y arrive pas. Aussi, assiste t-on à une montée extrêmement violente du désert qui emporte tout sur son passage.
Ces personnages, victimes les uns comme les autres, se retrouvent toujours dans la même société, avec les mêmes individus qui la constituent, mais ils ne sont pas perçus comme des victimes, au contraire, ils sont rejetés et mis à l’écart. Soucieux d’explorer la psychologie humaine telle qu’elle se présente, l’auteur met en scène des sociétés d’une indifférence.
et d’une insouciance terrifiantes. Le changement d’espace ne suggère nullement un changement d’attitudes ou de comportements. La mort traverse tous les récits. Le champ lexical de la nuit, de l’obscurité et de la mort investit tous les récits et modélisent la syntaxe narrative du récit global. D’ailleurs, les personnages réifiés perdent, en quelque sorte, leur âme, leur existence et leur être. Le mythe traverse leur territoire et neutralise toute dimension humaine.
Rassek après son retour de Sibérie, se retrouve dans un premier temps totalement négligé et ignoré par sa femme, elle-même victime et coupable à la fois, déterminée par des forces exogènes. Il se trouve qu’il est rentré de là où il ne fallait pas, chose inattendue et sa place ne lui fut pas réservée. En dehors du foyer familial, les voisins et les vieux amis omettent également de le reconnaître. Il est là sans vie, sans existence légale, médiatisée par les canons de lois uniques. Après quinze ans d’absence, la nouvelle société n’est plus prête à l’accueillir. Il vit désormais comme un fantôme parmi les humains, considéré comme mort, l’idée ne change pas et la société ne l’épargne pas :
« Si tu reviens, la place que tu occupes de nouveau, cette place, tu l’usurpes et ça : ça empoisonne le monde,… » (p. 21).
La femme au voile noir subit le même sort, rencontre les mêmes péripéties. Après une séparation brutale avec son fils, elle sombrera irrémédiablement dans la folie, elle ne réussira pas à supporter les atrocités de l’Homme. La société ne semble pas prête à l’accueillir à bras ouverts, elle est condamnée à vivre seule avec sa folie, écartée du groupe social. Même l’aide que l’avocat tente de lui apporter, n’est qu’irréelle « un rêve » ou un « cauchemar » ?, les gens ne la voient pas, ne se soucient guère d’elle. C’est un fantôme vivant dans une société fantomatique. C’est un non-être dans une société hybride. La folie est peut-être le seul lieu d’une communication possible :
« Les gens arrivent, lui jettent un regard en silence, passent.». (p. 39).
C’est de cette façon qu’intervient cette violence morale complétant et renforçant la violence physique. Elle révèle surtout les contradictions d’une société, qui au lieu de châtier ceux qu’elle proclame coupables, préfère lâchement châtier les victimes.
A.J.Greimas a donné forme aux rapports de base que peuvent avoir les personnages d’un roman : Rapports de désir, de communication et de participation[24]. A l’aide de « la règle d’opposition »[25] on peut déduire les relations qui régissent les rapports de nos personnages, ce qui nous amène à mieux voir cette indifférence sociale.
Ainsi, le premier prédicat « amour » qui désigne le rapport de désir, se transforme en «haine », ce qui caractérise indéniablement le sentiment qu’éprouve Nina à l’égard de Rassek. En revanche ce rapport est dénué de réciprocité. Cette relation ne peut qu’entraîner vengeance, ou indifférence. En outre, le troisième rapport, désigné par le prédicat « aide » dépend toujours du premier, et apparaît comme un axe de subordination au premier. Donc, s’il y a haine, cela entraîne nécessairement, comme tel est le cas, un complot de Nina avec l’Etat contre Rassek. Ainsi, Nina franchit un degré supplémentaire dans l’ignominie en se comportant en froide calculatrice, en dissimulatrice. .
Quant au rapport entre l’avocat et la femme au voile, c’est celui de la communication désigné par le prédicat « confidence ». L’avocat, après avoir mis la femme en confiance, obtient d’elle une confidence, il est le seul à lui avoir parlé, et à avoir vu son visage. Tandis qu’avec les autres personnages voire les passants dans la rue, ce rapport se transforme en divulgation, c’est ainsi que la femme ne cesse de chantonner et de mendier la pitié des gens en leur racontant son histoire. C’est ce dernier prédicat qui domine, puisqu’il est en parfaite adéquation avec le réel, alors que l’avocat ne faisait qu’un rêve et dans la réalité, il ne fera désormais partie que des passants qui ne font que lui jeter un regard tout en poursuivant leur chemin.
L’apparence ne coïncide pas nécessairement avec l’essence de la relation, bien qu’il s’agisse de la même personne. Ce qui nous pousse à postuler « deux niveaux de rapports »[26]. Ainsi le rapport de l’avocat avec la femme se présente sous deux angles :
Le premier « l’être » est en relation avec le rêve, où il essaye de lui apporter une aide, sa conscience est profondément touchée par son état, mais l’acte ne dépasse pas le stade du rêve. L’éveil et la réalité nous font basculer au deuxième angle qu’est « le paraître » où il est assimilé aux passants, son aide n’est ainsi que fictive et non effective. Finalement, il passe, il témoigne d’une indifférence apparente que son être répugne et n’admet pas, sans réussir à prendre le dessus sur le paraître. Pratiquement, tous les personnages sont marqués d’une passivité paralysante.
Aussi faudra-t-il remarquer qu’au fil des récits une impossibilité de communication se fait jour. L’auteur cherche à donner la nausée au lecteur. Autrement dit, la vraisemblance du texte est indispensable pour que la charge émotionnelle et la violence qu’il contient, soient opérantes.
Ainsi, on peut aisément constater cette absence de communication à travers les nombreux monologues qui travaillent les récits. Les personnages ne semblent parler qu’à eux mêmes. Rares sont les phrases qui échappent au monologue pour constituer de courts dialogues. Finalement, la parole naît et meurt à l’intérieur du personnage, elle est muette, aphone, les personnages sont passifs, et le monde devient absurde. .
Nous avons vu dans les parties précédentes comment la violence traversait profondément tous les récits. L’auteur ne s’arrête pas uniquement à la description de sociétés déchirées, perdues, mais « convoque » également des familles où il fait parfois bon vivre, malgré les difficultés quotidiennes et la conjoncture extérieure terriblement pessimiste. La famille se resserre pour résister aux agressions extérieures et aux multiples appels de la déraison. Mais la violence la fond de part et d’autre.
L’élément spatio-temporel et le contexte socio-historique prennent une autre direction. Ce qui permet de mettre en jeu une sorte de métamorphose thématique et esthétique. La société garde, ici, ses repères et ses espaces conventionnels. Nous sommes en présence d’un discours présentant une tranche de la société qui résiste face à la violence, avec ses moyens physiques et spirituels, à son ébranlement et à sa désagrégation.
Dans le récit La figure sous le voile noir, l’auteur qui ne peut rester sourd aux appels de son pays, décrit l’horreur et l’inqualifiable violence qui a frappé l’Algérie. Il use souvent d’un ton réaliste comme si la langue ne pouvait se jouer de l’horreur en parlant de manière opaque, contrairement aux autres récits. A travers les signes explicites et implicites de cette écriture qui se revendique transparente, l’auteur n’hésite pas à se dévoiler et à s’impliquer fortement dans ce récit. C’est finalement à une sorte de retour à l’écriture réaliste de la trilogie que nous convie Dib. Chaque fois que la patrie est menacée, il intervient en faisant acte de témoin et d’écrivain qui n’hésite pas à se dévoiler et à produire un récit transparent. Ce qui n’est nullement le cas de la plupart des textes de Dib publiés depuis les années soixante.
Tous les romanciers algériens qui ont abordé ce thème ont mis en exergue cette violence marquée par une opposition de deux camps et de deux champs lexcico-sémantiques. Il y a une sorte d’incommunicabilité. Les auteurs s’impliquent dans le récit et usent d’un style de facture réaliste. Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Leila Merouane, Malika Mokkedem, Touati... donnent à voir les derniers événements d’Algérie en refusant de prendre une distance avec les antagonistes et en usant d’une langue simple, souvent dépouillée d’images complexes, difficiles.
Dib décrit dans La figure sous le voile noir une famille, bien que vivant dans une société terrorisée par les attentats et les génocides collectifs, reste solide. Il peint l’image inverse du couple russe : Rassek et Nina. Il présente deux personnages algériens
un avocat et sa femme. Les anthroponymes et les toponymes choisis par l’auteur ne sont jamais neutres, ils ont souvent une profonde portée poétique, sociologique et symbolique. Ainsi les prénoms : Hamad et Saliha qui sont d’origine maghrébine, mais aussi et surtout du contexte socio-historique sont les indices qui marquent lieu et le temps :
« Je reconnais aussi la manière dont elle se campe devant les ruines d’un commissariat de police qu’une bombe a soufflé récemment. » (p.38).
L’espace est circonscrit par la description des événements. Le lecteur qui suit l’actualité algérienne découvre aisément le lieu dont il est question. Le « je » de la première personne est le lieu de la subjectivité du narrateur et l’espace de divulgation de la parole et de la position du scripteur. Espace et événements sont intimement liés. C’est l’événement qui détermine l’espace.
Aucun détail sur la vie privée du couple n’est avancé et très peu d’informations sur les deux aspects physique et moral. L’auteur ne donne que des informations au compte-gouttes sur ses personnages appelés à devenir les lieux privilégiés d’un élargissement du discours romanesque. C’est l’événement lui-même, qui prend de l’importance aux dépens des personnages se retrouvant comme des illustrateurs attitrés du discours littéraire. Les jeux de l’énonciation révèlent le fonctionnement de la diégèse et inscrivent le discours dans des conditions historiques et sociologiques précises. Le lieu et les conditions d’énonciation. précisés engendrent une manière de narrer clairement définie et délimitent également le protocole de lecture.
Le choix, sans doute volontaire, de l’auteur de clarifier les lieux dans le récit permet de mettre en exergue un effet voulu, celui de la solidité de la famille algérienne que les événements n’ont pas réussi à affecter. Effectivement, la femme et épouse recèle toujours en elle cet amour et cette affection qui lui sont propres, et que l’atrocité de la vie n’a pas pu atteindre ni éteindre. Il s’agit d’un événement qu’un lecteur non attentif ou absorbé par l’intrigue principale de l’action pourra négliger, alors qu’il est d’une importance majeure.
Le mari fait un cauchemar et n’arrive pas à se réveiller. Sa femme allongée à ses côtés le secoue pour le réveiller et l’arracher à ce cauchemar. Elle est marquée par les conditions de proximité et fonctionne de manière foncièrement humaine, ce qui n’est pas le cas de Nina. A la lecture de ce passage, on a affaire à un dialogue segmenté par de courts monologues rendant compte de l’état d’âme de l’homme et de ses sentiments. Malgré que le temps de l’histoire[27] soit de très courte durée, le temps du récit ne l’est pas autant, par rapport à la densité du récit. La femme réveille son mari, lui apporte un verre d’eau et se rendort. Le narrateur, en l’occurrence le mari, décrit un sentiment que lui seul peut ressentir et dont il est seul à pouvoir en rendre compte. Il bascule, une fois réveillé, du cauchemar vers une réalité plus douce et réconfortante. Il voit sa femme non pas comme un être détenant le monopole de la force et de la haine, mais bien au contraire, celui de l’amour et la tendresse ; avec le visage aux traits souriants et la voix aussi douce et rafraîchissante que l’eau qu’il a bu (p. 47).
L’auteur qui épargne au lecteur des émotions fortes et violentes préfère rompre ce fil en utilisant différents procédés : les contrastes entre deux aspects d’une condition ; les espaces oppositionnels et oxymoriques, le jeu de miroir... C’est le cas du premier récit Le sourire de l’icône et une partie du récit que nous venons d’évoquer La figure sous le voile noir, mettant en oeuvre un procédé qui sert à amortir le choc : en plein milieu de la violence et de l’horreur, existe toujours un peu d’humanité et de sensibilité.
Le récit Karma, par contre, met en scène les splendeurs et l’infini espace qu’est le désert. C’est, à la manière grecque, le destin tragique et fatal d’une famille que les conditions du désert ont séparée. Le désert est un thème qui revient souvent dans les textes de Dib. Déjà, l’un de ses romans publiés ces dernières années porte le titre significatif : Le désert sans détour. Le choix du titre, Karma (figuier) non traduit, exprimerait peut-être une possible plongée dans les lieux mythiques des ancêtres et une quête de type ontologique. Mais le désert est aussi l’espace d’une impossible rencontre, d’un pèlerinage plutôt mythique. Les éléments spatiaux ne sont pas clairement indiqués. Le lieu où se déroule l’action est une oasis dans un pays arabe, on peut deviner qu’il s’agirait du désert algérien :
« Visage sans surprise pour les natifs de Tarifa. » (p.231).
Il n’y a aucun indice sur l’aspect temporel, aucune datation, aucune référence à une époque précise. Le temps ou la durée de l’histoire est inconnu : aucun repère. Le seul moyen qui permettrait, peut-être, de situer le récit dans le temps, c’est de le mettre en rapport avec les autres récits. Mais le choix du désert n’est pas gratuit, ni futile. C’est un espace infini où temps et espace se fondent et s’effacent comme dans une affabulation subliminale.
Le décor suggère que nous avons affaire à une famille pauvre, sur le plan matériel mais ne manquant pas de générosité et d’amour. Le narrateur ne manque pas de décrire les personnages, d’évoquer leur aspect physique, leur caractère et surtout les relations qu’entretiennent le mari, la femme et les enfants entre eux. Le lecteur ne pourrait s’empêcher d’effectuer une comparaison, même inconsciente, entre cette famille et la russe. C’est peut-être l’une des raisons qui a poussé l’auteur à scinder le récit Le sourire le l’icône en quatre parties. Même le classement et l’organisation des nouvelles n’est pas fortuit : il y a une sorte de continum au niveau diégétique. les descriptions de la femme « Mahdya » ne manquent pas de refléter la douceur et la tendresse d’une mère et d’une épouse malgré la fatigue et le découragement. Ce qui fonctionne comme un élément contrastant par rapport à la Russe, Nina, qui, lascive, dénuée de toute sensibilité, assiste à sa propre déliquescence en vieillissant. Voici la description que fait l’auteur de Mahdya :
« […]La tête exhibant ses marques de lassitude, une figure d’une. pathétique douceur dont toute la beauté avait élu pour des yeux d’ambre liquide à vous hanter, nouer la gorge, sous l’abri de leurs sourcils charbonnants. » (p. 231).
L’autre aspect que le narrateur nous présente, c’est le respect qui règne entre les membres de la famille, comme celui des enfants envers leur père :
« Ils regardaient ça : Abed, Mahdya, entre eux les deux garçons, Naceur huit ans, Mahi six ans, ce dernier fourré dans les jupes de sa mère, et tous deux se bâillonnant la bouche d’une main par peur, l’un comme l’autre, de se laisser aller à s’esclaffer en. présence du père. » (p. 237).
Le narrateur retrace le destin d’une famille, vivant en cohésion et entretenant d’excellents rapports avec son entourage. La petite communauté dans laquelle elle vivait était paisible, calme. Il est question d’une ville du Sahara, démunie de toute « souillure » urbaine, mais vivant une violence d’un autre genre, celle de la nature, trop peu tolérante et masquant, par sa beauté, des dérives possibles. Le narrateur évoque quelques détails qui permettent de situer la famille, sa religion, ses mœurs et ses traditions :
« Frissonnant sous les glaçantes caresses de cette eau, Mahdya. se livra aux ablutions d’usage. Dans la chambre maintenant, elle priait, debout, puis le front contre terre, et à nouveau debout, puis encore le front contre terre. » (p.233).
La famille reste unie jusqu’à ce que le père choisisse d’affronter le destin et le désert. C’est ainsi que l’auteur en pleines violences tumultueuses et conflits accentue la charge émotionnelle du lecteur et développe d’autres modes de violences. Les individus tentent d’échapper à la violence, mais elle les poursuit pour dominer le monde dans un combat éternel. .
