(Charles Bonn : Le Roman algérien de langue française. Vers une communication littéraire décolonisée ? Paris-Montréal, L’Harmattan, 1985, 359 p. )

Sommaire du livre

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DEUXIEME PARTIE
La production de récits dans la clôture de l’idéologie : Y a-t-il un « réalisme socialiste » en Algérie ?

Chapitre 4 :  Idéologie et production de normes narratives. 2

Le discours culturel de l'idéologie. 4

Discours et production mythique. 8

Un exemple de production " littéraire " du discours: les nouvelles de " Promesses " 12

La production de normes narratives par l'institution scolaire. 15

Un horizon d'attente doublement idéologique. 18

Chapitre 5 :  La surdétermination idéologique des romans publiés à la S.N.E.D. 23

Y a-t-il un manque commémoratif ?. 23

La surdétermination idéologique. 26

Chapitre 6 :  L'écriture " décalée " des romans publiés a la S.N.E.D. 37

Le fonctionnement métaphorique d'une écriture de ralliement 37

Le modèle réaliste scolaire. 41

Vers une nouvelle probation du roman algérien de langue française?. 48


Chapitre 4 :
Idéologie et production de normes narratives

Comme la plupart des littératures de pays anciennement colonisés, la littérature algérienne de langue française fonctionne dans le cadre d'une bipolarité spatiale. Les textes qui l'ont cons­tituée comme littérature ont le plus souvent été édités en France. Ce sont eux encore que l'on retient comme les plus représentatifs. Eux qui suscitent lectures, gloses et commentaires. L'existence d'une édition nationale algérienne étonne le lecteur français, cepen­dant que le lecteur algérien se détourne volontiers des textes publiés à la S.N.E.D., qu'il considère parfois comme n'ayant pas été à même de recueillir la consécration d'une grande maison d'édition française, gage implicite de crédibilité. D'ailleurs la S.N.E.D. diffuse fort mal. Ses productions sont quasi introuvables hors d'Algérie, et sur place elles sont le plus souvent supplantées par les livres importés, selon des critères de choix mystérieux et contradictoires [1]. Les remaniements successifs de la structure administrative de cette Société nationale sont l'un des indicateurs de sa crise quasi permanente à laquelle la presse nationale consacre d'ailleurs de nombreux articles. Son dernier remanie­ment en 1983 s'accompagne d'un changement de nom : elle devient E.N.A.L., et se dote de projets éditoriaux de plus en plus ambitieux. Parallèlement, de petits éditeurs privés se mettent en place depuis 1982.

L'édition romanesque nationale progresse. 1980 est, à ce point de vue, une année particulièrement riche [2]. On peut ainsi se demander déjà si les romans publiés à la S.N.E.D. diffèrent de ceux auxquels nous habituaient les éditeurs français : la S.N.E.D. (ou E.N.A.L.) n'est-elle pas un des rouages essentiels de la révo­lution culturelle, disposant de surcroît d'une latitude budgétaire que ses voisins maghrébins lui envient ?

Dégager une typologie des romans algériens de langue française publiés en Algérie et rassemblés ici sous ce seul critère de base, me semble particulièrement intéressant pour déterminer la nature de la « commande », implicite ou explicite, à laquelle répondent l'édition, certes, mais aussi la production, sur le sol national. On a vu plus haut quelques éléments du dialogue d'éditeurs français, Le Seuil et Julliard, avec l'horizon d'attente des lecteurs à qui ils proposaient des romans algériens de langue française. On a vu l'éditeur, tantôt contribuer à façonner cet horizon d'attente, tantôt en combler au mieux la demande du moment. Mais dans la constitution de cet horizon d'attente, comme dans la réponse qu'il lui fournit, l'éditeur n'est qu'un actant parmi d'autres. En ce qui concerne le roman algérien de langue française, son public français était constitué pendant la guerre d'Algérie par la gauche « tiers-mondiste », souvent militante. Depuis, ce public s'est diver­sifié, essentiellement du fait d'une pratique universitaire. La gauche française reste cependant dans la constitution de l'horizon d'attente propre à cette littérature en Europe un relais idéolo­gique, conscient ou inconscient, particulièrement fécond. Relais idéologique producteur à la fois d'une réceptivité plus grande et de filtres de lecture, sous forme de clichés souvent contraignants. Clichés que les meilleurs textes jouent parfois à pervertir, reven­diquant la créativité de leur langage, loin de la répétition de structures trop évidentes.

En Algérie même, le relais idéologique est d'autant plus contraignant, dans la constitution de cet horizon d'attente, que l'enjeu est primordial. Il ne s'agit plus de retourner l'idéologie coloniale, entreprise dans laquelle nationalistes algériens et sympa­thisants européens pouvaient parler le même langage, participer au même combat : il s'agit bel et bien de définir une identité dans une optique non plus de résistance, mais de construction. La Révolution culturelle ne sera plus critique d'un discours étran­ger dominant, mais affirmation d'une parole propre. Elle ne peut être le fait que des Algériens eux-mêmes, et tendra nécessairement, à des degrés divers, vers une clôture sur soi plus ou moins grande, vers une répétition en miroir de ses thèmes fondateurs comme de ses structures logiques essentielles.

La littérature algérienne produite et consommée sur le sol national sera donc sommée de participer à cette fonction de répé­tition, élément essentiel de la « commande » implicite à laquelle elle répond. Répétition de contenus et de structures du discours idéologique : on a vu le jeu des meilleurs textes avec ses struc­tures binaires et son manichéisme. Mais répétition aussi, et sur­tout, d'une image collective de la littérature nationale telle que la présentent le discours idéologique et le discours social.

Il convient donc, avant d'interroger cette production narrative elle-même, de donner quelques éléments de définition de ce qui, dans le discours idéologique, va se présenter plus ou moins cons­ciemment comme modèle - de contenu, mais surtout de struc­ture - dans l'horizon d'attente du lecteur national. Puis de pré­ciser quelle est cette image collective, modèle de littérarité algé­rienne, que l'écrivain algérien retrouve dans ce même horizon d'attente, et comment elle se constitue par l'articulation de ces deux modèles. Car qu'est-ce qui institue une telle dépendance du modèle littéraire implicite et du modèle idéologique dominant ? La réponse à cette question est un préalable nécessaire si l'on veut replacer la jeune littérature nationale et son horizon d'at­tente dans l'ensemble de ce qui les fait fonctionner, et dont on peut moins encore les séparer dans le contexte d'une « révolution culturelle » que dans un contexte plus « libéral ». Il faudra donc présenter également le rôle de quelques-uns des « appareils idéo­logiques d'Etat » les plus efficaces dans cette articulation, parmi lesquels l'institution scolaire vient au premier rang [3].

Le discours culturel de l'idéologie

La Révolution culturelle est le troisième pilier, fondamental;, de tout le discours politique algérien, après la Révolution industrielle et la Révolution agraire. Et c'est bien normal puisqu'elle constitue l'identité au nom de laquelle, d'abord, l'Algérie a repoussé le colonialisme. Elle est indissociable de l'idée de nation, tant et si bien qu'en 1981 encore, la cinquième session du comité central du F.L.N. lui est consacrée, et que le Président Chadli Bendjedid y déclare : « La politique culturelle doit fondamen­talement viser à affermir l'esprit nationaliste » [4]. Déclaration qui donne le ton d'un débat particulièrement complexe dont les récentes émeutes de Tizi Ouzou montrent l'actualité. Le principe même d'un projet de charte culturelle, objet des travaux de ce même comité central, souligne en tout cas une conception essen­tiellement dirigiste de la culture, dont il convient de souligner quelques aspects.

Elle-même l'une des trois « Révolutions » du discours politique algérien, la Révolution culturelle consiste, dès le programme de Tripoli (1962) en trois axes essentiels. Cette récurrence du chiffre trois me semble significative de l'esprit célébratif d'un tel dis­cours. Or, si la célébration est une composante du discours sur la Révolution industrielle ou sur la Révolution agraire, elle est un élément essentiel du discours de la Révolution culturelle. Un discours fondateur doit d'abord affirmer sa propre existence. Il désigne moins son objet qu'il ne le crée par la solennité de son propre verbe. Aussi bien la solennité de cette figure ternaire remonte-t-elle à la formule célèbre de Ben Badis en 1945, fonde­ment du nationalisme religieux et l'un des plus puissants moteurs du combat anticolonial : « L'Algérie est ma patrie, l'arabe est ma langue, l'Islam est ma religion ». Ces trois points d'un nationa­lisme religieux sont ramenés à un seul par le programme de Tripoli pour qui la culture doit certes être « nationale » (ce qui suppose l'usage de la langue arabe plus que l'islamisation), mais aussi « révolutionnaire » et « scientifique ». Deux axes supplé­mentaires qui reconstituent la figure ternaire en sa solennité fon­datrice mais supposent en fait une orientation politique bien dif­férente : celle du F.L.N. dont les rapports avec les Ulémas restent encore à décrire. Dans son allocution aux étudiants en septembre 1965, dont le discours politique et journalistique officiel reprendra le plus souvent les grandes lignes par la suite, le ministre Ahmed Taleb traduit ces trois termes par c arabisation », « démocratisa­tion » et « option scientifique ». Et il définit le triple idéal de l'intellectuel par « être soi-même, être de son peuple, être de son temps » [5].

S'ils convergent dans la solennité de la structure ternaire de leur formule fondatrice, les différents textes historiques de la Révolution culturelle n'en trahissent pas moins, aux regards les moins avertis, des divergences de positions qui reflètent les diver­gences entre les discours culturels des différents groupes d'intel­lectuels. Le programme de Tripoli lui-même n'échappe pas à la contradiction, puisque d'une part, il condamne « la nostalgie du passé » comme « synonyme d'impuissance et de confusion », et que d'autre part, il proclame : « la culture nationale combattra le cosmopolitisme culturel et l'imprégnation occidentale, qui ont contribué à inculquer à beaucoup d'algériens le mépris de leur langue et de leurs valeurs nationales ».

Cette hésitation d'un programme culturel à vocation pourtant éminemment dirigiste s'explique par la pluralité des groupes d'in­tellectuels se disputant l'enjeu que constitue la définition unitaire de la Révolution culturelle. Il serait trop simple de réduire cette pluralité à une simple opposition entre « traditionalistes » et « modernistes ». Pour Bruno Etienne et Jean Leca, ce discours culturel algérien se constitue essentiellement dans le conflit entre trois groupes d'intellectuels : deux « groupes organiques », les nationalistes marxisants et l'Islam jacobin, alliés « pour réaliser l'articulation de la science et de la religion nécessaire afin de ren­dre la modernisation crédible et de renforcer le pouvoir des élites modernisantes », et les « intellectuels traditionnels » qui, « bien que constituant avec les fellahs sans terre le penchant idéologique du régime, peuvent échapper à son contrôle et développer dans les écoles où ils enseignent, et peut-être les mosquées, des thèmes hostiles aux « industrialistes » [6].

Toute cette bigarrure intellectuelle vient une fois de plus nuan­cer mon opposition « Espace maternel » - « Cité ». Moins qu'il n'y paraît cependant, car cette opposition spatiale va permettre précisément de rendre compte de certaines des contradictions du discours culturel de l'idéologie.

Le désir de modernisation de la société algérienne par ceux qu'on vient d'appeler les « intellectuels organiques », en ce qu'ils sont partie prenante du Centre (espace abstrait, public, Cité) où s'exerce et se dit le pouvoir, suppose a priori une perception plus aiguë de l'Histoire. N'est-ce pas d'elle et de sa science que se réclament tant le « nationalisme marxisant » en sa conception implicitement dialectique, que « l'islam jacobin » qui se réfère plus volontiers à Ibn Khaldûn qu'à la stricte tradition coranique ? Or, ces mêmes « intellectuels organiques » n'écrivent encore le plus souvent l'Histoire récente de l'Algérie que sur le mode non scien­tifique de la célébration. Cette célébration balise leur espace urbain ou rural sous la forme des noms de rues, ou des noms de domai­nes autogérés ou encore de la Révolution agraire. Elle fournit également les titres des journaux nationaux comme El Moudjahid (le combattant des maquis), Ech Chaab (le peuple), etc. L'Histoire comme célébration était d'ailleurs encouragée par le président Boumédienne lui-même lorsqu'il proclamait sur un modèle une fois de plus ternaire, qu'il appartient aux Algériens seuls d'écrire leur Histoire, qu'ils devront se préoccuper surtout du passé d'avant 1830, mais que le passé récent doit rester dans l'ombre, car trop de protagonistes sont encore en vie [7].

Si la revendication technologique et historique affirmée des « intellectuels organiques » va donc bien dans le sens de la Cité, en ce qu'elle est ouverture au monde et description historique de celui-ci dans une optique scientifique proclamée, leur pratique est en fait tout autre, puisque d'une part on refuse aux étrangers le droit de décrire l'Histoire algérienne, et que, par ailleurs, on demande avant tout à l'Histoire de glorifier une nation algérienne mythique d'avant la colonisation [8]. Dans les deux cas, il s'agit bien d'un refus de l'objectivité du discours scientifique qui fonde la Cité, et dont on se réclame, en ce que cette objectivité ignore l'identité du locuteur comme du récepteur de ce discours. Et au contraire, d'un repli sur la subjectivité close et a-historique de l'espace maternel d'un « entre-soi » plus propice à la célébration de l'unanimité du peuple derrière ses dirigeants. Or, cet espace maternel est précisément ce dont on refuse de parler, à cause de son a-historicité qui n'est plus de mise dans l'exigence procla­mée de modernité. Mais sur quoi on se replie dans le silence pour retrouver dans un discours mythique une légitimité qu'une prati­que objective de l'Histoire amènerait à nuancer, dans la mesure où cette légitimité se trouve du côté de la Périphérie dont on s'est coupés en s'installant dans le Centre : la Périphérie où les intel­lectuels traditionnels et les fellahs détiennent cette légitimité sans détenir le pouvoir qui s'en réclame.

On peut voir là une des raisons du refus, par un grand nom­bre des personnes que j'ai pu interroger dans mon enquête, de textes décrivant leur société traditionnelle [9]. Ou encore, de la difficulté à se faire admettre en Algérie, des études d'ethnogra­phie de l'univers traditionnel. Car, de même que l'Histoire mettrait à jour les divisions derrière la présentation mythique de l'unani­mité du Peuple dans la Révolution, c'est-à-dire dans la Cité, l'ethnographie se préoccupe de divisions tribales dans l'univers traditionnel que l'on peut assimiler à l'Espace maternel.

Des deux côtés le discours officiel, négateur de ses propres contradictions, est battu en brèche par la contradiction même dans laquelle il se constitue puisqu'il n'existe comme Centre que par la domestication et l'exclusion progressive de la Périphérie dont il tire pourtant sa légitimité. Il s'agit donc pour lui de ren­forcer, au nom de l' « engagement », au nom de la « Révolution », l'accent « unanimitaire » de la Révolution culturelle.

C'est ici que la littérature aura un rôle tout désigné. La subjec­tivité qu'on lui assigne, par opposition au discours scientifique réduit au seul domaine de la technologie, va lui permettre d'affir­mer au lieu de décrire. On lui demandera d'être authentique, et cette authenticité repose, en fait, sur la subjectivité individuelle des récits vécus (ou présentés comme tels), à quoi elle se résu­me [10]. L'authenticité est une qualité du cœur et non un critère scientifique, du moins lorsqu'il s'agit de littérature. La littéra­ture telle que la conçoit le discours idéologique réussit donc ce paradoxe de recréer, par la subjectivité mythique qui procède de l'Espace maternel, une authenticité gage de légitimité pour la nouvelle Cité qu'il construit. La « subjectivité » du vécu littéraire fonctionne comme un envers authentifiant à la généralité du discours idéologique. Ce dernier sera légitime à cause de l'authenticité que lui confère une littérature « subjective » qu'il a cependant  créée pour sa propre justification.  Cette littérature qui doit ainsi réconcilier la Cité (celle des valeurs proclamées du discours idéologique tout comme celle du registre écrit dont elle procède) avec l'Espace maternel qui trouve soudain une expression convenue dans la subjectivité du témoi­gnage, affirmera donc l'unité sans faille d'un « Même », qui est celui d'un peuple uni. Unité qui ne peut s'affirmer que par un refus de son contraire, de la Différence. Différence que constituent les ennemis extérieurs de ce peuple uni et fier. La « sous-littéra­ture » que produit le discours idéologique comportera donc nom­bre d'ennemis qui sont autant de héros négatifs caricaturalement enlaidis jusqu'aux limites du racisme, et en tout cas d'un « machis­me » puissant. Ainsi, dans les romans d'espionnage produits en Algérie, les ennemis sont le plus souvent efféminés, adipeux, voleurs, de mauvaise foi, et ont même quelquefois des « têtes de juifs »... [11]. L'exclusion de la différence ramène donc à un schéma dualiste particulièrement manichéen. Mais ce schéma est nécessaire si l'on veut préserver la cohésion d'un discours d'auto­-célébration. Et de la même manière, le totalitarisme de ce discours fondateur exclura, bien sûr, la liberté d'expression en la taxant de « valeur libérale bourgeoise », qu'il s'agit de « déjouer » et de « mettre en échec » [12].

Rappelons-le cependant, la différence essentielle à proscrire est celle de l'intérieur. Le mythe unanimitariste du peuple levé d'un seul élan contre tous les impérialismes suppose une culture une. C'est pourquoi, malgré les événements de Tizi Ouzou, d'Alger ou de Bejaïa, qui sont pourtant à l'origine de la cinquième session du comité central du F.L.N. sur la politique culturelle en juin-juillet 1981, sa résolution finale n'évoque pas le problème berbère. La même résolution renforce, par contre, une vision technocratique de la culture, et réduit la liberté d'expression en demandant aux « créateurs et opérateurs concernés » de s'engager dans le sens des orientations définies dans le rapport (...), et de développer leur production « de manière à concrétiser les principes et le but écrits dans ce texte et qui visent l'instauration d'une culture nationale authentique ». Une telle conception étatique de la culture exclut bien entendu toutes les « sous-cultures », notamment ethniques ou régionales [13]. Surtout, elle réduit la pluralité des expres­sions, tant de groupes qu'individuelles, à un discours un, dont l'affirmation de sa propre unité devient bien souvent la finalité suprême.

C'est de ce discours qui ne cesse, en contradiction de plus en plus flagrante avec sa propre réalité, de revendiquer son unité que Nabile Farès ou Mohamed Dib font apparaître, qui le men­songe, qui la vacuité. Il est vrai que ces écrivains comme bien d'autres inscrivent leurs textes en rupture, tant avec ce discours, qu'avec la littérature d'auto-justification qu'il tentait de susciter, et qu'il n'arrive même plus à produire. Est-ce à dire que la pro­duction littéraire du sens est irréductible à une domestication par l'idéologie ? Nous n'en sommes pas encore là : voyons pour l'ins­tant quel est le fonctionnement mythique du discours idéologique, et le rapport de cette production mythique avec les référents d'où le discours prétend tirer sa légitimité.

Discours et production mythique

Car c'est bien d'un fonctionnement mythique que procède le discours idéologique sur la culture. Fonctionnement mythique inverse, cependant, de celui que je décrivais en parlant de la pro­duction mythique de l'Histoire par Nedjma. Contrairement à la fonction productrice du discours mythique dans Nedjma, ou même chez Frantz Fanon dont le registre est pourtant plus idéologique, le discours culturel clos de l'idéologie institutionnalisée est un dis­cours d'auto-célébration au nom d'une légitimité qui lui préexiste, et qu'il ne cessera de répéter, ou plutôt de reproduire.

La légitimité du discours culturel institué lui est fournie par le passé révolutionnaire de l'Algérie, c'est-à-dire par une action. Action qui produisait l'Histoire en la manifestant. Le discours culturel de l'idéologie, contraint pour masquer sa contradiction historique, contingente, de se constituer en discours d'identité par nature, reproduit sans fin la parole-objet qui l'a constitué (l'action révolutionnaire saisie globalement, mais aussi l'histoire mythifiée d'Abdelkader, de Mokrani, et plus loin encore, de Jugurtha). Cette répétition est possible parce que son objet n'est plus un fait immédiatement historique, mais fonctionne sur le mode de la légende où la nation et ses porte-paroles peuvent unanimement se reconnaître loin de toute différenciation critique. Le discours réussit ainsi le tour de force de parler un langage-objet qui fut création d'Histoire, et donc récit mythique au sens productif du terme que j'ai développé à propos de Kateb ou de Fanon, pour l'exhiber en alibi d'historicité.

C'est là, rejoindre le processus décrit par Barthes dans les mythologies petites-bourgeoises françaises des années 50. La com­mémoration est le camouflage historique de l'Histoire. Elle est en même temps la base mythique de toute unité nationale, que le discours culturel de l'idéologie a précisément pour but de fonder en occultant la diversité sur laquelle il se construit. Est-ce à dire qu'une nation ne se conçoit pas dans la diversité culturelle et historique ? La question dépasse mon propos et ma compétence. Je suppose cependant que si la nation comme fait politique se conçoit dans la diversité de ses composantes culturelles, le dis­cours étatique qui la fonde ne peut s'accommoder de cette diver­sité sans perdre une part de sa crédibilité.

Cette notion de répétition, ou de reproduction, me semble essen­tielle pour différencier les deux versants du fonctionnement mythi­que auquel j'ai fait appel successivement. La productivité mythique que j'avais soulignée dans Nedjma illustrait une accession à l'His­toire. Le mythe produisait l'Histoire en produisant le roman. Et le roman ne pouvait pas finir, parce que sa fin était précisément en dehors de lui, mais produite par lui : l'Histoire. En ce sens c'est en sa qualité de récit que Nedjma pouvait être mythiquement productif de réel. Récit éclaté, non-linéaire, construit en écho et en ambivalence, se développant dans une résonance spatiale constitutive de l'aspect multiple du mythe fondateur. Mais récit instituant par sa multiplicité même une totalité: celle de l'Histoire à inventer. Totalité dont les multiples résonances soulignent la continuité sous la diversité apparente. Au contraire, le mythe contemporain tel que le décrit Barthes et que je viens de retrouver dans le discours culturel de l'idéologie « est discontinu : il ne s'énonce plus en grands récits constitués, mais seulement en ‘discours’ ; c'est tout au plus une phraséologie, un corpus de phrases (de stéréotypes) ; le mythe disparaît, mais il reste, d'au­tant plus insidieux, le mythique » [14].

