La littérature maghrébine francophone,
ou la parole en voyage

Charles Bonn
Université Lumière – Lyon 2

Le libellé même « roman maghrébin de langue française » suppose le voyage, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. L’ubiquité en tout cas que dessine la conjonction, commune à toutes les littératures dites « francophones » dont il est question ici, entre un espace dit « d’origine » et un code de lisibilité – pas seulement une langue ! – venu d’ailleurs, avec armes et bagages, déstabiliser les définitions identitaires trop faciles, qui toutes supposent une fixité utopique, un idéal d’immobilité dans l’espace, mais aussi dans le temps, et à tout prendre peut-être aussi dans le discours ?

Quelle description ? De quel « lieu d’origine » ?

Pour bien des lectures paresseuses ou trop pressées - certains diront paternalistes -, le roman maghrébin se limiterait à une entreprise de des­cription d'un lieu d'origine, le Maghreb, saisi dans ce qui fait sa différence avec l'Occident. Description ethnographique, donc, fortement enracinée dans un référent uniquement maghrébin qui serait à la fois son originalité et sa limite. Dire d’un lieu contre la négation de celui-ci par la colonisation, puis, en réponse à une curiosité de sympathie ou de dépaysement exotique, le roman maghrébin serait définitivement prisonnier de ce lieu qui lui donne son éti­quette; il serait ainsi condamné à une description ethnographique étrangère à toute authenticité littéraire, délicieusement anachronique comme l'espace figé et a-historique qui serait son objet. Description figée qui permettrait de le classer parmi les littératures régionalistes, glorifications d’un âge d’or dans une fixité-refuge contre la mouvance caractéristique de la modernité, hors de l’histoire comme du présent. Et fixité dont bien sûr tout voyage serait exclu, comme inévitablement porteur de rupture, de risque.

Cette conception communément répandue des deux côtés de la Méditer­ranée ne résiste pas cependant à l'analyse. Certes, les premiers textes d'écri­vains maghrébins, ceux de Feraoun ou Mammeri en Algérie, de Sefrioui au Maroc, dessinent bien dans les années 1950 ce qu'on a pu appeler un «courant ethnographique». Mais c’est pour en narrer aussitôt le tragique : comme le montre Claude Levi-Strauss dans ses Tristes Tropiques, ces espaces qui échappaient au vertige moderne et historique de l’ubiquité, du voyage généralisé implosent en quelque sorte dès qu’ils sont pris pour objet par la description dans un langage romanesque venu d’ailleurs. Car ces utopiques lieux préservés deviennent alors objets tragiques, et meurent de la contradiction inhérente au langage qui les avait pris pour cible. C’est pourquoi, si l'on met à part Le village des asphodèles d'Ali Boumahdi en 1970, force est de reconnaître que ce «courant ethnographique» ne pro­duisait déjà plus d’œuvres significatives depuis longtemps lorsque vint l'Indé­pendance de l'Algérie en 1962. On peut considérer en effet Les chemins qui montent de Mouloud Feraoun, en 1957, comme la dernière oeuvre impor­tante de ce courant, ainsi lié en son début et en sa fin à la personne emblé­matique de l'écrivain-instituteur assassiné par l'O.A.S., comme si devait mourir avec lui un modèle d’écriture qui n’a plus réussi à s’imposer, ensuite, dans le roman maghrébin. Avant même la mort de Feraoun on assiste bien à la fossilisation d'une première conception du roman maghrébin comme lié à un référent local, et pourtant dépendant au niveau de son énonciation d'une lecture-consécration extérieure à laquelle il s'adresse depuis et à travers un signifié fortement localisé.

Le roman maghrébin a affirmé l'autonomie de son énonciation à partir du moment où il n'a plus été le dire d'un lieu anachronique, d’un lieu figé, pour une lec­ture en lieu autre, mais où il a assumé pleinement dans ses thèmes comme dans son écriture l'ubiquité, ou du moins le dualisme des espaces par rap­port auxquels, entre lesquels il s'écrit. D’ailleurs les héros de Feraoun déjà sont d’anciens émigrés de retour au village, et définitivement inadaptés, qui tous, apportent le désordre, et entraînent avec eux une fin tragique, cependant qu’à la fin de La Terre et le Sang, après la mort de ce héros, son épouse française est devenue plus kabyle que les kabyles et porte dans son ventre l’enfant venu d’ailleurs autour de qui cependant l’unité du village se ressoude : est-ce constat de ce que l’identité brisée ne peut plus être définie depuis l’intérieur du lieu, par ceux-là même qui en sont issus ? Le héros ancien émigré en tout cas, de par sa mort qui n’est somme toute que l’aboutissement du désordre initial qu’il représente, n’est en fait jamais revenu, et la description du lieu d’origine exhibe qu’elle ne peut que perdre son objet en s’énonçant.