Toute violence engage naturellement deux parties qui s’affrontent, deux camps qui s’opposent : «un ennemi » et « des victimes », mais cependant la distinction reste relative. La circulation de la violence dans les récits s’effectue à plusieurs degrés. Ainsi, l’auteur tente d’exprimer une violence du monde réel sans pour autant la transposer ou la calquer. Contrairement aux écrivains maghrébins qui, durant cette dernière décennie, font appel à une écriture se rapprochant plus du témoignage « écriture-témoignage »[28], portée, comme l’a dit Charles Bonn, par l’actualité ; Mohammed Dib emploie de nombreux registres pour dire l’indicible et mettre en scène une réalité complexe, prenant en charge plusieurs dimensions et de multiples univers. Le style est tout à fait original, singulier, différent de ce discours-témoignage de cette génération de jeunes écrivains qui veulent « témoigner d’une tragédie »[29] qui « luttent afin de sortir de la spirale infernale du mal et du cauchemar qui étouffent leurs esprits »[30]. Leur préoccupation essentielle est de montrer la situation en Algérie, ils développent une écriture de « l’urgence »[31] qui fait souvent appel à un narrateur hétérodiégétique où le narrateur est omniscient. Les meurtres, les égorgements, les misères, un climat de peur qui étreint une population sans cesse atteinte dans sa chair et humiliée dans son esprit constituent la trame de ces ouvres, nées d’un mélange de souffrance, de désarroi et de barbarie. Cette littérature des années 90 « se veut une littérature de sursaut, celle de lutteurs contre la fatalité à laquelle il importe que l’âme arabe ne se plie pas. »[32].
Mohammed Dib se démarque de cette catégorie d’écrivains, il est « le plus grand et le plus atypique de tous ces écrivains » pour reprendre Charles Bonn. Ces récits sont « surréalistes ou juste absurdes comme le monde »[33]. Certes, quelques uns de ses récits ne manquent pas de réalisme ; comme celui où il parle du commissariat soufflé par une bombe, un attentat qui a réellement eu lieu en 1995. Mais comme nous avons pu le constater, l’auteur, ne se réfère pas à des événements réels, mais il s’agit plutôt de fragments de scènes que les Algériens vivent tous les jours depuis le début de la crise qui immerge l’Algérie. L’actualité, quand elle est convoquée est traversée par de singuliers jeux d’écriture brouillant ainsi les pistes et les discours. Ainsi toute oeuvre littéraire, depuis sa composition jusqu’aux effets produits, tisse une relation étroite, forte et immédiate avec le milieu social, historique et mythique d’où elle ressort. Cette crise dure depuis assez longtemps. Benjamin Stora parle de « guerre invisible» du temps qu’il n’y a pas d’ennemi visible, mais les victimes sont plus que visibles. C’est ainsi qu’une autre forme, une autre idée de violence longe les récits.
Dib ne consacre finalement que quatre récits pour l’Algérie, dont trois qui traitent de la crise actuelle. Il n’est jamais « restrictif »[34], c’est ce qui le distingue sans doute des autres écrivains maghrébins. L’inégalité des partis n’est pas appliquée qu’au problème algérien, mais à toutes les instances de violence qui gèrent le monde. L’instance discursive domine fortement les récits. C’est un jeu de rôles complexes qui se manifeste dans les récits donnant à voir des personnages réifiés et des espaces et des temps brouillés, signalant une situation tragique. La mise en discours suggère ce choix. L’auteur recherche obstinément les moyens pour exercer une violence suprême sur le lecteur, il y arrive fort bien. C’est ainsi qu’il renverse ce schéma traditionnel voire l’ennemi et les victimes visibles, en ne nous présentant que des personnages innocents, victimes d’une violence propagée, qui émerge de partout et à laquelle on ne trouve pas de foyer. Le danger devient permanent et les personnages vivent constamment dans la peur.
On peut aisément repérer dans les récits portant sur l’Algérie l’absence d’ennemi apparent, les personnages participants aux récits sont presque tous violentés, ils restent passifs, impuissants devant le danger qui les guette. Ils ne font qu’attendre sans connaître l’issue. C’est le cas du jeune Fodeïl et du vieux Bab’Ammar, un ex-militant de la guerre. d’indépendance, qui sont tous les jours assis devant un petit magasin à discuter et à attendre, sans pouvoir chasser le découragement et la crainte. Ils savent que quelque chose est en train de se produire mais ils sont impuissants. Le temps est empreint de négativité. Les jours se perdent avec cette attente, ils se suivent et se ressemblent. Le temps se conjugue avec la mort. Les personnages perdent à leur tour la notion du temps, qui devient imprécis, furtif :
« Et maintenant on attend que ça se produise, ça ou un prodige, ou quoi que ce soit d’autre. On attend, même quand il n’y a rien. à attendre. A la dernière minute, à bout de patience, on se dira. encore, c’est sûr : pas aujourd’hui, ça sera pour demain…Et on. remet l’attente au lendemain. » (p. 135).
Tel est le cas de Rassek, qui lui aussi a perdu cette notion du temps, depuis ce fameux soir où il fût enlevé. Il n’arrive pas à situer cette nuit parmi d’autres. Tout au long des quatre micro-récits, qui constituent le récit complet, le temps reste indéfini, la durée indéterminée, avec l’image obsédante de « la nuit » qui revient comme un leitmotiv, suggérant une obscurité et connotant l’impuissance, l’inactivité, un temps statique :
« […] aujourd’hui, quinze ans après, serait-il fichu de décider à la fin si ç’avait été ce même soir, ou un autre soir ? C’est trop ancien, et il y a eu tant de soir pareils ? Certes ; et si ça s’est produit un autre soir, ç’avait dû être au cours du dernier : le soir de cette balade au crépuscule. Mais il y a eu aussi tant de balades pareilles ! » (p. 165).
C’est ainsi que l’ennemi reste inconnu, l’auteur nous façonne une première figure du danger incarnée par Nina, qui ne tarde pas à se disloquer. En avançant dans le récit, le lecteur s’apercevra que même Nina n’est qu’une victime, et le véritable ennemi reste invisible, hors texte. Malgré cela, il ne peut qu’éprouver de l’antipathie pour ce personnage.
Elle est responsable de « crimes », mais ses mots ne « lavent » nullement l’innocence des victimes : Rassek et ses voisins ; ce qui attribue à cette violence un aspect plus cruel et répugnant :
« Mais étaient-ce des individus innocents ou pas innocents ? C’est ce que j’aimerai savoir….
- Innocent ! Comment ça ?
- Si aucun tribunal b’a relevé de charge contre eux. » (p. 178).
L’Etat, ennemi présumé, ne laisse pas de traces et reste derrière les rideaux. Les autres personnages, tels Bab’Ammar, la femme au voile noir et la fille Amarilla ; sont aussi des victimes. L’ennemi ici est d’autant plus invisible que jamais, Les terroristes commettent leurs exécutions sous le nom de l’Islam, alors que l’Algérie est un pays à 98% de musulmans[35]. La pure innocence n’est pas épargnée : les bébés et les enfants. La violence s’abat sur des individus sans défense et totalement innocents.
L’auteur rendra plus difficile encore l’identification : Bab’Ammar est attaqué par des jeunes gens qui n’ont rien de particulier pour qu’il puisse les repérer. Karim, l’enfant de la femme au voile noir, est mort parmi beaucoup d’autres sans doute (l’attentat qui a eu lieu réellement a causé la mort de 42 personnes), mais qui pouvait prévoir un tel attentat pour y échapper ? Il est quasiment impossible de détecter cet ennemi qui se trouve partout, et qui tient sa force de son invisibilité et sa dissolution dans le peuple.
Ainsi, ce roman ne nous place que du côté des victimes, la réalité se confond avec la fiction afin de générer un impact de violence plus efficace et éviter « cette banalité de l’horreur » dont Dib parlait dans la post-face de Qui se souvient de la mer. Les témoignages de l’horreur que vit l’Algérie, risquent de faire de ce drame une banalité et certains reprochent cependant à l’Algérie « de trop étaler ses plaies »[36]. Les romanciers et romancières chargés de défendre leurs valeurs et la pureté d’un Islam aujourd’hui menacé risquent de faire de la littérature un moyen et non une fin en soi[37]. C’est la raison pour laquelle, et par souci de réception, Dib évite ce piège et épargne aux lecteurs un texte documentaire préférant un travail littéraire, seul d’ailleurs de pouvoir rendre compte plus fortement de cette tragédie.
Toute création littéraire est destinée à la consommation du public, ainsi, le souci premier d’un auteur est celui d’être lu, qui dit lu, dit reconnu et qui dit reconnu dit, tôt ou tard acheté dans les librairies. Dès lors l’activité de production et l’activité de l’édition sont intimement liées. Le livre ne prend réellement vie qu’une fois lu et c’est précisément les jugements esthétiques des lecteurs qui lui procurent cette existence. Il n’existe qu’avec la complicité active de ses lecteurs et la réception de l’œuvre constitue une expérience esthétique au même titre que sa production. Le lecteur lorsqu’il entre en contact avec le monde du texte, est en quête de sens.
Une œuvre est une création et selon le distinguo classique, une création s’oppose à une production. Mais il est vrai que la relation auteur-lecteur est une relation de production et de consommation. A coté de cet aspect littéraire se superpose donc l’aspect commercial, il apparaît évident que ces deux aspects sont indissociables et vont de paire. Pour savoir comment un texte a été lu, il faut d’abord savoir comment il a été édité. Avant d’être soumis au public, le texte littéraire fait l’objet d’un certain nombre de manipulations (corrections ou modifications) visant à l’adapter ou à le situer dans la perspective d’un horizon d’attente particulier. On n’est pas sans savoir que certains romans ont été refusés pour des motifs purement économiques, comme certaines maisons d’édition qui refusent des manuscrits parce qu’ils ne sont pas jugés assez rentables. Ce qui pose problème dans cette « logique marketing » c’est que les ventes d’un livre dépendent principalement, non de ses qualités intrinsèques, mais des modalités et de la puissance du livre.
Ainsi la première de couverture est d’une importance majeure. C’est le biais par lequel s’effectue le premier contact – dire décisif serait abusif – entre le lecteur et le livre. Certes le contenu est incontestablement primordial, mais le contenant et tous les éléments qui l’entourent ne sont pas négligés.
Les indications génériques ont pour rôle d’attirer le lecteur, de capter son attention et de susciter son intérêt. En somme le contenu est du ressort de l’écrivain et la présentation du livre reste réservée généralement à l’éditeur. La valeur ajoutée par le paratexte éditoriale constitue l’un des relais symboliques par lesquels le texte doit passer pour produire son effet. La procédure éditoriale et la démarche de commercialisation sont affranchies d’un certain nombre de contraintes strictement économico-commerciales, et pour ce faire la politique éditoriale doit être en phase avec l’horizon d’attente du lecteur. Nombreux sont les dispositifs sur lesquels repose le protocole d’édition pour assurer les meilleures ventes, car le livre n’est, en fin de compte et dans cette « logique marketing », qu’une marchandise comme une autre.
Le livre qui fait l’objet de notre étude Comme Un bruit d’abeilles, présente d’emblée quelques aspects paradoxaux donnant forme à une certaine mouvance et instabilité. Les éléments paratextuels y jouent fortement pour empêcher une canalisation de la lecture d’où cette première forme de violence que nous allons essayer de démontrer.
Ainsi la première question qui se pose et s’impose est celle de savoir si le mot « roman » qui figure sur la couverture est en parfaite adéquation avec le contenu. Le lecteur est d’emblée troublé : il lit sur la première de couverture qu’il s’agit d’un roman, tandis que le commentaire figurant sur la quatrième de couverture annonce des nouvelles et donne une vague idée sur les thèmes abordés et qui paraissent de prime abord plus nombreux pour qu’il puisse s’agir réellement d’un roman :
« Comme un bruit d’abeilles s’inscrit dans démarche toujours renouvelée et si personnelle. On pourrait dire que c’est un recueil de nouvelles, car nouvelles et contes il y a, mais toutes reliées par le fil du récit d’ouverture Le Sourire de l’icône qui scande les autres récits. ».
Est-ce des nouvelles ou est-ce un roman ? Nous allons essayer d’y répondre en partant de deux optiques différentes mais cependant, le champ d’investigation reste le même, à savoir le texte et le paratexte.
La première hypothèse qu’on se permet de formuler s’inscrit plus dans l’optique de l’édition en faisant plus ou moins abstraction à l’aspect purement littéraire du texte. L’éditeur s’intéressant plus aux lois du marché ; sa préoccupation première est d’assouvir l’attente du lecteur-acheteur. Les moyens de promotion usent de tout ce qui peut être susceptible d’intéresser et d’attirer le lecteur, ainsi on lit au dos de la couverture :
« Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française, Grand prix de la Ville de Paris, prix Mallarmé, Mohammed Dib échappe aux genres : romancier, poète,… » .
Aussi l’illustration sur la jacket qui présente la photo de notre écrivain sur un fond rouge, sa renommé ne peut que mettre le livre en valeur. Plusieurs réseaux médiatiques, tels la presse ou l’Internet, participent également à la propagande du livre, ce qui ne manque pas d’inciter à la lecture et donc à l’achat.
Dans la même suite d’idées, on est en droit de se demander si le mot « roman » ne figure sur la couverture que par souci de réception et de « marketing », que sa présence n’est autre qu’un appât pour le lecteur, qui est généralement plus attiré par les romans que les nouvelles et jugera au premier abord (la couverture et la table des matières) ce mot « roman » inadéquat au contenu. Ainsi une lecture, généralement celle du « grand public », qui soit rapide et superficielle ne pourra que confirmer cette hypothèse. Lors d’une première lecture, une impossible conciliation entre les différents récits se fait jour et le lecteur aura l’impression d’avoir affaire à des nouvelles, sans un rapport visible, plutôt qu’à un roman.
C’est cette forme de finalité et ces segments de texte par lesquels le livre nous est présenté et qui forment déjà un discours sur le texte avant d’être lu qui peuvent engendrer soit la satisfaction, soit le désintérêt du lecteur-consommateur.
«Il existe […] autour du texte du roman, des lieux marqués, des balises, qui sollicitent immédiatement le lecteur, l’aident à se repérer, et orientent, presque malgré lui, son activité de décodage. Ce sont, au premier rang, tous les segments de texte qui présentent le roman au lecteur, le présentent, le dénomment, le commentent, le relient au monde : la première page de couverture, qui porte le titre, le nom de l’auteur et de l’éditeur, la bande-annonce ; la dernière page de couverture, où l’on trouve parfois le prière d’insérer ; la deuxième page de couverture, ou le dos de la page du titre, qui énumère les autres oeuvres du même auteur ; bref, tout ce qui désigne le livre comme produit à acheter, à consommer, à se conserver en bibliothèque, tout ce qui le situe comme une sous-classe de la production imprimée, à savoir le livre, et, plus particulièrement le roman. Ces éléments […] forment un discours sur le texte et un discours sur le monde »[38].
Dans un second temps, et pour pouvoir développer notre deuxième hypothèse, une définition des deux genres « roman » et « nouvelle » s’avère nécessaire. Le dictionnaire portatif du bachelier définit la nouvelle comme étant :
« un court récit en prose, généralement centré sur un seul événement, avec des personnages peu nombreux. A la différence du roman, la nouvelle est courte, d’une narration ramassée. A la différence du conte, la nouvelle met en scène des personnages vraisemblables (et non pas irréels ou merveilleux comme les ogres ou les fées.) Sa forme brève illustre en général un thème précis, ce qui n’exclut pas des messages de portée symbolique. La fin de la nouvelle, souvent tragique, est particulièrement soignée pour surprendre le lecteur et lui donner à penser, à méditer ».
Tandis que le roman est une :
« oeuvre en prose d’assez bonne longueur qui raconte l’histoire d’un ou plusieurs personnages. Le roman relève du type narratif ».
Force est de constater que le texte de Dib correspond globalement à la définition de la nouvelle :
– Chaque récit est assez bref (mis à part Le Sourire de l’icône ).
– Il y a peu de personnages dans chaque récit.
– Les personnages, les lieux, l’action, n’appartiennent en rien au merveilleux et le lecteur peut aisément se « représenter » les scènes des récits.
– Un thème précis domine chacun des récits.
– La portée symbolique des récits est indéniable.