C'est bien ce « mythique », et sa nostalgie imitative du mythe, qu'il me semble pouvoir retrouver dans le fonctionnement du discours culturel de l'idéologie algérienne. Ce n'est certes pas un hasard si, comme on l'a vu plus haut, ce discours fera plutôt appel, pour parler du passé, à la littérature qu'à l'Histoire. Et ce n'est pas non plus un hasard si la littérature qu'il produit, et dont on verra plus loin un exemple avec la revue Promesses, est une « sous-littérature » : un alibi d'historicité qui gomme dans l'épisode de guerre qu'il décrit sa dimension proprement historique pour l'enclore sur lui-même. Cette clôture reproduisant indéfini­ment les mêmes schémas narratifs tente de trouver, hors de l'His­toire, un équivalent vague et caricatural à la structure close du mythe. Les nouvelles de Promesses, et certains des romans publiés par la S.N.E.D. que l'on décrira plus tard, vont se trouver par rapport aux grands textes producteurs de sens historique comme Nedjma, dans la même situation de répétition caricaturale, que le discours commémoratif de l'idéologie l'est par rapport au « langage­ objet » de l'Histoire sur laquelle il fonde sa légitimité. La mono­tonie même de la répétition, tant des modèles de récits de Pro­messes, que des thèmes essentiels de la nouvelle mythologie anti­-impérialiste du discours politique algérien, installe la clôture de cet univers manichéen qui retransforme l'Histoire en mythe.

Mythe grâce auquel l'unanimité va se constituer autour d'une « écriture de la valeur » qui clôt le langage pour en faire un signe de ralliement ambigu : son vocabulaire et ses options anti-impéria­listes affichées lui confèrent un progressisme mobilisateur, gage de modernité, clé de l'ouverture de la Cité pour toute une jeunesse dont j'ai décrit la « soif d'idéologie ». L'idéologie permet de tour­ner le dos à l'Espace maternel pour accéder aux prestiges de la Cité. Elle est la forme spectaculairement engagée de ce que j'ap­pellerai un « être avec a et que Barthes nomme un « langage pro­fessionnel de la présence », « une signature que l'on met au bas d'une proclamation collective » [15]. Cette forme spectaculaire­ment engagée de l'idéologie est également celle de l'écriture du pouvoir, dont elle est à la fois, par une ambiguïté précieuse, l'être et le paraître. Mais l'ambiguïté va plus loin : c'est par son extériorité même, par son paraître mythique qui en fait un signe de ralliement, que cette « écriture de la valeur » crée un nouvel « entre soi », qui restitue en quelque sorte la clôture de l'Espace maternel. C'est dans la mesure où il fonctionne comme un signe de ralliement indéfiniment répété, plutôt que comme un langage objectif du réel mouvant (même si cette dimension ne lui est pas' étrangère), que ce nouveau mythe de l'historicité évite une fois' de plus l'Histoire : et d'abord celle de la constitution de son pro­pre discours.

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Eviter l'histoire de son propre discours mènera donc à décrire son identité à partir de valeurs-refuges situées hors du temps dont', on va voir que, malgré les apparences, elles ramènent toutes à l'Espace maternel, parce qu'elles sont fondées essentiellement sur le refus de la différence. Dans le discours politique algérien, Bruno Etienne relève la récurrence de trois valeurs-refuges, plus sûres garantes de l'identité nationale : la femme, gardienne des tradi­tions, refuge le plus secret, lieu de l'honneur et de l'intégrité; le fellah, emblème d'authenticité en ce qu'il représente la terre ancestrale, et le moudjahid, emblème de légitimité historique [16].

Or, la femme est d'abord celle dont on parle peu, et lorsqu'on en parle (dans le discours officiel), c'est pour réclamer qu'elle soit préservée de la dégradation qui guette sa moralité au contact de modes de vie « non conformes à nos traditions » [17]. C'est-à­-dire qu'elle est le lieu du plus grand refus de l'extérieur, de la clôture la plus forte. On ne parle essentiellement de la femme algérienne que par opposition aux femmes étrangères dont on  réprouve la moralité. On ne parle pas d'elle. Elle est donc un lieu vide, ou du moins absent.

Le fellah est emblème d'authenticité. Mais existe-t-il vraiment une tradition de la paysannerie algérienne? C'est ce que semblent nous montrer les romans ethnographiques comme le discours officiel et scolaire (on le verra) sur la paysannerie. Cependant on a vu que lorsque les romans ethnographiques s'ouvrent à l'Histoire, c'est pour montrer la mort de l'univers traditionnel qu'entraîne cette intrusion. La réalité de la paysannerie algérienne, telle que la décrivent les géographes ou les sociologues, est celle de structu­res et de modes de production très profondément perturbés par l'Histoire, et d'abord par la colonisation. Ce qui permet à Bruno Etienne d'affirmer: « Il n'existe pas une paysannerie algérienne, parce qu'en 150 ans, les habitants de la campagne en Algérie ont subi de telles modifications dans leurs structures sociales et dans leurs bases économiques qu'ils sont en état quasi général de dis­location » [18].

A l'instar de la femme, le fellah peut donc être considéré comme une forme vide, du moins en son rôle d'emblème d'authenticité a-temporelle, puisque sa réalité est au contraire en train de se faire, par exemple dans la Révolution agraire si elle réussit. Réa­lité mouvante éminemment historique, ne pouvant de ce fait constituer cette antériorité qu'on lui demande d'être pour légitimer le discours qui le prend pour garant. Comme la femme, le fellah représente plutôt, dans le discours institué, une valeur de réfé­rence permettant le refus d'autres modèles mythiques, ceux de la différence. Ces contre-héros sont le colon étranger et toute la machine coloniale, dans le discours commémoratif, ou son avatar le plus récent, suscité par le discours de la Révolution agraire : le « féodal ».

Mais si les grands propriétaires terriens, colons ou algériens, sont une réalité indubitable, le terme de « féodal » est une réfé­rence marxienne qui ne correspond pas à ce que le marxisme désigne sous le nom de « mode de production féodale ». Réfé­rence purement langagière, donc, qui fonctionne comme une cau­tion, comme un alibi de progressisme d'un discours technocrati­que pour ne pas poser le problème de la lutte des classes dans sa réalité concrète. L'opposition mythique du « fellah » et du « féo­dal » permet donc de déplacer la réalité des conflits liés à la « révolution agraire », parmi lesquels ceux qu'entraîne le poids de l'administration ne sont pas les moindres, en un conflit mythi­que: le « féodal », qui n'existe plus, s'il a jamais existé, fait un peu l'office des moulins à vent de Don Quichotte. Il est une forme aussi vide que le « fellah ». Mais de plus, étant plus ou moins implicitement associé à l'ancien colon et, au-delà, à « l'impérialisme étranger », il participe comme le fellah ou comme la femme, mais à rebours, à la fonction « unanimitaire » du discours mythique de l'idéologie, car cette fonction ne se réalise que par le refus des éléments allogènes. Là encore, le mythe-refuge fait office de clôture sur l'identique, et de refus de la différence.

Le moudjahid (ou combattant de la guerre d'indépendance) pose un problème plus complexe à notre analyse: n'est-il pas un sym­bole d'historicité ? N'est-il pas l'artisan de l'Histoire constitutive de la nation algérienne ? Et pourtant, c'est avec lui que l'évacua­tion de l'Histoire par le mythe, la transformation de l'Histoire en Nature, et de son « langage-objet » en « langage-alibi » vont le mieux fonctionner.

Artisan de l'Histoire constitutive de la nation algérienne, le moudjahid est, plus encore que le fellah, le meilleur gage de légi­timité. Il complète et parachève l'authenticité que confère le fellah, légitimité spatiale, par une légitimité temporelle : celle des « martyrs » de son Histoire, dont toute nation s'honore et se réclame. Mais précisément, cette caution qu'apporte le moudjahid va le transformer le plus sûrement en mythe. Car c'est elle qui intéresse le discours qui s'en saisit, beaucoup plus que la réalité historique souvent bien plus complexe que ne le présente le dis­cours commémoratif de ce que Bourboune appellera le « minis­tère du retour d'âge ». Et le même Bourboune montrera comment cette caution servira à escamoter la réalité historique récente, dont on a vu le président Boumédienne déconseiller l'étude trop rapide. Cet escamotage de la mémoire du maquis effectif se traduira dans La Danse du roi de Dib par la mise à l'asile de ses rescapés ; le discours étatique a besoin de leur légende, mais ne sait que faire de leurs personnes. On retrouve, dans cette opposition de la légende à la réalité, cette forme mythique vide qu'on avait déjà développée pour la femme et le fellah.

Or, comme les deux autres « valeurs-refuges », la figure mythi­que du moudjahid n'existe que par opposition à une figure mythi­que contraire. La figure de la « soldatesque colonialiste » de Bugeaud à Bigeard, est l'antithèse parfaite, cette fois, du moud­jahid, héros-incarnation de la Vertu aux prises avec le Mal absolu. On retrouve ici, particulièrement vigoureux, le refus manichéen de l'Autre, de la différence, constitutive d'une unanimité célébra­trice du Même, en une antithèse où la valeur, dans les deux ter­mes, s'est totalement substituée au fait. Le mythe, une fois de plus, fonctionne comme une clôture.

Ce faisant, il évacue également la dimension historique du moudjahid en lui faisant rejoindre et « venger les ancêtres humi­liés ». En côtoyant Abdelkader ou Mokrani, le moudjahid perd la dimension de quotidienneté de l'Histoire récente, pour acquérir celle, immatérielle mais combien plus mythique, du Fondateur. Le temps de l'Histoire est récupéré par celui du Mythe. Mais ce n'est pas tout : en se fondant dans le temps mythique des ancê­tres, le moudjahid retrouve également l'espace a-temporel des fel­lahs. Humble et modeste, le moudjahid du récit officiel participe aux moissons des paysans qui l'hébergent, car il évolue dans le peuple comme un poisson dans l'eau, maîtrisant le terrain, étant issu lui-même du tréfonds des djebels. Ainsi, valeur-refuge la plus historique du discours culturel, le moudjahid se voit ramené à la permanence de l'Espace maternel. Lui, le fondateur de la Cité nouvelle, qui lui donne sa légitimité, se retrouve hors de la Cité, dans l'Espace maternel des campagnes qui est le seul lieu d'où il puisse légitimer l'espace même de la Cité.

Condamné à se reproduire sans se recréer, du moins en ses figures essentielles, ce discours clos est donc voué à la répétition spéculaire: miroir exclusif de lui-même, il perd son référent et ne signifie plus que son être propre. La parole n'a plus d'autre signifié que son allégeance : celle qui lui permet d'être reconnue: d'être, dans une historicité biaisée, alibi pour un sens qu'elle n'invente plus.

Un exemple de production " littéraire " du discours: les nouvelles de " Promesses "

Quelle littérature semblable discours culturel étatique peut-il susciter et même produire directement ? Si contrôlée qu'elle soit par le discours culturel, aucune littérature ne l'est totalement. Il y a toujours dans le récit, en tout cas, une frange d'invention qui échappe au discours dans la mesure où elle n'est pas de même nature : Tout, dans le récit, ne signifie pas forcément.

Aussi ne s'étonnera-t-on pas que la poésie tienne une place aussi grande, dans Promesses, que les nouvelles. Mais ces der­nières m'intéressent davantage ici, parce qu'elles sont des récits, et dans la mesure où celles que j'ai choisies ici, toutes publiées de janvier 1970 à juin 1971 dans une revue officielle à l'existence pourtant bien éphémère, l'ont été sous un contrôle très étroit. Elles vont permettre ainsi de dégager quelques-unes des normes du récit national dans le discours culturel de l'idéologie. On verra ensuite comment ces normes, plus facilement décrites sur ce « corpus » restreint et étroitement dépendant de l'idéologie officielle, sont applicables ou non à des romans, récits somme toute plus difficiles à contrôler.

Ces nouvelles, d'abord, répondent à la fonction commémora­tive du discours culturel, et doivent remplir le rôle de création mythique assigné à la littérature dans cette fonction du discours. 12 des 18 nouvelles étudiées, soit les 2/3, sont consacrées à la guerre. De plus, ces nouvelles répètent inlassablement les mêmes données diégétiques. On a vu l'importance de la répétition dans la fonction mythique du discours commémoratif.

Il s'agit le plus souvent d'un souvenir, vécu ou fictif. Sou­venir d'une attaque aérienne qui a décimé la « famille » des maquisards dont le héros recherchera toujours la « chaude amitié protectrice [19] », « massacre d'un village » que A. Mecheri n'arrive pas à oublier [20], mort d'un enfant étouffé involontai­rement par sa mère pour l'empêcher d'alerter par ses cris une patrouille qui passe [21]. Ce souvenir obsédant est la principale motivation de l'écrit, parfois la seule.

Cet aspect « vécu » constitue une sorte de « pacte référentiel ». Que ce pacte soit vrai ou mensonger importe peu : l'important est bien ici l'illusion référentielle. Il s'agit là d'une sorte de fonction­nement global, indépendant des scripteurs : celui-même d'un dis­cours dont ces nouvelles ne sont que des variantes singulières mais répétitives. Discours par rapport auquel elles sont incons­ciemment ou consciemment des actes d'allégeance, des signes de ralliement, chaque écriture singulière se fondant dans l'unanimité d'une écriture collective. Or cette illusion référentielle fonctionne comme un alibi d'Histoire, car le témoignage individuel même vécu « fait » historique, mais ne fait pas l'Histoire. L'illusion référentielle est donc bien, lorsqu'elle n'est pas utilisée comme exem­ple nécessaire pour une analyse historique absente ici, un fonc­tionnement mythique dégradé qui escamote l'Histoire. La valeur émotionnelle de l'incident narré se substitue à sa réalité historique signifiante.

Ce témoignage d'une expérience solitaire impose presque natu­rellement, du moins chez nombre d'écrivains débutants, la pré­sence d'un personnage central, qui seul est soumis à un début d'étude psychologique. Ce personnage peut être le narrateur, et les récits à la première personne sont nombreux. C'est parfois un personnage fictif, comme Belkacem le traître, dont nous voyons la déchéance progressive dans L'Esprit du mal, de Mouloud Achour [22]. L'auteur prend déjà plus de recul lorsqu'il crée, comme dans Le Marchand de jasmins (est-ce le père, est-ce le fils ?) de Mourad Yellès [23], un noyau bicéphale, mais symboli­que : le père soumis aux colons sera tué à la place de son fils, marchand de jasmins comme lui, qui vient de commettre un attentat.

Autour de ce noyau moteur (un ou deux personnages, toujours masculins), les autres personnages ne sont le plus souvent que des fonctions : le chef des maquisards dont la mort est apocalypse, « Je n'oublierai jamais son visage crispé, la sueur ruisselant sur ses joues et l'éclat sauvage qui donnait à ses yeux rougis un aspect de fin du monde » [24] ; le gendarme au « képi tristement célè­bre », qui « ne se déplaçait jamais sans s'abreuver au sang des Kabyles » [25] ; la mère et les sœurs, le plus souvent confinées dans des tâches ménagères et ne sortant pas de chez elles, si ce n'est pour montrer à l'occasion l'unité de tout le village contre l'envahisseur, ou contre le traître. Cette unité, affirmée de façon constante dans toutes les nouvelles ayant pour cadre la campagne (alors qu'en ville la guerre est l'occasion d'opposer la passivité des parents à l'engagement des jeunes hommes) peut même être cruelle lorsqu'elle s'exerce contre le simple d'esprit qui n'a rien compris et plaisante volontiers avec le capitaine de la S.A.S. [26].

Par leur répétition d'une nouvelle à l'autre, le ton du témoi­gnage halluciné, où les images violentes se suivent [27], la réduc­tion des personnages « secondaires » à des fonctions toujours semblables, l'absence d'analyse politique d'ensemble et l'unité obli­gatoire du village, théâtre d'opération que l'on préfère à la ville, semblent bien devenir quelques-unes des conventions tacites d'un genre.

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La plupart de ces nouvellistes sont jeunes (en 1970-71). Ils sont tous nés entre 1942 et 1955. Et les plus jeunes sont les plus nombreux. Ils n'ont pratiquement tous (seize sur dix-sept, et Laadi Flici n'en a écrit que deux) publié qu'une nouvelle dans Promesses. Comment expliquer le recours, non seulement au thème de la guerre, mais encore à un modèle-type de nouvelle, dans ces textes qui sont souvent les premiers et parfois les seuls publiés par leur auteur ? (Mouloud Achour fait ici figure d'exception.)

On a vu combien était grande la fierté révolutionnaire chez les jeunes algériens aussi bien lycéens qu'apprentis ou campagnards. Cette fierté est une force importante au service du socialisme algé­rien. C'est un acte de foi quotidien, alimenté par la conscience d'avoir vaincu - et de vaincre encore, à propos du pétrole par exemple - l'impérialisme. Cette conscience est entretenue par la presse, la radio et la télévision qui n'oublient aucun « glorieux anniversaire ». La « soif d'idéologie » rejoint ici la fonction commémorative du discours culturel, dans un mariage bien pré­caire: la soif d'idéologie et de modernisme mène rapidement au rejet du discours commémoratif dont la duplicité est alors per­çue. Mais les « écrivains » de Promesses sont le plus souvent des adolescents. Or, je hasarderai ici que c'est par cette thématique guerrière, cette « révolution » au passé, que l'adolescent franchit le plus souvent le seuil difficile entre l'univers familial clos sur soi, hors du monde et resserré, et le monde extérieur, celui des valeurs universelles, celui de la Cité. L' « engagement » que le discours culturel comme le système scolaire ne cessent de confon­dre avec le discours commémoratif au nom d'une commune thé­matique anti-impérialiste, va donc apparaître comme le seul moyen d'échapper à la tradition. Y a-t-il contraire plus radical à la clô­ture volontiers qualifiée de « rétrograde », de l'Espace maternel, que le crépitement des armes automatiques ?

Et pourtant, n'avons-nous pas relevé tout à l'heure chez ce rescapé du maquis la nostalgie inguérissable de « la chaude ami­tié protectrice » de ses compagnons disparus ? Ce souvenir rend le héros aussi inadapté au monde réel, il le sépare de la même manière que le ferait pour d'autres la hantise de cette clôture irres­ponsable et chaude de l'Espace maternel. Le culte du souvenir guerrier, surtout lorsqu'il est aussi peu politisé que dans Promes­ses, n'est-il pas également une manière de se retrancher du monde, d'ignorer que le temps historique va inexorablement vers l'avant, qu'on veuille ou non le suivre? On ne sort donc du cercle que pour en retrouver un autre. La répétition a rattrapé l'engagement lui-même, qui se voulait différence, et qui devient conformisme.

Ce rythme circulaire est encore plus marqué lorsqu'on consi­dère que l'expérience narrée a très souvent été vécue par l'écri­vain ou ses proches. Pour un « écrivain » né en 1950 ou plus tard, la révolution, c'est parfois un souvenir atroce et précis qui a marqué profondément son enfance. Et les enfants sont nom­breux au centre de ces nouvelles : celui qui voit tuer son père devant ses yeux dans Le Massacre d'un village, « l'ami d'enfance qui me capturait des oiseaux dans le jardin » chez Nadir Ait Ouali [28], ou encore le petit garçon qui donne son titre à la nouvelle d'Ahmed Semra [29]. Faut-il citer le petit Youm, étouffé par le « sein immense et blanc » de sa mère, dans Un soir du côté du Dhurdhura [30] ?

Or le thème de l'enfance est un thème connu dans la littérature algérienne de langue française, et ressenti comme l'une de ses composantes essentielles par le public. Le Fils du pauvre de Feraoun, La Grande Maison et L'Incendie de Dib, pour ne citer que quelques oeuvres, ont imprimé dans l'image collective que s'en font les lecteurs le sentiment qu'une oeuvre algérienne est le plus souvent construite autour d'une enfance : celle-ci n'est-elle pas le plus sûr moyen de retrouver ses origines, de revenir aux sources pour l'intellectuel acculturé ; et en même temps de mon­trer au lecteur français l'univers traditionnel algérien, qu'il ne soupçonnait pas derrière l'assimilation superficielle de l'écrivain ? Bien plus, quand on sait le prestige de Feraoun en tant que per­sonne [31], et que Le Fils du pauvre fut justement la première oeuvre de cet écrivain-instituteur, il n'est pas exclu de voir en lui une sorte de modèle inconscient. On se moule plus ou moins sur l'auteur du Fils du pauvre, même si on parle de la guerre, qu'il n'abordait qu'avec douleur. Le retour à l'enfance est aussi un retour aux enfances de la littérature algérienne. Enfances qu'on n'avait de fait pas quittées, puisqu'on n'est pas sortis du moule scolaire, auquel Feraoun nous renvoie. Produite non loin de l'école, la littérature de Promesses s'énonce encore pour elle, et d partir de ses modèles de lisibilité.

Comme les trois valeurs-refuges du discours culturel décrites plus haut, la production littéraire qu'il contrôle le plus étroitement fonctionne donc comme une forme vide, qui n'existe que par opposition à tout ce qui remettrait en question l'auto-reproduction spéculaire de ce discours. A cette auto-reproduction, Promesses a participé pendant les temps très court de sa parution. Mais il faut bien reconnaître que son impact n'était pas bien grand. Une forme vide peut difficilement signifier autre chose qu'elle-même. Promesses était, au niveau de sa lecture, le prolongement d'un mode de reproduction autrement puissant du discours culturel l'institution scolaire. Car c'est bien l'institution scolaire qui four­nissait à la revue ses « écrivains » comme ses lecteurs. Et surtout, elle lui fournissait un modèle implicite de littérarité algérienne de langue française.