L’inscription du texte dans le voyage atypique

Dès lors c’est bien du statut de cette description qu’il s’agit, et le personnage atypique de Marie va peut-être nous fournir quelques éléments pour mieux en parler : Et si Marie, venue d’ailleurs, avec le désordre apporté par son époux l’enfant du village, était finalement comme la littérature maghrébine francophone elle-même cette étrangeté nécessaire pour l’inscription du village dans un avenir, dans une historicité ? Indirectement le roman maghrébin de langue française, dont on a vu le libellé se construire sur cette double localisation, ne peut s’écrire que dans et par l’étrangeté de ce voyage, dans et par la rupture ou la délocalisation de la clôture mythique d’un lieu d’origine.

Un des premiers romans maghrébins à dynamiser la clôture d'une forme octroyée fut dès 1954 Le passé simple de Driss Chraïbi, au Maroc. La critique de con­tenu n'a vu dans ce roman qu'une contestation violente de la société tradition­nelle, dans un pays en pleine accession à l'Indépendance. Elle n'a pas vu assez que, plus que par le contenu descriptif du roman, c'est par son écri­ture narrative novatrice et par l'adieu qu'elle signifie tant aux normes du dire du lieu traditionnel qu'à ses contenus de comportements, que Le passé simple est en rupture avec son lieu référentiel. Toute l'écriture de ce roman tire ainsi sa dynamique de ce qu'elle peut être lue comme un départ depuis ce lieu d'origine qui en devient aphasique, et comme cette traversée vers la France à laquelle aboutit effectivement son récit. Dans une certaine mesure, l’œuvre ultérieure de Chraïbi pourra être lue comme la réalisation d’un voyage toujours recommencé, dans un sens ou dans l'autre. Les boucs (1955) comme Succession ouverte (1962) sont construits autour d'un aller-retour en avion qui inverse significativement les pôles de cette double traversée telle que la conçoit une lecture sociologique préétablie de l'émigration, puisque le point de départ et de retour est la France, et non le Maroc. Chraïbi est également le premier écrivain notoire à situer plusieurs de ses romans ailleurs qu’au Maghreb : C’est le cas pour Un Ami viendra vous voir (1966) et Mort au Canada (1975) sur le mode sérieux, et pour une partie de la série des Inspecteur Ali (1991, 1996 et 1997) sur le mode burlesque. Symptomatiquement ces escapades de l’écrivain loin d’un Maghreb obligatoire sont en général mal perçus par une critique qui condamne l’écrivain maghrébin à l’enfermement dans son lieu référentiel Maghreb. Ou encore à ne décrire le voyage qu’à travers l’archétype narratif de la traversée Sud-Nord et retour de l’émigré.

Et pourtant même lorsqu’il reviendra à un Maghreb mythique avec La mère du printemps (1982), c'est encore comme une déstabilisation de cette lecture sociologique préétablie de la tra­versée sud-nord et retour que peut apparaître ce roman, qui narre la légendaire migration d'est en ouest de Sidi Oqba, le conquérant de l'Islam au Maghreb.

Le voyage vers le sens

Cette croisée perpendiculaire de l'axe traditionnellement sud-nord de la traversée est déjà le fait, aussi, du roman véritablement fondateur de cette littérature maghré­bine enfin perçue comme auto-fondatrice, Nedjma de Kateb Yacine (1956), grandement construit autour de deux voyages manqués vers le double Orient de l'être spolié, la Mecque et le Nadhor, lieu d’origine de la tribu. : le voyage peu à peu s'affirme comme la quête du sens, le plus souvent déçue, qu'elle était déjà chez Chraïbi.

L'histoire va cependant imposer de revenir à la traversée sud-nord et retour, dans sa forme la plus consacrée tant sociologiquement que littérairement, chez Malek Haddad dont Le quai aux fleurs ne répond plus (1961) est une sorte de prototype de ce que j'appellerai la convention discursive d'un tel parcours. C'est-à-dire une thématique convenue de l'exil qui peut produire un écho poétique indéniable, mais qui n'en est pas moins installation dans une forme narrative héritée, dans une lisibilité extérieure.

C'est cette lisibilité-installation dans un parcours convenu de la traversée que vont récuser les meilleurs romans postérieurs aux indépendances, à tra­vers une réinvention de cette traversée. Le voyage va ainsi devenir peu à peu le lieu même de l'énonciation romanesque. Le texte sera non plus l'éti­quette d'un lieu fixe pour sa lisibilité de l'extérieur, mais l'écriture errante.