Le livre est composé de dix micro-récits où presque chacun d’entre eux est indépendant, s’autosuffisant et consistant. Mais est-ce que dans cette optique littéraire, la mention du mot « roman » est fortuite et sans grande considération de la part de l’auteur ? Il n’est évidemment pas un hasard si Dib a choisi cette catégorisation de genre à son texte et non « recueil de nouvelles » Un tel choix ne peut être fortuit, surtout quand il s’agit d’un écrivain de renommé tel que Dib, qui a su avec subtilité se démarquer des autres écrivains maghrébins, sans toutefois s’en éloigner, surtout lors de cette dernière décennie et éviter l’étiquette de l’urgence à son écriture. .
Effectivement, les récits fonctionnent comme un ensemble, un tout, comme les pièces d’un même puzzle, pour construire le macro-récit ou le récit global. Cependant, ils sont habilement agencés et finement ordonnés. Ainsi la construction du roman réside dans sa déconstruction même. Le lecteur au moment d’ouvrir le livre se prépare à lire un roman, mais se heurtant à cette incohérence formelle, il devient perplexe et sa lecture est déroutée. Il est impatient de lire les parties suivantes, de feuilleter les pages, de sauter les récits (ou nouvelles ?) Pour pouvoir savoir à quoi s’en tenir. Toutes les attentes qu’il élabore en identifiant le genre de l’œuvre et en mobilisant des savoirs de connaissance d’autres œuvres du même genre ne font que le perturber davantage. Cherche-t-on à intéresser le lecteur ou à gêner sa lecture ?
En outre la lecture n’est jamais une « copie fidèle » de l’œuvre, elle dépend de son lecteur. On pourrait supposer que Dib quand il a écrit son livre, a fait en sorte qu’il puisse être lu et interprété de deux façons, c’est d’ailleurs dans son caractère d’utiliser très fréquemment l’oxymore. Par ailleurs il ne manque pas de nous signaler cette ambiguïté : « Verra-t-on, dans « Comme un bruit d’abeilles », une suite de récits qu’on en aura pas moins le sentiment d’avoir affaire à un roman et vise-versa ? ».
Dès lors deux lectures du livre se juxtaposent, elles contribuent à rendre problématique la nature du texte dans la mesure où il est marqué par l’ambivalence et à véhiculer une violence tout le long du texte. Le travail de lecture n’est pas subordonné à la reproduction d’une interprétation unique, il peut mener à de multiples interprétations à cause de l’absence d’une signification claire du genre et aussi du caractère d’indétermination du texte, ainsi que le suggère Iser ou encore à cause du caractère variable de l’horizon d’attente du lecteur-récepteur comme le propose Jauss.
Donner au texte littéraire un sens précis, clair et définit c’est le figer. Il doit donc rester fluide, modelable et sans interprétation unique ou définitive : « l’œuvre est une œuvre qui vit en tant que telle dans la mesure où elle appelle l’interprétation et agit à travers une multiplicité de significations »[39]. Cette définition spécifique de l’art de Karel Krosik est reprise par Jauss dans son livre Pour une esthétique de la réception. Il n’a pas, au sens propre, de véritable référent, ou plus exactement il n’a qu’un simulacre de référent. Ainsi on pourrait parler d’une « double réception » de l’œuvre, qui laisse le choix au lecteur et ne lui impose pas de lecture dirigée.
Le lecteur est souvent déconcentré et le trouble produit par le texte est pour une large partie lié à l’incertitude générique qu’il produit. Cependant, il n’y a pas de lecture possible, mais toutes les lectures possibles sont comprises dans l’œuvre et induites par elle. A travers l’esthétique de la réception, l’œuvre artistique est considérée comme une partition éveillant à chaque lecture « une résonance nouvelle »[40] qui actualise le texte.
La difficulté de percevoir le texte comme un roman relève de cette volonté du scripteur d’enfanter une violence qui, ainsi, voit le jour dès la première de couverture et qui s’inscrit dans cette perspective de dire la violence par le biais de la violence. Ce qui peut-être une condamnation du genre romanesque et une mise en question de ses principes. Elle se suggère fortement et se manifeste de manière irréversible que ce soit au niveau du fond ou alors au niveau de la forme. Dès lors le contenu du message se situe autant dans le texte lui-même que dans le geste qui le rend accessible. De cette façon le roman ( dans la suite de notre étude nous le considérerons comme tel ) s’ouvre à l’immense domaine du langage non verbal qui le transforme en un champ d’investigations et de symboles.
Les éléments hétérogènes qui entourent le texte ont pour rôle de le présenter et de l’introduire, d’interpeller le lecteur et de conditionner sa lecture. Parmi ces éléments le titre s’impose comme étiquette de l’ensemble, inaugure le protocole de lecture. C’est l’emballage qui promet savoir et plaisir. Habituellement bref, facile à mémoriser, allusif, il oriente et programme l’acte de lecture.
Le titre est à la fois stimulation et début d’assouvissement de la curiosité du lecteur. Il est toujours plus ou moins énigmatique, ne se détachant pas du contexte social, il permet de formuler des hypothèses de lecture qui seront vérifiées lors de la lecture. Pour Claude Duchet :
« le titre du roman est un message codé en situation de marché ; il résulte de la rencontre d’un énoncé romanesque et d’un énoncé publicitaire, en lui se croisent nécessairement littérarité et socialité : il parle l’œuvre en termes de discours social mais le discours social en termes de roman »[41].
Titre et texte sont en étroite complémentarité : « l’un annonce, l’autre explique ». Le titre donc annonce le roman et le cache : il doit trouver un équilibre entre « les lois du marché et le vouloir dire de l’écrivain ». Le titre de plus en plus travaillé par l’auteur, mais aussi par l’éditeur pour répondre aux besoins du « marché littéraire », constitue la porte d’entrée dans l’univers livresque et participe à la médiation entre l’auteur et le lecteur. Il joue un rôle important dans la lecture et englobe plusieurs fonctions :
« – Une fonction « apéritive » : le titre doit appâter, éveiller l’intérêt.
- Une fonction abréviative : le titre doit résumer, annoncer le contenu sans le dévoiler totalement.
- Une fonction distinctive : le titre singularise le texte qu’il annonce, le distingue de la série générique dans laquelle il s’inscrit. »[42].
Le message véhiculé par le texte prend forme dans le titre même, ainsi le déchiffrement de ce dernier, qui est un masque codé, nous permettra de vérifier cette hypothèse, à savoir si le texte et le titre convergent vers une même optique. Le titre comme le message publicitaire doit remplir trois fonctions essentielles[43] :
– Il doit informer ======================= Fonction référentielle.
– Il doit impliquer ======================== Fonction conative.
– Il doit susciter l’intérêt ou l’admiration ======== Fonction poétique.
Force est de constater que le titre Comme un bruit d’abeilles semble remplir pleinement la fonction poétique en dépit des deux autres. Effectivement, il présente une figure de style : une comparaison où l’absence du comparé le rend énigmatique. Il est constitué d’un outil de comparaison « comme » et d’un syntagme nominal commençant par un article non définit « un » qui laisse nébuleux le sens de l’énoncé.
Le comparant étant « un bruit d’abeilles » revoit à plusieurs suggestions, mais l’absence du comparé participe à cette difficulté de délimiter le champ de la comparaison ou le « motif » et de cerner le sens de la comparaison. Aucune image déterminée ne peut-être définit et faite de cette figure du moment ou la tension de la comparaison est elle aussi indéterminée, brumeuse, d’autant plus qu’il s’agit d’une image sonore, non visuelle : « le bruit » vocable appartenant au champ lexical de l’abstrait, ne peut être perçu et distingué qu’avec l’un des cinq sens qu’est « l’ouïe » faisant ainsi partie du vocabulaire de la pensée par opposition au vocabulaire du monde matériel. Le lecteur imagine un bruit mais ne peut se le présenter en images ce qui stimule fortement son imagination dès le début.
Il s’agit d’un titre « énigmatique » et abstrus, qui ne dévoile pas le contenu du roman et laisse le lecteur sur sa faim, ce qui nous mène à penser que l’auteur veut certainement provoquer chez lui un sentiment de mystère en même temps qu’un sentiment de malaise, il cherche à attiser sa curiosité. Le lecteur cherche à délimiter les diverses possibilités qui puissent convenir au comparé afin de rendre le titre plus intelligible et moins diffus. Pour ce faire, on s’interrogera sur le sens de ce « bruit d’abeille » :
– Le bruit est un son, par opposition au silence, ce qui nous renvoie à des champs lexical et sémantique plus ou moins restreints et de peu d’étendue permettant la réduction du caractère sibyllin du titre et du texte par la suite.
– Un bruit d’abeilles est un bourdonnement, un bruit sourd, continu et confus. C’est un bruit dérangeant provoqué par le battement d’ailes des abeilles.
La présence du « comme » diminue l’intensité de ce bruit et l’emploi de l’article indéfini « un »génère un sens vague, non précisé. Cependant, dans toute comparaison, il pourrait s’agir soit d’une comparaison non figurative où le comparé et le comparant sont de la même nature, soit d’une comparaison figurative où ils ne sont pas de la même nature, ce qui rend la détermination de la nature du comparé laborieuse et difficultueuse.
Par ce moyen, l’auteur cherche à brouiller les pistes, le titre qui a un rôle d’accroche, laisse le lecteur en suspend. Sa fonction poétique l’attire et son incompréhension le rebute. Ainsi pouvons-nous pressentir à partir de cet âpre titre que le texte est de même nature, c’est-à-dire qu’il suscite l’intérêt en même temps qu’il rend le sens inaccessible et réservé. Ne somme-nous pas en présence d’une forme de violence textuelle ?
Le lecteur est placé devant un genre qui devrait satisfaire son attente à savoir : lire un roman, mais cet acte de lecture est pour la majorité des lecteurs un moyen de détente et un moment d’évasion. Mais en lisant un pareil titre, à quoi doivent-ils s’attendre ? aucune information concernant les récits n’est évoquée dans le titre, sauf celle d’un bruit dérangeant qui pourrait provenir de n’importe où et de n’importe quoi, ne serait-ce pas cette écriture même qui dérange et qui brouille les repères ?
Le titre est aussi « un élément du texte global qu’il anticipe et mémorise à la fois, présent au début et au cours du récit qu’il inaugure, il fonctionne comme embrayeur et modulateur de lecture »[44]. C’est ainsi qu’on retrouve ce « bruit d’abeilles » au sein du texte dans l’incipit et l’excipit du roman.
L’incipit du premier récit Le sourire de l’icône : 1- Un jour à la fin des temps, commence par une description exagérée du bruit, un paragraphe touffu :
« Et ces salves de chasses d’eau qu’on voudrait ne plus entendre, tout ce qui traverse l’air, traverse les murs, essaims, vagues de bourdons brassés ensemble. » (p. 11).
L’auteur fait une allusion à ce bruit d’abeilles pour accentuer l’idée du bruit qui règne et que Rassek ne supporte pas. Mais après cette description, l’auteur s’abstient d’évoquer ce bruit jusqu’à la clôture du dernier récit « Le sourire de l’icône : 4- Quatrième fin » :
« Dominant du haut d’une terrasse ces merveilles dont je suis le maître désormais, j’écoute les âmes des morts virevolter comme un essaim d’abeilles. » (p. 278).
Dans ce dernier récit, le message est plus symbolique et la fonction poétique est plus dominante et prégnante. Il est le dernier par rapport aux trois précédents récits qui le complètent, mais il représente aussi la fin de tous les autres récits, voire du récit global. Son excipit est une sorte de conclusion où le lecteur pourra enfin percevoir l’importance du titre et déceler finalement sa fonction et son rapport au texte. Le roman réinscrit son titre « dans la pluralité d’un texte et brouille le code publicitaire en accentuant la fonction poétique latente du titre, […] le titre résume et assume le roman, et en oriente la lecture »[45].
Le texte, comme son titre concis, se présente au lecteur sous un aspect rébarbatif et rude, l’objectif de l’auteur va à l’encontre de l’horizon d’attente du lecteur qui ne parvient pas ou parvient difficilement à retrouver le sens général qui est amphigourique au premier abord et reste sous-jacent et allusif. Cette première analyse nous a permis de constater que Dib tente de concilier les contraires : propose au lecteur un plaisir interdit superposé d’une insatisfaction, une allusion voilée rudement dévoilée. En somme, il ne cède pas au goût de son public.
S’agissant d’un roman composite de plusieurs récits, d’autres titres tiennent place au sein du même texte pour annoncer et introduire chacun de ces récits qui ont tous en commun la violence comme thème. Mais suggèrent-ils et annoncent-ils d’emblée cette violence qui domine le roman ? sont-ils aussi expressifs que le titre initial ?
Le sourire de l’icône : le titre du récit d’ouverture qui relie et scande les autres récits, se construit de l’alliance de deux mots non-compatibles, l’un « le sourire » qui est une « expression rieuse, marquée par de légers mouvements du visage et, en particulier, des lèvres qui indique le plaisir, la sympathie, l’affection, etc. » ; l’autre « l’icône » qui se définit comme étant un objet en rapport avec la religion : « l’image du christ, de la vierge, des saints dans l’église de rite chrétien oriental [46]». Ainsi pouvons-nous constater qu’il s’agit d’un mot plus ou moins abstrait, non palpable et d’un mot concret, non animé. L’image que l’auteur propose à ses lecteurs est celle d’une icône souriante qui est toutefois difficile à percevoir et à imaginer ce qui procure au champ symbolique une étendue illimitée.
Attribuer le sourire à un objet et non à un être humain implique, entre autre, la comparaison d’un élément absent : « l’être humain » et plus précisément le personnage de Nina à un élément présent : « l’icône » :
« Mais, Nina, un miaulement de chaton perdu la laisserait tout autant de glace. […]. Et de glace l’icône aussi. Ramassée par moi dans une décharge sauvage, une raclure, une vieille chose,… » (p. 12).
La violence de ce titre réside dans cette volonté de l’auteur de mettre à pied d’égalité Homme et objet, et pas n’importe lequel : un objet qui, à un certain temps, avait une valeur qu’il a perdue. En réduisant ainsi à l’extremum les valeurs humaines, qui sont en permanente dégradation.
Un autre titre qui véhicule aussi l’idée de violence, celui de La figure sous le voile noir. Les mots de ce titre se tissent en eux de telle sorte qu’ils dégagent plus d’un sens. La figure : est un visage, au sens propre, dont la description faite par l’auteur dans le récit, indique que c’est un visage sans traits. Tandis qu’au sens figuré, il s’agit d’une représentation symbolique, représentation d’un visage qui a perdu tout ce qu’il avait comme traits distinctifs et qui font son humanité. Le voile et la couleur noire relèvent du champ lexical du deuil et de la tristesse. Ainsi la combinaison de ces différents sens génère un sentiment de tristesse chez le lecteur, en même temps qu’un sentiment de compassion envers la propriétaire de cette figure, lors de la lecture du récit.
Un troisième titre qui ne manque pas de suggérer aussi un sens particulier de malaise : Le ciel sur la tête. Ne serait-il pas inspiré d’une phrase de Michelet dans son Histoire de France : « Nos ancêtres les Gaulois ne craignaient rien tant que le ciel leur tombât sur la tête » ?
Enfin le titre : Rosées de sang, le plus expressif et explicite sans doute et qui suggère ostensiblement une violence. Le mot « sang » relève du champ lexical de la mort, toujours de couleur rouge. Tandis que le mot « rosée » désigne une couleur rose, non rouge. Cet écart entre les deux couleurs trouve son explication au sein du récit où la mort et le sang se conjuguent horriblement :
« Dans la neige, autour de l’homme, la rosée de sang avait élargi son aire. » (p. 156).
Cependant, les autres titres restent neutres et ne renvoient à aucun soupçon de violence. Tels : Néa : qui est le prénom d’une jeune fille, Le prophète et Karma : le figuier en arabe. .
A l’acte de lecture de tout texte littéraire, préexiste une attente du lecteur, une conception préalable, des préjugés et des présupposés qui orientent la compréhension du texte et lui permettent une réception appréciative. L’ensemble de ces éléments qui conditionnent la réception de l’œuvre d’art correspond, selon une terminologie que Hans Robert Jauss emprunte à l’épistémologue Karl Popper, à « l’horizon d’attente » du récipiendaire :
« Selon Popper, la démarche de la science de l’expérience pré-scientifique ont en commun le fait que toute hypothèse, de même que toute observation, présuppose certaines attentes, « celles qui constituent l’horizon d’attente sans lequel les observations n’auraient aucun sens et qui leur confère donc précisément la valeur d’observation ».[47].