La production de normes narratives par l'institution scolaire

Il est cependant difficile de parler du modèle de littérarité algé­rienne de langue française que diffuse l'institution scolaire en Algérie sans replacer tout d'abord ce modèle dans une réflexion plus globale sur la fonction bien particulière de l'enseignement du français en Algérie. Fonction étroitement liée au rôle que le discours politique assigne à la langue française, laquelle n'est pas en Algérie n'importe quelle langue étrangère.

Les plus récentes instructions pédagogiques algériennes sur l'en­seignement du français soulignent que son but est de diffuser « une langue plutôt qu'une culture ». Vision technocratique dont j'ai montré [32] qu'elle bride la créativité que suscite chez l'élève maghrébin une situation pédagogique et culturelle paradoxale. Car la semi-différence qu'institue en contexte scolaire la présence d'une littérature nationale dans la langue de l'Autre, par ailleurs sou­vent symbole de modernité, d'ouverture sur le monde, crée pour l'élève bilingue une tribune, un théâtre singulier où il se dira plus facilement à cause de cette différence même, que dans la clôture de l'identité où une sorte de pudeur ancestrale interdit la mise en avant du « moi ».

Il n'est plus à démontrer qu'il n'existe pas de langue neutre, non située historiquement, et dont on pourrait évacuer les conno­tations culturelles. Une langue n'existe pas hors de la culture qu'elle véhicule, et le français, en Algérie, moins encore que toute autre langue étrangère. Dans l'optique même d'une efficacité idéolo­gique, ne vaudrait-il pas mieux assumer l'historicité inévitable de la langue étrangère qu'on enseigne, en accordant une place plus grande dans l'enseignement à une description critique des connotations culturelles qu'elle véhicule ? Car les élèves ne se privent pas de se saisir eux-mêmes de ces connotations telles que de toute manière les média (et même le texte scolaire le plus « expurgé » les leur proposent, et se construisent à partir d'elles un mythe de la modernité européenne ou américaine qui fonc­tionne à contre-courant des buts avoués de l'idéologie culturelle !

A moins, précisément, que ces buts avoués ne soient, une fois de plus, que la face visible d'un discours qui occulte sa propre contradiction sous la production de thèmes idéologiques séparés de la réalité des faits qu'ils informent, leur substituant un faisceau de valeurs ? Réduire l'enseignement du français en Algérie à une simple acquisition de techniques linguistiques séparées de leur contexte culturel est bel et bien produire un mythe de la langue « neutre » qui camoufle en valeur le fait historique de la manière dont le français est vécu concrètement par les jeunes algériens [33].

Mais c'est également occulter l'origine même du discours péda­gogique algérien sur l'enseignement du français. Car qui, en fait, produit ce discours qui se pique d'évacuer de la langue française enseignée la culture qu'il véhicule ? Un corps d'inspecteurs péda­gogiques dont la francophilie culturelle, précisément, surprend l'observateur. Ce sont pour la plupart d'anciens instituteurs ayant parfaitement intériorisé toutes les vertus républicaines de la troi­sième république, et dont Fanny Colonna a décrit la formation comme l'idéologie dans sa remarquable thèse sur Les Instituteurs algériens [34]. De la formation de ce corps d'instituteurs promus à l'encadrement pédagogique par l'Indépendance, Mouloud Feraoun constitue la meilleure illustration, et ce n'est pas un hasard s'il est l'écrivain algérien le plus présent dans les pro­grammes d'enseignement du français. Feraoun constitue, comme le groupe d'anciens élèves de l'Ecole Normale de Bouzaréa qui lui survit, une sorte d' « homme-frontière » ayant parfaitement assimilé l'idéologie humaniste du système scolaire français, et en reproduisant en toute sincérité le double fonctionnement dans un discours culturel nouveau. Pour schématiser, on pourra dire ici que l'idéologie coloniale exhibait l'humanisme de son discours culturel en occultant la réalité politico-économique de la coloni­sation. Mais de la même façon, le discours scolaire de l'enseigne­ment du français dans l'Algérie indépendante exhibe l'anti-impe­rialisme de son discours culturel en occultant la réalité historique de la constitution de ce discours, comme de la formation des élites qui le représentent et l'exécutent. Il s'appuie pour justifier le mythe technocratique de la langue-objet neutre sur la prédomi­nance du français dans l'environnement technologique « moder­niste » en Algérie.

Ce discours scolaire sera donc, avec la littérature algérienne de langue française, dans un rapport ambigu. Car cette littérature, principalement lorsqu'on la réduit au modèle que constitue Feraoun, se prête à une célébration des valeurs sur lesquelles s'est cons­truit ce discours. Valeurs qui fonctionnent comme autant de « signaux scolaires » dont Christiane Achour [35] fait la descrip­tion en confrontant les extraits de Feraoun retenus par les manuels algériens d'enseignement du français, avec les manuels utilisés par Feraoun lui-même à l'Ecole Normale de Bouzaréa ou dans sa profession d'instituteur.

J'avais moi-même souligné cette fonction de célébration dans le choix des extraits de littérature nationale de langue française par les manuels algériens d'enseignement secondaire [36]. Mon propos était alors légèrement différent, puisqu'il s'agissait de décrire l'image globale de la littérature nationale de langue fran­çaise que donnent les manuels d'enseignement du français au lycéen algérien. Aussi, là où Christiane Achour montre la célé­bration d'un modèle lié à un usage codé de la langue et de l'écri­ture diffusées par le texte féraounien des manuels, je m'étais placé essentiellement sur le plan du choix des thèmes, comme sur celui de l'importance des extraits d'écrivains algériens par rapport aux extraits d'autres auteurs.

Le choix que font ces manuels d'extraits des écrivains natio­naux s'ordonne autour des deux impératifs implicites de célébra­tion et de récupération, ou de commémoration. Or, ces deux impé­ratifs peuvent se ramener à cette transformation du fait en valeur qu'on avait vue dans le fonctionnement mythique de l'idéologie. La question qui se pose est cependant, comme pour les nouvelles de Promesses, de savoir quelle est l'efficacité de cette production ainsi ramenée à des schémas comparables à ceux de la production mythique.

Il est en effet significatif de constater, toujours dans les manuels d'enseignement secondaire, que rares sont les extraits choisis d'écrivains algériens illustrant un aspect de l'idéologie que la présentation des manuels préconisait de souligner: « le rôle que la science et la technique jouent dans le devenir et le progrès des nations ». C'est à peine si cinq extraits montrent, dans l'opti­que misérabiliste également développée chez Feraoun, par le choix des extraits dans l'enseignement primaire, la difficile conquête du savoir lorsqu'on est fils de colonisé. Un seul texte algérien nous montre une réalisation de la science moderne : il s'agit d'une brève description de barrage, par Malek Haddad, dans le manuel de troisième année du secondaire. Surtout, le conflit que vivent quotidiennement les élèves entre une modernité qui les fascine plus qu'ailleurs et les contradictions de leur vie quotidienne est absent de ces extraits, alors que la littérature nationale de langue française l'a fort bien illustré. Faut-il rappeler, par exemple, que les lycéens, malgré les efforts de leurs professeurs pour leur mon­trer la description de la vie paysanne, et la lente prise de cons­cience politique des fellahs, ne retiennent de L'Incendie de Moha­med Dib, que ce très beau chapitre XVI, où, dans le flamboiement d'août le jeune Omar découvre avec émotion, près de la source où elle se baigne, les mystères troublants du corps de Zhor ? Or, si L'Incendie est, après La Terre et le sang, de Feraoun, le plus gros pourvoyeur de textes de ces manuels, aucun extrait du chapitre XVI n'y figure ! La découverte du corps, le senti­ment amoureux, n'auraient-ils pas de place dans la société où ces textes doivent « préparer l'intégration future de l'élève ? » Bien plus, la description de l'univers traditionnel à quoi la littérature nationale est le plus souvent réduite par les manuels, a-t-elle pour cet élève le même attrait de la découverte que pour le lecteur européen, à qui les romans de la « génération de 1953 » étaient primitivement destinés ? Même si l'univers décrit est bien réel, il gardera de l'image de sa littérature que lui donnent les manuels scolaires le sentiment de quelque chose d'inactuel, qui ne concerne pas ses aspirations profondes.

Un horizon d'attente doublement idéologique

Voici donc, sommairement décrits, quelques éléments de la « commande » que trouve en face de lui l'écrivain algérien actuel de langue française, s'il veut s'intégrer dans un fonctionnement littéraire national.

Cet horizon d'attente par rapport auquel l'écriture algérienne de langue française devra se situer, apparaît d'emblée comme hautement saturé d'idéologie. L'Histoire de l'Algérie, comme l'Histoire de sa littérature de langue française, ne parviennent à l'horizon d'attente dont ils vont être des éléments essentiels qu'à travers tout un réseau de lectures qui relèvent ici plus qu'ailleurs d'une interpellation idéologique.

En effet, l'existence nationale de l'Algérie comme celle de sa littérature de langue française étant des phénomènes récents, leurs Histoires ne peuvent se constituer qu'à travers ce que j'ai appelé des matrices signifiantes qui génèrent des discours relativement neufs, où la production mythique est l'un des éléments essentiels de la mise en place d'un récit codé, prédéterminé de l'Histoire.

Ce récit est constitutif de l'Identité. Il l'est à travers sa produc­tion d'un espace, et il est espace lui-même. Production de l'es­pace de la nation. Production de l'espace de l'Histoire. Production de l'espace des textes, parmi lesquels la littérature n'est pas des moindres. Par sa familiarité avec la production mythique, la litté­rature permet la constitution d'une grille de lecture du réel qui évite la fastidieuse et dangereuse exploration des faits comme des lieux.

Mais constituer l'identité, à supposer qu'elle soit une, est bien le piège dans lequel la littérature est de ce fait enfermée. Car peut­-on dire l'identité une, par-delà les diversités, sans tomber dans la clôture d'un espace entouré de miroirs, lesquels ne réfléchissent sans fin que les mythes répétés qui les ont dressés ? Et peut-on dire une histoire se proclamant unanimitaire, sans devenir le signe hagard et servile d'une identité mythique non moins hagarde ?

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Lecture du réel, le roman algérien d'expression française devra tenir compte d'autres discours qui lisent le réel avec lui, et lui fournissent des modèles de déchiffrement. Mais objet historique lui-même, il sera confronté à une lecture de son texte qui sou­vent lui préexiste, et lui fournit à son tour des modèles. Lecture préexistante informée par les romans algériens de langue fran­çaise antérieurs. Mais informée également par la lecture que l'idéo­logie fait à son tour de ces textes, l'idéologie produit, ainsi, des normes de narration dans la rencontre entre les textes antérieurs et ses propres structures signifiantes, entre la productivité mythique de textes, et ses propres mythologies. Cette lecture préexistante et ces normes de narration constituent ce que j'ai appelé une image collective de la littérature algérienne de langue française, compo­sante essentielle de l'horizon d'attente.

Mais cette image collective subit à son tour un double traite­ment idéologique. Le lecteur éventuel va se situer, non par rap­port aux textes eux-mêmes, qu'il connaît le plus souvent fort peu, si ce n'est par des souvenirs scolaires dont on a vu combien le discours est déformant, mais par rapport à cette image collective que discours idéologique, discours culturel, discours scolaire et dis­cours social auront contribué à forger pour lui. C'est par rapport à cette image collective que ce lecteur éventuel va développer un faisceau d'attitudes dans lesquelles, certes, interviendront ses pen­chants individuels, mais que l'idéologie malgré tout aura encore une fois contribué à former.

Dans ces conditions, quelle sera l'attitude des lecteurs potentiels devant leur propre littérature nationale ? Il m’a semblé intéressant de décrire

1)      comment ils voient cette littérature ;

2)      ce qu'ils en attendent.

Du premier de ces deux points dépend en effet l'intérêt qu'ils porteront à cette littérature : pour qu'ils la fassent vivre par leur lecture, il faut d'abord qu'ils soient tentés d'en ouvrir les livres.

Du second point dépendra un autre aspect de la « commande » dont je parlais plus haut. Car la « commande » du discours social, que j'ai touchée essentiellement dans cette enquête, n'est pas for­cément celle du discours idéologique auquel j'assimilais un peu vite le discours social dans ma première approche [37]. Certes, le discours culturel de l'idéologie contrôle en partie le discours social, en se servant des différents « appareils » à sa disposition, dont l'institution scolaire n'est pas le moindre. Mais en ce qui concerne l'Algérie, qui n'est pas un pays industrialisé comme ceux que décrivent les marxistes, la situation est bien plus com­plexe. Pour une bonne compréhension de ce qui va suivre, il est d'abord nécessaire de souligner une fois de plus que le discours social fonctionne à deux niveaux parallèles, que l'on peut « spa­tialiser » comme correspondant l'un à l'espace de la Cité, l'autre à l'Espace maternel. Le terme « d'espace » est entendu ici au sens large : il signifie aussi l'espace d'une parole, ou d'un discours. Les réponses que l'on peut obtenir aux questions d'une enquête, en français, et portant sur la littérature, relèveront de toute évi­dence, du moins lorsqu'elles seront conscientes, du discours de la Cité par lequel l'individu interrogé assure sa socialité : ses rap­ports avec les autres selon des codes essentiellement forgés par l'école. C'est dans ce discours lié à un espace social ouvert que l'enquêté sera le plus perméable à l'idéologie, puisque précisément l'idéologie va lui fournir là des modèles d'intégration sociale, exté­rieure. On ne s'étonnera pas d'y voir un tel impact du discours scolaire.

Les deux questions « comment les lecteurs potentiels voient-ils leur littérature ? » et « qu'en attendent-ils ? » vont donc a priori être modalisées de façon différente. Dans la mesure où la connais­sance de la littérature nationale passe le plus souvent par les filtres idéologiques de l'appareil scolaire comme de l'appareil culturel en général (presse, discours officiels, etc.), les réponses à la pre­mière question seront fortement teintées par cette idéologie, qui est celle de la Cité, celle d'un discours à usage externe. Par contre, « l'attente » étant a priori un critère plus individuel, échappera-­t-elle aux critères idéologiques pour manifester davantage certains aspects refoulés de l'Espace maternel ? Y répondre positivement serait méconnaître que l'impact idéologique est plus complexe qu'il n'y parait: malgré sa tentative de clôture sur soi par le fonc­tionnement mythique, le discours culturel de l'idéologie ne peut éviter l'intrusion de contre-discours, tout autant idéologiques que lui, et participant donc au même titre de l'espace de la Cité.

Parmi ces « contre-discours » l'inévitable diffusion de modèles de vie extérieurs, et les prestiges d'une consommation à l'euro­péenne créent une mythologie autrement puissante que celle de l'idéologie nationaliste. Cette mythologie des modèles extérieurs participe exclusivement de l'espace de la Cité, car elle ne peut en aucune manière intervenir dans l'Espace maternel, étant de nature totalement allogène. C'est pourquoi elle sera elle-même récupérable, malgré ses dangers, par l'idéologie. On peut donc affirmer dès à présent que l'image collective de la littérature natio­nale telle que les deux questions ci-dessus la résument se présen­tera sous un jour essentiellement idéologique, spatialisé le plus souvent dans la Cité, même si parfois j'ai pu lire également l'Es­pace maternel dans certaines réponses.

Comment donc les lecteurs potentiels interrogés voient-ils leur littérature ?

Pour préciser ce point, il convient d'abord de voir la place qu'ils lui donnent dans l'ensemble de la littérature, ou des litté­ratures, qu'ils connaissent. L'image de la littérature nationale est tributaire de l'image de la littérature en général que véhiculent plus ou moins consciemment les personnes interrogées. J'ai essayé de préciser ces deux images en demandant : « Quels sont les cinq écrivains que vous connaissez le mieux ? ». Or, après une pré­-enquête orale, que le dépouillement des réponses à cette question confirmait, j'avais, pour simplifier, réduit l'image possible de la littérature à quatre grandes « masses » : les auteurs « scolaires », les auteurs « pour intellectuels », les lectures de détente, les auteurs maghrébins.

Une première remarque s'impose : le faible nombre des auteurs « de détente », catégorie dans laquelle j'avais classé pêle-mêle la plupart des romans à grand tirage français ou étrangers et les romans policiers : les auteurs de ce dernier genre ne totalisent que 1,7 % des réponses. La littérature n'existe, en grande partie, que par la lecture scolaire : on cite peu les « best-sellers » du moment dont les noms reviennent dans les réponses à des enquêtes du même type en France. Par contre, les « auteurs scolaires » (41 %) sont les plus nombreux. Et ils correspondent le plus souvent a programmes de l'enseignement secondaire.

C'est la convergence du discours culturel et du discours scolaire qui explique la seconde place des écrivains maghrébins. Le discours scolaire les dévalorise par rapport aux « classiques » fran­çais, qui restent ses grands modèles, mais il est rejoint par le discours culturel pour faire jouer aux auteurs maghrébins ce double rôle de célébration et de commémoration qu'on a décrit plus! haut. C'est pourquoi, tout en étant seconde, la place de ces auteurs est tout de même presque aussi importante que celle des « auteurs scolaires » français, pourtant davantage enseignés. Et cette fonction de célébration scolaire qui ne recoupe pas une lecture effective est confirmée par l'importance démesurée de Feraoun.

Refaite aujourd'hui, cette enquête donnerait probablement, sur ce point, des résultats un peu différents. L'activité théâtrale et politique récente de Kateb Yacine l'aura peut-être fait connaître un peu plus dans l'actualité du débat sur la culture. La présence de Boudjedra et la vente de ses livres chez la plupart des libraires le feraient probablement citer par plus de trois personnes. Mais les différences seraient certes minimes et n'infirmeraient pas, en tout cas, ma thèse d'une lecture essentiellement idéologique dans laquelle, simplement, la fonction de commémoration céderait un peu le pas devant une contestation qui reste idéologique. La fonc­tion de la littérature, si elle n'est pas de célébrer, est donc de démontrer. Mais le discours culturel auquel les écrivains algériens sont associés par l'image collective est le plus souvent commémo­ratif, inactuel, tourné vers le passé et inadapté en tant que tel, à la fois aux réalités du présent et aux espérance de l'avenir.

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J'ai tenté, par ailleurs, de préciser ce que j'appelais « l'attente profonde » des lecteurs potentiels d'une littérature nationale en Algérie, en proposant aux personnes interrogées de choisir entre neuf thèmes qu'elles conseilleraient d'évoquer à un écrivain algérien.

L'une des dernières proposées, à cause de son apparente abstrac­tion, cette question suscita pourtant un très fort pourcentage de réponses, ce qui souligne à la fois la force de cette « attente », et l'évidence d'une conception dirigiste de la littérature : le prin­cipe même de la question n'a choqué personne, semble-t-il. Pour­tant, cette constatation infirme ma conception empiriste première, et si elle permet certes de parler d' « attente », elle n'autorise pas à qualifier cette attente de « profonde », c'est-à-dire échap­pant au métalangage de l'idéologie, ou de la Cité.

Cette forte dimension idéologique de l'attente des lecteurs se manifeste dans leur revendication d'une littérature authentique­ment nationale (refus très grand de « mêmes sujets que les écri­vains français »), qui contredit en partie le modèle français sco­laire de l' « écrivain » qu'on a pu relever plus haut. On retrouve ici la fonction de célébration de l'écrivain national.

Cependant, si on a le plus souvent associé la fonction de célé­bration et celle de commémoration de la littérature dans les dis­cours culturels institués, ces deux fonctions divergent nettement au niveau de l'attente. Même si les termes de cette attente sont ceux de langages idéologiques, ces derniers ne rejoignent pas néces­sairement ceux du discours culturel institué.

Proposer au lecteur potentiel de choisir entre des thèmes que devrait selon lui traiter la littérature nationale n'est pas échapper à une problématique idéologique. Mais parmi ces thèmes, les « problèmes de la jeunesse et de la famille dans l'Algérie actuel­le », la « situation de la femme et les problèmes du couple », et « l'émigration » représentent précisément les trois failles majeures du discours culturel institué. Car elles marquent l'intrusion d'une quotidienneté vécue dans l'abstraction d'un discours idéologique dont le fonctionnement mythique sert en partie à occulter les contradictions du réel.

Ces trois thèmes sont donc les plus « demandés » et les moins refusés. Ils sont également ceux pour lesquels le nombre de non­-réponses est le plus faible.

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Formulée explicitement, l'attente face au livre est donc essen­tiellement idéologique, et participe à ce titre de l'espace de la Cité. L'Espace maternel n'est pas formulable dans les termes proposés ici. S'il se manifeste dans les réponses à l'enquête, c'est sous forme de refus qui le préservent. Mais l'idéologie, qu'elle soit instituée ou - surtout - oppositionnelle, n'en reste pas moins l'élément essentiel de l'horizon d'attente que va rencontrer l'écri­vain, dans lequel il devra inscrire son écriture.


Chapitre 5 :
La surdétermination idéologique des romans publiés à la S.N.E.D.

Y a-t-il un manque commémoratif ?

C'est dans le contexte d'un discours culturel et d'un horizon d'attente explicite dominés par l'idéologie qu'il faudra donc situer la production romanesque de langue française publiée sur le sol national par la S.N.E.D., et suscitée par les circuits nationaux de diffusion. Or, un survol rapide des sujets des douze romans de langue française publiés par la S.N.E.D. de 1967 à 1980 alourdit encore le constat que j'avais pu faire à partir des nouvelles de Promesses: seuls La Mante religieuse de Jamal Ali-Khodja (1976) et Les Conquérants au Parc rouge (1980) de Chabane Oua­hioune ne situent pas tout ou partie de leur action dans le cadre de la guerre d'Indépendance. La proportion de romans consacrés à la Révolution est donc bien plus forte encore que celle que laissaient apparaître les nouvelles de Promesses. La fonction com­mémorative semble bien être le projet essentiel du discours litté­raire de l'institution culturelle nationale.

