Charles BONN

Université Paris-Nord (Paris-13)

Texte maghrébin et séduction de l'étrange

La séduction est une dimension essentielle, depuis longtemps reconnue, du fonctionnement littéraire. Au point qu'on peut la considérer comme une des caractéristiques constitutives de la littérarité. La rencontre de cultures inhérente quant à elle à la Francophonie donne cependant à la séduction du texte littéraire francophone une dimension particulière. Le texte littéraire francophone, et particulièrement maghrébin, s'articule sur la rencontre de deux espaces culturels et politiques, tantôt géographiquement distincts, tantôt non si l'on pense à celui de l'Immigration maghrébine en France. Et entre ces deux espaces la relation est idéologiquement comme affectivement très complexe, faite à la fois d'amour et de haine, de violence et de désir.

L'écriture littéraire est ici le lieu même de cette relation contrastée, dont elle a tiré dès ses débuts sa dynamique toute particulière. Mais cette séduction n'est pas seulement celle d'un lecteur occidental depuis longtemps décrite par Khatibi par exemple dans La Mémoire tatouée :

Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel, ô faiseur de signes hagards. [1].

Il est peut-être temps de voir dans cette relation complexe, comme d'ailleurs le texte de Khatibi le suggérait déjà, sa réciprocité. Ce nouveau regard est en effet la condition pour sortir d'un paternalisme qui habite toujours cet échange, y-compris peut-être dans des rencontres comme celle où nous sommes. Car le débat de la Francophonie, ce n'est un secret pour personne, est encore un échange inégal. Et sortir de cette relation inégale amènera peut-être à approcher le texte maghrébin comme un texte littéraire au plein sens du terme, loin de toute lecture régionaliste.

La Différence érotisée

La littérature maghrébine francophone est née en tant que telle (il y avait déjà des écrivains avant, mais non perçus comme tels par la critique) dans les années 50, au moment où la relation entre la France et ses colonies entrait dans cette phase de turbulences qui allait mener aux Indépendances. C'est-à-dire que d'emblée elle surgit d'une relation problématique, ou le devenant. Elle répondait alors, nous dit Abdelkebir Khatibi dans sa thèse sur Le Roman maghrébin, à l'attente d'une minorité de lecteurs français favorables à la décolonisation, désireux de trouver des arguments culturels à opposer au discours dominant qui glorifiait l'oeuvre coloniale. Mais cette attente n'était guère exempte de paternalisme, friande qu'elle était nécessairement d'un certain exotisme. Or l'objet exotique est bien objet de désir. Mais sa séduction est perverse, en ce qu'elle le transforme, précisément, en objet, ce qui est d'emblée difficilement acceptable, idéologiquement parlant, pour les nationalistes de l'époque tout comme pour une fierté nationale actuelle. C'est pourquoi le texte véritablement fondateur de cette littérature maghrébine en tant que dynamique productrice sera Nedjma de Kateb Yacine qui retourne en quelque sorte dès 1956 les polarités de cette séduction exotique : l'objet exotique en effet y sera l'univers des colons, et l'institutrice française, sans rivaliser pourtant avec Nedjma, y deviendra objet ludique des fantasmes enfantins. Or on sait quand on a lu la fin autobiographique du Polygone étoilé (1966) que cette entrée dans la gueule du loup de l'école française est à l'origine même de l'écriture de Kateb. L'écriture maghrébine est dès ses débuts générée par une érotisation de la différence, de la tension de laquelle elle surgit. Le lecteur "progressiste" dont parlait Khatibi devient la sémillante institutrice que l'on trouvera par la suite très souvent dans les textes maghrébins, opposée parfois au Maître d'école coranique laid et vicieux, comme par exemple dans Harrouda de Tahar Ben Jelloun (1973).

Pourtant la référence à Harrouda, c'est-à-dire à un texte beaucoup plus tardif, est également révélatrice : la prise de conscience explicite de cette érotisation ne peut se faire que longtemps après les indépendances. Elle est à lire dans l'implicite des textes antérieurs, mais la violence coloniale, comme peut-être aussi une pudibonderie plus grande des temps, empêche encore son expression explicite.