Ce concept constitue une des notions clef de l’esthétique le la réception, mais il ne doit cependant pas être perçu comme une forme de déterminisme figé. Jauss conçoit cet horizon d’attente comme un code esthétique des lecteurs : tout lecteur doit mobiliser des savoirs culturels, des connaissances du genre, une familiarité avec la forme et le thème et le contraste entre langue littéraire et langue pratique, bref, c’est la somme des éléments plus ou moins conscients dont il dispose et qu’il est prêt à réinvestir dans le texte pour mieux le comprendre. Dans le cadre d’une étude de l’œuvre d’art, la prise en compte de cet horizon d’attente apparaît comme essentielle, car dès son origine :
« l’œuvre [...] nouvelle est reçue et jugée non seulement par contraste avec un arrière-plan d'autres formes artistiques, mais aussi par rapport à l’arrière-plan de l’expérience de la vie quotidienne. La composante éthique de sa fonction sociale doit être elle aussi appréhendée par l’esthétique de la réception en termes de question et de réponse, de problème et de solution, tels qu’ils se présentent dans le contexte historique, en fonction de l’horizon où s’inscrit son action »[48].
Ainsi, pour toute étude littéraire, il faut prendre en considération la question de la réception de l’œuvre afin de mieux l’ensemble des choix effectués par l’auteur servant à son élaboration.
Selon Sartre : « la lecture est une création dirigée », c’est-à-dire que tout lecteur, quand il lit un livre le crée, mais il le crée au sein d’un cadre fourni par l’auteur. Ce dernier aspire à communiquer du nouveau, mais il est contraint, pour tenir compte de la réception et de la situation de discours, à intégrer son texte dans une tradition formelle. Par conséquent, son choix de l’écriture doit-il rester limité afin de satisfaire le lectorat, et rester fidèle à son horizon d’attente ?
Les écrits de Dib s’inscrivent dans le cadre de la littérature maghrébine d’expression française. Par ailleurs, ses lecteurs sont loin d’être limités par une zone géographique prédéterminée, ne dépassant pas les lisières de la méditerranée ; bien au contraire, le champ est plus vaste que cela, s’étendant aux lecteurs de toutes les communautés francophones. Cette appartenance particulière à une littérature spécifiée, limite par contre leur horizon d’attente qui se trouve conditionné et par les évènements sanglants que vit l’Algérie depuis plus de dix ans et par l’écriture de l’urgence qui marque les dernières productions littéraires algériennes. .
Ainsi on apprend parfois plus sur le lecteur que sur l’œuvre, selon Sartre : « tous les ouvrages de l’esprit contiennent en eux même l’image du lecteur auquel ils sont destinés ». En effet, si le livre est destiné à un lecteur non concerné il n’aura désormais aucun intérêt ; néanmoins, l’attente du lecteur ne transparaît pas nécessairement dans la lecture qu’il en fera. Le lecteur en lisant Comme un bruit d’abeilles s’attend à lire des témoignages, à lire un texte qui peint avec fidélité la société algérienne de ces dernières années en proie au terrorisme et où la réalité est présentée sans aucun fard. En somme, il s’apprête à lire une des formes de cette écriture de l’urgence. L’horizon d’attente qu’il développe, n’est pas, selon Jauss, strictement individuel, mais aussi historique, c’est-à-dire trans-individuel. Cette attitude d’attente influence la lecture, mais pas obligatoirement dans un sens déterminé. Dib, afin de susciter encore plus l’intérêt de ses lecteurs et de mettre en branle leur imagination, demeure indocile et va à l’encontre de cette attente en insistant sur tous les aspects imprévisibles et susceptibles de les choquer et de créer chez eux une insatisfaction qui ne peut-être assouvie qu’une fois l’œuvre est lue et relue.
Pour Charles Bonn : « l’échec d’une littérature trop fidèle à l’horizon d’attente qui l’accueille, ou aux directives idéologiques d’un discours culturel, provient de sa sollicitation d’un lebel de conformité », et il ajoute que « la répétition ne produit que des épigones insignifiants, même si dans l’instant de leur première lecture ils comblent une lecture qui ne sait pas qu’elle n’attend plus ce déjà connu, tout en le réclamant ».[49].
Le fossé que Dib creuse entre le texte qu’il propose et l’attente que le lecteur se construit, constitue ce que Jauss appelle « l’écart esthétique », qui est la deuxième notion clef de son esthétique de la réception. Il considère que plus cet écart esthétique est important, meilleur est le livre. Pour « bien lire le roman » il ne faut donc rien en attendre parce qu’attendre quelque chose, c’est se préparer à être déçu. Cet écart rend l’œuvre sapide malgré qu’il contrecarre parfois l’attente du lecteur avec tout ce que cela peut entraîner comme conséquences indésirables à savoir le risque de produire l’effet contraire : lasser et blaser le lecteur et compromettre l’approbation du public.
Afin d’atteindre son objectif, Dib met en oeuvre différentes méthodes qui concourent à l’élaboration de cet écart. Il procède par le plan thématique et narratif, pour passer ensuite au plan formel et technique (chose que nous avons développée précédemment, à savoir s’il s’agissait d’un roman ou d’un recueil de nouvelles).
Les divers thèmes abordés par l’auteur convergent tous vers cette même idée de violence qu’il tend à exprimer et à observer au travers de son écriture. Mais sont-ce ces thèmes que tout lecteur s’attend à lire ? Selon l’esthétique de la réception, l’œuvre littéraire est reçue et jugée aussi par rapport à l’arrière-plan de l’expérience de la vie quotidienne, ainsi, le terrorisme en Algérie reste au cœur de cette attente qui se réfère toujours à ce statut d’écrivain-témoin et aux premiers écrits de Dib qui ont marqués son engagement lors de la période coloniale.
La première partie de notre étude nous a permis de passer en vue les différents thèmes et de constater que le thème du terrorisme y figure mais qui n’est cependant pas prédominant – il n’est abordé que dans trois récits : La figure sous le voile noir, Le ciel sur la tête et Rosées de sang. D’autre part le récit d’ouverture et celui qui scande le reste des récits n’est aucunement en rapport, ni avec ce thème attendu, ni avec l’Algérie, ce pays sensé hanter les romans des écrivains Algériens. A l’encontre de toute attente, il s’agit du thème de l’intégrisme et socialisme russe, de toute évidence pas d’actualité. Au sein de ces rappels historiques et évènementiels le fantastique ne manque pas de prendre place pour surprendre encore plus le lecteur en l’entraînant avec le récit de Néa dans une vertigineuse histoire de clonage. Ainsi passé, présent et futur se conjuguent tous dans le même texte en créant un écart historico-esthétique fertile. .
Selon Glaudes et Reuter les modalités de lecture permettent de spécifier les types de relations que lecteur établit avec le texte narratif. Il distingue trois modalités possibles, applicables à tous les textes, or si on en cherchait la correspondance avec la lecture de notre texte on en dégagera deux, au lieu d’une :
« 1- La modalité phénoménale – descriptive ou factuelle : selon laquelle le lecteur, se sentant extérieur à l’histoire, enregistrerait les faits rapportés sans en chercher les causes ni prendre parti. .
2 – La modalité identifico-émotionnelle : le lecteur, se sentant impliqué dans l’histoire – qu’il s’identifie aux personnages ou qu’il les rejette par des jugements et des manifestations émotionnelles – tenterait d’expliquer la conduite des protagonistes par leur caractère et la dynamique de leurs rapports réciproques »[50].
Ainsi tout lecteur peut s’identifier au texte, qu’il soit Asiatique, Européen ou Africain, Russe ou Algérien, Français ou arabe, immigré ou autochtone, citadin ou rural. Il adoptera deux types de relations : il se sentira concerné à plus d’un titre dans quelques uns des récits tandis que pour d’autres, il aura une vision extérieure plus limitée et moins impliquée. Finalement, et malgré cet écart historico-esthétique, Dib tente de contenter tous ses lecteurs et de satisfaire tous les goûts.
La référence aux textes antiques et à la mythologie grecque est assez courante chez les écrivains littéraires. Le mythe d’Œdipe, l’un des plus connu, a fait l’objet d’études littéraire, sociologiques et psychologiques, ce qui a permis aux lecteurs – de façon générale – d’en savoir et d’en connaître un minimum. Ainsi lorsque Dib l’intègre dans le récit Le sourire de l’icône, il n’est pas sans savoir que son lectorat connaît bien les points cardinaux de ce mythe. Par conséquent, tout changement ou rectification effectué à ce niveau serait d’emblée repéré. Or il ne s’accommode pas de l’utiliser sous sa forme originaire et l’introduit sous une nouvelle forme conforme avec le rôle de l’un de ses personnages qu’est Rassek. Ce qu’on pourrait considérer comme une violation attentatoire, une nouvelle fois, à l’horizon d’attente.
Ressek s’identifie à Œdipe tout au long de la trame des trois dernières parties du récit. Mais l’identification à ce personnage mythique reste partielle et la comparaison faite des deux personnages reste diffuse, cause due à l’infidélité de l’auteur vis-à-vis du mythe voire à sa démythification. Ainsi, lorsque Rassek confond Nina, qui est comparée au sphinge, avec sa mère et la rend elle aussi coupable et responsable de ce qu’il lui est arrivé :
« Moi son enfant et moi son mari qu’elle ne songe, la criminelle, qu’à faire passer par la porte noire ? ».
Lorsqu’il se demande si ce ne serait pas elle qui monterait au trône et deviendrait reine :
« Bien avant : à l’heure où Œdipe a tué on père et où, pour. Thèbes, l’heure sera venue de découvrir ses crimes ; régicide, parricide et abomination, coupable d’inceste pour couronner le tout. Ce ne sera certes pas le moment de chanter La vie pour le Tsar. Mais pour la Tsarine, qui sait ? » .
Lorsqu’il suppose que ce n’est pas Œdipe qui a commis ces crimes :
« Mais le malheur aura projeté son ombre avant que, masqué, il. n’ait commencé à chercher la direction de Thèbes puis, pour les. habitants de Thèbes, à emprunter le visage d’Œdipe. » (p. 118).
Et qu’après, il se demande qui s’est pris pour Œdipe :
« Qui sous le masque d’Œdipe, et se donnant pour lui, est entré. dans Thèbes ? » (p. 270).
Ou alors lorsqu’il, se confondant toujours à Œdipe, décide de retourner à Thèbes :
« C’était un baiser d’adieu. Je retourne à Thèbes. » (p. 277).
N’est-ce pas une mise en question de tout le mythe ? Le lecteur en lisant : « Alors je sais qui je suis et ne suis pas. Un certain Œdipe,[…] » ( p. 114), s’attend à une certaine concordance entre les deux personnages, mais l’auteur s’arrange toujours pour passer outre cette attente, ce qui perturbe les connaissances préalables du lecteur et met davantage son imagination en éveil.
Ainsi on constate que Dib, dans son roman, heurte ce principe d’attente et le détruit, mais pas de façon totale, ce qui réduirait la valeur de son texte, si ce n’est de l’anéantir. Sartre dit : « on n’écrit pas pour soi même, le pire des échecs de la littérature c’est lorsqu’on écrit pour soi même ».
Depuis un demi siècle, Mohammed Dib observe et raconte le monde, en restitue dans son œuvre les éclats, les brisures, les fulgurances, les violences et les beautés. Comme un bruit d’abeilles s’inscrit dans cette démarche toujours renouvelée et si personnelle. L’écriture est constamment mise en question : « j’ai évolué vers une forme d’écriture nouvelle, vers des sujets nouveaux qui ne m’ont pas fait perdre la réalité extérieure » dit-il dans le quotidien algérien El watan[51]. Ainsi pouvons-nous constater que nous nous trouvons face à un roman où l’auteur choisi de rejoindre Robbe-Grillet en brisant d’un côté cette écriture traditionnelle qui se veut linéaire, chronologique et localisée. Il adopte une écriture qui multiplie et dédouble les espaces narratifs, qui les situe aux confins de l’ici et de l’ailleurs. Et d’un autre côté, le même auteur emprunte à Brecht sa manière de construire le récit : il met côte à côte des tableaux relativement autonomes, mais visant le même objectif, le même discours romanesque.
L’écriture et la structure, que nous étudions, jouent incontestablement un rôle impératif dans la transmission du message du texte littéraire, en l’occurrence « la violence » qui est au cœur de notre étude. Pour Marc Gontard : « C’est l’écriture qui, dans ses formes mêmes, prend en charge la violence à transmettre, à susciter à partager. C’est l’écriture qui, dans ses dispositifs textuels se charge de la seule fonction subversive à laquelle elle puisse prétendre »[52]. La structure du roman est dans la ligne de mire, l’éclatement du tissu textuel et le morcellement du récit nous invitent à percevoir un monde éclaté, absurde, violent et pessimiste où chacun suit son destin, ou plutôt décide de le subir ou de s’en échapper par l’action, le rêve ou la folie. De fait, nous remarquerons que l’auteur évite l’écueil chronologique pour privilégier un mode de récit éclaté qui refuse la narration strictement linéaire et s’inscrit dans le mouvement contemporain de construction/déconstruction de l’œuvre. Néanmoins, il y a une certaine unité dans cet ensemble de micro-récits fonctionnant comme une sorte de mise en abyme du discours du roman. D’ailleurs, ce type d’écriture fragmentée et segmentée se retrouve également dans le cinéma, avec notamment le montage parallèle de Dziga Vertov.
Pourquoi cette structure éclatée ? Dib y répond :
« sinon de quelle façon dire un monde éclaté dont chaque conte qu’on voudra tirer, par un effet de mondialisation, dialogue avec tout conte d’un pays l’autre ? Et où la seule question à poser demeure : sommes-nous encore ces hommes à qui rien d’humain n’était étranger ? »
Comme si accéder à la parole et rendre compte de ce monde ne pouvait se faire qu’avec l’éclatement du roman. C’est une forme « d’écriture de la colère », pour reprendre Gontard, un corollaire.
Il s’agit d’une diégèse de rupture où l’unité des thèmes et de la narration est rompue, rendant impossible l’établissement d’une hiérarchie, empêchant en même temps le lecteur de se projeter « en des lieux et places privilégiés à partir desquels il pourrait exercer en toute quiétude sa compétence herméneutique »[53]. Le rythme du roman est brisé, la multiplication des voix produit un puzzle qui multiplie l’attrait du livre en variant les pistes et permettant à l’auteur de donner des coups de projecteur sur la réalité sociale qui sous-tend de manière essentielle le livre.
Selon Roland Barthes :
« Le plaisir du texte s’accomplit [de la] façon [la] plus profonde, lorsque le texte « littéraire » transmigre dans notre vie, lorsqu’une autre écriture parvient à écrire des fragments de notre quotidienneté, bref, quand il se produit une co-existence. »
C’est justement à quoi aspire Dib, en diversifiant les procédés de son écriture selon les besoins du public et de l’époque. Chose qui peut être aisément vérifiée à travers les périodes plus ou moins distinctes qui ont marqué le cheminement de son œuvre[54]. C’est ainsi que l’écrivain joue pleinement son rôle de médiateur et de témoin.
Les séquences détachées et isolables contribuant à la mise en œuvre du discours romanesque, naissent du choc et de la violence des situations apparemment différentes, mais comportant les mêmes stigmates. Les passerelles d’une scène et d’une époque à une autre sont nombreuses. Les différents récits reflètent l’ambition de l’auteur de peindre une image, le plus fidèlement possible, à travers un récit éclaté en petits blocs d’une réalité réfractant les violences humaines et naturelles dans le même tableau, réunissant des situations aussi différentes les unes des autres, mais qui convergent cependant toutes vers son élaboration. La difficulté de percevoir cette image prolonge ce sentiment constant de malaise chez le lecteur, elle arrive à créer une ambiance ambiguë et malsaine très dérangeante où les phrases sont souvent chargées d’un sens caché.