A cet égard, les deux premiers romans édités par la S.N.E.D. alors même (1967) qu'en France, Ahmed Azeggagh venait de publier L'Héritage [38], récit maladroit certes, mais annonciateur d'un discours de rupture que d'autres écrivains amplifieront après lui, sont significatifs d'une effective partition géographique de l'espace de la parole romanesque algérienne de langue française. Il semble en effet que la production sur le sol national se réduise d'autant plus à des récits de ralliement à un discours commémo­ratif, que ce dernier est davantage mis en question de l'extérieur.

Les Barbelés de l'existence de Salah Fellah [39], sont aussi ceux des camps de l'armée française autour desquels vaque Saddek dans son enfance misérable, avant de s'attaquer directement aux barbelés de la colonisation, puis de se retrouver prisonnier derrière d'autres barbelés. Le développement de la métaphore du titre, la construction du roman autour d'un personnage central aux pri­ses avec la répression coloniale, manifestent d'abord la confor­mité à des modèles formels de ralliement. Publiés la même année, Les Cinq doigts du jour ne sont même pas les six nouvelles du livre de Bouzaher [40], qui composent cependant une suite roma­nesque et se répondent l'une à l'autre dans un même texte. L'ori­ginalité formelle de ce recueil en forme de suite romanesque cen­trée successivement sur des personnages différents est relativement plus grande. Mais Bouzaher n'est pas le premier à gommer ainsi le personnage central au profit du symbolisme de l'aventure col­lective de tout un peuple. D'ailleurs, le personnage principal revient comme noyau différent de chacune des nouvelles, où il sera successivement Houria, Omar, Saïd, Tahar, Zhour et Ali, dissé­minés en des lieux différents de l'oppression, mais unis dans une même lutte et une même famille algérienne. La « dictée du peu­ple » de laquelle l'auteur se réclame est un autre modèle de rallie­ment du discours commémoratif.

Paru deux ans plus tard, en 1969, Quand le soleil se lèvera d'Ahmed Aroua nous conduit à travers les méandres de deux aventures sentimentales. Le narrateur y quitte la douce et belle Marianne, compagne de ses études de médecine à Montpellier, pour aller à la rencontre d'Amina comme de « la porte qui mène à la liberté (et) ne s'ouvre qu'à des mains ensanglantées » (p. 127). On comprendra à travers ce symbolisme appuyé que la lutte à venir est l'aurore annoncée par le titre d'un roman qui rappelle­rait Le Mont des genêts par ses maladresses, mais où rien ne peut se comparer aux rocailleuses trouvailles poétiques de Bour­boune [41].

L'année suivante, Une Autre vie de Leïla Aouchal [42] repro­duit le schéma canonique du passage d'un univers culturel, géo­graphique et politique à un autre autour du récit d'une « tranche de vie » du personnage central, qui parle ici à la première per­sonne, comme celui d'Ahmed Aroua, mais pourrait aussi bien être désigné à la troisième personne, comme Omar du Mont des genêts ou Saddek des Barbelés de l'existence : l'essentiel reste le modèle d'une aventure individuelle exemplaire, réceptacle sym­bolique du discours à illustrer. Une variante cependant semble­rait classer ce texte dans une catégorie à part : ne prétend-il pas être l'autobiographie véritable d'une française devenue algérienne pendant les années de guerre ? Mais la fiction référentielle et le jeu sur l'identité ne font que renforcer, on le verra, un discours de justification interne face à des discours extérieurs bien schéma­tiques, et cependant références implicites de ce texte comme de la plupart de ceux étudiés ici.

Ce n'est que trois ans plus tard, en 1973, qu'Ahmed Akkache nous aidera à sortir quelque peu de ce discours narcissique avec L'Evasion [43] bien réelle de ses personnages, maquisards algé­riens enfermés dans une prison de province française. Le contexte de ce roman est bien la guerre, là aussi, mais le récit y est, avant tout, son propre but. Minutieusement mené, il sait nous tenir en haleine sans phrases inutiles, et être convaincant par sa simplicité, qui cherche le moins possible à persuader.

La Mante religieuse de Jamal Ali-Khodja (1976) [44] rompt avec le discours de commémoration auquel se ralliaient les romans précédents. Confus, maladroit, ce « roman hallucinant » selon le catalogue de la S.N.E.D. est d'abord l'expression du malaise vécu par " l'enfant de l'après-guerre », prisonnier d'une ville-ogresse, dont le titre du roman est une métaphore. Roman d'une forme de bâtardise, le texte est lui-même bâtard, tant par les multiples jeux d'intertextualités mal assumés qu'on y relève, que dans son projet lui-même. Cependant c'est la première amorce de rupture - même non aboutie - avec le conformisme des autres textes. Rupture acceptée parce que l'auteur est le neveu de Malek Haddad, auquel il dédie son livre qui lui doit beau­coup ?

Publié deux ans après La Mante religieuse, Le Printemps n'en sera que plus beau, de Rachid Mimouni [45] n'annonce cependant toujours pas le printemps pour la S.N.E.D. Certes, la prétention littéraire est ici plus grande que dans les textes précédents, par­ticulièrement dans la multiplication des voix narratives, parfois disposées les unes par rapport aux autres comme le chœur de la tragédie grecque par rapport aux personnages. Mais le « pro­cédé » apparaît vite dans toute sa maladresse, d'autant plus qu'il n'est ni dominé, ni véritablement assumé. Surtout, la théâtralité du projet se veut à la mesure de la dimension plus que « corné­lienne » du sujet : Hamid y est contraint d'exécuter celle qu'il aime, Djamila, qui n'avait même pas trahi les maquisards! Au-­delà du cliché, l'invraisemblance fait tout simplement sombrer la grandiloquence du projet dans le ridicule. L'auteur a écrit ensuite deux romans bien meilleurs, Le Fleuve détourné (1982) et Tombéza (1984).

1979 et 1980 voient une brusque augmentation du nombre de textes publiés (deux en 1979, trois en 1980) comme des tirages, et un changement tant dans l'efficacité de la distribution que dans les contrats passés avec les auteurs par une nouvelle direction ambitieuse, disposant d'excellents moyens grâce à l'installation d'une imprimerie perfectionnée (le complexe graphique de Reghaïa) et d'un financement accru.

De plus, une relative diversité commence à se faire jour parmi les sujets des romans. Certes, le récit guerrier de commémoration tient encore la première place, puisque sur ces cinq romans, seul Les Conquérants au Parc rouge [46], situe résolument son action dans l'actualité de l'émigration algérienne à Paris. Des textes comme La Maison au bout des champs, premier roman publié du même Chabane Ouahioune, ou Les Enfants des jours som­bres de Mouhoub Bennour [47], en reviennent au schéma le plus éculé, celui des Barbelés de l'existence, ou celui des nouvelles de Promesses: le maquis, vu à travers l'enfance d'un jeune garçon pauvre, à la campagne. Mais, tout en n'ignorant pas la guerre, Le Déchirement de Mohammed Chaïb [48] et La Grotte éclatée de Yamina Mechakra [49] en dépassent le récit stéréotypé.

Le Déchirement, même s'il concerne un médecin, type d' " in­tellectuel » qui tend décidément à se substituer à l'instituteur dans la panoplie sociale limitée de certains romans, n'a rien de celui de Bachir Lazrak dans L'Opium et le bâton : c'est celui d'un homme qui a « réussi » comme d'autres dans l'Algérie indépen­dante, où l'arrivisme est (gentiment !) égratigné. Sa compétence médicale lui permet de s'apercevoir de sa propre stérilité, ce qui n'empêche pas sa femme, modèle de vertu cependant, d'être enceinte ! Sujet apparemment scabreux qui pourrait amener (et le voudrait, timidement...) à une réflexion sur l'équilibre du couple et les préjugés entourant la femme. Mais récit bien confus dont le but n'est pas assumé, et qui n'évite aucun cliché, même des plus contraires à son projet. Et cependant nous n'échappons pas à l'évocation du maquis, puisque la mère « du docteur » héber­geait des combattants : ce rappel de l'Histoire (à laquelle le héros n'a pas participé) semble fonctionner ici comme une protestation d'allégeance, destinée à faire accepter le sujet du livre.

La Grotte éclatée, au contraire, n'a que la guerre pour référent, puisque cette grotte est celle où la narratrice était infirmière au maquis, et que détruit le napalm de l'armée française. En fait, il s'agit de la recherche d'une parole féminine vraie de la guerre, de l'amour et de la mort. Parole au contact de ce qu'elle nomme, et qui du récit passe vite à une sorte de poème, de lamentation funèbre, rejoignant une tradition perdue ? Sous sa maladresse, ses détours inutiles, son inégalité rocailleuse, ce texte est peut­être, avec L'Evasion, l'un des plus intéressants de cet ensemble. Est-ce un hasard s'il partage avec L'Evasion le privilège d'être préfacé par Kateb Yacine, et, avec Le Séisme de Tahar Ouettar, (roman traduit de l'arabe), celui de ne pas être mentionné au Cata­logue général 1980 de la S.N.E.D. ?

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Paradoxalement, cette littérature de l'idéologie va se révéler comme un palliatif au vide idéologique, tant du discours scolaire qui lui donne forme, que du discours idéologique qui attend de ces récits fictifs une légitimation qu'il refuse de demander à la recherche historique proprement dite. C'est pourquoi il peut sem­bler intéressant à présent de dégager quelques éléments d'une typologie narrative de ces douze romans, comme je l'avais fait plus haut pour les cinq romans de la « génération de 1962 » qui leur servent parfois de modèle.

La surdétermination idéologique

Les romans publiés à la S.N.E.D. répondent d'abord à ce que j'ai appelé la « soif d'idéologie ». La profération d'un discours d'idéologie fonctionne d'abord comme le signe tangible de l'ac­cession à l'espace culturel de la modernité citadine. C'est pour­quoi il réclame la répétition, gage d'une reconnaissance de confor­mité. Répétition spéculaire dans les deux sens : celui de la confor­mité, par l'individu pour qui répéter le discours signifie exhiber sa propre appartenance unanime ; celui du reflet que la littérature doit assurer du discours culturel de l'idéologie.

De fait, la plupart de ces romans ne cachent pas leur projet idéologique, en lequel ils voient bien souvent leur raison d'être. Projet cependant le plus souvent commémoratif, comme dans les nouvelles de Promesses. Le thème idéologique le plus actuel à l'époque de la publication de la plupart de ces romans, à savoir la Révolution agraire, est ici curieusement absent, et semble réservé aux romans de langue arabe. Est-ce parce que les deux romanciers de langue arabe les plus reconnus, Abdelhamid Benhadouga et Tahar Ouettar, reproduisent en partie l'idéologie du P.A.G.S. [50], pour lequel le lancement de la Révolution agraire marque un début de réalisation d'un objectif prioritaire intimement lié à celui de l'arabisation ?

Le projet idéologique des romanciers de langue française est moins systématique, mais il est cependant affiché. Plusieurs d'en­tre eux font précéder leur roman d'une préface ou d'un avant-­propos. Hocine Bouzaher s'y pose comme le porte-parole et le témoin du peuple, dont il se contenterait de transcrire le témoi­gnage collectif, répudiant de ce fait toute recherche littéraire. Pro­jet où l'on reconnaît certains clichés du réalisme socialiste. Le Peuple est ainsi mythifié dans une pompeuse allégorie : « Mon peuple, c'est mon vœu, puisses-Tu prendre joie au témoignage que voilà » (p. 224 ; une postface redouble ici la préface, enca­drant tout le texte dans le projet idéologique). Mais ceci n'empê­che pas, à l'égard de ce « Peuple », le paternalisme culturel d'une écriture qui se réclame - comme celle de Promesses - de la simplicité et des qualités du cœur : celles-ci ne sont-elles pas plus « à sa portée » qu'une écriture quelque peu élaborée ? « Peu importent (à l'écrivain) les règles de la stylistique, et de la syn­taxe française. Il lui fallait écrire, il en était convaincu et c'était là l'essentiel » (p. 7). On n'en sera que plus surpris de voir cette revendication placée sous l'exergue d'une citation de... Pascal !

A l'autre extrémité chronologique, l'avant-propos du Déchire­ment de Mohammed Chaïb est, certes, le plus développé de tous ceux ici survolés. Point de projet commémoratif, mais avant tout la proclamation d'une intention didactique dans laquelle l'écriture est mise au service du progrès, par l'instruction, non sans pater­nalisme encore envers le « pauvre peuple ignorant ». Pour Chaïb, l'écrivain doit « faire oeuvre de dévoilement de la vérité de tous les jours » (p. 9) et ce, « pour le plus grand nombre » (p. 7). Il « joue un rôle social d'éveilleur dans une société qui se renouvelle sous la pression des changements socio-économiques » (p. 9). Aussi insiste-t-il, comme Bouzaher, sur le fait qu' « au moment où nombreux dans notre pays sont ceux qui veulent lire et qui cherchent à s'instruire, il me paraît mal venu et hors de propos de se livrer à des recherches sur l'écriture pour n'être lu que par un petit cercle d'initiés » (p. 8). Qui, cependant, lit le roman de Chaïb ?

Le projet idéologique et didactique se retrouve dans un symbo­lisme appuyé des titres, qu'on a déjà relevé chez les romanciers que j'ai regroupés sous le qualificatif de « génération de 1962 ». Ce symbolisme est particulièrement net dans les romans commé­moratifs. Si Les Barbelés de l'existence est une métaphore lourde et bien peu « parlante », idéologiquement, d'autres titres repro­duisent des clichés significatifs propres au discours idéologique. Cliché du printemps comme du temps verbal (le futur) chez Rachid Mimouni (Le PRINTEMPS n'en sera que plus beau), cliché plus usé de la lumière dans Les Cinq doigts du JOUR de Bouzaher, ou dans Quand le Soleil se lèvera d'Ahmed Aroua. Cliché de la lumière du futur radieux, ou de son antithèse des « jours som­bres » d'un présent d'épreuves, chez Mouhoub Bennour, dont le titre (Les Enfants des jours sombres) reprend par ailleurs le modèle des Enfants du nouveau monde d'Assia Djebar en le réduisant à une dimension commémorative.

La convention idéologique des titres repose non seulement sur des symbolismes conventionnels, mais aussi, bien souvent, sur une structure binaire quelque peu manichéenne. Structure binaire explicite dans l'opposition des deux termes des Barbelés de l'existence ou des Enfants des jours sombres, ou implicite dans Une autre vie de Leïla Aouchal : parce que l' « autre » suppose le « même » mais aussi parce que l'on cache à peine derrière ce titre celui du roman de Claire Etcherelli dont on a deviné qu'il s'agiSsait en grande partie d'un mauvais plagiat. Elise ou la vraie vie a été publié chez Denoël en 1967, et adapté cinématographi­quement par Michel Drach, avec la coproduction de l'O.N.C.I.C. l'année même (1970) de la publication du roman « algérien ».

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C'est cependant dans les récits que cette surdétermination idéo­logique est la plus évidente. Il s'agit, comme pour la « génération de 1962 » de persuader, et l'on aura donc tendance, comme le modèle, à subordonner le « récit » au « discours » qui le projette et lui donne sens, qui en propose la lecture au moment même où il l'énonce. Il semble que les procédés didactiques, ici, se font d'autant plus voyants que la cause est entendue. Qu'il ne s'agit plus comme pour la « génération de 1962 » de persuader, mais peut-être bien de tenter une illusoire immobilisation de l'Histoire par le grossissement démesuré de figures Symboliques éprouvées qui exhiberaient ainsi leur répétition constitutive? Le plus sou­vent pourtant on a affaire avant tout à une maladresse bien sco­laire.

La surdétermination idéologique la plus consciemment assumée est celle de Hocine Bouzaher: non seulement il encadre tout son roman entre un avant-propos et une conclusion qui en définissent le sens comme le projet, mais il sépare leS six nouvelles qui le composent par des poèmes qui veulent signifier la lecture des récits ainsi artificiellement séparés. D'ailleurs, chacun des six récits qui composent ce roman est d'abord la mise en situation d'un personnage représentatif et exemplaire de l'un des aspects du peuple algérien en lutte. De plus, le personnage central narra­teur de chaque nouvelle y est moins en situation d'actant ou d'ac­teur que de descripteur le plus souvent immobile dans un lieu lui-même symbolique (prison, train, maquis, maison, etc.). L'ac­tion n'intervient ici qu'à un deuxième degré, l'essentiel restant la description d'un contexte collectif à travers une voix singulière « représentative ».

La conception didactique du récit exemplaire va se retrouver dans la multiplication à l'intérieur des romans de séquences narratives-prétextes à discours. L'utilisation la plus systématique de ce procédé qu'on avait déjà relevé comme une des maladresses du premier roman de Bourboune, Le Mont des genêts, se trouve dans Quand le soleil se lèvera d'Ahmed Aroua qui n'est, à la limite, qu'une succession de débats plus ou moins mondains, autour d'une comparaison des cultures occidentale et islamique. Plusieurs personnes représentant les positions extrêmes sur le sujet abordé (par exemple la polygamie, pp. 43-47) y donnent ainsi successive­ment leur avis, jusqu'à ce qu'on demande au narrateur lui-même de donner enfin une position définitive. Or, le choix de ces sujets est effectué le plus souvent en fonction d'une lecture de l'Islam par le regard occidental, et d'une réponse à ce qui choque une lecture occidentale du monde arabe. Le lieu d'où est émis le regard, et vers lequel se dirige le discours reste l'Occident, même si les locuteurs sont algériens le plus souvent (pas toujours, puis­que le personnage de Jackie est là précisément pour représenter le pôle occidental du « Même » dans la diégèse). La dialectique coloniale du Même et de l'Autre n'est donc pas renversée : le dis­cours reste un discours d'auto-justification face au regard étran­ger culturellement dominant, et dans les termes mêmes de ce discours.

Ce schéma d'énonciation latent dans l'ensemble de ces romans est encore plus net dans le plus récent d'entre eux, Les Conqué­rants au Parc rouge, où le débat se situe le plus souvent entre ou avec des personnages français (l'action a lieu en France) qui représenteront les clichés racistes de la société française, et nous donneront à voir le retournement de leurs idées préconçues (et donc de celles du destinataire européen implicite de l'énoncé romanesque), selon une « tension didactique » que l'on pourrait comparer à celle déjà relevée dans L'Incendie de Dib, n'était l'identité des locuteurs. On verra ainsi Mme Beunière, tradition­nellement hostile aux étrangers, se laisser convaincre par les arguments d'Henriette, tout en offrant une caricature du discours raciste de la population française (pp. 95-97), ou encore Alfred se laisser convaincre par les arguments de Farid sur la polygamie et la dot (pp. 77-78).

La portée démonstrative de ces débats reposera bien entendu sur une multiplication des personnages symboliques qu'on a déjà relevée dans les romans de la « génération de 1962 », personnages dont le dialogue sera en fait le dialogue de valeurs idéologiques qu'ils « incarnent ». Cette fonction des personnages, si elle était implicite dans les romans de la « génération de 1962 », est ici soulignée explicitement au détriment de toute indépendance du récit. C'est ainsi que, chez Ahmed Aroua, « Yassine était comme tous ces jeunes qui ont été formés à l'école occidentale », et son portrait (autre passage obligé du discours dans le récit selon le modèle didactique reproduit) se développera en parallèle à celui de son double, Karim le matérialiste. Ce schéma rhétorique du parallèle brise le récit au profit de la démonstration, et se résout dialectiquement en un troisième terme: la position d'équi­libre du narrateur (pp. 20-24). Dans le même roman, Si Abder­rahmane est « le type de la bourgeoisie algéroise en contradiction avec elle-même », cependant que sa fille Anissa est « comme toutes les jeunes filles de sa génération, davantage ouverte sur l'avenir que rivée au passé » (p. 121), et dégage du même coup une autre opposition dualiste. Dans L'Evasion, d'Ahmed Akkache, roman où le récit l'emporte pourtant le plus sur le discours, nous n'en trouvons pas moins Moussa décrit comme « le type de l'intrigant ». La Maison au bout des champs de Chabane Ouahioune opposera devant le narrateur enfant deux figures paternelles toutes deux symboliques, celle du père instituteur, et celle d'Aziz le militant plus proche des réalités de la terre. Même opposition à propos de la dot, d'Abderrahmane le progressiste (qui la refuse) et d'Ahcène le spéculateur traditionaliste, dans Le Déchirement de Mohammed Chaïb (p. 99). Et dans Les Conquérants au Parc rouge, l'action n'est plus que symbole lorsque, véritable Antigone française des immigrés, Polly « se montr(e) si intraitable pour Gaston, non pas uniquement parce qu'il a pu faire mal à Loulou, mais parce qu'il incarn(e) le lâche agresseur d'un étranger » (p. 223).

Ce didactisme à tout prix ne va pas, enfin, sans entraîner de nombreuses invraisemblances et maladresses comme le fastidieux débat sur le développement de l'Algérie entre M. Vernier et Polly, les amants du même roman, au moment où ils se trouvent enfin seuls pour la première fois (pp. 216-219). Ou encore les deux récits de l'écrasement de leur tribu que se font l'un à l'autre les deux amants sublimes du roman de Rachid Mimouni au moment même où Rachid va tuer Djamila (pp. 93-107).