La première représentation quasi-explicite très connue de cette érotisation de la différence comme condition même de la narration se trouve en 1969 dans La Répudiation de Rachid Boudjedra. Ce roman dont la sexualité plus que la séduction est par ailleurs un thème essentiel, est explicitement adressé à l'amante étrangère, Céline, et les progrès ou les pannes de sa narration perturbée sont indissociables des pannes et des reprises de la relation sexuelle entre les deux amants dont la différence culturelle est complaisamment soulignée. Cette différence est l'un des moteurs de l'écoute de Céline, dont le narrateur nous dit qu'il la capture dans le filet de son récit, qui souligne et caricature parfois ce qui établit le plus cette différence. L'allocutaire étranger du récit était pourtant déjà présent dans les premiers grands romans maghrébins de langue française, et c'était bien une entreprise de séduction du lecteur étranger explicitement nommé comme tel que développait le début du Fils du Pauvre (1950) de Mouloud Feraoun, cependant que la lettre à son professeur d'Arezki, le héros du Sommeil du Juste (1955) de Mouloud Mammeri peut être lue comme une lettre d'amour déçu pour la culture française. Point encore cependant d'érotisation explicite dans ces textes dont le propos n'est certes pas le même que celui de La Répudiation. Il faudra attendre, en fait, plusieurs années après les Indépendances pour que cette érotisation de la différence devienne explicite comme dans La Répudiation.

Dans La Répudiation comme dans Harrouda, cette érotisation de la différence s'accompagne à la fois d'une dépréciation du père, et d'une exhibition de l'intimité de la mère, livrée au voyeurisme occidental. C'est un peu là le noeud même de ces deux textes emblématiques des années 70. Le premier a été lu par une approche psychanalytique un peu rapide comme un meurtre du père retournant contre lui la violence faite à la mère, complaisamment décrite, cependant que le second ignore tout simplement le père, pour consacrer toute sa partie centrale à un récit par la mère de ses fantasmes et de ses frustrations, situation narrative dont il est inutile de préciser qu'elle n'est pas banale au Maghreb, surtout dans cet espace livré à la lecture de l'Autre qu'est un roman de langue française. L'intimité maternelle est traditionnellement l'espace le plus protégé, et la livrer ainsi à la lecture occidentale est non-seulement choquer la bienséance maghrébine, ce qui a été amplement reproché à l'auteur, mais aussi l'utiliser comme argument majeur de séduction d'une lecture exotique. Quant à la dépréciation du père, elle est aussi dépréciation de la Loi coranique, de la Lettre qu'il représente et qui était censée protéger l'intimité identitaire du voyeurisme occidental comme de la violence coloniale. Or si les Pères ont failli politiquement dès Nedjma, la décolonisation politique ne les a pas réhabilités, bien au contraire : la dépendance politico-militaire a seulement été remplacée par le prestige de la Lettre de langue française, y-compris d'ailleurs dans une littérature de langue arabe qui n'a de cesse de se positionner par rapport à son aînée de langue française, plus reconnue et jalousée de ce fait. Le Père dévalorisé laisse la place libre à la reconnaissance convoitée par la Lettre occidentale.

De la Différence à l'Etrangeté

A la relecture de ces textes on s'aperçoit cependant que les choses ne sont pas si simples. Le récit de la mère au centre de Harrouda de Tahar Ben Jelloun a choqué des lecteurs marocains peu enclins à voir cette intimité, dernier rempart d'une identité déjà bien malmenée, livrée au voyeurisme occidental. Pourtant ce passage du roman en est un des plus poétiques, et il oscille en permanence entre la prose et la poésie, laquelle encadre ses parties proprement narratives et descriptives. D'ailleurs la parole de la mère ici est adressée explicitement, non pas au lecteur occidental même si celui-ci la reçoit en dernier lieu, mais au fils écrivain, et auditeur privilégié de ce fait. La parole de la mère est ainsi associée, entre autres par cette oscillation caractéristique entre les registres d'écriture, à l'activité même d'écrire. Dès lors ce n'est plus tant la différence entre elle et le lecteur occidental qui est productrice et séductrice, que la complicité et le jeu de résonances entre registres de parole. La situation de parole dans laquelle on se trouve est peut-être inouïe, incongrue. Elle est étrange en ce qu'elle semble jouer sur le différence, alors qu'en fait elle convoque la résonance.