La colonisation permettait de développer le mythe mobilisateur du lieu spolié, confisqué par l'Autre, et de la traversée-reconquête triomphante d'un lieu de l'être enfin réapproprié. Mais ce retour va découvrir un lieu vidé de sens. La traversée ne débouche pas sur un habiter. A leur retour au pays qu'ils ont libéré, les militants de L'opium et les bâton de Mouloud Mam­meri (1965) et Les Alouettes naïves d'Assia Djebar (1967) découvrent que le vrai combat ne fait peut-être que commencer. Et la forme relativement tra­ditionnelle du texte qui les conduit jusqu'à ce sens à venir se désagrège peu à peu. Pour l'un et l'autre de ces écrivains il s'agira du dernier avatar d'un modèle de récit devenu anachronique. Modèle qu'après un long silence roma­nesque des deux auteurs La traversée du premier (1982), L'amour, la fanta­sia de la seconde (1985) ne reproduiront plus.

Lié dans son origine à la conquête d'un lieu identitaire par les idéologies nationalistes, le roman maghrébin postérieur aux indépendances découvrira très vite qu'il ne peut y avoir de lieu d’arrivée (lieu de l'être comme du sens) au bout de ce voyage qu'est l'écriture romanesque. Car l'écriture romanesque est née de la violence de l'Histoire contre la clôture orale du lieu fixe de l'origine. Et ce lieu, visé par la forme historique du roman, ne peut que lui échapper puisque l'historicité et l'ubiquité de la forme romanesque sont la vivante négation d'un lieu matriciel atemporel. L'écriture romanesque porte en sa nature même la mort du lieu. Elle est ubiquité puisque dès le départ elle vise une lecture extérieure au lieu dont elle parle. Elle va donc s'installer dans une migration généralisée vers une absence de lieu. Absence de lieu dont on pourra bien sûr dégager au niveau thématique les significations politiques évidentes. Mais dont la signification politique devra être dépassée vers une caractérisation de l'ubiquité du genre romanesque en tant que tel. Genre né d'une entreprise de nomination d'une rive à l'autre rive. Mais nomina­tion qui n'est elle-même que parcours entre ces deux rives, et s'éteint dans la clôture du nom perdu sitôt qu'atteint, si elle pense y trouver son propre lieu.

Le genre romanesque, ou l’absence d’arrivée

Le polygone étoilé de Kateb Yacine, en 1966, est contemporain des romans de Mammeri et Assia Djebar que je viens de citer. Mais alors que L'opium et le bâton et Les alouettes naïves pouvaient représenter la fin anachronique d'un modèle de récit tendu vers l'arrivée en un lieu dont on vient de voir qu'il ne saurait exister comme aboutissement d'une écriture-traversée roma­nesque, Le polygone étoilé s'installe résolument dans l'absence d'arrivée et se développe à partir d'une généralisation de l’errance comme lieu de son dire. Car l’errance ici n'est pas seulement la narration référentielle des tribulations de l'émigré Lakhdar qui occupent une partie du livre, ni même la migration multiple de l'écrivain errant sous les traits duquel Kateb se pré­sente sur la couverture. Elle est aussi et surtout dans l'éclatement des récits et leur refus d'une identification univoque de leurs référents temporels. Ainsi l'époque à laquelle est censée se dérouler l'histoire de plusieurs de ces récits peut-elle être aussi bien située avant qu'après l'indépendance. La portée cor­rosive du texte lui vient essentiellement de cette errance généralisée, non seulement dans l'espace, mais dans le temps et dans le sens.

L'écriture-voyage du roman maghrébin va ainsi manifester de plus en plus souvent l'absence d'un lieu de signification. Le voyage n'a plus d'arri­vée, et devient donc le lieu même d'une écriture définitivement errante. Le voyage du Muezzin de Bourboune, celui d’Arfia et Rodwan dans La danse du roi de Mohammed Dib, tous deux publiés en 1968, aboutissent à un portail qui s'ouvre au petit matin sur le vide, cependant que Mokrane dans L'exil et le désarroi de Farès (1976) s'installe définitivement dans « Les exils » après son échec à retrouver le vil­lage éventré. Même échec de l'arrivée, à travers une forme où l'on retrouve l'éclatement du Polygone étoilé, dans Le fleuve détourné de Rachid Mimouni (1982). Et c'est peut-être Akli Tadjer qui tire la leçon la plus humoristique de cette impossibilité de trouver un lieu d'arrivée sur l'une ou l'autre rive de la Méditerranée, en installant carrément toute l'intrigue de son roman, Les A.N.I. du « Tassili » (1984) dans l'espace et le temps d'une traversée nord-sud sans arrivée sur un bateau bien connu par beaucoup d'entre nous.