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Stylistiquement, la surdétermination produit une surqualification. Celle-ci impose une lecture normative du récit, laquelle bien sou­vent tourne au manichéisme simpliste. Surqualification au niveau d'abord de la langue, où le substantif est le plus souvent accompa­gné d'un qualificatif imposant une lecture de son signifié, prin­cipalement lorsque ce signifié est l'une des cibles du discours idéologique sous-jacent. Ainsi, un policier ne peut avoir, chez Salah Fellah, que de « sinistres occupations » (p. 41), sans qu'il soit besoin de préciser lesquelles. Leïla Aouchal ne conçoit de soldat qu' « infect » (p. 49) ou « lubrique », et ne craint pas la vulgarité en s'exclamant avec joie lors d'une action des maquisards : « Qu'est-ce qu'ils prenaient, ces sales Pieds-noirs ! » (p. 150). Mais la surqualification ne se limite pas à l'usage quasi obligatoire de l'adjectif. Elle peut également associer au substantif un autre substantif le qualifiant, créant parfois des semi-néologismes par exemple lorsque, chez Salah Fellah, l'interprète devient un « renégat-interprète » (p. 178). Elle porte également sur le choix du vocabulaire lui-même, qui introduit un fonctionnement méta­phorique à forte motivation idéologique, par exemple lorsque Mouhoub Bennour nous décrit systématiquement les soldats à l'aide de métaphores animales : ils « se déversèrent sur le village comme un troupeau de chèvres dans le maquis » (p. 188) ; ils « pépient » (p. 191) ; ils « jacassent » (p. 196) ; « d'autres soldats croassants fourmillaient dehors » (p. 133). Métaphores animales dont le manichéisme ne dissimule même pas le racisme : « Que de soldats noirs ! Mohand n'avait jamais rien vu d'aussi grouillant, à part peut-être les bandes d'étourneaux en automne » (p. 134) !

La surqualification ne se limite pas non plus à un usage sur­déterminé de la langue du récit : parfois, elle fait l'économie du récit lui-même, dont elle préfère livrer d'emblée la lecture. Pour Jamal Ali-Khodja, Constantine, déjà « mante religieuse », est « beauté et purulence malsaine » tout au long de son livre, sans que rien ne nous indique la raison de ce jugement. Quant à Mohammed Chaïb, dans Le Déchirement, après avoir pris soin de situer avec précision en avant-propos ses personnages comme des « bourgeois d'hier et d'aujourd'hui », ce dont il nous suppo­sait probablement incapables de nous apercevoir, il nous explique également, devant les calomnies pourtant manifestes que profère l'un de ses personnages, que « naturellement, tout cela n'était que mensonges et pures inventions » (p. 80) : nous voici rassurés, notre lecture un instant hésitante ne risquera plus de faux pas !

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La surdétermination du roman par le discours idéologique laisse apparaître cependant un fonctionnement de ce discours idéologique souvent bien différent du projet révolutionnaire affirmé. Différence qui se situe, il est vrai, davantage au niveau des pré­supposés implicites que révèlent les structures idéologiques du texte, que des principes consciemment proclamés. Mais cette dif­férence n'en est pas moins révélatrice, me semble-t-il, de contra­dictions comparables, dans le projet idéologique de ces romans, à celles qu'on avait relevées au chapitre précédent dans le discours culturel de l'idéologie lui-même. Contradictions inhérentes, me semble-t-il, à tout projet idéologique ou culturel qui évite de dire le lieu sociologique de sa propre énonciation : de quels groupes sociaux l'idéologie ici proclamée « révolutionnaire » provient-elle ? De quel modèle de société se fait-elle implicitement l'écho, parfois de façon inconsciente, sous son fonctionnement plus célébratif, affirmatif, que critique ?

Telle que son discours nous la révèle, cette idéologie apparaît bien conservatrice. Elle est, d'abord, très moralisante, particulière­ment lorsqu'elle narre en des récits édifiants la déchéance d'un certain nombre de personnages secondaires. Ainsi, ce jeune ménage des propriétaires du logement de la narratrice d'Une autre vie, est « criblé de dettes » à cause de son « libertinage » et de sa « dépra­vation » (p. 20). Selon le schéma bien connu en France d'une littérature de patronage, la ruine matérielle n'est que la consé­quence d'une déchéance morale. Cette même morale conservatrice sous-tend surtout le roman dont le sujet - la stérilité masculine - en serait a priori le plus éloigné : Le Déchirement de Mohammed Chaïb. Le récit, entre autres, des méfaits de l'alcool sur un « bon ouvrier », qui de ce fait « tombe de plus en plus bas » (pp. 192-­193) est un chef-d'oeuvre du genre! Dans le même roman, la signification politique qu'aurait pu prendre le récit de la vie de cet ancien maquisard devenu ivrogne, est vite détournée vers une explication moralisante : le malheur d'Abdallah lui vient de son trop grand goût pour les femmes (pp. 130-132). Sa propre femme ne se serait certes pas prostituée s'il s'était abstenu de devenir un client assidu des maisons closes ! Et cependant, la réflexion sur la relation entre hommes et femmes en Algérie, dont cette anecdote se veut l'illustration, ne fait que renforcer la misogynie qu'elle prétendait dénoncer, puisque la leçon ultime en est : « On lui avait souvent dit que la femme est un être pervers : il venait de le constater à travers ce couple » (p. 136) !

Conservateur, le moralisme de ces romans est aussi bien sou­vent élitiste. Le roman de Mohammed Chaib dénonce l'esprit mercantile de l'oncle Ahcène. Mais ce qui eSt reproché à cet anti­héros n'est pas tant son « esprit bourgeois », que le fait de n'être pas né dans le luxe dont il se prévalait, et d'avoir « oublié qu'il avait été marchand de légumes ! » (p. 186). L'élitisme le plus flagrant est certes celui d'Ahmed Aroua. Il ne nous transcrit que des débats entre personnes bien nées qui tiennent à marquer - et l'auteur avec eux - la distance entre leurs spéculations et l'inter­prétation que pourrait en donner « l'homme du peuple » inca­pable par nature et par cupidité de parvenir à de telles hauteurs : « Il est donc également absurde », dit le maître à penser Madani, « de juger la philosophie matérialiste du marxisme d'après la naïve cupidité d'un paysan exploité qui veut renverser les rôles, et de juger la pensée islamique d'après la superstition de l'homme du peuple » (p. 79). Et que penser de Chabane Ouahioune, pour qui, comme pour Mouhoub Bennour, les soldats français sont des « faunes », des « sadiques », ou encore une « meute », mais pour qui les officiers qui les commandent sont humains, cependant que le commandant est même « un brave homme » (La Maison au bout des champs, pp. 130 et 134) ?

Cette collaboration internationale des élites dans le discours implicite de ces romans ne va pas cependant jusqu'à inclure la femme étrangère, qui sera, au contraire, d'autant plus pénalisée que l'officier, le maître d'école ou le médecin français, seront valorisés. Ainsi, Les Barbelés de l'existence oppose le docteur Lebozec, « sainte fourmi » (p. 183) qui fait donner un lit au militant dans l'hôpital, à l'infirmière Mlle Claude qui le lui refuse. Cependant, c'est avant tout à Yamina que s'opposera Mlle Claude : la pénalisation de l'étrangère est d'abord préservation des valeurs de clôture du groupe que doit incarner la compatriote. L'ambivalence du portrait de l'étrangère que proposaient les textes de Feraoun, Malek Haddad, Kateb Yacine ou Nabile Farès se réduit le plus souvent à un manichéisme bien simpliste. Mar­guerite, Claudine ou Monique sont ici bien loin. C'est une cari­cature de Moutt qui les remplace. Chez Mohammed Chaïb, Martina est intéressée (p. 146), Louise refuse l'algérianité de Youssef (chap. 1), Véra le séduit tout en étant mariée (chap. 2), s'opposant ainsi à la fidélité exemplaire de Soraya. Quant à Monique, non seulement c'est une « entraîneuse » qui a trouvé en Hamid un « pigeon » (p. 113) qu'elle trompe allègrement, mais encore elle entraîne Soraya à boire de l'alcool, provoquant ainsi le drame puisque c'est dans l'inconscience qui suit l'absorption d'alcool aussi sûrement que les antibiotiques servent à avorter, que la chaste épouse de Youssef sera engrossée à son insu ! C'est cependant dans Le Printemps n'en sera que plus beau que l'on trouve le meilleur portrait de cette « lubrique vierge, venue d'outre-Méditerranée, s'exercer sur nos jeunes mâles, fourbissant ainsi ses armes avant de retourner vivre dans cette société qui n'a jamais pu se libérer du matriarcat de fait qui la régissait » (p. 96).

Ainsi l'unité de l'être national se définit une fois de plus par l'exclusion de la différence. Le retournement de la dialectique du Même et de l'Autre trouve ici sa propre parodie involontaire, lors­que Hocine Bouzaher désigne systématiquement les français col­lectivement, par des pronoms qui leur refusent même une identité, face aux prénoms des algériens regroupés autour de M'ma Ouarda (Les Cinq doigts du jour, pp. 194-195). Ou bien lorsque Chabane Ouahioune n'hésite pas à proclamer que la torture est inconce­vable au pays de Selma, mère, soeur et amante à la fois, et autre symbole ambigu d'identité dans la confusion du Même : « La, torture, Selma, est incompatible avec ton esprit abreuvé d'eau claire par toutes les sources de ton pays, et baigné de la lumière du ciel de ton pays. Elle a été inventée pour leur seul usage, par les esprits chagrins et inquiets des pays où règne la froide grisaille, esprits torturés eux-mêmes par le doute permanent et qui, conscients de leur néant, cherchent désespérément à se convaincre de qui ils sont, torturant leurs semblables (La Maison au bout des champs, p. 124).

Cette exclusion caricaturale de la différence dans un double jeu symétrique d'amalgames n'est pas bien éloignée du fonction­nement des langages totalitaires. Ce fonctionnement organise le monde sur un mode binaire. Mais, au lieu de dégager, comme le font bien des oeuvres littéraires plus accomplies, l'ambiguïté ouverte et multiple du signifiant, ce binarisme est au contraire réduction manichéenne à une double unicité antinomique des signifiés. Tous les signifiants de la différence sont associés en un signifié unique qui entraîne l'exclusion. Or, cette exclusion indif­férenciée de tous les signifiants de différences entraîne également une indifférenciation mythique de tous les signifiants de l'identité, ou du Même. Indifférenciation qui prêtera à bien des confusions : la confusion n'est-elle pas un autre mode de camouflage du lieu d'énonciation d'une idéologie culturelle qui ne se dit elle-même que dans le refus de l'Autre ?

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L'opposition binaire de deux attitudes face à l'Histoire (enga­gement contre individualisme, par exemple) à travers deux per­sonnages symboliques du même camp mais au comportement différent, est un des clichés diégétiques les plus fréquents d'une littérature d'engagement. Sartre ou Malraux nous y ont habitués en France, et les romans de la « génération de 1962 » en Algérie ont servi de relais avant la reprise du procédé par les romans étu­diés ici. Ceux-ci cependant donnent au procédé une autonomie par rapport à la vraisemblance qui lui fait perdre involontairement sa fonction signifiante au profit de la seule exhibition d'une rhéto­rique reconnaissable. Le rôle de celle-ci est une fois de plus d'afficher une allégeance à l'idéologie en en reproduisant indé­finiment les clichés emblématiques.

Hocine Bouzaher joue ainsi sur le retournement de la prison et des tortures par le lyrisme, et surtout sur le retournement de la mort sous les coups de l'ennemi, en vie éternelle dans l'Histoire de la nation (Les Cinq doigts du jour, p. 22). Le héros d'Ahmed Aroua joue sur un double retournement qui renforce la lourdeur du cliché produit : non seulement Marianne représente le passé, et Amina l'avenir (retournement de l'opposition modernisme/­tradition), mais l'amour pour Amina va de pair avec l'insertion dans l'Histoire, puisque sa découverte se fait parallèlement à celle du maquis, au lieu de s'opposer à l'engagement au nom de l'individualisme. De la même manière, mais de façon plus lour­dement symbolique encore, ce vacher du roman de Salah Fellah découvre le sens de sa vie dans la Révolution le jour de la nais­sance de son fils, ce qui nous vaut une explication où l'on voit le fonctionnement binaire de la rhétorique idéologique devenir le mode essentiel de production, hautement normative et morali­sante, du texte : « Au bord de l'avilissement, il avait compris qu'il avait des raisons de vivre. Il venait de faire un grand pas, car, quand on découvre sa famille, on découvre la vie et la lutte... Aussi le vacher n'allait-il plus, bientôt, manier l'archet mais le fusil ; il n'allait plus chanter la chanson des amants, mais l'hymne du combattant ». Comment nous étonnerons-nous après semblable exhortation de voir les paysans « cultiver (à la fois) leur lopin de terre et leur conscience politique », cependant que Saddek, que sa mère veut marier, « avait déjà épousé la révolution et ses idées » (Les Barbelés de l'existence, pp. 126, 137 et 138) ? La structure binaire dans sa rhétorique à la fois simpliste et automatique semble bien être l'un des modes de production de sens privilégiés de la littérature de l'idéologie, comme elle l'était déjà du discours idéologique lui-même.

Cette rhétorique dualiste devient parfois un moule d'écriture quasi-obligatoire. On a déjà vu que le substantif dans cette écri­ture normative apparaît rarement sans un qualificatif qui en impose la lecture. Mais les qualificatifs (adjectifs ou adverbes) interviennent également par deux, cependant que la répétition d'un mot-clé donne à l'ensemble de la phrase un rythme lui aussi binaire qui devient parfois sa seule raison d'être. Ainsi, de cette phrase de Ouahioune sur les paysans, où tous ces procédés se trouvent réunis : « S'ils vivaient de cette terre, ils vivaient aussi pour elle, totalement et farouchement désireux de la revivre plus saine et plus belle, débarrassée enfin des colons parasites » (La Maison au bout des champs, p. 39).

Entraînée par elle-même, cette rhétorique sombre dans la gra­tuité et le mauvais goût lorsque Salah Fellah constate qu' « avec les nuées de flocons (de neige) tombaient sur le dos des hommes des nuées de problèmes » (p. 111). Et le héros d'Ahmed Aroua y perd, sans aucun sens du ridicule, l'objet même de ses réflexions la rupture cornélienne avec Marianne diluée en près de cent pages du même acabit : « La raison est discipline, l'amour liberté. Et c'est pourquoi nous portons dans notre personne, à la fois l'ordre et le dépassement, la révolte et la soumission, l'esprit qui est liberté et la matière qui est contrainte, et que nous souffrons d'être et que nous souffrons d'aimer. Trop de contradictions ne peuvent s'unir dans un être à la fois petit et grand, qui porte en lui le fini et l'infini... (etc.) » (Quand le soleil se lèvera, p. 50). Il convient de préciser ici qu'Ahmed Aroua n'est pas un auteur comique! Cependant, sa rhétorique, tout en perdant son objet qui n'était, à tout prendre, que prétexte, perd également sa crédibilité de signal.

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Cette rhétorique dualiste de la surdétermination est également, alors même qu'elle prétend signifier l'insertion dans l'Histoire, tentative indirecte d'évacuation de l'historicité. C'est le rôle du jeu obsédant chez Aroua d'une opposition canonique dans toute discussion sur l'Islam entre tradition et modernité, Orient et Occident, etc., qui se contente de répéter sans la renouveler la question que pose le réformisme musulman depuis plus d'un demi­-siècle : cette répétition, autre figure binaire, n'est-elle pas elle­-même négation d'un temps de la différence historique, du changement ?

Car c'est bien comme une sorte de fuite de l'Histoire qu'on peut lire la structure binaire de nombre de ces textes. La plus caricaturale est celle de Leïla Aouchal, lorsqu'elle présente la Kabylie comme une sorte d'âge d'or intemporel qu'elle oppose à sa description misérabiliste de Caen, au moment même où elle va y découvrir la guerre (Une autre vie, p. 37). Mais on peut retrou­ver un fonctionnement comparable dans toutes les évocations en « flash-back » d'un passé idyllique dans plusieurs de ces récits, comme par exemple chez Rachid Mimouni, ou encore dans Les Conquérants au Parc rouge de Chabane Ouahioune.

Tout le récit de La Maison au bout des champs du même auteur est ainsi présenté comme celui du passé d'un narrateur à un narrataire intra-diégétique, récit d'un passé en rupture qui se présente dès son titre (puisque la maison a disparu) comme celui d'un « avant » qui ne reviendra plus. C'est de cette maison, comme de cet « avant » que le roman est à la fois nostalgie et lamenta­tion funèbre. Or, cette maison évoque tout un ensemble de struc­tures binaires, autour desquelles le roman est construit. Structures binaires dont il devient ainsi davantage l'évocation que de l'histoire d'enfance et de guerre, somme toute banale, qui lui sert de pré­texte. Le dualisme inutile entre narrateur et narrataire installe la rupture irrémédiable du récit d'avec le présent, en même temps que la fiction référentielle d'un « je » faussement autobiographique. De plus, cette subjectivité de convention installe une clôture aussi rassurante que celle de la maison disparue : le schéma est en partie celui des nouvelles de Promesses. Mais ce dédoublement n'est pas le seul de ce roman. Le narrateur y trouve également en Rrouou-Madjidh (lui-même doublement nommé, et même dédou­blé dans l'orthographe de son surnom) un « alter ego » grâce auquel il pourra développer la symétrie entre les deux maisons et celle entre les deux pères. Mais le dédoublement le plus pro­fond n'y est pas tant celui de Selma, mère de Rrouou, et de la vraie mère, dont la présence est insignifiante, que de Rrouou et de Selma, mère-soeur dont la tendresse est le véritable objet de ce jeu de dédoublements à l'infini. Jeu dans lequel on peut voir le sens de ce curieux récit d'une guerre avec laquelle Selma se confond pour mieux la soustraire au temps historique.

La guerre devient ainsi dans l'espace mythique du texte « lit­téraive », le prétexte d'un discours commémoratif qui exhibe sa subjectivité imaginairement « vécue » pour mieux évacuer l'his­toricité. Selma se confond, en effet, avec la guerre du peuple, guerre instinctive, subjective et non raisonnée, dont le discours fonctionne avant tout comme une instance d'exclusion : « Tes idées », dit-elle à Rachid, « sont mauvaises car elles nous enlèvent le courage, elles nous obligent à trop réfléchir et à avoir peur. Alors, nous les écartons » (p. 111), car « la faculté d'espérance (...) est plus forte chez les êtres simples que chez ceux qui s'en­lisent dans de trop grandes réflexions » (p. 105). Et c'est par cette exclusion du regard critique que Selma assume la perma­nence a-historique qui est la fonction majeure de la femme-mère­sceur-patrie, conglomérat et confusion ambiguë de toutes les valeurs de la féminité. Elle devient ainsi la figure mythique d'un unanimisme conventionnel dont elle sera le garant et le miroir :

« Tendre Selma !...

C'est avec elle, mieux qu'avec ma mère, que j'ai décou­vert la douce disponibilité de la femme, l'ivresse et l'il­lusion de puissance que procurent au mâle son humilité et son merveilleux consentement, ainsi que son admiration, sa sollicitude toujours en alerte et sa soumission » (p. 38).

Est-il contrepoint plus significatif à la description par Fanon de l'entrée des femmes algériennes dans l'historicité ? On a vu plus haut comment Nedjma, par exemple, à travers l'opposition des itinéraires de Lakhdar et Mustapha, comme de ceux de Rachid et Mourad instaure l'historicité de l'Espace maternel, contre une description ethnographique qui présente celui-ci comme le lieu de la permanence. Cette littérature de répétition au contraire, dont le projet est bien, semble-t-il, le même, établit en fait l'inverse. Lieu de l'exclusion de tout regard critique actuel au nom d'une subjectivité bien conventionnelle, Selma, au-delà d'un jeu oedipien qu'il n'est même pas besoin d'une lecture psychanaly­tique pour déchiffrer, installe l'Histoire dans une permanence mythique négatrice de sa propre historicité.

Ainsi se vérifie l'analyse de Mostefa Lacheraf pour qui « cette veine à exploiter, toutes affaires cessantes bien après la fin de la guerre de libération, perpétue un nationalisme anachronique, et détourne les gens des réalités nouvelles et du combat nécessaire en vue de transformer la société sur des bases concrètes, en dehors de mythes inhibiteurs et des " épopées » sans lendemain » [51]. La surdétermination idéologique d'un discours de commémora­tion, duquel la plupart de ces romans « officiels » tirent leur raison d'être, est en fait exclusion d'une analyse critique de cette même idéologie.

 


Chapitre 6 :
L'écriture " décalée " des romans publiés a la S.N.E.D.

Le fonctionnement métaphorique d'une écriture de ralliement

La production mythique à quoi aboutit une surdétermination idéologique inversée dans ces romans, joue ainsi un rôle spécu­laire : à travers les textes qu'elle produit et qui se réclament d'elle, l'idéologie se donne ce miroir magique, nimbé de tous les prestiges et de toutes les cautions de la « littérature », qui lui permettra de ne pas se voir. Le discours de commémoration esquive à la fois son référent, et le lieu de son énonciation. Il se réalise ainsi en un espace textuel convenu, où la métaphore sera le mode de production de sens privilégié. Car la métaphore, ici, prétend signifier, autant que le message idéologique tronqué, la littérarité du signifiant. Mais cette écriture qui cherche par le signal de la métaphore à s'installer dans un procès signifiant autre que pure­ment dénotatif, manque bien souvent son but, à cause d'une erreur de départ dans le choix des signes de sa littérarité : la métaphore, ici, n'est fréquemment que cliché. Plus : c'est par­fois du cliché lui-même qu'on recherche la valeur signalétique d'un langage effectivement surcodé, mais dont le code est utilisé dans un contexte où il ne fonctionne plus que comme révélateur de sa non-appropriation et, finalement, d'un usage scolaire appris. On verra plus loin que cette écriture qui évite de préciser son lieu d'énonciation reproduit le plus souvent avec application des modèles de signification importés. En attendant, elle va nous révé­ler un rapport conventionnel à son référent, lequel ne sert le plus souvent que de prétexte.