Dans le premier roman de Boudjedra, Céline était doublement différente : en tant qu'étrangère et en tant que femme. Dans le roman suivant, L'Insolation (1972), elle est remplacée dans son rôle d'allocutaire par Nadia, qui reste d'un sexe différent et dont la différence physique est soulignée et annihilée à la fois par les descriptions redondantes de la dissymétrie de ses seins. Mais elle n'en est pas moins algérienne elle aussi. C'est-à-dire que la différence n'est plus culturelle, cependant que par sa difformité physique elle transforme sa différence sexuelle en étrangeté. La condition de l'écriture, du moins telle que représentée dans le texte, n'est donc plus une différence culturelle, mais seulement la féminité de l'allocutaire- partenaire sexuelle, même si cette relation sexuelle est très dévalorisée. Quelques années plus tard, dans Le Démantèlement (1982) ce sera directement une jeune femme algérienne qui mènera l'enquête sur la mémoire de l'ancien militant Tahar El Ghomri, avec lequel elle entretient une relation certes de tendresse, mais non sexualisée. La différence sexuelle s'estompe de ce fait au profit d'une féminisation de l'entreprise de restitution de la parole de Tahar menée par Selma, même si elle est encore désignée comme personnage à la troisième personne. Mais Selma peut déjà représenter dans une certaine mesure le travail d'écriture. Travail d'écriture représenté enfin de manière explicite par l'héroïne narratrice de La Pluie (1987), qui assume peu à peu sa féminité refusée au départ, grâce au travail d'écriture de son journal, l'écoulement de l'encre et l'écoulement du flux menstruel devenant de ce fait indissociables.

L'étrangeté féminine dès lors n'est plus celle de l'allocutaire, mais celle du travail d'écrire. La différence sexuelle est progressivement gommée, dans l'oeuvre de Boudjedra, comme y était d'abord gommée la différence culturelle de Céline. La relation amoureuse fantasmée par le narrateur du dernier (et peut-être plus beau) roman de cet auteur, Timimoun (1994), finit par se rayer elle-même à la dernière page cependant que pointe l'homosexualité du narrateur :

Elle a l'air plus garçon raté que jamais. Brusquement, je réalise qu'elle est presque le sosie de Kamel Raïs quand il était adolescent. (...) Je suis troublé. Sarah est-elle pour moi le double femelle de Kamel Raïs ? (...) Sarah est comme frigorifiée. Son visage est livide. Elle est laide, tout d'un coup. Comme morte, pour moi, maintenant. (p. 157-159).

La question cependant n'est pas ici de lire ou non l'homosexualité, mais le gommage de la différence du féminin comme de l'identité masculine du narrateur. L'étrangeté seule du travail d'écrire, est en fin de compte celle de son identité sexuelle indécidable. Ou plutôt d'une identité sexuelle qui n'est à proprement parler plus la question. L'étrangeté est de ce fait celle, non plus d'une différence culturelle ou sexuelle, mais de la marge sociale inhérente à ce travail d'écrire. Elle est celle, peut-être, de la solitude de l'écrivain. Non pas seulement la solitude de l'écrivain Boudjedra, mais celle de tout écrivain.

Chez Ben Jelloun le "scandaleux" récit par la mère au centre de Harrouda, peut être lu à présent lui aussi comme une représentation de cette marginalité de la Parole. Il est d'ailleurs explicitement présenté, ainsi que tout le roman, comme "Prise de la parole" dans la postface de ce texte qui fit connaître l'écrivain en France. La prise de la parole est bien sûr d'abord celle des exclus de la parole dont le roman se fait la voix : la mère certes, mais aussi les artisans, les enfants-oiseaux, etc. Mais elle est aussi celle de l'écrivain lui-même, dont la complicité poétique avec la mère dans cette oscillation générique dont on a parlé plus haut montre bien qu'il se situe dans le même espace de parole, dans une connivence générique avec les dires non-répertoriés, non-différenciés par le discours des notables. La parole de l'écrivain comme celle de la mère, comme celle des artisans et des corps, sont un scandale parce que non-répertoriées, non-inscrites dans une nomenclature des différences identitaires et/ou sexuelles. L'évolution de l'oeuvre de Ben Jelloun dans les années 80, celles-là mêmes qui lui virent attribuer la consécration du Prix Goncourt, sera comparable, lue dans cette optique, à celle qu'on a vue chez Boudjedra. L'Enfant de sable et La Nuit sacrée narrent l'histoire d'Ahmed-Zahra, personnage à l'identité sexuelle problématique, qui accède à la parole une fois qu'elle assume sa féminité. Mais là encore le 2° roman surtout est représentation de l'acte de narrer, et rencontre particulièrement intéressante avec les registres de l'oralité, comme avec le jeu entre le vrai et le faux, le réel et le simulé qui sont à la base même de l'affabulation romanesque ou orale.