Le texte de Dib avance par à-coups avec une intrigue émiettée, le récit d’ouverture perturbe le lecteur davantage en le laissant suspendu, sur sa faim. L’auteur l’emporte dans d’autres lieux, dans une nouvelle diégèse pour ensuite le replonger dans la suite du premier récit, sans jamais satisfaire sa curiosité, ni assouvir sa soif. Ainsi, le lecteur reste suspendu entre les récits en tentant de retrouver le fil conducteur qui les relie et de déceler un lien possible, sans y parvenir nécessairement, d’autant plus que le roman ne repose pas sur une évolution progressive de la courbe dramatique. D’ailleurs « le rôle de l’écriture n’est plus de transmettre un message, un sens plein, mais de faire comprendre que le texte est un objet qui doit être déchiffré [55]» .
C’est de là que le livre détient sa force tout en démontrant l’impuissance de toute parole face à un monde absurde. Aussi la déconstruction des récits qui construit le roman réfléchit l’image de ces hommes qui sont désunis/réunis dans un même monde, où la violence les désolidarise au lieu de les souder. Des évènements éparpillés qui, une fois rassemblés, s’enchâssent et trouvent leur unité. .
La technique narrative et le montage du texte mettent en évidence et de manière claire cette autre forme de violence qui ne manque pas de solliciter l’intérêt du lecteur d’une part et de gêner sa lecture de l’autre part. En confrontant l’ordre de la disposition des évènements ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de ces mêmes évènements ou segments temporels dans l’histoire, à partir d’indices textuels, nous pouvons discerner une certaine discordance indéniablement prégnante entre l’ordre de l’histoire et l’ordre du récit. Cette rupture de l’ordre chronologique relève de ce que Gérard Genette nomme « anachronies »[56].
Le roman de Dib se construit essentiellement sur le récit d’ouverture Le sourire de l’icône scindé en quatre parties et qui dès lors constitue son ossature, son piédestal. L’importance que l’auteur accorde à ce récit n’est pas fortuite ni insignifiante. Son histoire résume la vie de ce couple qui représente en quelque sorte la société russe et les fâcheuses conséquences qu’a occasionné le régime soviétique. Une comparaison entre les différentes évolutions d’intrigues des récits nous permet de constater que ce récit se trouve être le seul qui enclave les trois phases de l’intrigue à savoir : une situation initiale, un développement et une situation finale (l’ordre n’étant pas toujours respecté) ; tandis que pour le reste des récits on ne discerne ni une progression apparente qui risque de changer le cours des évènements, ni une clôture qui met fin à la diégèse, laissant l’espace infini au lecteur afin d’imaginer les suites possibles.
Ainsi, nous pouvons conclure à partir ce cette comparaison que l’auteur a choisi de traiter un des fléaux qu’a connu le monde moderne au cours de ce dernier siècle, pour essayer de démontrer à son public comment les choses peuvent évoluer de manière insatisfaisante et désagréable en lui rapportant en même temps d’autres faits plus récents, sans résolutions, auxquels il est invité à méditer, tel le terrorisme.
Outre cette spécificité narrative qui ponctue ce récit viennent s’intercaler des anachronies qui rompent et brisent la linéarité de sa narration. Le récit littéraire ne peut être consommé ou actualisé que dans un temps : celui de la lecture. C’est un faux temps qui vaut pour un vrai, un pseudo-temps selon Genette. Etudier les rapports entre temps de l’histoire et temps du récit revient à étudier les rapports entre l’ordre temporel de succession des événements dans la diégèse (ordre diégétique) et l’ordre pseudo-temporel de leur disposition dans le récit (ordre narratif). Les sous-titres des quatre parties du récit Le sourire de l’icône sont en partie expressifs :
1- Un jour à la fin des temps.
2- Un jour avant la fin des temps.
3- Un jour après la fin des temps.
4- Quatrième fin.
L’analyse de l’ordre chronologique de ces quatre titres nous permet de constater que les évènements du premier récit se déroulent nécessairement à un moment précis de l’histoire qui coïncide avec un des moments du récit qu’est le présent. L’adverbe « avant » indique l’antériorité dans le temps donc un retour au passé, ce qui suggère un décalage entre le temps diégétique et celui narratif. Pour Genette « toute évocation après coup d’un évènement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouve[57] » est une analepse. Tandis que le troisième titre, avec l’utilisation de l’adverbe « après » marque la postérité dans le temps, ce qui suggère une autre discordance entre les deux temps (diégètique et narratif). Enfin le quatrième titre dénote deux significations, la première est sa correspondance avec la quatrième partie (quatrième partie/quatrième fin) alors que la deuxième signification ne peut être décelée qu’après la lecture du dernier paragraphe de ce dernier récit qui détient la clef :
« Plus question de mémoire, abolie la quatrième fin de l’homme ; les trois précédentes : trépas, jugement, paradis, l’une après l’autre, déjà forcloses. » (p. 278).
Ainsi on ne peut détecter le vrai sens, le sens caché qu’après la lecture de ce passage, où le temps n’existe plus, n’a plus aucune valeur. Néanmoins, les deux sens convergent vers la même idée à savoir « la fin ».
En conclusion à cette analyse on pourrait classer les récits suivant le bon ordre chronologique comme suit :
2- Un jour avant la fin des temps.
1- Un jour à la fin des temps.
3-Un jour après la fin des temps.
4-Quatrième fin.
Seulement, la durée qui sépare ces « jours » reste indéfinie, certes les premier, troisième et quatrième récits se déroulent approximativement dans la même période (temps diégétique) aux alentours du présent, plus exactement du premier récit : « la fin des temps », ce que Genette appelle une « position-clé, stratégiquement dominante [58]» autour de laquelle se greffent les autres positions. Mais on ne saurait délimiter le temps exact qui les sépare.
L’ordre diégétique qui correspond au schéma : passé, présent, futur ; ne concorde pas avec l’ordre narratif qui correspond au schéma : présent, passé, présent. Par conséquent le rapport de contraste ou de discordance entre les deux ordres est manifeste. Cette analyse des sous-titres n’est qu’indicative et demande cependant à être vérifiée dans les récits en question.
Ainsi, une anachronie patente se fait jour et ce dès les titres. Mais qu’en est-il du contenu des récits ? Les récits forment un ensemble homogène ce qui nous mène à les considérer comme un seul et même récit. Le découpage traditionnel en chapitres est ici utilisé sous une autre forme, sans l'emploi du mot « chapitre », pour effectuer des ruptures temporelles et spatiales franches et indispensables à la construction du récit.
La narration est répartie sur un nombre de périodes distantes dans le temps. La progression ne se fait pas de manière chronologique, mais constitue « un vaste mouvement de va-et-vient [59]» à partir d’un temps présent « position clé » qui correspond au retour de Rassek de Sibérie. De nombreuses échappées vers le passé prennent place au sein du récit, ainsi le passage du présent au passé s’effectue sur deux niveaux : selon que ce passage participe au développement et à la progression de l’histoire et qu’il brise la linéarité du récit ou non. Il s’agit bien entendu dans les deux cas d’analepses.
Dans un premier temps, et grâce à des déclencheurs qui ont pour rôle de stimuler la mémoire du personnage, des souvenirs lointains émergent du fond du passé, « ces petits foyers lumineux » dont parle Georges Poulet à propos de Proust, viennent se placer au sein du récit, sans pour autant affecter l’évolution de la diégèse. Le récit demeurant un tout indémaillable sans leur inclusion. Les exemples de ces analepses ne sont pas nombreux dans le texte, elles sont réduites au nombre de trois. La répartition de ces anachronies est faite de la manière suivante :
Pages 15, 16, 17, 18 et 19 : le regard de Nina fonctionne comme déclencheur de souvenirs et replonge Rassek dans ce banquet qui a eu lieu très loin dans le passé, avant leur mariage :
« Tu gardes peut-être les yeux fixés sur ce banquet tout là-bas dans le passé quand bien même tu ne te rappelles plus pourquoi, ni ce que tu vas y chercher. » ( p. 15).
La narration de ce souvenir s’étale sur cinq pages, ralentissant la progression du récit et provoquant une discontinuité, le narrateur en l’occurrence Rassek, passe du présent au passé en interrompant le cours de l’histoire au profit d’un évènement qui n’apporte aucune clarification sur son exil (principale intrigue du récit).
Plus loin, dans la page 25, une autre analepse déclenchée par l’envie de sortir de Rassek l’emporte encore plus loin dans le passé, à la visite de la maison de Tolstoï, à son enfance, mais qui n’est cependant pas longue, environ une quinzaine de lignes :
« …Aller d’ici, de Rëutov, jusqu’à la maison de. Tolstoï,[…]. J’avais à peine douze ans lorsque j’ai vu ce lit pour la première fois, pourtant je n’y serai pas rentré, il n’aurait pas été à ma taille. » (p. 25).
La troisième analepse se trouve plus loin, dans la troisième partie à la page 170. La narration passe du présent au passé. Une première analepse qui joue un rôle dans la diégèse (que nous citerons plus loin) est marquée par la présence d’une deuxième analepse : la présente. Il s’agit d’une double analepse, une sorte de mise en abyme. Les paroles outrageantes de Nina jouent cette fois-ci le rôle de déclencheur pour que Rassek se replonge à nouveau dans le passé et se remémore un autre souvenir d’enfance, cela en une dizaine de lignes :
« Vaticinations vous replongeant comme nulles autres dans l’état farouche nommé enfance. Et Rassek ne fut pas long à se rappeler ces hivers où il rentrait de l’école[…]. » (p. 170).
Dans un second temps, d’autres analepses interviennent de manière plus marquante pour enrayer et entraver la succession des faits, apporter des éclaircissements sur le cours des évènements et faire progresser l’action. Elles sont d’une extrême importance du fait qu’elles font partie intégrante de la diégèse. L’action se répartit sur deux époques : un présent (indéterminé : entre 1991 et 1999) et un passé (15ans plutôt). Un incessant aller-retour nous promène entre les deux époques et également entre les deux espaces diégétiques correspondant : la maison du couple et leur cité HLM. Mis à part le sens, aucun autre élément structurel ne marque les changements de temps et de lieu. La rupture temporelle et spatiale brusque et sans avertissement pare le texte d’une violence indicible et obstrue la lecture.
La transgression chronologique très frappante se manifeste à l’aide d’un nombre important d’anachronies, plus particulièrement par rétrospection, des analepses, réparties comme suit :
Les événements du deuxième récit sont entièrement racontés au passé, durant cette fameuse nuit qui était le tournant dans la vie de Rassek. Ainsi considérera-t-on cette partie du récit global comme une anachronie révélatrice, replaçant le lecteur quinze ans avant pour tenter de résoudre l’énigme de la disparition de Rassek. Au sein de cette analepse l’auteur intègre une autre analepse : à la page 119 notre personnage se remémore un autre souvenir qui, à la différence des précédents, provoque un contrepoint. Il se souvient du poète qui a animé la soirée du banquet, et se pose des questions sur sa disparition. Une discussion avec Nina sur la sécurité des gens et la disparition d’autres était le déclencheur.
Le troisième récit marque une anachronie déclarée, le jeu de va-et-vient entre présent et passé est plus manifeste que jamais du moment ou tout se passe dans une même partie. Les différents segments du texte sont juxtaposés, tissés, entrelacés sans aucune rupture :
Page 163 : le récit commence au présent, à la maison du couple.
Page 166 : un retour au passé s’effectue, se prolonge sur trois pages(166, 167, 168), une balade nocturne dans la cité.
Page 171/172 : retour au présent, le temps d’un paragraphe.
Page 172 : retour au passé.
Page 174 : 1er, 2éme et 3éme paragraphe, retour au présent.
Page 174/175 : 4éme et 1er paragraphe, retour au passé. ( cette nuit des temps).
Page 175 : 2éme et 3éme paragraphe, retour au présent.
Page 175 : 4éme paragraphe è page 182, retour au passé.
Page 182 : dernier paragraphe et page 183, retour au présent. .
Presque tous les faits sont rapportés, l’intrigue initiale est résolue dans la précédente partie, conséquence : nul besoin de retour en arrière explicatif. Le dernier récit narre la fin de l’histoire, la fin de Rassek : une fin mythique, absurde comme le monde.
Ainsi, nous remarquons clairement ce vaste mouvement d’aller-retour ; ces anachronies qui font basculer le récit tantôt au passé tantôt au présent en faisant se succéder les deux temps causent une perturbation absolue de la lecture et déstabilisent le lecteur.
Pour les textes restants, les anachronies n’ont pas une forte présence. Dans Néa, l’auteur superpose deux histoires qui sont complètement différentes l’une de l’autre, mais qui se complètent cependant :
De la page 53 à la page 58 : la première partie, c’est une introduction à la deuxième.
De la page 58 à la page 95 : la deuxième partie qui est narrée par le même narrateur, ce dernier ne fait que lire la lettre, et de temps à autre il introduit une remarque personnelle.
Dans les pages 96/97 : le narrateur reprend la parole et cette fois pour introduire la fin, mais pour aussitôt reprendre « la lecture » : c’est elle qui informe le lecteur finalement. Il lit un article de journal pour conclure le récit après avec ses propres phrases.
Dans Karma, le récit respecte fidèlement l’ordre chronologique à une exception près. Il est devisé en dix parties, toutes sont successives et respectent l’ordre de l’histoire mise à part la première partie : elle est la première dans l’ordre narratif mais c’est la dernière dans l’ordre diégétique. Le lecteur ne décèlera pas le rapport entre elle et les autres parties jusqu’à la fin du récit, cependant il faudra qu’il ait une bonne mémoire.
Par ailleurs, et pour les besoins d’équilibre du roman, l’auteur s’abstient de faire prolonger ces anachronies tout le long du roman, et évite leur utilisation excessive, initiative qui risque d’ennuyer et de lasser le lecteur. La disposition de ces récits anachroniques au sein du roman et l’alternance de ces petits éclairs de l’anachronie diffusés dans tout le texte de manière assez régulière avec le reste des récits plus ou moins chronologique procure au roman un rythme particulièrement attrayant et alléchant.
Depuis ses débuts, Dib ne s’est jamais accommodé d’un seul archétype pour ses écrits. Avec son style particulier, il reste imprévisible et ne se plie pas devant les règles de l’art qui risquent d’endiguer son ingéniosité. Son écriture ou plus précisément ses « manières » d’écrire[60] sont perpétuellement remises en question, ce qui manifeste une autre forme de violence non sans rapport avec le contenu. Bonn dans son livre Lecture présente de Mohammed Dib s’interroge justement sur ces « pouvoirs du langage ». Si le cheminement de l’œuvre de Dib a connu une juxtaposition de différents genres littéraires et de diverses manières d’écrire, son dernier roman s’inscrit dans une nouvelle forme d’écriture, une écriture juxtaposant en son sein plusieurs genres, une écriture qu’on pourrait qualifier de « protéiforme ».
Dans ce roman Comme un bruit d’abeilles, Dib choisit cette fois de mettre à nu sournoisement une réalité occulte qui recèle une violence tantôt déclarée et sans fard, tantôt dissimulée dans un récit éclaté. Il concilie les exigences d’un public avide de nouveau et un plaisir personnel. La diversité des thèmes abordés et des récits racontés permet à l’auteur de multiplier ses manières d’écrire au profit d’un langage plus expressif et plus significatif. Outre la structure spécifique à chacun des récits, le genre littéraire est aussi plurivalent et varie d’un récit à l’autre afin de tramer et procurer au roman un autre aspect de violence sous-entendue et paisible. .
Ainsi, à la lecture du roman, en passant d’un récit à l’autre, l’auteur nous fait transiter d’une forme d’écriture à une autre. Le réalisme est au centre de ces récits, il en constitue souvent le fond ou l’arrière plan, même si certains essayent d’échapper à l’emprise du réel pour se situer dans l’irréel et le fantastique. Les moyens les plus simples et les plus évidents qui nous permettent de déchiffrer les récits et de déterminer leur degré de réalisme sont les indicateurs spatio-temporels qui sont cependant assez nombreux dans le texte.
Le degré de véracité est appuyé par la présence d’un certains nombres d’indices spatiaux qui lui confèrent un ancrage dans le social. Les noms de pays, de villes, de quartiers ou de rues existants réellement sont cités à plusieurs reprises. Aussi d’autres indices temporels lui confèrent des repères historiques relativement exacts. Nous aborderons en détail ces différents indices dans une partie ultérieure.