Les métaphores utilisées ici sont d'abord celles dont tout dis­cours idéologique de décolonisation alimente sa rhétorique. Cer­taines nous sont déjà connues. Les colonisés, chez Salah Fellah comme chez Fanon, sont ainsi les « damnés » qui n'ont « droit de cité qu'au purgatoire » (p. 96). Le système colonial est, chez Hocine Bouzaher, « la Bête » contre laquelle, « ensemble, nous luttons » (p. 198), et surtout, comme dans El Moudjahid, « l'hydre coloniale » qu'il s'agit de « terrasser » (p. 48). C'est pour­quoi l'un des personnages des Cinq doigts du jour pourra prédire, à la suite de Dib dont la métaphore de L'Incendie connaît ici une très grande fortune, qu' « une étincelle suffirait, un matin, pour embraser le pays » (p. 158). D'ailleurs, dans le même texte, « en prenant les armes, le peuple a pris la parole » (p. 116). Aussi peut-on prévoir qu'un jour, « le soleil éclatera de nouveau sur nos têtes » (p. 14), ce que réalise d'ailleurs « la lumière (du) juillet unique » (de l'Indépendance) dans Le Déchirement de Mohammed Chaïb, dont le « soleil ardent illuminera chaque foyer » (p. 95).

Ces images de lumière sont, bien entendu, opposées à toute une idéologie de l'ombre, de la « nuit coloniale ». Pourtant l'ombre est également la chaude protection de l'Espace maternel. Celle que préservent les murs de la maison au bout des champs chez Ouahioune. C'est pourquoi le cliché de la « nuit coloniale » se trouve plutôt dans un discours purement idéologique. Les romans préfèrent opposer au soleil de l'Indépendance dont le titre d'Ahmed Aroua annonce le lever, ou à son « printemps », la pluie, plus « littéraire », qui semble bien baigner symboliquement la plupart des descriptions de la situation coloniale. Il pleut dans les six récits du roman de Bouzaher. Chez Mouhoub Bennour, la symbolique de la pluie s'associe d'ailleurs à celui de la saleté du ciel, avec toutes les connotations que ce mot entraîne (p. 117), cependant que Salah Fellah la compare à du crachin de Bretagne dévoilant une fois de plus quel est le véritable destinataire de son texte.

Ce fonctionnement métaphorique au service d'une signifiance idéologique va permettre aux signifiants idéologiques de s'acca­parer la matérialité d'un réel que la métaphore leur livre, et dont elle évite une description précise. Métaphore et concept idéolo­giques se rencontrent ainsi sur un terrain commun, où leur dia­logue se fait en toute transparence et gratuité, loin de la perturba­tion qu'entraînerait l'opacité irritante du réel :

 « La Révolution active et omniprésente s'infiltrait dans les citadelles ennemies pour les pourrir. L'étincelle allumée se répandait rapidement, rendant l'ennemi plus vulnérable moralement et physiquement ».

(Les Barbelés de l'existence, p. 156).

Le champ métaphorique le plus riche est celui de la mère­patrie, qui n'est pas propre non plus au discours nationaliste algérien, et dont on a déjà souligné l'ambiguïté dans le rapport à l'Histoire qu'il instituait. On a vu Selma, mère réelle et amante fantasmée, symboliser la patrie chez Ouahioune. De même, chez Bouzaher, Zhour n'existe qu'en tant que mère et veuve de patriotes. C'est pourquoi sa parole peut surgir, et fournir l'un des récits du roman. Or ce récit regroupe tous les autres par une mise en spectacle de l'écriture elle-même dans la maison de Mma Ouarda du sixième récit. La mère-patrie est d'abord celle des divers récits du « roman ».

Mais le plus souvent, c'est l'inverse qui a lieu. Certes, la mère, refuge des traditions, devient facilement l'allégorie de la patrie, mais la patrie devient lourdement la mère que le héros « lave de son sang fumant » (??) dans l'exergue des Enfants des jours sombres de Mouhoub Bennour. Surtout, ce fonctionnement per­met de développer une autre figure binaire lourdement signifiante, celle qui oppose l'Algérie vraie mère, à la France marâtre dont le lait nourricier est amer chez Salah Fellah (p. 28), et qui déçoit la tendresse qu'on lui porte, comme Mme Léon dans Les Conquérants au Parc rouge (p. 38). Le fonctionnement métapho­rique de ces récits idéologiques montre ainsi l'autonomie de son énonciation par rapport au lieu dont elle se veut la défense et l'illustration. La métaphore tourne le dos au projet signifiant du discours dans lequel elle s'inscrit, et qu'elle irréalise. L'ivresse métaphorique, pour faire reconnaître sa parole, et non plus son objet, par la lecture de l'Autre, a perdu son référent comme son projet idéologique.

Le fonctionnement métaphorique se transforme parfois en sa propre caricature. Chez Salah Fellah, par exemple, « le bacille de la guerre était monté jusqu'au ciel après avoir embrasé la terre devenue trop étroite » (p. 54), cependant que « l'acier fran­çais (...) allait combattre la chair algérienne » (p. 90). Le délire métaphorique se développe jusqu'à l'outrance lorsque la méta­phore se met au service du cliché essentiel de l'idéologie, selon lequel le peuple est unanime, océan absorbant les résistants dans sa matière même, sans se rendre compte que ce cliché est déjà métaphorique, et que développer une métaphore sur une méta­phore aboutit au non-sens. Ainsi des maquisards de Hocine Bouzaher s'aperçoivent qu'ils ne sont qu' « une goutté dans l'océan du peuple » et commentent : « On ne peut pas fouetter une goutte parce qu'on ne peut pas assécher l'océan (...) : l'Algérie est unanime » (p. 111) !

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Si de tels monuments de comique involontaire sont nombreux dans ces romans, la métaphore quasi obligatoire y fonctionne le plus souvent comme cliché, et à ce titre, elle alourdit encore un procès de signification dont on a vu combien il est redon­dant. Ainsi, toute l’œuvre d'Ahmed Aroua, qui a écrit égale­ment un essai sur « L'Islam à la croisée des chemins » [52], pour­rait bien se réduire, y compris dans le récit de Quand le soleil se lèvera, à l'illustration bien lourde du cliché de la « génération au carrefour de deux mondes » (pp. 23 et 65, par exemple). On a vu que le roman entier n'était que prétexte à des débats redon­dants autour de ce « thème » jamais véritablement renouvelé. De même, le roman de Bouzaher a déjà été montré comme une sorte d'illustration mécanique par ses six récits, du discours idéologique d'un « poème » qui les relie et en fournit la lecture « obligée ». Or, ce poème-discours idéologique lisant les récits n'est lui-même qu'une succession de métaphores devenues clichés, qui signifient par leur redondance même, et surtout par leur reproduction du cliché bien connu : « Nous sommes la hampe du drapeau. Nous sommes le torrent. Rien n'arrête le torrent » (etc.).

Ainsi, la métaphore idéologique produit non seulement des clichés de langage, mais surtout des clichés diégétiques, à partir desquels ces romans se construisent. Clichés diégétiques saturés d'idéologie, ces « faits » exemplaires ou ces « biographies » symboliques font souvent fi de la vraisemblance, et superposent au référent une signification métaphorique par laquelle ils le transforment en mythe : celui-là même que l'idéologie réclame au récit pour fonder son propre fonctionnement métaphorique. Ainsi, chez Salah Fellah, les lycéens algériens sont-ils toujours plus forts en latin que leurs camarades français (p. 72) pour démontrer hors de propos la supériorité naturelle de celui qui est du côté de la justice. De la même façon, La Maison au bout des champs nous décrit la voie triomphale du djoundi qui gagne toutes les batailles à un contre deux cents (p. 149), car le bon droit rend invincible. La métaphore diégétique dans ce roman pousse d'ailleurs sa logique jusqu'à trahir son propre dessein, puisque « s'en prendre à une pauvre maison inoffensive [y] cons­titue la mesquinerie la plus abjecte dont pouvaient se rendre coupables des hommes qui se disaient guerriers » (p. 163).

L'essentiel de ces actions métaphoriques réside cependant dans les biographies symboliques de personnages secondaires dont il a déjà été question, et dont je soulignerai ici que le cliché est bien souvent importé lui aussi. Cliché chrétien de la rédemption, chez Salah Fellah par exemple : celle de Zina, l'ancienne pros­tituée (p. 173) ou de Mourad le lâche qui « trouve dans son sacrifice la gloire et l'éternité du héros » (pp. 165-167), contrai­rement à la logique révolutionnaire qui condamne de tels actes individuels. Ou encore cliché de l'enfant prodigue dans Les Conquérants au Parc rouge de Chabane Ouahioune, qui nous fait le portrait-récit saturé de moralisme inquiétant de M. Zerdani devenu Sardan. Ce personnage « avait commencé sa vie par se renier lui-même en adhérant au colonialisme (...). Il vivait en égoïste vain, retiré tel le rat de la fable dans son fromage de quiétude (...). Il éludait ses devoirs d'homme. Au déclin de sa vie, aux côtés d'une européenne redevenue pour lui étrangère et de filles rendues mauvaises par leur métissage, il payait sa trahison ancienne » (p. 183). On a vu au chapitre 3 que le traître était un des actants constitutifs d'une littérature de l'idéologie. Mais lorsque le traître devient l'enfant prodigue, le cliché se substitue à la nécessité diégétique : le récit est produit par la métaphore.

Ainsi, ces romans semblent bien être générés par ce que j'ap­pellerai une tension vers l'accomplissement du cliché le plus connu, le plus redondant. Comme si de bien répéter le cliché était le projet implicite majeur de leur écriture. Leur projet explicite de servilité face à un discours idéologique entraîne une servilité implicite par rapport aux modèles signifiants les plus éculés d'une rhétorique importée. Il faut, dans cette rhétorique importée, choi­sir le cliché le plus lourd, pour que s'opère la reconnaissance d'un label de littérarité que seule cette rhétorique pourrait conférer. L'écriture que produit l'idéologie va bien ainsi à contre-courant du but nationaliste affiché.

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Ce fonctionnement métaphorique du récit idéologique va servir de signe de ralliement instituant dans l'écriture, sur un mode spéculaire, une sorte d'unanimité du dire. Unanimité parallèle à l'unanimité mythique de la famille-nation ou de la famille-village que ce dire doit signifier. On a déjà vu ce fonctionnement dans les nouvelles de Promesses dont l'uniformité narrative instituait l'unanimité d'une sorte d'écriture collective soulignée par la préface du n° 6 de la revue. J'avais lu cette unanimité spéculaire d'une écriture comme l'institution d'un nouvel Espace maternel scriptural tournant le dos aux sollicitations présentes de l'Histoire post-révolutionnaire passée. C'est bien de cette écriture collective du peuple-famille que se réclame dans sa préface le roman de Bouzaher, dont tous les narrateurs successifs, « Houria et Omar, Saïd et Tahar, Zhour et Ali, appartiennent à une même famille. Ils sont nés, ils ont grandi, souffert et lutté sous le même soleil, sous le même ciel algérien ». Unanimité mythique que souligne lourdement la narratrice française convertie à l'Islam d'Une autre vie: « En parlant, je ne disais plus " les Algériens " mais " nous ". Un tout petit mot qui, pourtant, signifiait beaucoup » (p. 123). Aussi pousse-t-elle la négation de sa propre différence jusqu'à payer son loyer en France en dinars (p. 19 et 92) !

Lorsqu'il sert ainsi le mythe d'une unanimité de la nation ou de la patrie, le fonctionnement métaphorique de ces romans permet d'ignorer le réel au nom du symbolisme présenté comme la réalité. Il évite donc de décrire les ruptures bien réelles au sein de la famille comme de la société.

Ainsi, beaucoup de ces romans nient-ils le conflit des généra­tions, pourtant fondamental tant dans la guerre que dans l'après­-guerre, en faisant des pères des modèles d'engagement que les fils n'ont plus qu'à reproduire. C'est le cas chez Salah Fellah, Chabane Ouahioune, et surtout Ahmed Aroua dont tout le roman est d'abord un chant d'amour et de respect de la parole du cheikh Madani, présenté comme un modèle de tolérance et de modernisme. Ce mythe de l'unanimité pouvait peut-être se justi­fier lorsque la guerre d'indépendance commandait de resserrer les rangs face à la négation de l'identité par l'Autre, mais il ne peut plus faire admettre que, dans Les Conquérants au Parc rouge, le paysan algérien obligé d'émigrer dix ans après l'Indépendance, pour des raisons économiques, tienne dès son arrivée en France le discours étatique le plus lénifiant, n'évitant même pas la for­mule devenue célèbre de l'Algérie qui « va de l'avant » (p. 25-­27) [53].

Dans le même roman un autre personnage affirme, contrai­rement à l'évidence non seulement politique, mais encore socio­logique de l'Algérie actuelle, que la Djemaa, dont les romans de Mammeri, entre autres, nous ont montré la ruine irrémédiable face à la guerre, mais aussi à la modernité, est « redevenue le forum démocratique des hommes libres, comme dans l'ancien temps » (p. 173). Précisément, ce forum n'est-il pas celui, tout aussi mythique, qu'institue le fonctionnement métaphorique d'une littérature qui tourne le dos à la réalité ? La métaphore permet ainsi un camouflage, aussi bien du référent que du lieu d'énon­ciation de cette écriture, pour signifier un double mythe d'unani­mité : référentielle et scripturale.

Et cependant, la métaphore n'est pas la seule dimension par laquelle ces textes trahissent tout en la camouflant l'ambiguïté du lieu de leur énonciation. Si la métaphore, conséquence d'une sur­détermination idéologique, développe cette ambiguïté sur l'axe paradigmatique des récits, le réalisme scolaire la développera, quant à lui, sur l'axe syntagmatique.

Le modèle réaliste scolaire

La plupart de ces romans s'inscrivent, d'abord, dans une tradition descriptive scolaire : celle de la « rédaction ». Descrip­tions à travers le regard d'un enfant-prétexte, souvent personnage central observateur. L'historicité de la fiction ou de l'événement est ainsi bien souvent estompée par le statisme de « tableaux », de paysages hors du temps dont la description, abusant d'adjec­tifs « bien choisis » et de métaphores d'école, sert d'abord à asseoir la « littérarité » convenue d'une écriture.

Le paysage décrit est d'ailleurs le plus souvent la Kabylie chère à Feraoun ou Mammeri, et qui constitue pour Leïla Aouchal un « tableau de maître » (p. 37) par son « panorama grandiose » que  « c'est un plaisir sans cesse renouvelé de contempler, qu'il soit assombri et dénudé par l'hiver naissant ou qu'il soit enveloppé de la magie lumineuse du chaud soleil » (p. 55). Ailleurs, la Maison au toit « branlant » derrière son « rempart végétal » (p. 16), d'où l'on entend « les rumeurs du vent parmi les ramures » (p. 9) est un sujet de « rédaction » idéal pour le « fils du maître » kabyle narrateur du roman de Ouahioune (p. 16). Le modèle de « l'insti­tuteur dévoué » [54] n'est-il pas une des figures positives les plus fréquentes de ces textes ? Celui-là même qui a appris à Mouhoub Bennour qu'un chapitre bien écrit devait s'ouvrir sur cette très belle description du printemps, au chapitre 9 des Enfants des jours sombres (p. 101), et qu'il faut, avant de narrer, décrire le village : « deux amas de cottages gris, aux tuiles rouges, s'agrippant aux flancs » de « collines verdoyantes » au-delà desquelles « le mur azuré de l'horizon se confondait avec le ciel bleu » (p. 8).

La métaphore égaye ces descriptions appliquées : les nuages y forment « un troupeau », cependant qu' « au loin, le mamelon qui supportait le village semblait se dresser, se gonfler et exhiber sans honte sa chéchia fanée et déchirée de profondes raies qui laissaient voir les fragments de sa tonsure, couleur de torrents en crue » (ibid., p. 17). L'imparfait itératif est d'ailleurs le temps verbal privilégié de ces descriptions d'un monde immobile dans la répétition de ses gestes quotidiens.

Statiques, certes, ces descriptions ne sont pas toujours idyl­liques. Le réalisme scolaire, surtout lorsqu'il s'inscrit dans la perspective idéologique d'une dénonciation du colonialisme, s'at­tache souvent à la description de la misère. Celle-ci, cependant, sera moins dénoncée en termes politiques qu'en termes moraux : ceux d'un misérabilisme le plus souvent conventionnel mais quasi obligatoire, que l'on trouve aussi bien dans le récit de l'enfance de Saddek (Les Barbelés de l'existence), que dans celui de l'en­fance de Slimane (La Mante religieuse). Le misérabilisme de cer­tains de ces récits peut être ainsi bien souvent décodé comme un alibi : un « progressisme » affiché qui masque par l'effet pathé­tique et moralisant le statut idéologique non défini du discours scolaire normatif dont il procède.

Quel est, en effet, le lieu d'énonciation de ces textes ? Le dis­cours scolaire qui les sous-tend est bien celui d'une culture impor­tée qui continue à lui fournir ses références. Point, ici, de cette subversion systématique de la langue française et des références qu'elle véhicule, que réclamait dans son manifeste l'équipe maro­caine de Souffles. Les références par rapport auxquelles se déve­loppent et dont se réclament ces romans sont extérieures, malgré le nationalisme proclamé. C'est bien ici que se manifeste le plus clairement l'ambiguïté majeure d'une écriture de conformité idéo­logique: comme l'idéologie dont elle procède, elle ne parvient pas à masquer l'origine hétérogène de sa parole. Parole qui réclame sa caution du lieu même qu'elle prétend combattre. Lieu culturel européen dont elle se rend prisonnière par l'ambiguïté d'un dire qui n'ose interroger sa propre histoire.

Bien souvent ce lieu d'énonciation est affiché sans vergogne. Par exemple, dans le jeu de citations placées en exergue des Bar­belés de l'existence, qui se réclame de Péguy, Fanon et Césaire à la fois, triplet peut-être idéologiquement équilibré, mais où aucune référence algérienne ne figure. Le jeu de Yamina Mechakra avec ses références culturelles est aussi limpide, quoique moins direc­tement idéologique, par exemple lorsque la narratrice de La Grotte éclatée « rumin(e) le nom de Ronsard qui effleura jadis (son) âme d'enfant close et l'entrouvrit comme une rose » (p. 48), ou nous entretient de ses souvenirs de lecture des Nourritures terres­tres de Gide (p. 49). Il est déjà plus subtil lorsqu'elle joue avec la citation cachée et exhibée à la fois de Victor Hugo (p. 161 : « Tôt le matin, à l'heure où les furtifs voyageurs se mettront en route, j'irai vers toi, Arris »), de Rimbaud (p. 65 : « Kouider suivit, les mains dans ses poches trouées »), ou de Boris Vian (p. 118 : « Je m'éveille dans l'écume des jours qui m'emportent »).

Le narrateur de La Mante religieuse nous parle longuement de son enthousiasme pour Péguy à la suite de l'enseignement de « Monsieur Claude ». Il nous décrit l'amour qu'il partage avec Malek Haddad pour Aix-en-Provence et Paris où il croit recon­naître Verlaine (p. 41), et il nous avoue même avoir découvert Dieu grâce à Solange la religieuse chrétienne (p.98) ! Là encore, la citation de La Fontaine cette fois affleure lorsque Slimane jette la bougie du saint à la mort de sa sœur et s'écrie : « Adieu femme, chien, terrasse, médicament ! » (p. 17) ! Jeu encore que celui de Chabane Ouahioune décrivant un des personnages des Conqué­rants au Parc rouge comme un troubadour sans châtelaine (p. 6), et commençant ce même roman par le morceau de bravoure sty­listique qu'est la reproduction sur cinq pages de la conversation argotique de " loubards » bien parisiens (pp. 8-13).

Hocine Bouzaher, qui ne s'était pas caché dans sa poésie de parodier Eluard [55], semble moins conscient à première vue de sa reprise obsédante d'une métaphore de Verlaine transformée en cliché par la consécration scolaire qu'opère le manuel le plus connu de nos « humanités » [56]. Mais il s'agit d'un appauvrisse­ment des deux vers bien connus de Verlaine et l'on y devine la contamination d'un autre cliché littéraire de manuel : celui de la « tempête sous un crâne », titre métaphorique donné à un pas­sage des Misérables de Victor Hugo par le même XIX° siècle de Lagarde et Michard [57]! Si à la page 21, « il pleut sur la ville, et il gronde dans mon coeur », la page 96 annonce d'abord « il pleut dans ma tête », avant de le développer en : « les gouttes de pluie martèlent mon crâne sans calmer la tempête ». Dans le même texte, un cliché lamartinien, cette fois [58], ne gagne rien dans son triplement emphatique, et dans la nomination idéolo­gique « votre pays » qui aplatit l'indistinct évocateur d' « un seul être » : « Votre pays vous manque et tout vous est étranger, son ciel vous manque et vous étouffez, son soleil vous manque et tout vous est obscurité » (p. 47). D'ailleurs, les références françaises de Bouzaher ne sont pas que littéraires, par exemple lorsqu'il proclame: « Impossible n'est pas algérien » (p. 47), ou lorsqu'il recopie tout simplement l'article du dictionnaire sur les différentes villes françaises que traverse l'un de ses personnages (p. 60: Dijon, p. 75: Lyon, p. 79: Marseille).

Chez d'autres auteurs, le jeu est bien plus maladroit, surtout lors­que le cliché importé camoufle un manque dans l'expression de l'écrivain. Ainsi, pour Salah Fellah dont le héros, comme l'écriture de l'auteur, « ne savait plus à quel saint se vouer » (p. 69), Cons­tantine est décrit à travers le cliché : « un site dantesque » (p. 7), cependant que les fermes des fellahs sont de « petits ranchs » (p. 11), et les gens du Sud des « bohémiens » (p. 77). Il faut dire qu'ici il y a de quoi se « creuser) les méninges attendant le génial eurêka » (p. 57) lorsque rêver à sa cousine devient une « libido » (p. 79), cependant qu' « Aziz voulait reconnaître l'Autre, mais ne connaissait pas son Moi, encore moins son Ça, pis encore son Sur-moi (p. 25).