Chez ces deux écrivains de plus, en même temps que la parole se féminise, le Père, qui était gommé lorsqu'il était le représentant de la Lettre qui sépare, est progressivement réintroduit sur le mode de la nostalgie maintenant qu'il a de toute façon perdu le pouvoir de nommer. C'est le cas dans La Macération de Boudjedra (1985) et dans Jour de silence à Tanger de Ben Jelloun (1990). Pourtant dans ces deux textes le père est mourant. D'obstacle à la séduction de l'Autre qu'il pouvait un temps représenter, il devient objet de nostalgie, étrangeté d'un Nom démonétisé, Différence désirée peut-être parce que définitivement inaccessible. Chraïbi déjà avait effectué le même parcours bien plus tôt, entre le rejet violent du Passé simple (1954) et la nostalgie impuissante de Succession ouverte (1962). Mais la problématique de l'époque était celle de l'aliénation, sur le modèle sartrien, pour laquelle la Différence était un point de départ indiscuté. Et c'est peut-être une des raisons pour lesquelles une représentation de l'écriture comme féminine, ou pour le moins problématique sexuellement, est inconcevable chez Chraïbi. Chez Boudjedra et Ben Jelloun c'est bien cette Différence dont le Père représentait la Lettre séparatrice, qui est ruinée au profit d'une Identité étrange.

De l'étrangeté féminine à l'étrangeté du texte

Puisqu'avec Chraïbi on a élargi un propos très centré sur Ben Jelloun et Boudjedra, les écrivains les plus connus de la génération des années 70, on peut proposer enfin une lecture enrichie de ces observations, pour un des premiers textes de la littérature maghrébine, La Terre et le sang, (1953) de Mouloud Feraoun. Texte lui aussi, d'un des écrivains "fondateurs", au même titre que Chraïbi, de cette littérature. Dans ce roman la fonction du personnage de Marie, l'épouse française qu'Amer a ramenée au village kabyle de ses ancêtres, pose problème. Il y a en effet dans plusieurs textes maghrébins des amantes étrangères, qui séduisent précisément par leur différence culturelle autant que par leur liberté sexuelle. Tel n'est pas le cas de Marie puisque la liaison illicite narrée par le roman est celle d'Amer avec sa cousine kabyle, Chabha, cependant que Marie l'étrangère devient plus kabyle que les kabyles, et particulièrement que son mari dont la différence d'émigré est plus sensible que la sienne. Au point que le roman s'achève, après la mort tragique d'Amer, sur le cercle villageois autour du ventre prometteur de Marie, dont l'enfant à venir est perçu comme le nouveau ciment d'une identité du groupe bien mise à mal.

Marie vient d'ailleurs, mais ne remplit pas le rôle romanesque traditionnellement dévolu à l'étrangère. Bien au contraire, elle est celle qui ressoude l'identité kabyle menacée par les rivalités de clans, aggravées par les accidents de l'émigration. Dès lors pourquoi avoir créé ce personnage d'étrangère qui ne l'est pas ? Une Kabyle n'aurait-elle pas plus vraisemblablement pu tenir ce rôle réparateur ? On propose donc ici une fonction inattendue : celle, encore une fois, alors même que Marie n'a rien d'une intellectuelle, de représentation du paradoxe de l'écriture de Mouloud Feraoun, instituteur kabyle véhicule d'un langage humaniste français, et plus généralement de l'écriture maghrébine de langue française elle-même, qui commençait précisément à être perçue comme telle en 1953. Femme française d'un émigré kabyle revenu au pays, Marie est à la fois dehors et dedans, comme cette parole littéraire problématique, et c'est bien par cette situation d'entre-deux, ni Même ni Différente, qu'elle peut jouer un rôle à la mesure des défis d'une modernité que les structures closes du village ne maîtrisent plus. Certes, Marie n'agit pas explicitement dans ce sens politique, elle est plutôt consacrée dans ce rôle symbolique par les villageois. Elle est, non plus la Différence de son origine, mais l'étrangeté de celle qui est à la fois dehors et dedans, et dont la maternité est le gage d'un indispensable sang neuf. Or si elle peut jouer ce rôle du fait de la conjugaison de son origine et de ce choix qu'elle a fait d'aimer Amer, son étrangeté de dire venu d'ailleurs est également sa féconde et humble féminité. La représentation de l'écriture dans le roman est donc le fait dès les premiers textes maghrébins, d'une femme à la différence gommée. Le statut ambigu de Marie est aussi celui de l'écriture.