La technique du roman réaliste est de mettre en scène, sur un fond historique précis, des personnages de tous les milieux, de toutes les classes sociales et de toutes les catégories socioprofessionnelles. Tel est le cas des récits : Le sourire de l’icône, La figure sous le voile noir, Le ciel sur la tête, Rosées de sang et Le prophète, où le lecteur a affaire à des personnages de milieux distincts (citadins ou ruraux), de tranches d’âges diverses : des vieux et des jeunes (Bab’Ammar et de Fodeïl), à des classes sociales aussi éloignées les unes que les autres : riches et pauvres, instruits et non-instruits (le juge et Ticlou).
Le discours réaliste est un discours persuasif : il cherche à produire l’illusion référentielle. Il est marqué par le sceau de l’évènement immédiat tel que celui du terrorisme accompli dans l’horreur. Le récit se veut conforme à la réalité socioculturelle du lecteur, et varie avec leur variation, il renvoie au contexte extra-linguistique. Telle est la raison pour laquelle Dib élargie son champ d’investigations pour essayer de satisfaire la majorité se ses lecteurs.
Il répond à deux exigences : il se doit à la fois de donner au lecteur des garanties sur la vérité du savoir asserté et de conférer à ce savoir un statut narratif. D’où le recours, comme le déclare Hamon, au « personnel romanesque » par le biais soit de personnages-prétextes garants de l’information (personnages compétents) comme est le cas de Ticlou à travers qui le lecteur se permet de vivre, ne serait-ce que pour un court moment, dans une banlieue parisienne ; soit de justificateurs de description (personnages-point de vue) comme est le cas de Amarilla qui emporte le lecteur sur les lieux des crimes des terroristes avec les descriptions qu’elle en fait, ou alors Bab’Ammar qui partage avec le lecteur son point de vue sur la réalité algérienne amère.
Ceci dit, il y a d’autres moyens pour exprimer une réalité, et le symbolisme a sans doute plus d’impact sur le lecteur qu’une description sèche du réel. Il s’offre à l’attention de toute personne sans se dissimuler, et tout être humain est potentiellement capable de le percevoir et de comprendre son message malgré qu’il soit par nature ésotérique. Mais son sens fluide et caché permet à tout un chacun de lui attribuer une interprétation différente et son étude n’est jamais achevée. C’est la raison pour laquelle Dib a judicieusement superposé à la réalité décrite un symbolisme plus pittoresque et expressif qui endigue toute tentative d’interprétation exhaustive ou une compréhension totale de son œuvre, et permet à tout chercheur de mettre en lumière un aspect nouveau. Essayer de déchiffrer tous les symboles serait une aberration outrageuse, néanmoins, nous essayerons de mettre la lumière sur quelques uns des symboles existants dans notre texte, nous chercherons à dévoiler les questions posées et qui sont plus importantes que les réponses en matière de symbolisme.
La violence est au centre de toute approche, c’est le thème central sur lequel s’articulent tous les autres thèmes « mineurs ». S’agissant de plusieurs textes, les symboles sont aussi nombreux, mais faisant partie du même roman, il est nécessaire qu’ils se complètent et se renforcent, le sens profond de leur signification n’apparaît que par leur union. Chaque symbole isolément peut avoir plusieurs interprétations, et le sens de son message en est moins précis.
Le mythe est utilisé comme catalyseur afin de dissoudre les conflits de l’existence pour dépeindre la violence. Nuit, désert, ville, village ou montagne, sont tous présents dans les textes, ils amplifient les différentes formes de violence que l’on peut retrouver dans ce roman. Ils cadrent l’espace diégétique et sont les principales clefs de toute tentative d’approche. Les éléments naturels comme la neige et l’eau, sont personnifiés. La personnification semble leur donner un certain pouvoir et donc leur accorder un rôle important dans l’œuvre :
« Fine, légère, bruineuse, la neige à peine visible et sans force, eût-on dit, sauf que s’étouffaient monts et vaux dans sa. pulvérulence» (p.157)
Ailleurs, c’est l’eau et plus précisément un fleuve, nommé la Vlatva, qui est personnifié et doté d’un pouvoir :
« Parties de leur côté d’elles-mêmes, mes jambes m’entraînent le long de la Vlatva […] je ne discerne que comme un murmure la vocifération du fleuve acharné sur les pilotis qui contrarient sa course » (p. 72).
Les villes, comme Prague, sont aussi vivantes et décrites poétiquement :
« L’âme de Prague afflue de minute en minute à travers le bain. révélateur de la nuit. L’éclairage des rues n’y fait rien, la. souveraine reprend possession d’un royaume quitté à l’aube. La Vlatva la salue de sa grogne. D’une berge à l’autre. Les hauteurs qui s’étagent, bravant le ciel, en masses opaques jusqu’au Hradchin, renvoient au fleuve l’écho de ses litanies sans fin » (p.78).
D’autres personnifications, par leur façon d’apparaître dans le texte, jouent le rôle de personnage. Cela concerne, dans le récit de Karma par exemple, le désert, le figuier ou le ciel. Le figuier semble plus que vivant, il est humanisé :
« Le petit figuier sur le qui-vive, donnant des signes d’inquiétude, frissonnait aux côtés de l’homme » (p. 265).
« Cela étant que le désert cherche à me dire quelque chose, je me garderai de le nier, je le sens » (p. 260).
« Mais le ciel, il hypnotisait Abed : une toison de bélier que c’était ; pesante de suin et de sable aux couleurs mêmes du désert, une réplique du désert préparée au corps à corps avec son double »(p. 264).
C’est une écriture de mystère qui refuse de délivrer ses secrets malgré le voile de réalité qui la dissimule. Le roman est d’une part insoumis à l’exigence de lisibilité complète, c’est une entité qui se veut inaliénable contrairement aux romans réalistes, d’autre part, il se veut exotérique : les symboles sont des procédés de désambiguïsation. C’est un roman qui vise des couches de lecteurs plus étendues et plus cultivées.
Entre réalisme et symbolisme, vient s’adjoindre le fantastique. Dans le récit de Néa, tous les éléments diégétiques renvoient à une réalité, une ouverture réaliste dans un monde normal, les descriptions minutieuses de la ville et de ses quartiers et rues donnent une impression de réalisme excessif, les personnages, malgré l’habillage de réalité dont l’auteur cherche à les couvrir, sont de fiction. Aucun indice n’annonce l’intrusion du surréel. Mais l’histoire de clonage dans laquelle s’est retrouvé Rod, renverse l’ordre pour placer la diégèse sous l’emprise du fantastique. Le dénouement permet une double explication, l’une naturelle ou rationnelle (on a qu’à voir le clonage des animaux), et l’autre surnaturelle qui transgresse les lois du monde réel dans lequel nous vivons. Ce genre pose le progrès scientifique comme toile de fond du récit et qui en cache une autre : la violence.
Le propre de l’écrivain est de faire voler en éclat les prétendues barrières entre les genres, protéiformes, où se sont accomplies toutes les expériences.
L’inefficacité de la parole est inhérente à notre roman Comme un bruit d’abeilles, la communication paraît impossible entre les personnages. Les dialogues que Dib nous propose mettent en scène une violence souvent non déclarée, suggérée et produite grâce à une parole aphone qui se conjugue avec le silence dans un monde absurde. Les personnages conversent, s’échangent des paroles, mais l’incommunicabilité reste maîtresse du texte. Le verbe vient en quelque sorte pour suppléer l’absence d’actions. Mais paradoxalement, chaque mot dit par les personnages apporte au territoire discursif un surcroît de légitimité et de densité. Certes, les dialogues marquant le récit sont peu nombreux, mais réussissent néanmoins à dessiner les contours d’une rencontre trop peu productive. Mais peut-on parler réellement de dialogue et d’échange dialogal dans un univers où les personnages ne s’écoutent pas, ne s’entendent pas, s’ignorent ? Ils vivent en vase-clos.
Le peu de dialogues qui ont lieu entre les deux personnages Nina et Rassek dénotent cette violence du langage. Les paroles qu’ils s’échangent semblent tantôt incomprises, tantôt ignorées. Les deux personnages se regardent, sans se voir, se parlent en bégayant. Chaque personnage construit un univers monologique. Cette absence d’échange ou de communication est en soi une violence qui fait des personnages de simples machines. Cette réification des personnages est encore renforcée par cette situation monologique. Parler, c’est agir, mais ici parler n’a aucun sens, la parole est inapte à porter du sens. C’est à la limite de cette « écriture blanche » dont parle Roland Barthes dans Le degré zéro de l’écriture[61].
Nina préfère ne pas parler, elle pense que la parole n’a aucune utilité :
« Parler. Parler. Pour dire quoi ? Il n’y a plus besoin de parler » (p.20).
Et lorsque il lui arrive de parler, ses paroles s’avèrent bientôt vaines. Son interlocuteur ne semble pas entendre ce qu’elle dit, ou omet de le faire :
« – Bon sang, ça suffit ! je m’écris. Me suis-je écriée. Il ne m’a pas entendue, mes cris, mes mots finissent comme toujours par se perdre. » (p. 27).
Les mots se noient dans un océan de silence et d’inefficacité. Tout se perd. L’homme est incapable de dire, il bégaie. Il se fait violence, mais n’arrive pas à se faire maître de l’« échange » souvent peu présent. Les personnages, comme Don Quichotte, évoluent dans un monde qui les dépasse, très vaste. Leur parole ne peut donc que s’envoler, rester à un état fœtal. Ce qui est extraordinaire, c’est le peu d’adjectifs qualificatifs dans les différents récits comme si les personnages étaient incapables de lire et de dire le monde. C’est une parole vaine qui ne porte pas loin.
Lorsque Rassek parle, Nina ne l’écoute pas, ou plutôt, elle ne veut pas l’écouter :
« Il suffit qu’il se mette à parler pour que je cesse de l’entendre. » (p.19).
« Elle l’aperçoit peut-être, de si loin : il ne semble pas en revanche qu’elle perçoive les paroles qu’il s’évertue à lui débiter. » (p. 163).
Les mots ne produisent pas de sens. Chaque personnage construit son propre univers où l’autre est exclue. Nous avons affaire à une altérité négative. Les personnages, telles des « biomécaniques » ne sont pas maîtres de leurs paroles et de leurs destins. Ils parlent, certes, mais ils ne disent rien. Dire, c’est transmettre un savoir, une information, c’est participer à un échange. Parler peut-être négateur de tout échange. La parole manque de densité. Elle est redondante, répétitive, marquée du sceau de l’inanité. « Je redégueule » (le préfixe « re »), « j’ai déjà », « idem » sont autant d’éléments lexicaux qui renforcent cette idée d’inanité de la parole, une parole sans épaisseur.
Après le retour du bagne de Sibérie, Rassek se sent étranger à son univers, à son entourage, étranger même à sa propre voix. Les phrases qu’il s’entend prononcer lui sont étrangères, bizarres et inutiles, comme elles le sont pour Nina d’ailleurs :
« Lui qui, tenant le crachoir pourtant, se disait : purée de merdouille, qu’est-ce qu’il m’arrive ? Je redégueule aujourd’hui ce que j’ai déjà dégueulé hier, idem. » (p. 102).
Chose qui nous pousse à nous demander s’il s’agit réellement de dialogues avec feed-back. Le présent immédiat marque le parcours narratif. Tout s’arrête au niveau du langage. Comme si les personnages vivaient une relation cathartique avec leur univers et comme s’ils cherchaient, à l’instar d’Antonin Artaud, qu’à être des moyens d’expression d’un discours favorisant la surexcitation des sens et la mise en branle des énergies vitales. Les répliques de chacun d’eux ne convergent pas vers la même fin, et adoptent des voies différentes :
« A bien voir, plutôt elle, Nina, parlait à côté. » (p. 105).
Les personnages parlent pour ne rien dire. Leur parole est vaine, sans intérêt. Quelques répliques et une rengaine sont inlassablement reprises et reviennent tout le long du roman sans que cela ne fasse avancer le récit. Nous avons l’impression que les choses ne bougent pas. Ce qui nous plonge dans l’univers de l’absurde. Il nous semble utile de faire des rapprochements avec la pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot[62], où nous retrouvons d’ailleurs les mêmes questionnements métaphysiques et ontologiques, la question de l’être et du sacré :
« – Tu ne voudrais pas sortir un peu ? ».
« Une hirondelle ne fait pas le printemps.
Mais deux trains de banlieue qu’est-ce.
Que ça vous secoue, ça vous secoue ! ».
Les deux périodes qui ont marqué l’Histoire de la Russie sont mises l’une à côté de l’autre dans le récit afin de mettre en évidence l’égalité de la parole et de la non-parole. L’époque de l’URSS était marquée par l’interdiction de s’exprimer. Celle de la nouvelle Russie, au contraire, est marquée par la liberté d’expression. Dans les deux cas, la parole est aphone. Parler et ne pas parler investissent le même territoire, celui de l’inefficacité et de l’inanité. Toute logorrhée est porteuse d’absence et péjore une parole tellement galvaudée qu’elle perd tout sens. Tout le problème est dans la nature de l’homme, marqué par l’omniprésence de la violence. C’est un problème philosophique :
« Il n’y a plus d’autorité. Ce qu’on gardait sur le cœur, qu’on n’osait pas même penser tout bas, on le crache maintenant à chaque carrefour, l’étale sur les place des marchés. C’est facile à comprendre, nous renouons avec notre péché mignon : la confession publique. Et autant dire que les uns ni les autres ne s’en privent. Qu’on imagine ça : sans avoir à le payer ![…].Mais à quoi bon, […].» (p. 22).
Ce passage brusque de la non-parole à l’excès de parole lui a fait perdre sa valeur. Ainsi la parole est soit interdite, soit aphone et sans utilité.
L’impuissance de communiquer provient de l’impuissance de la parole, et cette dernière provient de l’impuissance de l’homme qui la produit face à la violence. Le dogmatisme de Nina et la faiblesse et la vulnérabilité de Rassek en sont les principaux facteurs. Chacun s’adresse à l’autre avec un mutisme volontaire, où silence et parole se complètent au lieu de s’entre annuler.
Les débats et discussions dans les récits, portant essentiellement sur des sujets d’actualité, sont stériles et n’aboutissent à aucun résultat satisfaisant. Le but est de poser les questions plutôt que d’y répondre, Dib choisit de rester neutre et lègue le rôle du juge et le verdict au lecteur.
Ainsi, lorsque Fodeïl engage la discussion sur les évènements qui se produisent en Algérie avec Bab’Ammar et qu’il essaye de chercher d’éventuelles explications, plusieurs voies narratives et discursives s’étalent. Cependant le débat ne se clos pas, l’événement violent qui se produit dans la boutique met fin à toute réflexion et confirme l’inefficacité de la parole confinée au statut de « bruit ». Fodeïl essaye de débattre sur le sujet du terrorisme, mais il se rend compte de la stérilité de son débat, et il confirme :
« […] On ne saurait mieux souligner l’inanité dérisoire de ce débat. » (p. 131).
Ailleurs, dans Rosées de sang, la discussion entre le terroriste et Amarilla était aussi stérile, voire même plus, à cause de la divergence des points de vue. Chacun exposait son point de vue avec des phrases violentes mais sans utilité, puisqu’elles ont fini par céder la place à une violence plus concrète mettant un terme à toute parole.
Dans le récit Le prophète, malgré les nombreux dialogues entre les jeunes personnages et le prophète, la communication ne s’établit pas. Un décalage d’âge et d’idées s’installe, ce qui crée un obstacle empêchant la circulation de toute parole.
Finalement la parole dans ces micro-récits demeure impuissante et cède la place à la violence qui prend le relais et fait avancer le récit. Détenir la parole c’est détenir le savoir et le pouvoir de changer le cours des choses. C’est ainsi que Rassek se perd en cherchant le savoir. Son destin est assimilé à celui d’Œdipe qui se crève les yeux lorsqu’il apprend la vérité. Nina la sphinge qui détient l’énigme refuse de laisser libre cours à sa parole et l’enterre en elle.
A partir du silence des personnages et de la violence qui prédomine, se construit le récit. La parole perd sa valeur et sa fonction originelle. Les personnages sont en rupture avec leur langage et avec leur vie. Dib use de cette parole afin de démontrer l’absurdité du monde et l’impuissance de la parole face à la violence.
Bien plus fondamentalement qu’une histoire d’un monde absurde, de crise d’identité ou de violence humaine, ce roman est une réflexion/remise en question de la narration, de la place de l’auteur/créateur par rapport à sa création.