Ahmed Aroua prétend se livrer à une réflexion sur la spécifi­cité de l'Islam face à la civilisation matérielle de l'Occident, mais il nomme le luth une « guitare » (p. 109), cependant que son maître à penser, le « professeur » [et non plus le cheikh] Madani justifie l'Islam par un raisonnement bien pascalien : « J'ai contem­plé les merveilles innombrables du monde, et je leur ai comparé le néant de la prétention humaine » (p. 66). On pourrait ainsi multiplier les exemples, la palme de la maladresse dans la repro­duction de clichés mal assimilés revenant certes à Leïla Aouchal et Mohammed Chaïb dont le héros, médecin, est « atteint par la grâce » (p. 194) et veut provoquer un avortement à l'aide d'un antibiotique (p. 161) cependant que son infirmière « se sentait frustrée » (p. 103) !

La parole de l'Autre, véhiculée le plus souvent par les clichés scolaires, est donc bien la référence scripturale essentielle, comme le lieu d'énonciation, avoué ou non, de l'écriture de ces récits dont la maladresse provient à la fois d'une non-maîtrise de ses modèles importés, et d'une absence de modèles propres : les modè­les littéraires algériens reconnus sont, en effet, de préférence, les plus fidèles eux aussi à l'archétype scolaire d'un réalisme huma­niste de bon aloi. L'illustration littéraire des mots d'ordre de l'idéologie pèche donc par les mêmes travers que ceux de la for­mulation de l'idéologie elle-même, qui croyait recourir à ces textes pour combler la contradiction inhérente à ses propres modè­les mythiques. Tant il est vrai qu'un discours littéraire de justi­fication d'une idéologie ne peut que trahir dans l'acte même par lequel il prétend la camoufler, la béance du lieu d'énonciation dont cette idéologie ne veut pas dire le nom.

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Le lieu de cette énonciation est également celui de son destina­taire. La description d'une spécificité algérienne au niveau du contenu de ces récits se fait à partir de modèles langagiers importés, certes, mais aussi en fonction d'une lecture extérieure. Car un discours de justification ainsi énoncé s'adresse à un regard qui est encore celui d'où viennent les modèles de l'énonciation. Ces romans n'éviteront donc pas la description ethnographique dans laquelle s'est constitué le roman maghrébin de langue fran­çaise, et dont on sait l'ambiguïté idéologique au niveau, par exem­ple, de la dialectique du Même et de l'Autre. Depuis le lieu étran­ger de leur énonciation, ces textes posent bien souvent leur signi­fié national en objet distancié, le situent dans le pôle de l'Autre par rapport à un pôle du Même qui est celui de leur écriture aux modèles importés, et au destinataire étranger.

Les écrivains traités dans le présent chapitre sont souvent ceux-là mêmes qui, tel Salah Fellah, reprochent à la littérature algérienne de langue française de « faire le jeu du colonialisme »,. par l'ambiguïté de l'écriture ethnographique de la « génération de 1962 » à quoi ils la réduisent. Or, Les Barbelés de l'existence, ne manque pas de nous décrire, par exemple, les costumes tra­ditionnels (p. 17), ou, de façon plus détaillée encore, les diverses. conserves (farine, couscous, viande, tomates, olives) entreposées. dans la maison (pp. 66-67). Leïla Aouchal nous décrit la cueillette des olives (pp. 48-49) avec laquelle Feraoun et Mammeri nous avaient familiarisés. Ahmed Aroua nous décrit longuement un mariage (pp. 106-107), ou encore l'intérieur de la maison constan­tinoise traditionnelle (pp. 120-121). Le projet ethnographique est sï impératif dans La Maison au bout des champs que Chabane Ouahioune n'y hésite pas à interrompre le récit crucial de la torture de Selma pour nous dire longuement comment, et selon quels rites séculaires, sa maison avait été construite (pp. 127-129).

Mais les véritables bucoliques kabyles nous sont proposées par Mouhoub Bennour, qui nous explique avec précision, par le tru­chement d'un de ses personnages, comment on fabrique le « smekh » ou ce qu'est « atagine » (pp. 21-22), consacre un cha­pitre entier à la description de la maison des femmes, du labour, des différents âges et de leurs travaux, et de la naissance d'un che­vreau (chap. 3, pp. 25-36), ou un autre à celle d'une fête (chap. 5, pp. 55-62), et partie d'un autre encore aux moissons et au bat­tage du blé (pp. 181-184). Toutes ces descriptions reposent bien souvent sur le cliché propre à tout « roman champêtre » du rap­port sexualisé du paysan à sa terre. Elles développent la nostal­gie d'un temps itératif et cyclique d'avant l'irruption de l'His­toire, dépeint comme une sorte d'âge d'or. L'archétype du roman champêtre qui n'a rien de spécifiquement algérien, superpose ses clichés culturels à une réalité qui sera ainsi décrite à travers la lecture qu'ils imposent. Cette lecture, à travers des clichés cultu­rels « universels », constituera le pôle du Même depuis lequel la réalité décrite apparaîtra comme « l'Autre », comme l'objet de sa description par un langage dont la maîtrise, par définition, lui échappe.

Le lieu d'énonciation comme le destinataire de ces romans sont donc bien extérieurs. Et l'identité du narrateur n'y changera rien : seule celle de son écriture peut ici être considérée. Identité de l'écriture dont le problème ne sera pas résolu d'ailleurs par l'usage de la langue arabe. Car les normes sont indépendantes de la langue utilisée, et elles seules signalent le lieu d'énoncia­tion véritable d'une écriture ou d'un discours.

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Parmi ces normes le « réalisme » scolaire dont on vient de par­ler est certainement la plus importante. Mais il en est d'autres. La plus voyante est l'illusion référentielle de récits bien sou­vent écrits à la première personne. La première personne, dans la mesure où le narrateur est algérien, peut apparaître comme une manière de « nationaliser » l'énonciation. Mais on a vu comme les signes de cette énonciation trahissent ce projet éminemment idéo­logique : la nationalité de l'énonciateur n'induit nullement la « nationalité » d'une énonciation dont tous les modèles scriptu­raux sont extérieurs. Le récit à la première personne est, par ailleurs, une tradition dans les lettres algériennes depuis que Le Fils du pauvre en a imposé un modèle souvent répété. Modèle d'une narration-document dans laquelle le « je » du narrateur, qui pourtant participe du pôle du « Même » par la traduction qu'il y livre de l'étrangeté de son univers, se situe lui-même ficti­vement dans le pôle de l' « Autre » : l'objet ethnographique à découvrir par la lecture et dont la personne même du narrateur ferait ainsi partie.

Le recours à la première personne [59] n'est pas le seul procédé induisant l'illusion référentielle. On trouve le récit, à la troisième personne, d'un enfant devenant adulte dans la guerre chez Salah Fellah et Mouhoub Bennour. L'illusion référentielle peut égale­ment être produite lorsque la fiction romanesque se transforme soudain en chronique historique précise, comme dans Les Cinq doigts du jour (pp. 17-18). Ou encore lorsqu'elle se désigne elle-­même dans la préface du même roman: « Que nul ne reproche donc à l'auteur une quelconque analogie ou ressemblance avec des événements ou des personnages identifiables (etc.) » (p. 7). Ou enfin lorsqu'une note de L'Evasion d'Ahmed Akkache précise que tel personnage a réellement existé, et en livre la fiche biogra­phique (p. 79). Cette illusion référentielle fonctionne cependant encore comme un alibi d'Histoire : elle « fait historique » mais ne fait pas l'Histoire. Elle manifeste, en tout cas, une ambiguïté non résolue dans le statut du texte, comme je l'avais déjà souli­gné à propos des nouvelles de Promesses.

On peut cependant pousser l'analyse plus loin à partir de quelques maladresses de deux textes particuliers, tous deux écrits à la première personne. L'hésitation entre le roman et le journal ou l'autobiographie peut être lue comme une manifestation de ce scandale dans la civilisation arabe que constituent, à la fois le genre romanesque et le dévoilement de l'intimité de la personne. Genre romanesque et récit autobiographique représentent, en effet, tous deux, le surgissement de la personne comme une rupture face à l'unanimité du groupe dans le conformisme de ses normes morales. II n'est pas indifférent de ce point de vue que ces deux textes soient ceux qui s'inscrivent le plus précisément malgré leur maladresse dans cette rupture scandaleuse : celui de Yamina Mechakra et celui de Jamal Ali-Khodja.

La rupture que constituent ces deux textes par rapport à la norme sociale est, en plus maladroit, la même que celle de La Répudiation de Boudjedra, qui a pu leur servir de modèle dans la mesure où il leur est antérieur (1969) respectivement de dix et sept ans. Rupture dans la manifestation de la sexualité comme d'un discours féminin déviant sur le maquis. Rupture dans l'écri­ture du mal de vivre chez un jeune professeur qui « devrait » représenter cependant, selon la logique du discours culturel, le symbole même de la réussite de l'idéologie dont il est sociologi­quement le représentant-type: enseignant comme la plupart de ceux qui ont mis en place cette idéologie d'Etat, et produit du système universitaire d'un Etat qui se fonde par cette idéologie. Sans être véritablement assumée et exploitée à ce niveau, la mar­ginalité du projet de ces deux romans par rapport au discours culturel entraîne tout naturellement, me semble-t-il, une pertur­bation du code littéraire utilisé. Les deux textes n'ont pas, cepen­dant, systématisé assez cette perturbation du code littéraire pour la rendre signifiante en elle-même de cette marginalité, et de la rupture qu'elle introduirait ainsi dans le discours culturel. Si per­turbation il y a, elle est plus le fait d'une maladresse que d'un projet.

Ainsi, Yamina Mechakra entretient la fiction référentielle de son texte en lui donnant certains aspects formels extérieurs du genre autobiographique par excellence : celui du journal. Les cha­pitres sont souvent annoncés par une date. Souvent aussi, ce sont des chapitres courts, au passé composé narratif, ou même au pré­sent narratif, que soulignent des réflexions au futur (voir par exemple pp. 138-139). Cependant, la plus grande partie du roman est écrite à l'imparfait et retombe ainsi dans un modèle fiction­nel plus littéraire. Les procédés renvoyant à la forme du journal ne sont donc pas assez assumés pour produire ce vacillement du statut du texte dont on vient de voir qu'il aurait pu constituer une rupture dans le discours culturel.

Quant à Jamal Ali-Khodja, le référent biographique semble bien plutôt lui échapper malgré lui, et n'est pas non plus utilisé pour servir une quelconque perturbation du statut du texte. C'est bien à la suite d'une simple inattention, en effet, qu'Aziz, le person­nage de la fiction, devient soudain Djamel (p. 88), c'est-à-dire l'auteur même. D'ailleurs le référent biographique essentiel n'est-il pas l'oncle prestigieux et paternel (Malek Haddad) du jeune écri­vain, à qui le livre tout entier est un hommage, tant dans sa dédicace que dans son évocation indirecte sous les traits de l'oncle Malek (pp. 16, 27, 28), que dans le modèle narratif de l'errance sans but, prétexte pour dire le malaise? Ce modèle narratif est celui-là même du Quai aux fleurs ne répond plus, où on a vu Khaled Ben Tobal, alias « Monsieur d'hier » écrire le roman de Malek Haddad, tout comme ici on nous montre Aziz écrivant son roman La Mante religieuse (p. 94) !

Ces romans, par la convention non maîtrisée des modèles nar­ratifs d'un réalisme anachronique, manifestent bien, ainsi, l'am­biguïté de leur lieu d'énonciation. Ambiguïté qu'on avait déjà sou­lignée dans l'axe paradigmatique de leur écriture, et qui est également celle du discours culturel de l'idéologie. Une littérature qui ne maîtrise pas son lieu d'énonciation ne peut remplir le rôle mythique que lui conférait l'idéologie. Et la maladresse de ces textes le rend bien entendu plus évident encore. Un des aspects de cette maladresse, à savoir l'anachronisme du modèle réaliste, permet cependant de suggérer une autre dimension du décalage spatial de ces écritures. Décalage spatial que dessine l'institution scolaire elle-même, lorsqu'elle véhicule des modèles culturels qui ne sont pas ceux du public auquel elle s'adresse. Par rapport au modèle littéraire français acquis à l'école, qu'ils tentent mala­droitement de reproduire et dont ils ne retiennent qu'une forme fossilisée sans être à même d'en mesurer l'anachronisme, ces romans fonctionnent en partie comme des écritures d'autodidactes.

Là, le décalage du lieu d'énonciation n'est plus géographique, mais culturel, et le phénomène n'a plus rien de spécifiquement algérien, ni même de propre à la situation culturelle périphérique du Tiers Monde par rapport au Centre que pourraient constituer les modèles culturels européens. Car l'autodidacte perçoit en géné­ral l'univers culturel dans lequel son milieu social d'origine ne l'a pas fait grandir, comme un espace étranger dont il reprendra, d'abord, les éléments consacrés par les manuels hétéroclites cen­sés lui en fournir la clé. Cet espace culturel étranger sera vécu globalement, hors des transformations qu'il subit dans un deve­nir historique. Le devenir historique qui fait vivre un espace culturel ne peut être approprié que par qui se situe soi-même tout naturellement à l'intérieur de cet espace. L'écriture de l'au­todidacte sera donc d'abord une tentative de légitimation de l'énonciateur par rapport à des normes reconnues, quelle que soit, par ailleurs, la nouveauté de ce qu'elle tente de signifier. D'où le décalage formel fréquent de cette écriture, décalage d'autant plus visible que son message pourra être plus neuf. Et c'est peut­-être là une autre des ambiguïtés de ces textes qui dans l'anachro­nisme et le décalage spatial de leurs modèles scripturaux n'en constituent pas moins une sorte de deuxième probation du roman algérien de langue française, sur le sol national cette fois. Car ces textes fonctionnent selon des schémas bien comparables à ceux des romans des années 50 que leurs auteurs cependant récu­sent le plus souvent dans leurs déclarations de principes.

Vers une nouvelle probation du roman algérien de langue française?

A travers la maladresse de ces textes, on peut retrouver, en effet, une sorte de reproduction probatoire des débuts contestés du roman algérien de langue française. On a vu les romanciers des années 50 imposer progressivement l'existence, plus que le signifié, de leur parole, dans un jeu intertextuel avec des langages idéologiques et littéraires, mais aussi avec un lieu d'énonciation qui n'était pas le leur. Par rapport à ce lieu d'énonciation ils des­sinaient tantôt une écriture de reproduction-allégeance, tantôt une tentative de retournement, en particulier de la dialectique du Même et de l'Autre. Et par ce jeu intertextuel l'anachronisme de leur parole d'autodidactes dans un espace langagier qui n'était pas le leur, était signifiant du surgissement d'une parole nouvelle.

La maladresse des romans publiés à la S.N.E.D provient le plus souvent du fait que d'être produits sur le sol national semble les dispenser d'une réflexion sur le véritable lieu d'énonciation de leur écriture. Car le lieu d'énonciation d'une écriture n'est pas, comme une lecture idéologique feint naïvement de le croire, le lieu géographique oh elle a été écrite et publiée : il est bien plutôt celui de l'intertextualité dans laquelle cette écriture se situe en se produisant.

Produite pour la première fois sur le sol national, et dans un contexte idéologique surdéterminé, cette littérature est dans la nécessité de se redéfinir à mesure qu'elle se produit, par rapport à tous les langages idéologiques, culturels et littéraires qui lui préexistent. Elle doit, comme son aînée des années 50, se dire elle-même comme littérature en même temps qu'elle produit un sens qui lui est extérieur. Or, elle dispose, pour dire son algérianité littéraire, d'un garant, contesté certes, mais authentifiant, et qui est précisément la littérature algérienne publiée en France dans les années 50. On assistera donc à une relation intertextuelle complexe avec ce modèle authentifiant.

Par-delà une apparente rupture géographique, historique (vingt ans d'écart), idéologique et même formelle (recommencement d'un « réalisme » auquel les romans algériens publiés en France sem­blent avoir majoritairement tourné le dos), ces textes rejoignent donc la fonction fondatrice de leurs aînés. Ils assoient ainsi, dans l'horizon d'attente qu'ils consolident en en reproduisant en écho les principaux modèles, l'existence d'une littérarité roma­nesque algérienne de langue française.

Placés vingt ans plus tôt dans une situation de probation compa­rable, les romans « ethnographiques » de la « génération de 1952 », par ailleurs les plus diffusés dans le discours scolaire, sont un modèle implicite puissant pour la plupart de ces textes. Le modèle le plus nettement reconnaissable est L'Incendie, dont on rappel­lera qu'il occupe une place importante dans les programmes du deuxième cycle du secondaire. Ainsi Les Enfants des jours som­bres tout comme La Maison au bout des champs pourraient s'in­tituler « conversations en Kabylie », puisque les événements his­toriques y sont vus bien souvent à travers les conversations des villageois, comme dans L'Incendie (qui cependant ne se passait pas en Kabylie). La « tension didactique » de L'Incendie est cependant estompée ici, et banalisée, car les recherches dibiennes d'une symbolisation du surgissement d'une parole paysanne dis­paraissent le plus souvent au profit d'un témoignage assez plat. Témoignage qui reste la seule justification de ces « conversa­tions », dont il souligne du même coup l'artifice : la conversation sert à « faire passer agréablement » le témoignage, au lieu d'être en elle-même objet d'une recherche comme chez Dib. De même, la métaphore de l'incendie perd ici en grande partie de sa puis­sance. Reprise par un grand nombre de ces textes, elle s'y trans­forme en cliché idéologique, par sa redondance d'un roman à l'autre, mais aussi parce qu'elle est lourdement expliquée - a posteriori -[60]. Or, c'est précisément son appel à notre lecture créatrice qui donnait à la métaphore dibienne toute sa force et, une fois de plus, toute sa « tension didactique ».

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Si les romans de la « génération de 1952 » sont davantage un modèle implicite, une sorte de signe de reconnaissance d'une littérature en son second surgissement, l’œuvre de Kateb Yacine est convoquée beaucoup plus explicitement, quand elle l'est. Certes, Nedjma figure, comme L'Incendie, au programme d'en­seignement du français du second cycle secondaire algérien. Mais jusqu'au niveau le plus élevé de ces programmes, l’œuvre de Kateb en est presque absente. Et si L'Incendie est le plus souvent traité par les enseignants en raison de sa facile lecture idéolo­gique, Nedjma l'est beaucoup moins et ne peut pas vraiment, de ce fait, être considéré comme faisant partie de l'image de la littérature algérienne de langue française diffusée par l'institution scolaire. Il y a donc bien une rupture relative de ces écrivains d'avec le modèle scolaire lorsqu'ils font référence à Kateb. Rupture relative cependant, car si l’œuvre de Kateb n'est pas très pratiquée par les programmes, elle n'est pas récusée. Elle figure au contraire comme une sorte de modèle inaccessible, pour sa « difficulté », mais idéalisé de ce fait. L’œuvre de Kateb va donc devenir une sorte de caution de recherche littéraire. Et ce ne sont certes pas tous les romans décrits ici qui se réclament de lui. La référence à Kateb va dessiner un clivage formel, mais aussi idéologique, entre eux.

Le patronage de Kateb Yacine se lit d'abord de façon mani­feste, par exemple dans la dédicace du Déchirement de Mohammed Chaïb. Ou encore dans la préface écrite par Kateb lui-même pour Ahmed Akkache qui fut, nous y est-il dit, le premier lecteur du Cadavre encerclé, ou pour Yamina Mechakra. Il peut être signifi­catif que les deux seules préfaces que nous trouvions ainsi dans ces douze romans soient signées de Kateb, comme s'il était le seul garant avouable de littérarité extérieur à cet ensemble de textes, et convoqué par eux.

Mais l’œuvre de Kateb fonctionne encore beaucoup plus ici comme une sorte de modèle générateur. Toute La Grotte éclatée de Yamina Mechakra peut être lue comme une saturation par un récit féminin à la première personne du vide de parole de Nedjma qu'on avait relevé au centre du roman de Kateb. C'est d'ailleurs bien sur ce surgissement d'une parole féminine qu'insiste le pré­facier sous le titre « Les enfants de la Kahina » (pp. 7-8) : redon­dance qui nous renvoie implicitement à la dimension mythique de sa propre héroïne.

Cette saturation du vide de parole de Nedjma se trouve plus particulièrement lorsque la narratrice de La Grotte éclatée nous conte son enfance d'orpheline entre trois religions, métamorpho­sées en trois « étoiles » (pp. 32-34). Mais bien d'autres intuitions de Kateb sont ici développées, comme l'association métaphori­que de Constantine et du château de Moutt suspendu à un câble dans telle description de Constantine « suspendue par un pont au rocher, comme une araignée par un fil à sa toile » (p. 36). Le développement extrême de cette métaphore n'est-il pas le titre même de La Mante religieuse de Jamal Ali-Khodja, qui nous décrit, par ailleurs, une échoppe suspendue sur le vide du Rhum­mel comparable à la fumerie de Nedjma.

Or, Constantine est un des lieux générateur majeurs du roman algérien depuis Kateb Yacine, puisqu'on retrouve la ville de Ben Badis au centre de l’œuvre de Malek Haddad, oncle et deuxième père de Jamal Ali-Khodja, chez qui elle devient cette mante religieuse, mais aussi chez Boudjedra (L'Insolation) ou encore, en arabe cette fois, chez Tahar Ouettar (Le Séisme), et bien d'au­tres : l'intertextualité, ici, est doublement phénomène spatial. Espace du TEXTE romanesque algérien. Espace référentiel de cette ville-texte qu'est, précisément, Constantine.