Pourtant si cette mort du lieu d’arrivée est malédiction pour certains dans la réalité politique, elle est peut-être la force de l'écriture romanesque qui s'aperçoit enfin que l'absence de lieu est dans la nature même d'un genre qui ne vit que dans une lisibilité ouverte et dans le risque constant de perte qui y est lié. L’errance dans quoi s’inscrit le genre romanesque est richesse et productivité en ce qu'elle est dévo­ration jubilante de territoires culturels. La polyphonie, le plurilinguisme en quoi Bakhtine voyait l'essence du roman supposent la destruction de tous les lieux de clôture du sens, si prestigieux soient-ils. Ainsi L'insolation de Boudjedra (1972) livrera-t-il ce lieu emblématique par excellence qu'est Cons­tantine à une joyeuse fête iconoclaste, à laquelle répondra par symétrie celle du Passager de l'Occident de Farès (1971) convoquant dans l'espace paro­dique du texte vagabond les langages culturels de l'Occident. Harrouda de Tahar Ben Jelloun (1973) est l'itinéraire d'une dissolution successive des villes d'identité jusqu'au seuil de la traversée, à Tanger-la trahison, vers l'Europe, mais surtout vers les signes inefficaces, ou ces « signes hagards » devant lesquels dansait déjà deux ans plus tôt le narrateur de la Mémoire tatouée de Khatibi (1971).

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Le voyage, comme traversée de territoires culturels multipliée à l'infini est bien ainsi deve­nu le moteur le plus puissant d'une écriture romanesque maghrébine actuelle qui assume enfin l'ubiquité de son lieu d'énonciation, laquelle n'est autre que celle-là même du genre romanesque. Ainsi se manifeste peut-être aussi l'absurdité du concept même du roman maghrébin. C'est-à-dire d'une sorte d'assigna­tion à résidence par leur étiquette, de textes errants dont la migration est le seul lieu véritable, l'entre-deux la seule réalisation.

Cette migration générique, même si l’actualité politique oblige souvent à un retour à un référent lourdement localisé, est devenue dès les années quatre-vingt la dimension essentielle de toute cette écriture. Prodigieuse dévoration culturelle de l'hétérogène, par exemple dans Talismano [1] d’Abdelwahab Meddeb dès 1978, ou dans la série de romans « décalés » qui constituent la meilleure partie de l’œuvre de Mohammed Dib, depuis Habel en 1977, en passant parmi d’autres par Les Terrasses d’Orsol [2] en 1985, L’Infante maure [3] en 1994, et l’admirable Comme un bruit d’abeilles [4] en 2001, où l’ubiquité géographique des différents récits qui s’y emboîtent l’un dans l’autre rejoint l’oscillation générique entre la nouvelle et le roman, apparaît ainsi comme une caractéristique essentielle des meilleurs textes de la littérature maghrébine depuis la fin des années soixante-dix. Dès ces années, Meddeb théorisait déjà « une écri­ture en rupture (qui) travaille à décentrer la langue, à télescoper les cultures, à envelopper le réel, spectres de rêves projetés sur des continents et des villes ». Autant dire une généralisation dans le meilleur sens, du voyage en littératures telle qu'on vient de le définir. Dib ou Chraïbi théorisent moins, mais chez le premier la traversée de tous les pièges par lesquels une fausse localisation référentielle tenterait de camou­fler la vacuité du sens conduit à ce que l'on pourrait appeler un dire de la stupeur. Stupeur de qui, tous repères temporels et spatiaux abandonnés, s'est installé définitivement dans ce non-lieu sémantique effrayant qu'est aussi le voyage. Quant à Chraïbi, le burlesque tendre qu’il introduit dans ses textes récents est une autre forme de voyage générique.

Ainsi, la traversée du sens qu'est toute écriture n'a plus ni point de départ, ni point d'arrivée. Le sens ne peut être enclos, comme le roman maghrébin ne peut l'être, pas même sous ce titre générique inadéquat. Et pas même, non plus, dans un exposé structuré dont le début, le milieu et la fin tente­raient de fixer un sens qu'on a vu toujours vivant, fuyant, toujours en voyage.



[1] Paris, Christian Bourgois, 1978.

[2] Paris, Sindbad.

[3] Albin Michel, 1994.

[4] Albin Michel, 2001.