Cette écriture en effet n'est pas tant différente par la langue qu'elle utilise, qu'étrange par des pratiques littéraires nouvelles, et plus globalement par la marge sociale dans laquelle se situe toute écriture littéraire depuis Flaubert. Elle est à la fois dedans et dehors du cercle identitaire. Elle est un faux regard extérieur, plus efficace que ne le serait un regard extérieur, et en même temps elle tient de cette extériorité le pouvoir de dire l'identité, le pouvoir de nommer, car seule sa distance qui n'en est pas une permet cette nomination, propre même de toute parole. Cette extériorité lui permet souvent de dire ce qu'on ne pourrait dire depuis l'intérieur du cercle identitaire. Le fait de se servir d'une langue extérieure comme le français, et néanmoins inséparable de toutes les pratiques de communication quotidiennes, la libère du poids de la norme du groupe, et de ses conventions comme de ses indicibles, lui donnant grâce à son intériorité simultanée une perception plus aiguë de son objet.

Dès lors cette écriture remplira très vite une fonction essentielle dans une Société en profonde mutation : celle de dire les vérités indispensables à dire pour accompagner et faciliter cette mutation. Et ceci quel que soit le sens de cette mutation : si chez Feraoun il y a en effet une sorte de confiance en l'apport à long terme de l'humanisme dans le sens du progrès, chez Mammeri au contraire, à la même époque, cette mutation est tragique. Elle se vit sur le mode d'une perte, et là encore l'étrangeté de l'écriture de langue française lui permet d'incarner dans son texte même ce tragique de la rencontre de deux mondes trop différents.

Mais ce dire tragique qu'est également à sa manière l'écriture de Feraoun suppose une sorte de lucidité extrême, qui est celle de ces deux écrivains, qui se caractérisent d'emblée par leur acceptation de l'ambiguïté du réel qui les entoure, où tout objet a un sens nécessairement double, comme encore une fois, dans la tragédie. Et c'est peut-être là la différence majeure entre le concept d'étrangeté, concept ambigu, et celui de différence, concept monologique.

Or cette assumation, cette revendication même de l'ambigu s'est développée par la suite comme une des caractéristiques majeures de cette écriture, particulièrement dans le malentendu fécond avec ses lecteurs où elle s'est toujours située. Le contexte politique particulier, ou plutôt les contextes politiques successifs dont elle est issue l'ont toujours mise en situation d'être sommée de dire l'urgence politique du moment, ou celle de l'idéologie au nom de laquelle les lecteurs allaient vers elle. Et la plupart des écrivains, en tout cas parmi les meilleurs, comme Kateb Yacine ou Mohammed Dib par exemple, ont toujours renvoyé à cette attente idéologique univoque, l'ambiguïté tragique de leur parole étrange, et non différente.

Et cette étrangeté, cette revendication de l'ambigu, même si les textes les plus récents reviennent parfois à un réalisme cru de l'horreur algérienne actuelle par exemple, est aussi ce qui a toujours conduit les intégristes de tous bords à taxer cette littérature de différence insupportable, et plus récemment à en assassiner les écrivains. Mais la violence islamiste récente, si elle est physiquement la plus radicale (mais après tout, Feraoun déjà avait été assassiné par l'OAS en 1962), n'est à tout prendre qu'une modalité parmi d'autres de cet Ordre du discours que stigmatisait déjà Foucault. Ordre de tout discours idéologique pour qui l'imprévisible étrangeté de la parole créatrice est l'insupportable, parce que non réductible à la catégorie idéologique balisée de la différence. Car contrairement à la différence, l'étrangeté est subversion absolue, la seule aussi qui puisse fonder la littérarité du texte.



[1] Khatibi, Abdelkebir. La Mémoire tatouée. Paris, Denoël, 1971, p. 188.