L'Evasion, d'Ahmed Akkache, développe également des sché­mas katébiens. Non seulement le parallèle s'impose entre le per­sonnage de Salah (p. 8) et celui de Lakhdar, ou ceux de Simone Voiron (p. 16 et suiv.) et de la Marguerite du Cadavre encerclé, mais le thème même du roman (une évasion et un groupe d'amis) rejoint de thème katébien du passager clandestin, comme l'alter­nance génératrice des figures d'enfermement et d'éclatement qu'on avait soulignée dans Nedjma. La phrase qui commence et clôt le roman d'Akkache (« Et si l'on tentait l'évasion ? », pp. 7 et 151) marque précisément cette alternance génératrice du roman de Kateb, de même qu'apparaissent dès la première page la lime et le billet qui ne sont pas sans rappeler le couteau dans Nedjma, et jouer un rôle comparable dans le texte. Enfin, le roman est bien fondé tout entier sur une sorte de structure productrice de l'uni­vers pénitentiaire, comparable à celle que l'on trouve dans l’œuvre de Kateb. Ce dernier souligne lui-même le parallèle biogra­phique et littéraire dans sa préface : « Les tribulations de l'exil et l'ombre de la cellule sont finalement aussi propices à la litté­rature qu'à la révolution » (p. 5).

L'imprégnation katébienne la plus forte est cependant celle du Printemps n'en sera que plus beau de Rachid Mimouni dont on a vu qu'il s'agissait du texte à la prétention littéraire la plus marquée. Djamila, ici, est bien l' « étoile » de Hamid dont la mère, comme celle de Mustapha, est folle (p. 114). Hamid la tuera comme Mustapha tue la Femme Sauvage dans Les Ancêtres redou­blent de férocité. Plus qu'à Mustapha cependant, qui fournit l'es­sentiel de la donnée diégétique dans cet invraisemblable meur­tre sur lequel débouche le roman, Hamid nous rappelle Rachid de Nedjma: comme lui, il est « le fantastique amoureux dont le constant désir fut d'enfermer (Djamila) en quelque inaccessible tour » (p. 108). Son histoire est racontée tantôt par lui, à la pre­mière personne, tantôt par Malek, jouant ici le même rôle que Mourad dans la troisième partie de Nedjma. Le fonctionnement anaphorique de l'écriture katébienne se retrouve dans le rythme des phrases : « Et Hamid ne pouvait que le suivre, lui expliquant patiemment son histoire et son passé, lui qui refusa toujours d'en dire un mot à nous tous » (p. 35). Comme dans Nedjma par ailleurs, les personnages se/nous narrent fréquemment l'histoire de leur tribu décimée, tout en la réduisant à un schéma répétitif qui perd du même coup la portée incantatoire du récit de Si Mokhtar à Rachid, dont tel passage (par exemple, pp. 61 et suiv.) n'est plus qu'une plate imitation. D'ailleurs, l'amitié de Malek et Hamid depuis les bancs de l'école jusqu'au vaudeville autour de Monique dont le prénom au moins est repris de Nedjma, rap­pelle celle de Lakhdar et Mustapha. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir les premiers révolutionnaires se recruter comme Lakhdar parmi les hommes « en rupture de ban » (p. 46). Mais le pillage d'expressions frappantes de Kateb, comme celui de situations dié­gétiques, aboutit ici à un aplatissement dont le plus grotesque est, par exemple, la réduction (toujours selon le même désir d'expliquer) du leitmotiv de Mourad comme de la chanson qu'il éveille ( « Mère, le mur est haut » [61], à : « Maman, on a mis ton fils en prison ! » (p. 81)).

La distance par rapport à un modèle scolaire, que pouvait représenter la référence à Kateb au nom d'une exigence de litté­rarité, est donc bien relative. En témoigne d'abord le scolarisme même du mode d'appropriation de l'écriture katébienne par les quelques textes qui s'en inspirent. En témoigne surtout l'absence quasi totale de référence à des textes algériens plus récents, et principalement aux romans publiés en France depuis l'Indépen­dance. Le seul parmi les romans étudiés ici à inscrire un jeu intertextuel avec ces textes est La Mante religieuse de Jamal Ali­-Khodja : encore ce jeu ne dépasse-t-il pas le cadre des textes que l'auteur a pu lire dans les cours qu'il suivait à l'université de Constantine. Le thème central du roman, celui de la ville-femme dont le texte est traversée-déambulation-coït, a été développé dans mes cours sur Dieu en Barbarie de Dib, Le Muezzin de Bour­boune, La Répudiation de Boudjedra, ou Harrouda de Tahar Ben Jelloun. Mais ce véritable leitmotiv du roman est développé ici avec une lourdeur que ne connaissaient pas les modèles. Il en est de même pour le thème de la recherche d'identité dans la matrice de la vieille ville. Le récit symbolique des modèles devient, chez l'épigone, lourdeur didactique. « Aziz vagabonde dans le centre ville à la recherche de son identité, de ses origines, de son nom. Il se recherchait, et, en s'engouffrant dans la matrice de la ville, il tentait de se retrouver » (p. 24) [62]. A La Répudiation, il emprunte le goût de la provocation par la complaisance redon­dante d'une description dévalorisée de la sexualité (« Aziz aimait faire l'amour dans la chaleur de l'été sur le canapé d'un bordel », p. 29), ou par telle comparaison directement reprise au modèle, l'explication inévitable en plus : « Maintenant on marie les filles comme on vend des vaches dans les souks des villages, au plus offrant, et que vive l'argent, l'argent de la révolution, précisa-t-il ironiquement » (p. 24) [63].

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Le jeu intertextuel de ces romans avec leurs prédécesseurs algé­riens est donc, à quelques exceptions près, fidèle à un modèle scolaire de la littérature nationale. Or ce modèle tourne souvent le dos à l'actualité. L'idéologie active du pouvoir n'est donc, à proprement parler, jamais relayée par les textes qu'elle commande, et qu'elle limite à une fonction de commémoration sans rapport avec l'action politique présente. Tout au plus Les Conquérants au Parc rouge peut-il se rapprocher, par les déclarations qu'on a vues de certains de ses personnages, d'une justification officielle de l'émigration. Et pourtant, par bien des aspects, comme par exemple l'importance du personnage de Polly, le récit de ce roman est déviant par rapport au discours idéologique qu'il voudrait incarner.

Cependant l'actualisation de l'idéologie n'est pas absente du projet de certains de ces textes. Les Conquérants au Parc rouge, certes, mais aussi La Grotte éclatée, La Mante religieuse, et même Le Déchirement. Quant à L'Evasion, son projet est bien d'élar­gir la portée d'un récit qui pourrait n'être que commémoratif, à l'exaltation d'un internationalisme progressiste proche de celui du P.A.G.S., dont on retrouve la revendication d'une libération de la parole féminine dans La Grotte éclatée, et la condamnation maladroite de certains tabous de la société traditionnelle dans Le Déchirement. L'individualisme éthéré et contradictoire de La Mante religieuse se limite, au contraire, à la description d'un malaise qui récuse sans le dire toute solution progressiste, et légi­time d'une main ce qu'il semble condamner de l'autre.

Mais ce projet d'actualisation, s'il est proche de revendications du P.A.G.S., est déviant par rapport à l'idéologie officielle dont il ne comble pas, de ce fait, le manque d'actualisation. Le vide idéologique reste béant, dans la mesure où la déviance ici mani­festée est négativité. Les romans de langue arabe proches de l'idéologie du P.A.G.S. militent  pour la positivité d'un projet de Révolution Agraire à réaliser, à défaut d'avoir été vraiment réalisé jusqu'ici. Les romans de langue française proches de la même idéologie dégagent plutôt la négativité d'une rupture qui signale un malaise sans promouvoir un projet positif: la parole féminine de Yamina Mechakra, si elle dénonce l'hypocrisie de son muselage par la société traditionnelle, se réalise essentiellement en parole de mort. Comme si la mort de l'enfant et de l'amant étaient les préalables nécessaires d'une écriture qui sera essentiellement lamen­tation. Le manque est retourné, mais non comblé : au manque de la parole féminine dans un espace discursif masculin, se substitue l'énonciation d'une parole féminine du manque de l'homme, et non du dialogue avec lui. Quant au Déchirement, l'incohé­rence de sa formulation fait tourner court, jusqu'au ridicule, un projet trop ambitieux. Du coup, il en devient scabreux, et développe une efficacité inverse de celle que le projet annonçait. Seul, L'Eva­sion ne trahit pas la cohérence de son projet idéologique, et ce, en grande partie parce qu'il s'agit du moins surdéterminé de ces romans, où le récit prime en permanence le discours, dans une grande sobriété narrative. Mais ce projet internationaliste ne s'en inscrit pas moins dans un récit avant tout commémoratif, à la portée limitée de ce fait.

Je me hasarderai à proposer ici que cette non-réponse des romans en français publiés à la S.N.E.D. à une demande idéolo­gique, là où certains romans en arabe y répondent partiellement, peut trouver une ébauche d'explication dans le jeu intertextuel dans lequel ces romans s'inscrivent. Le roman de langue arabe, qui n'a pas de passé algérien notable, et dont l'existence linguis­tique est conforme à la visée idéologique progressiste de l'arabisa­tion, peut s'articuler directement sur un discours idéologique. Ce qui ne signifie pas forcément une qualité littéraire plus grande que celle des romans de langue française. Mais malgré ses limites évidentes qui sont celles du réalisme socialiste, le projet de La Fin d'hier, d'Abdelhamid Benhadouga, est cohérent. Tel n'est pas le cas pour les romans de langue française.

Le roman national de langue française publié par la S.N.E.D. ne peut éviter de répondre à cette image anachronique de la litté­rature nationale de langue française véhiculée par le discours. social grâce à l'école et à l'idéologie commémorative officielle. Car cette image est précisément ce qui installe l'écrivain national' en littérature. Cette reconnaissance en littérature peut être considérée comme l'objectif majeur de ce qui constitue ainsi une sorte­ de nouvelle probation du roman algérien de langue française. Pro­bation dans laquelle l'idéologie, à la limite, n'est qu'un mode de reconnaissance supplémentaire, dont on se réclame en lui ren­voyant son image transformée en mythe. L'important n'est pas, l'idée dite, mais qu'on l'exprime comme l'idéologie le dirait.

La parole « littéraire » comme la parole idéologique se cons­titue elle-même en système clos, évitant de mettre en évidence ses propres contradictions, comme elle évitait de manifester les contra­dictions du discours idéologique. Parole évitant le sens qu'elle annonce, pour se limiter à la manifestation ostensible des mar­ques de sa littérarité au moment même où ces marques devien­nent clichés, c'est-à-dire négation de l'écart constitutif précisé­ment d'une littérarité véritable.

 

 


 

 

 



[1] A ma connaissance, seule une librairie parisienne (L'Harmattan), et une librairie aixoise (Vents du Sud), proposent quelques publications de la S.N.E.D. aux lecteurs français. La S.N.E.D. a longtemps constitué en Algérie une sorte de bastion impénétrable échappant à toutes les pressions et sourde à toutes les polémiques. On trouvera un relevé de la plupart des articles qui lui ont été consacrés en vain dans la presse nationale dans Jean Déjeux, Bibliographie méthodique et critique de la littérature algé­rienne de langue française, 1945-1977. Alger, S.N.E.D., s.d. (1981), pp. 260-263.

[2] Cinq romans de langue française ont été publiés par la S.N.E.D. en 1979 et 1980. Les années précédentes étaient bien moins riches sept romans de 1967 à 1978, en douze ans. Le catalogue général des publications de la S.N.E.D., de 1980, que j'ai pu obtenir après plusieurs mois de démarches et de sollicitations, ne propose pas moins de 268 titres d'ouvrages, toutes rubriques réunies.

[3] Je prends le concept, en le spécialisant quelque peu, à l'article bien connu de Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat ». La Pensée (Paris), n° 151, juin 1970. Le terme d' « institution a (En ce sens je parlerai d'institution scolaire), me semble d'ailleurs convenir tout aussi bien à mon propos. Je précise également que je ne partage pas tout le point de vue d'Althusser dans cet article, particulièrement en ce qui concerne son présupposé de la possibilité d'un discours scientifique « objec­tif » qui s'opposerait à la subjectivité de l'idéologie. Ou encore lorsqu'en contradiction avec cette première proposition il affirme une éternité a-temporelle de l'idéologie.

[4] El Moudjahid (Alger), mercredi 1er juillet 1981. Voir aussi les articles de Daniel Junqua dans Le Monde (Paris), du 3 et du 7 juillet 1981.

[5] Ahmed Taleb, De la Décolonisation d la Révolution culturelle. Alger, S.N.E.D., 1973, pp. 25-27.

[6] Bruno Etienne et Jean Leca, «La politique culturelle de l'Algérie». Annuaire de l'Afrique du Nord 1973. Aix-en-Provence 1975, pp. 45-76.

[7] Discours du Président Boumédienne. Alger, Ministère de l'Information et de la Culture, t. 2, p. 128.

[8] Il est évident qu'il ne s'agit là que d'une schématisation du discours officiel sur l'Histoire, et non d'une description de la pratique historique universitaire algérienne. Celle-ci se développe surtout depuis qu'en 1974 on a lancé la campagne de récupération des archives et créé plusieurs centres d'études historiques.

[9] Ch. Bonn, La littérature algérienne..., op. cit., p. 204-205.

[10] Promesses (Alger), n° 6, mars-avril 1970, p. 7.

[11] Marc Riglet, « Le roman d'espionnage algérien». Maghreb (Paris), n° 52, juillet 1972, pp. 44-49. Je n'ai pas retenu dans mon « corpus x ces six romans d'espionnage publiés à la S.N.E.D. (Délivrez la fidaya, 1970, La Vengeance passe par Ghaza, 1970 ; Pas de « Phantoms " pour Tel-Aviv, 1970 ; Quand les « Panthères » attaquent, 1972 ; Les Bourreaux meurent aussi, 1972), car il s'agit d'une supercherie littéraire: « Youcef Khader » est en effet français, comme il l'indique lui-même dans El Moudjahid (Alger), le 1er août 1970.

[12] Salah Fellah, «Union des écrivains, une digne réponse aux solli­citations de l'Histoire », Révolution africaine (Alger), n° 517, 18 janvier 1974, p. 48.

[13] Voir Le Monde (Paris), 7 juillet 1981.

[14] Roland Barthes,  « Changer l'objet lui-même ». Esprit (Paris), n° spécial « Le mythe aujourd'hui », avril 1971, p. 613.

[15] Le Degré zéro de l'écriture.

[16] Bruno Etienne, L'Algérie, Cultures et Révolution. Paris, Le 1977.

[17] On pourra se reporter à mes observations sur un débat dont je suis loin d'avoir épuisé tout le pittoresque, dans ma Littérature algérienne (op. cit.), pp. 130-132, et 225. Mais il ne s'agit pas de pittoresque : les débats de 1981 et 1984 autour du projet de charte de la famille, montrent bien comme le sujet est un de ceux sur lesquels les positions sont les plus crispées.

[18] B. Etienne, L'Algérie..., op. cit., p. 156.

[19] Azzedine Chabane, « L'Arc-en-ciel », Promesses, no 6, avril 1970.

[20] A. Mecheri, « Le Massacre d'un village », Promesses, no 7, juin 1970.

[21] Laadi Flici, « Un soir du côté du Dhurdhura », Promesses, no 6, avril 1970.

[22] Promesses, n° 10, décembre 1970.

[23] Promesses, n° 13, mai-juin 1971.

[24]  «L'Arc en ciel». op. cit.

[25] Mouloud Achour, «L'esprit du mal». Promesses, n° 10, décembre 1970.

[26] Laadi Flici, « Plus beau, plus blond ». Promesses, 1970.

[27] Par exemple dans A. Mecheri, « Le massacre d'un village », op. cit.

[28] « Le goût du sable ». Promesses, n° 6, avril 1970.

[29] « Le petit garçon ». Promesses, n° 10, décembre 1970.

[30] Promesses, n° 6, avril 1970.

[31] Il représente une sorte de modèle plus ou moins conscient pour des générations d'instituteurs, d'inspecteurs primaires, de professeurs formés à l'école française. De plus, son assassinat par l'O.A.S. lui a conféré le respect dû aux martyrs.

[32] Ch. Bonn, « Situation du français et de l'expression culturelle de langue française au Maghreb ». Guide culturel. Civilisations et littératures d'expression française. Paris, Hachette, 1977, pp. 206-241. Ch. Bonn, « Enseigner la littérature maghrébine de langue française au Maghreb ? » Communication à la 2' rencontre mondiale des départements d'études fran­çaises, Strasbourg, 1977, publiée sur microfilm A.U.P.E.L.F.

[33] Voir entre autres Ch. Bonn, La littérature algérienne..., op. cit., pp. 163-168 et 190-196.

[34] Fanny Colonna, Les Instituteurs algériens. Paris, Fondation natio­nale des Sciences politiques - Armand Colin, 1975.

[35] Christiane Achour, «Littérature et apprentissage scolaire de l'écri­ture ». Itinéraires et contacts de cultures (Paris), n° 4-5, 1984, pp. 15-56.

[36] Littérature algérienne..., op. cit., pp. 99-104.

[37] Pour le détail empirique de cette enquête, je renvoie encore à ma Littérature algérienne..., op. cit., pp. 155-211. A ma connaissance, aucune enquête aussi systématique n'a été faite depuis la mienne. C'est ce que confirme l'article de Monique Gadant, « L'apolitique culturelle ». Autrement (Paris), n° 38, mars 1982, p. 248.

[38] Ahmed Azeggagh, L'Héritage. Rodez, Subervie, 1966.

[39] Salah Fellah, Les Barbelés de l'existence. Alger, S.N.E.D., 1967.

[40] Hocine Bouzaher, Les Cinq doigts du jour. Alger, S.N.E.D., 1967.

[41] Ahmed Aroua, Quand le soleil se lèvera. Alger, S.N.E.D., 1969.

[42] Leïla Aouchal, Une Autre vie. Alger, S.N.E.D., 1970.

[43] Ahmed Akkache, L'Evasion. Alger, S.N.E.D., 1973.

[44] Jamel Ali-Khodja, La Mante religieuse. Alger, S.N.E.D., 1976.

[45] Rachid Mimouni, Le Printemps n'en sera que plus beau. Alger, S.N.E.D., 1978.

[46] Chabane Ouahioune, Les Conquérants au parc rouge. Alger, S.N.E.D., 1980.

[47] Chabane Ouahioune, La Maison au bout des champs. Alger, S.N.E.D,. 1979. Mouhoub Bennour, Les Enfants des jours sombres. Alger, S.N.E.D., 1980.

[48] Mohammed Chaïb, Le Déchirement. Alger, S.N.E.D., 1980

[49] Yamina Mechakra, La Grotte éclatée. Alger, S.N.E.D., 1979.

[50] Parti de l'Avant-Garde Socialiste (Parti communiste non officiel, pour lequel le soutien à la Révolution agraire, depuis 1971, marque un début de participation au pouvoir, sous l'égide du F.L.N.).

[51] Mostefa Lacheraf, Communication au colloque de Hammamet, 1968.

[52] Ahmed Aroua, L'Islam à la croisée des chemins. Alger, S.N.E.D., 1969.

[53] La verve orale populaire prête en effet à Ahmed Kaïd, longtemps secrétaire général du F.L.N. sous Boumédiène qui le démit de ses fonctions en même temps qu'il lançait la Révolution agraire, la proclamation suivante « II y a dix ans, l'Algérie était face à l'abîme : depuis, elle a fait un pas en avant ! »

[54] H. Bouzaher, op. cit., p. 214.

[55] « Isticmar », dans Des voix dans la Casbah, Paris, 1960, était sous-­titré : « A la manière de Paul Eluard », dont il reprenait « Liberté ». Le même texte est repris et affadi dans Les Cinq doigts du jour, p. 223, en « Mon peuple (...) L'auteur écrit ton nom sur son cœur. »

[56] « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville » (Romances sans paroles). Il s'agit là encore d'un « classique de l'enseignement secon­daire français, que l'on retrouve dans le XIXe siècle de Lagarde et Michard, p. 509.

[57] pp. 199-201. Ce passage des Misérables, dans sa lecture par le manuel scolaire, avait déjà pu être considéré comme sous-jacent derrière la fameuse séquence de la leçon de morale dans La Grande Maison de Dib : Le modèle scolaire français et cet autre modèle que sont devenus les romans algériens de la « génération de 1952 », eux-mêmes nourris de réalisme scolaire, se rejoignent et se confortent ainsi bien souvent pour former ce que j'appellerai des gages de littérarité.

[58] « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ! » (L'Isolement est reproduit dans le XIX° siècle de Lagarde et Michard, p. 95.

[59] Sous la forme du récit autobiographique traditionnel (Autobiogra­phie vraie ou fausse, l'essentiel étant l'illusion référentielle que ce statut du texte veut introduire) à narrateur unique chez Aroua, Aouchal, Ali­ Khodja, Mechakra. Sous la forme d'un redoublement de la première personne dans La Maison... de Ouahioune, où le récit à la première per­sonne est fait à un destinataire s'exprimant lui-même à la première per­sonne dans les premières pages du roman. Sous la forme de six récits à la première personne par des narrateurs différents entre lesquels l' « auteur » se désigne lui-même à la troisième personne pour établir curieusement le lien entre eux chez Bouzaher. Sous la forme, enfin, d'une mosaïque de récits à la première personne par des personnages différents, alternant avec d'autres formes de narration, chez Rachid Mimouni. Les cinq autres romans sont des récits à la troisième personne, mais dont le personnage central unique est un enfant, comme on l'a vu chez Salah Fellah et chez Mouhoub Bennour.

[60] Voir par exemple Le Printemps n'en sera que plus beau, p. 82, ou La Maison au bout des champs, p. 103.

[61] Y. Kateb, Nedjma, p. 41.

[62] Voir Mohammed Dib, Dieu en Barbarie, Paris, Le Seuil, 1970. pp. 170 et suivantes ; Le Maître de Chasse, Paris, Le Seuil, 1973 : Lâbane, pp. 24-28.

[63] Rachid Boudjedra, La Répudiation, Paris, Denoël, 1969, p. 107.