Les changements de narrateur et de focalisation sont les éléments perturbateurs de la lecture et ce, dès le récit d’ouverture. La façon qu’a l’écrivain d’agencer sa narration ne manque pas d’attirer plus l’attention du lecteur, qui se demande à chaque fois : qui parle ? Les voix s’entremêlent, les pistes narratives sont tantôt brouillées, tantôt claires, ce qui accentue la violence du texte. Ainsi, le narrateur change au passage d’un récit à l’autre, voire même à l’intérieur du même récit.
Le narrateur du récit Le sourire de l’icône change à de multiples reprises. Dans la première partie « Un jour à la fin des temps », deux narrateurs se partagent la narration. Ce sont les seuls personnages de ce récit, ce qui implique deux points de vue subjectifs. La prise de parole de chaque narrateur est marquée par le changement du style d’écriture : du simple à l’italique.
Or dans la deuxième partie « Un jour avant la fin des temps », le narrateur est hétérodiégétique/omniscient, pour reprendre la terminologie de Genette. Il est absent de l’histoire racontée, et « la focalisation zéro » suppose un point de vue plus objectif.
Quant à l’histoire de la troisième partie « Un jour après la fin des temps », elle est racontée tantôt par un narrateur hétérogiégétique/omniscient en « focalisation zéro », tantôt par un narrateur/personnage, qu’est Rassek, en « focalisation interne » ; ce qui suppose cette fois deux points de vue qui se juxtaposent : un point de vue objectif alterné d’un point de vue subjectif. Cette alternance se fait subitement, sans qu’il n’y ait de repères indiquant le changement de narrateur. Enfin, la dernière partie « Quatrième fin », est entièrement narrée par Rassek grâce à une focalisation interne.
Dans Le ciel sur la tête, le narrateur est hétérodiégétique. Il décrit l’action de l’extérieur et pénètre que dans les pensées de Fodeïl pour nous en faire part. La narration de ces quelques passages relatifs aux monologues intérieurs de Fodeïl est transcrite en italique ; mais cela n’implique pas pour autant le changement du narrateur.
En outre, dans le récit Rosées de sang, le narrateur est aussi extérieur à l’action, mais l’auteur se sert cette fois d’une focalisation externe où le narrateur en sait moins que les personnages :
« Ils (ou elles ?) n’étaient que deux. » (p. 147).
C’est ainsi qu’un autre narrateur intervient : la jeune fille Amarilla, afin de nous dévoiler ses sentiments et les souvenirs qu’elle se remémore, inconnus du narrateur et indispensables à l’évolution de l’intrigue. Le changement de narration s’effectue cette fois avec le changement du style de l’écriture en italique.
Dans le récit Le prophète, le mode de narration change complètement. Le récit est pris en charge par trois narrateurs différents : un narrateur hétérodiégétique qui ne raconte que ce qu’il voit sans savoir plus que les autres personnages, le prophète, et un enfant qui reste inconnu, la seule chose qu’on sait de lui, c’est qu’il vit avec les autres personnages dans cette banlieue. Les espaces blancs balisent le changement de narrateur, le style de l’écriture, ne change cependant pas.
Pour le reste des récits, la narration est plus simple et le lecteur peut aisément suivre le récit sans se préoccuper du narrateur. Ainsi, dans La figure sous le voile noir et Néa, les narrateurs sont homodiégétiques, ce sont les personnages principaux des deux récits : Hamad et l’ami de Rod dont on ignore le nom. Ou encore dans Karma où le récit est raconté par un seul narrateur omniscient, absent de la fiction et en focalisation zéro.
Sur la base de ce qui a précédé, nous pouvons constater que les instances narratives varient d’un passage à l’autre et d’un récit à l’autre. Ces variations sont marquées soit par un changement du style d’écriture( en simple et en italique), soit par des espaces blancs. Dans certains cas, aucune marque ne délimite le champ de chaque narrateur. Cependant, si le changement du narrateur engendre dans certains cas un changement de style ; le changement du style n’implique pas nécessairement le changement de narrateur.
D’autre part, l’auteur utilise les trois procédés de focalisation dans ce roman, parfois plusieurs dans un même récit ( la troisième partie du Sourire de l’icône avec focalisation zéro et interne). Par ailleurs, nous pouvons constater que :
- La focalisation zéro est utilisée dans : Le sourire de l’icône : deuxième partie, Le ciel sur la tête, une partie du Sourire de l’icône : troisième partie et Karma.
- La focalisation interne est utilisée dans : Le sourire de l’icône : première partie, La figure sous le voile noir, Néa, une partie de Rosées de sang, Le sourire de l’icône : une partie de la troisième partie et la quatrième partie, et une partie du prophète.
- La focalisation externe est utilisée dans : une partie de Rosées de sang et une partie du Prophète.
La diversité des thèmes, des genres, des lieux et des espaces romanesques, engendre une diversité au niveau du langage utilisé par le scripteur dans notre roman Comme un bruit d’abeilles. Ne se limitant pas à un seul registre langagier, Dib ne cesse de changer le niveau de langue tout le long des récits. Nous remarquerons, de façon générale, que ce changement de registres dépend essentiellement de l’espace qui cadre l’action, et des personnages qui participent à cette dernière.
Le passage d’un registre à l’autre participe à cette volonté de l’auteur de déstabiliser le lecteur qui arrive difficilement à schématiser la construction du roman. Il se retrouve obligé de puiser dans tous les niveaux de son bagage langagier afin d’accomplir sa tâche, à savoir la lecture, qui désormais n’est plus un moment de détente.
Afin d’amplifier les effets de violence dans le texte, Dib choisi de multiplier ses styles d’écriture. Ne se contentant pas d’un seul, il concilie les extrêmes : une langue hautement soignée et parfois poétique, et une autre mimétique de l’oral, populaire et vulgaire. Il a tenté dans de ce roman de rendre compte du parlé à l’écrit, en ouvrant les portes de la littérature à l’oralité et rendre ainsi possible une rencontre entre deux mondes. La langue parlée, usuelle, qui caractérise le mode oral est introduite illicitement dans le texte littéraire qui se doit d’être conforme à certaines règles et convenances langagières qui lui confèrent son trait distinctif, à savoir sa littérarité.
Les deux récits : Le prophète et Rosées de sang, sont les récits les plus marqués par cette oralité. Par conséquent, notre étude portera essentiellement sur ces deux récits. L’inscription de l’oralité dans le texte se fait par divers moyens qui lui assurent l’effet escompté. Parmi ces procédés, nous noterons la ponctuation et le bruitage qui marquent fortement cette écriture.
Différents signes de ponctuation sont mis en place afin d’assurer au texte sa dimension orale. Leur fonction joue un rôle irremplaçable dans le mimétisme de la langue orale et sa transcription à l’écrit. Parmi ces signes de ponctuation, nous remarquerons l’abondance des points d’exclamation et des points d’interrogation « !, ? ». Les répliques des jeunes banlieusards dans le récit Le prophète en sont l’illustration parfaite :
« – Un bon coup de fion qu’on y a donné à leur boutiques, s’pas, Ninja ? un de ces vaches nettoyages ! » .
« – Tout ce que je me suis payé ! toute la camelote que j’y ai déglinguée !
-Tu parles ! j’y ai posé ma crotte. » (p. 192).
Ces répliques s’inscrivent plus dans l’oral que dans l’écrit grâce à la multiplicité des personnages en même temps qu’au manque d’indication quant à la prise de parole de chacun d’entre eux. Procédé qui pousse le lecteur à imaginer un groupe d’adolescents, inconnus, s’échangeant des paroles sans pouvoir coller de noms sur leurs visages. De fait, une telle scène est plus appropriée à l’oral qu’à l’écrit. .
Un autre signe de ponctuation, utilisé rarement dans les écrits, il s’agit des points de suspension « … ». Ce signe particulier indique généralement que le l’énoncé est interrompu :
- Soit involontairement par le locuteur :
« – Ecoute ennemie de Dieu. Sache…rah !…rah !…houm ! » (p. 154).
- Soit parce qu’un personnage coupe la parole à son interlocuteur :
« Jean-Louis Pand….
- Stop ! Stop mec !Tu te goures sur des kilomètres. » (p. 209).
« – Il faut la renvoyer à l’envoyeur ? ou qu’est-ce qu’on….
- Jean-Louis, tu peux renter chez toi. Va, fiston. » (p. 213).
- Soit pour marquer une pause :
« – Clébarde ! Tu…Tu verras…tu ne perds rien…rien pour attendre… » (p. 153).
- Soit pour marquer une hésitation :
« -Tisonnier en mains de maître. A moins que… » (p. 221).
- Soit parce que le personnage ne trouve pas la suite à son énoncé :
« – Oui, mais prophète béquillard ?… » (p. 222).
Ainsi, l’utilisation des points de suspension par l’auteur, lui évite tout commentaire susceptible de décrire l’action qui accompagne la parole émise. Elle permet également aux lecteurs de suivre facilement et rapidement le dialogue sans qu’il n’y ait d’interruptions susceptibles de gêner leur lecture. En somme, ce signe de ponctuation est capable de traduire des émotions particulières des personnages. Il participe en grande partie au reflet de la langue orle dans l’écrit.
Enfin l’utilisation très fréquente des virgules et des points pour renforcer le ton de la phrase et accélérer son rythme :
« – Toi, t’as ce que tu veux, mec. Le fric, la maison où il ne manque même pas à ta téloche la télécommande. Les flics, ils te protégent. Tu bouffe bien, y a qu’à voir le bide que tu te payes. » (p. 210).
En lisant ce passage, nous remarquerons que l’auteur le truffe de virgules et de points au point où le lecteur arrive aisément à reproduire l’intonation orale. La ponctuation oblige ainsi le lecteur à lire le texte d’une certaine manière et avec certains rythme et ton, préalablement visés par l’auteur.
Outre la ponctuation, le bruitage est un autre moyen qui facilite l’inscription de l’oral à l’écrit et traduit à son tour fidèlement ce que l’auteur ne veut ou ne peut pas décrire, cependant son utilisation reste très restreinte :
« – Fille de la fange ! Fille de la honte ! Fille de …rah ! rah ! houm !… » ( p. 153).
Bien que le langage des deux récits précédemment cités fasse partie de l’oral, certains passages à l’intérieur des mêmes textes ne relèvent pourtant pas de l’oral et s’inscrivent au contraire dans le langage soutenu et des fois poétique. Tel est le cas lorsque le prophète-béquillard par exemple chante aux enfants, lors d’une de leurs réunions nocturnes, une fable :
« Sa majesté lionne un jour voulut connaître.
De quelles nations le Ciel l’avait fait naître.[…] ». (p. 200).
Dans d’autres passages, une écriture philosophique se fait lire, et c’est toujours à ce prétendu prophète que l’auteur l’approprie :
« Vous ignorez que des millions d’années ont défilé avant qu’il y ait aucun objet au monde. Ce qui q’appelle un objet ; je ne parle ni de choses ni d’outils. Puis, fausses choses, faux outils, fausse couche,[…] » (p. 195).
Cet écart entre les langages est créé non seulement entre les différents récits, mais existe à l’intérieur d’un même récit. Le mélange d’écritures littéraire et orale, l’alternance de langages et de registres langagiers, perturbent le rythme du roman et visent à exercer un effet de violence sur le lecteur.
Afin de mieux percevoir cette écriture de l’oralité et afin de faire ressortir ses mécanismes, nous allons essayer d’approcher le texte de plus près. Les règles du française académique, telle que la syntaxe, la bienséance, ne sont pas respectées.
Les personnages du récit Le prophète, qui sont pour la majorité des enfants et des adolescents, utilisent un langage propre aux banlieusards de la région parisienne. Dib a essayé de rapporter dans son roman, non seulement la vie qu’ils mènent, mais également leur façon de parler pour donner au récit une illusion de réel, d’où l’autre intérêt de l’écriture de l’oralité.
L’envie de dire le plus d’informations possibles en peu de temps et de mots, accélère le rythme et influe sur la construction des phrases. La rapidité de la prononciation est donc l’une des spécificités du langage oral. Sa transcription à l’écrit ne peut se faire qu’à l’aide d’une syntaxe particulière qui soit capable de réfléchir la vivacité de l’oral.
De manière générale, la syntaxe épouse le personnage que la narration est censée représenter au moment du récit. Ainsi, la construction des phrases change avec le changement des situations et des personnages. On pourrait dénombrer plusieurs procédés visant à produire l’effet de l’oralité.
Les règles de la négation qui sont obligatoires à l’écrit, disparaissent à l’oral familier. L’adverbe « ne » qui indique la négation dans le groupe verbal est ordinairement accompagné d’une autre mot : pas, point, rien, aucun, etc. Sauf quand il est explétif, il s’emploie seul sans l’idée de négation dans des propositions subordonnées comparatives ou dans celles qui dépendent d’un verbe exprimant la crainte ou le doute.
Dans notre texte, le « ne » disparaît presque de toutes les phrases négatives produites par les jeunes personnages. Les exemples sont nombreux, nous allons en citer quelques-une :
« – Cause pas comme un voyou, Grelot, ok ? ».
« – Perdez pas les arçons, mes mignons, […] » (p. 193).
« -C’est ici mon pays ! chuis pas né à Bellevue des fois ? » (p. 197).
La construction traditionnelle des phrase : « pronom personnel + verbe + nom » n’est pas respectée. Le démantèlement de la phrase est un trait spécifique à la langue orale. Remarquons la suppression du pronom personnel « tu », l’adverbe de négation « ne » et le verbe « avoir » dans la phrase suivante :
« – Rien dans la marmite que t’as entre les deux oreilles ! » (p. 193).
La rapidité de la langue orale nécessite à côté de cette suppression de certains mots, la suppression de certaines lettres aussi. Dans certains cas, il s’agit d’une élision, définie comme la « suppression, dans l’écriture ou la prononciation de la voyelle finale d’un mot devant un mot commençant par une voyelle ou un h muet (elle se marque pas l’apostrophe) »[63]. .
Cette élision n’est donc pas réservée à l’oral, elle est très fréquemment utilisée à l’écrit. Sauf que certaines élisions ne sont pas très appropriées à l’écrit. Prenons l’exemple de : « t’apprends » ou « ç’avait », qui font partie de la langue orale et ne conviennent pas à l’écrit. Tandis que d’autres élisions s’imposent dans les deux langues (orale et écrite). Exemple : l’impossibilité d’écrire « t’écraser » en deux mot : « te écraser ».
Par ailleurs le scripteur effectue d’autres suppressions, mais à un niveau plus délicat, celui des voyelles, des consonnes et des syllabes au milieu des mots. Le but étant toujours le mimétisme de la rapidité de la prononciation à l’oral. Leur suppression est généralement remplacée soit par une apostrophe, soit par un accent aigu :
- La suppression de voyelles : un exemple de suppression de voyelles, sans que l’élision ne soit permise : le pronom personnel « je » qui se réduit souvent à la première lettre, « j’fais » ou « j’suis » au lieu de « je fais » ou « je suis ». Ainsi la chute du « e » se fait même en l’absence d’une autre voyelle ou d’un h muet. La locution adverbiale « là-dedans » perd son « e » pour donner « là-d’dans » .
- La suppression de consonne : l’adverbe « quelque » perd son « l » et prend un accent aigu sur le « e » qui le précède pour donner « quéque ».
- La suppression de syllabe : l’adverbe « voilà » perd sa syllabe « oi » pour devenir « v’là ». C’est ainsi que le mot « d’autres » aussi perd sa dernière syllabe et le « s » final pour devenir « d’aut’ ».
Mais le mimétisme de l’oral dans ce texte, ne se limite pas à la suppression de quelques mots ou lettres, mais bien plus que cela. Le scripteur change complètement l’orthographe des mots pour tenter de transcrire exactement et avec fidélité la prononciation des jeunes des banlieues à qui sont assimilés à quelques personnages dans le roman.
Grâce à ce procédé, la phrase « n’est-ce pas » est réduite à « s’pas ». L’adverbe « ne », l’auxiliaire « être » et le pronom démonstratif « ce » sont omis et remplacés par la lettre « s ». Ou encore « je suis » qui devient « chuis », où le pronom « je » se fond avec la lettre « s » pour créer le son « ch ». Le changement s’effectue aussi au niveau des lettres : la lettre « x » dans « nous expliquer » est remplacée par la lettre « s » pour donner forme à : « nous espliquer ».
