(Charles Bonn : Le Roman algérien de langue française. Vers une communication littéraire décolonisée ? Paris-Montréal, L’Harmattan, 1985, 359 p. )

Sommaire du livre

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PREMIERE PARTIE
La constitution d’un langage historique
de l’espace algérien

Chapitre 1 : Espace algérien et récit d'histoire. 2

La sommation par l'Histoire. 2

Frantz Fanon ou la créativité du mouvement 2

Le « roman ethnographique » et l’Histoire. 3

La tension didactique de "L'Incendie " 4

Un progressisme prophétique ?. 4

Une parole de la terre ?. 4

Ecriture idéologique et tension didactique. 5

Pour une problématique des lieux d'énonciation. 7

Le Fils du pauvre. 8

Le Sommeil du juste. 10

Retour à L'Incendie. 11

Vers une ruine de la description ?. 14

Chapitre 2 : Histoire et production mythique dans " Nedjma ". 15

Une inscription plurielle de l’Histoire. 15

La production mythique du sens historique. 18

De la polyphonie mythique à l'ambiguïté tragique. 24

Historicité tragique de l'espace maternel. 26

Chapitre 3 :  La production des textes par l'Histoire. 30

La " génération de 1962 " 30

Narrer pour démontrer 32

Éléments d'une grammaire narrative. 37

De l'épique au tragique. 44


Chapitre 1 :
Espace algérien et récit d'histoire

La sommation par l'Histoire

L'Anthropologie coloniale présentait souvent les structures tra­ditionnelles comme un état de nature, n'ayant donc pas, de ce fait, d'Histoire. L'historicité était implicitement réservée à celui qui possédait également le privilège de dire, et donc de poser les questions, de définir les points de vue [1].

Par sa Révolution, le peuple algérien prenait possession de son Histoire, s'adjugeait le droit de se définir dans le mouvement, et non plus dans une « nature » immobilisée hors du temps. Pour le romancier algérien, la description ethnographique n'était plus possible. Et de fait, si l'on en croit les tableaux statistiques de Jean Déjeux, le courant ethnographique, jusque-là continu depuis 1945 avec une seule interruption en 1959, s'arrêterait net à l'Indépendance, pour ne plus se manifester ensuite qu'une fois, en 1970, avec Le Village des asphodèles, d'Ali Boumahdi [2].

La Révolution, et plus particulièrement l'Indépendance, peu­vent donc être considérées comme une sommation de l'écrivain par l'Histoire, par l'événement inouï. La création de l'Histoire par les maquisards appelle sa création parallèle par les récits du romancier. Les signes produits par le langage du maquis deman­dent à entrer dans un langage nouveau. Le récit, tout à la fois, énonce l'action et la produit : « Il existe, dans l'Histoire, un effet de production d'action par le récit a, dit Jean-Pierre Faye.

Frantz Fanon ou la créativité du mouvement

Ecrits depuis le cœur même de l'action, L'An V de la révolution algérienne et Les Damnés de la terre [3] sont des textes produc­teurs d'Histoire, constitutifs d'une identité révolutionnaire du mouvement. Ils énoncent l'action et la produisent en même temps. Ils fournissent ce que j'appellerai des thèmes générateurs, aussi bien à l'idéologie algérienne en constitution, qu'à l'action révo­lutionnaire, qu'à la production du langage littéraire de cette action : les romans que je décrirai au chapitre 3, ou certains poè­mes de la résistance, comme ceux de Malek Haddad. Il ne s'agit pas chez Fanon de récits, au sens littéraire du terme, mais de descriptions de l'action révolutionnaire qui, d'emblée, lui donnent un sens, qu'elle ne pouvait avoir avant d'être. Les textes de Fanon sont cette médiation qui permet à l'action de se dire elle-même, dans son sens le plus inattendu et le plus riche, de produire direc­tement une signification du fait isolé, de le sortir de sa banalité ou de son horreur, pour lui donner aussitôt une dimension à laquelle peu de récits arrivent avec une telle simplicité.

Les textes de Fanon sont d'abord, et surtout L'An V de la révo­lution algérienne, une sorte de manuel du militant. Leur fonction est idéologique, certes, mais l'idéologie, chez Fanon, même si elle peut parfois paraître utopique dans la transformation radicale de la société algérienne qu'elle annonce, reste toujours profondé­ment ancrée dans le vécu quotidien, concret, individuel des colo­nisés. En cela, sans être un récit littéraire, L'An V de la révolu­tion algérienne ouvre la voie à ceux-ci.

Plutôt que les mécanismes économiques analysés par d'au­tres de l'aliénation coloniale, Fanon montre le surgissement de mythes. Le colonisé remplace l'affrontement objectif avec le colon, avant le déclenchement de la Révolution, par un affrontement fan­tasmatique permanent avec des structures mythiques. Or, cette production de mythes, qui pourtant aurait dû intéresser d'emblée les écrivains là où elle embarrassait plutôt le discours idéologique ou économiste, a échappé, on le verra, à maints d'entre eux. Atta­chés à dégager de l'événement l'élément significatif, symbolique, sur lequel appuyer un sens idéologique, beaucoup d'écrivains man­quent l'irrationnel du vécu réel, qu'au contraire Fanon découvre à tout instant. Paradoxalement, son point de vue, qui reste cons­tamment celui de la signification globale du mouvement, fait souvent vivre, au sein de ce mouvement, l'élément concret bien plus que certains récits, dont le fait particulier (et donc, a priori, plus directement « vécu ») semblait davantage le domaine.