Presque tous les pronoms personnels de la troisième personne du pluriel ou du singulier sont transformés :
- Le pronom « il » perd des fois la lettre « i » pour devenir « l ». Exemple : « l’avait rien de commode ».
- Il change d’orthographe, et il est remplacé par la lettre « y ». Exemple : « qu’y faut ».
- Le pronom personnel « ils » est remplacé par les deux lettres « y » et « z » lorsque le mot qui le suit commence par une voyelle. La liaison de la consonne « s » muette avec la voyelle qui la suit produit phonétiquement le son [z]. Exemple :
« – Que la première Hellade, elle a crevé du jour où des mecs y z’ont trouvé que d’aut’mecs y z’y étaient assis sur des esclaves. » (p. 200) .
Tous les changements apportés aux mots n’affectent pas le sens des phrases En se référant à l’écrit, on ne peut pas expliquer ces modifications, mais en se référant à l’oral, ce changement peut s’expliquer. C’est la prononciation habituelle de la communauté française. Cette langue orale, nous parvient cru, à l’état pur sans changements ni modifications. L’auteur dans cette partie du roman se souci peu des règles grammaticales qui doivent régir la langue écrite. Il écrit dans une langue aussi rebelle que les personnages qui la produisent et l’utilisent. Dib ne s’approprie pas cette langue mais se contente juste de la reproduire telle qu’elle se présente à l’oral.
L’élévation du ton, les cris et le ralentissement de la prononciation sont à leur tour aussi reproduits à l’écrit. Le moyen utilisé par l’auteur pour ce faire est le découpage des mots :
« – Garde-moi ça deux minutes et ne bouge pas d’ici. Tu entends ? Ne-bou-ge-pas-d’i-ci. » (p. 149).
« – Ouais, ça va. Je-vous-ai-com-pris ! » (p. 199).
Le choc produit par la langue orale utilisée dans le roman est important d’une part parce qu’elle est spécifique aux jeunes banlieusards et n’est pas commune à toutes les classes sociales et d’autre part à cause du contraste entre terme littéraire et terme populaire existants dans un même texte. La rencontre de deux langues aussi éloignées renforce et accentue l’effet de choc.
Le recours de l’auteur à un mélange de mots familiers et vulgaires et à des expressions familières nuit à la compréhension de certains lecteurs francophone qui sont habitués à la langue littéraire et non pas à la langue argotique propre à la société française. Les mots sont par conséquent dérangeants, dénotant une réalité et des conditions de vie aussi dérangeantes, vécues essentiellement par les jeunes émigrés de la deuxième génération. Le rejet d’une esthétique littéraire du « mot » ne signifie pas le rejet de la langue française ou le rejet de toute bienséance, bien au contraire. Ouvrant la porte à sa trivialité, le bon goût est certes subverti, mais non anéanti. Le dépaysement apporté par le vocabulaire populaire permet d’explorer d’autres chemins, voire, pourquoi pas, d’aller jusqu’au bout de la langue. Il s’agit de retrouver une langue brute, primitive, une langue concrète qui désigne la réalité telle qu’elle est. Variée, cette langue peut dire la diversité du monde sans passer par des tropes. La langue académique perd son prestige, la rhétorique également. En touchant au vocabulaire, Dib a donné le ton, le ton du peuple, le ton du bouleversement. .
En lisant des mots tels que : cul, merde, putain, baiser, bordel, etc., appartenant à la langue argotique vulgaire, le lecteur est immédiatement interloqué. La grossièreté et le manque de finesse sont ce qui attisent le plus l’intérêt du lecteur qui se trouve pris au piège dans un texte où le mélange des différents registres de langue lui offre une mosaïque inhabituelle. L’écart créé choque le lecteur, l’attention de celui-ci est d’autant plus suscitée que le terme argotique n’est pas aisément compréhensible ou carrément inconnu.
Ainsi, nous retrouvons des mots familiers connus, fréquemment utilisés, compris par tous les lecteurs : « mec », « mecton »(diminutif), « môme » pour enfant, « flic » pour policier ou « flicard » ( péjoratif), « hosto » pour hôpital, « fric » pour argent, etc. D’autres qui le sont moins, bien qu’ils fassent partie du vocabulaire familier : « galéjade » qui signifie « une histoire inventée ou déformée », « mac » qui est l’abréviation de « maquereau » qui signifie proxénète ou encore « graille » qui signifie « nourriture ». Mais d’autre part, nous rencontrons durant notre lecture des mots qui ne figurent pas sur les dictionnaires argotiques, tels que : « macchabe », « kofferie », etc.
Des mots empruntés aux langues arabe, anglaise et russe sont introduits dans le texte. Ainsi, nous retrouvons des mots de l’arabe populaire tels que : « fissa » qui signifie « faire vite » ou alors « macache » qui signifie « ça ne peut pas être ». D’autres mots qui font partie de la langue vulgaire arabe, tels que : « zébi », qui signifie « mon pénis », ou « niquer » qui est un mot très connu en argot français. On a aussi le mot « kid » de l’anglais, qui signifie « enfant », et « matiouchka » du russe et qui signifie « belle femme ».
Pour que l’argot ne freine pas le métro de l’écriture, il ne faut donc pas en abuser, sans cela, l’effet ne serait plus surprenant, mais lassant. Et afin d’apprécier à sa juste valeur son expressivité et sa variété, il faut éviter de submerger et d’ennuyer le lecteur peu habitué à rencontrer des expressions argotiques dans un cadre qui lui paraît peu approprié de prime abord. C’est la raison pour laquelle le récit Le prophète monopolise presque cette écriture de l’oralité.
La question de la violence est, depuis les origines, un thème majeur de la fiction africaine. Octogénaire et lucide, Mohammed Dib nous invite dans cet ouvrage, mêlant réflexions sur l’écriture et récits violents, à méditer sur les questions de l’essence de l’homme, sa prédisposition à la violence et l’absurdité de son monde. Superbement écrit dans une langue poétique qui se joue au mot, et une langue orale comme pour renforcer cette interrogation sur l’écriture, le roman de Dib Comme un bruit d’abeilles refuse au lecteur le confort de l’évidence pour lui offrir les subtilités et les zones d’ombres d’une symbolique qui ne sombre jamais dans l’hermétisme.
Dib s’impose comme auteur universaliste. Les pays parcourus, et les cieux décrits dans son roman le montrent assez bien. De la Russie, à l’Algérie, passant par la Tchécoslovaquie et la France, son œuvre ne connaît pas de limites. Pour lui, comme pour tout auteur universaliste, le choix s’impose : « aucun d’entre nous n’est libre de « choisir ses sujets » en dehors du contexte qui conditionne notre vie, façonne notre pensée et influence tous les aspects de notre existence »[64]. Ou alors comme disait Kateb : « je pense qu’un écrivain qui sort de son algérianité, pas pour fuir, pas pour dire « moi je m’en lave les mains » mais parce qu’il est vraiment un universaliste, celui-là est un représentant authentique de son pays : il ouvre les fenêtres, il aide à la libre circulation des idées »[65].
Poursuivant ainsi une voie originale, notre poète est romancier a créé des personnages attachants auxquels il a su donner la force et la dimension de l’univers. Ils avouent des itinéraires et des souvenirs communs et s’inventent des destinées à la démesure de leur fracture avec la vie. Certains choisissent de subir leur destin, au même moment que d’autres préfèrent y échapper par le rêve ou la folie. Une destinée qui va bien au-delà du seul personnage mis en scène et suggère les bouleversements de l’écriture, une écriture travaillée par les soubresauts du soufisme, mais ostensiblement marquée par les scories d’une parole aphone et vaine. Cette aphasie du langage est le lieu central de cette écriture dibienne en quête de sens égarés dans un vide tonitruant et piégés par les jeux irrévérencieux de la violence. Ecrire, c’est retrouver l’inanité d’une parole bavarde et peu porteuse de sens, consolidant paradoxalement les territoires étranges et étrangers et favorisant l’incommunicabilité. La violence est un des paysages les plus récurrents de cette écriture.
La violence traverse le roman de part et d’autre. D’abord au niveau thématique, où tous les récits et sans exception, portent une charge importante de violence, mais à des degrés différents selon sa nature : qu’elle soit une violence de l’individu ou du groupe, de la nature ou de la science, abstraite ou concrète. Elle s’est enracinée dans nos sociétés, en commençant par la famille, lieu par excellence des valeurs perverties : Nina choisie de dénoncer son mari en sacrifiant sa vie de couple au nom d’un dogme. L’emprise de la violence s’étend par conséquent au groupe social qui se trouve vulnérable. Les intégristes et les terroristes se battent pour une idéologie faussée dès le départ et les plus jeunes, n’arrivant pas à s’intégrer dans la société se rebellent. Le dogme est le terrain par excellence de la mise en œuvre de la violence. Ainsi, les vérités toutes faites marquent le fonctionnement de personnages trop obsédés par la destruction de l’autre. L’altérité est vécue comme une étrangeté, une césure irréparable.
Ensuite, au niveau de l’écriture, nous avons essayé de démontrer comment l’écriture pourrait-elle être violente. Des différents éléments paratextuels qui favorisent la réception du roman, à la structure du récit global et des micro-récits on a pu déceler cette autre forme de violence qui agit sur le lecteur indirectement mais intensément. La dernière partie de notre travail et qui se veut plus détaillée, démontre la violence de la parole et de la narration d’abord et du langage et de son oralité ensuite. Chez Dib, le verbe est marqué par son incomplétude, il signe une sorte de mise en transes de l’être. Parler, ce n’est pas dire. La parole bavarde neutralise toute action possible et toute plongée dans le « dire » pour reprendre Oswald Ducrot. Rassek, par exemple, comprend vite que sa parole devient au fur et à mesure qu’il parle une mécanique contribuant à son isolement et à la neutralisation du langage. C’est le degré zéro du langage. Le personnage réifié se perd dans les dédales de la néantisation. Ainsi, Dib met en pièces le discours sartrien de « L’Etre et le néant ».
Dans ce roman, Dib choisi de poser les question plutôt que d’y répondre. « Un écrivain n’enseigne pas, il désenseigne. Il n’apporte pas de réponses, il apporte des questions. »[66] déclare-t-il, de même qu’il connaît les affres de cette question essentielle : « à quelle interrogation plus grave que celle de sa propre responsabilité un écrivain pourrait-il être confronté ? »[67]. Dib oppose, toujours et partout, ce lancinant questionnement sur l’écriture et cette terrible et seule certitude de ne jamais parvenir à trouver l’inaccessible réponse : « Quand tout est dit, rien n’est encore dit. »[68].
La violence est, depuis la nuit des temps, un phénomène qui a toujours existé, qui a toujours posé problème, et auquel on ne trouve toujours pas de solution, sans doute parce qu’elle est née avec l’homme, avec Abel et Caïn, et s’achèvera avec lui. Dans ce roman, comme dans ses derniers textes, Dib explore le monde des origines, l’absurdité de l’être et de la mort. Sa quête d’ordre ontologique travaille son œuvre. Son questionnement de l’écriture est aussi une interrogation des Ecritures. Le sacré est vécu comme un espace porteur de violence. C’est cette désacralisation de l’écriture et des Ecritures qui constitue la problématique essentielle de ce roman où vide et aphasie sont définis comme lieux centraux du non-être, du néant.
Ainsi notre étude se veut une étude générale du thème de la violence dans le roman de Dib Comme un bruit d’abeilles. Un survol des différents aspects de la violence produite dans ou par le texte. Ce qui ouvre la perspective pour d’éventuelles recherches plus approfondies. .
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[4] Lire Philipe Hamon in Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 119.
[5] Hélène Frappat, la violence, GF Flammarion, Paris, 2000, p. 29.
[6] Ibid., p. 29.
[7] Friedrich Hacker, op. cit., p. 17.
[8] El-Watan , Mohammed Dib, ou l’art des bonnes questions, 19/06/01.
[9] Paris, Albin Michel, 1995.
[10] Paris, Seuil, 1962.
[11] Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, Publisud, 1986, p. 161.
[12] Paris, Seuil, 1956.
[13] Pierre Grenaud. Algérie brillante d’hier. Amère Algérie d’aujourd’hui. Paris, Harmattan, p. 202.
[14] Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 161.
[15] Jean-Claude Coquet, La quête du sens, Paris, PUF, 1997, p. 5.
[16] Pierre Grenaud, op. cit., p. 198.
[17] Jean-Pierre Goldenstein, Lire le roman, Bruxelles, De Boeck &Larcier, 1999, p. 85.
[18] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman. Traduit du russe par Dria Olivier. Paris, Gallimard, 1978, p. 135.
[19] Ibid. p. 199.
[20] Ibid. p. 204.
[21] La littérature maghrébine de la langue française, op. cit., p. 163.
[22] Lire le roman, op. cit., p. 25.
[23] Hélène Frappat, op. cit., p. 14.
[24] Tzvetan Todorov, Littérature et signification, Paris, Librairie Larousse, 1967. p. 58.
[25] Ibid. p. 59.
[26] Ibid. p. 61.
[27] Gérard Genette, Figure III, Seuil, Paris, 1972, p. 77.
[28] Farida Boualit, La littérature algérienne des années 90 : Témoigner d’une tragédie ?, in : Charles Bonn – Farida Boualit (éds), Paysages littéraires algériens des années 90. Témoigner d’une tragédie ? Paris 1999, p. 38.
[29] Ibid. p. 31.
[30] Pierre Grenad, op. cit., p. 198.
[31] Burtscher-Bechter Breate et Brigit Mertz-Baumgartner, Une relation paradoxale?, in Burtscher-Bechter Breate et Brigit Mertz-Baumgartner (éds), Subversion du réel: stratégies esthétiques dans la littérature algérienne contemporaine, Harmattan, Paris, 2001, p. 12.
[32] Ibid.
[34] Yamilé Haraoui-Ghebalou, Litanies mortuaire et parcours d’identités, in Paysages littéraires algériens des années 90, op. cit. p. 55.
[35] Benjamin Stora, La guerre invisible. Algérie, années 90, Paris, 2001, p. 13.
[36] Pierre Grenaud, op. cit., p. 201.
[37] Farida Boualit, op. cit., p. 37.
[38] Henri Mittérand. Cité par Christiane Achour et Simone Rezzoug in Convergences critiques, Alger, Office des publications universitaires, 1990.
[39] Ibid., p. 39.
[40] Ibid., p. 47.
[41] Cité par Christiane Achour et Simone Rezzoug in Convergences critiques, Alger, Office des publications universitaires, 1990, p. 28.
[42] Léo H.Hoek, la marque du titre : dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle, Paris, Mouton, 1981. Cité par J.P Goldenstein in Entrées en littérature, Paris, Hachette, 1990, p. 68.
[43] Christiane Achour et Simone Rezzoug, op. cit., p. 61.
[44] Ibid. p. 30.
[45] Ibid.
[46] Bibliorom Larousse, 1997.
[47] Jauss H.R., Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 74.
[48] Ibid., p. 76.
[49] Charles Bonn, Le roman Algérien de langue française, Paris, Harmattan, 1985, p. 189.
[50] Glaudes Pierre et Reuter Yves, Le personnage, Paris, PUF, Collection « Que sais-je ? », 1998. p. 115.
[52] Marc Gontard, La violence du texte. La littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, 1981, p. 30
[53]Glaudes Pierre et Reuter Yves, op. cit., p. 37
[54] Voir à ce sujet Charles Bonn, Lecture présente de Mohammed Dib, Alger, END, 1988.
[55] Sari-Mostefa-Kara Fewzia, Mohammed Dib, in Itineraires et contacts de cultures, Paris, L’Harmattan, P. 182.
[56] Genette Gérard, op. cit.
[57] Ibid. p. 82.
[58] Ibid., p. 87.
[59] Ibid.
[60] Charles Bonn, op. cit., p. 11.
[61] Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture,
[62] Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Editions de Minuit, 1952.
[63] Bibliorom Larousse, 1997.
[64] Kossi Efoui, « La mise à jour », in Notre librairie. Revue des littératures du Sud : penser la violence, n° 148, juillet-septembre 2002, p. 5.
[65] Ghani Merad, La littérature algérienne d’expression française, P. J. Oswald, Honfleur, 1976,
p. 97.
[67] Ibid.
[68] Ibid.