Il est vrai que Fanon part d'une pratique thérapeutique. De l'addition des observations particulières réelles, il tire un sens glo­bal, qui se réinvestit ensuite dans sa lecture du particulier, et dans sa pratique. Mais l'originalité essentielle de sa démarche est qu'elle s'appuie sur le mouvement. Qu'elle ne dégage jamais de l'addition de ses observations la description d'un état de fait invariable. Elle donne au contraire sa pleine signification à cette « sommation par l'Histoire », dont j'ai déjà dit qu'elle allait rendre impossible le roman ethnographique. Elle ne dit pas un état, mais un horizon d'action, de transformation constante de la société algérienne dans le vécu quotidien de ses habitants. Elle décrit dans l'Histoire même, non pas un état passé et un état présent, ou même futur, de cette société, mais la créativité à l’œuvre d'une population qui doit inventer de toutes pièces le langage de l'événe­ment.

Et pourtant, rarement ces textes sombrent dans l'épique, qui guette si souvent toute littérature révolutionnaire. Certes, on y découvre une unité profonde du peuple colonisé, dans ce boule­versement radical qu'il subit, et qui l'amène à une prise de cons­cience collective nouvelle. Mais point ici de cliché sur le peuple dressé soudain dans un élan unanime, balayant l'individu dans le grand vent de l'Histoire. C'est au contraire au surgissement de l'individu que Fanon nous fait assister, dans et par l'action révo­lutionnaire. Et principalement, dans L'An V de la révolution algérienne, à celui de la femme, ou du fils, face à l'autorité du père et du groupe. Qu'importe alors que le repli sur soi, après l'Indépendance, le raidissement d'une société aux prises avec des contradictions que Fanon n'avait pas toujours prévues, fassent apparaître certains de ces aperçus, aujourd'hui, comme quelque peu utopiques : Fanon aura du moins dégagé ce vers quoi tendait, en son plus profond, une population " en train de créer de toutes pièces une nouvelle société algérienne" [4] (4). Il aura dessiné un horizon d'attente, par rapport auquel l'Histoire ultérieure, comme les textes littéraires, allaient s'écrire. Son utopie même est pro­ductrice de mythes générateurs d'action, comme de récits. L'action comme la littérature auront été profondément nourris par lui.

Le « roman ethnographique » et l’Histoire

L'Histoire, dans le        « courant          ethnographique » du roman algérien de langue française, se trouve au point précis de rencontre de deux mondes. Elle somme l'ancien monde de se dire. Elle est la mise en représentation, sur une scène qui ne lui appartient pas, (celle que dessinent la langue française et le genre romanesque), d'un univers qui n'acceptait de se représenter qu'à lui-même. En ce sens, l'histoire se manifeste dans la violence que fait le texte en langue et forme autres, à l'espace traditionnel au moment précis où cet espace clos se désagrège.

Présente donc dans ce qui reste lisible de nos jours du « courant ethnographique » des années 1952-1953, l'Histoire n'y a pas le même aspect que chez Fanon. Indissociable du tragique, elle y est subie comme une fatalité, et rarement revendiquée. Ou alors, lorsque la transformation sociale est désirée, comme dans Les Chemins qui montent ou dans Le Sommeil du juste, elle n'est jamais créée, produite. Les romans ethnographiques qui manifestent la contradiction, développée par l'Histoire, entre les exigences nouvelles de l'individu et celles du groupe qui ne sait pas s'adapter à des situations venues de l'extérieur, ne produisent pas eux-mêmes, à la manière des écrits de Fanon, cette trans­formation qu'ils appellent. Ils restent ainsi en retrait relatif de l'Histoire. A la sommation par l'Histoire ils répondent, dans le meilleur des cas, par une sommation en sens inverse : ils dévoilent la contradiction créée par l'Histoire et attendent de l'Histoire qu'elle la résolve. La vocation de Fanon est de susciter l'Histoire en en formulant les directions inouïes. Les romans « ethnogra­phiques », quand ils ne camouflent pas l'Histoire au nom d'une idéologie elle-même masquée, constatent son impact. Ils ne l'in­duisent pas. Certes, le discours de Fanon est ostensiblement idéo­logique. Le romancier au contraire ne se réclame pas de l'idéolo­gie, et feint de ne pas la produire. Et pourtant, devant l'événe­ment formidable de la Révolution, est-il possible de ne pas produire l'Histoire à son tour ? L'arrêt, déjà signalé, de la production « ethnographique » en 1962, est peut-être une réponse à cette question.

La tension didactique de "L'Incendie "[5]

Cependant, dès les années 50, des romanciers ne se contentaient pas de dire l'intrusion tragique de l'Histoire. Avant même le 1er novembre 1954, L'Incendie, de Mohammed Dib, produisait l'Histoire, au lieu de la refléter.

Un progressisme prophétique ?

L'attitude de L'Incendie face à l'Histoire, ou plus précisément entre la société traditionnelle et l'Histoire, est à l'opposé de celle de La Terre et le sang, de Feraoun, ou de La Colline oubliée, de Mammeri. L'histoire, ici, n'est plus l'intrusion du tragique dans la cohérence ébranlée d'un univers ancien. Elle est d'abord, comme pour Fanon, bien qu'à un degré moindre, dans une pratique mili­tante de l'écrivain au contact de l'événement. Jean Déjeux a montré que L'Incendie est en grande partie issu de faits réels, et prin­cipalement d'une grève à Ain Taya, dont Dib a rendu compte en 1951 dans Alger Républicain [6], quotidien communiste. Le réel, ici, précède l'écriture, qui le transpose à peine.

Mais la transposition n'est pas innocente. De la région d'Alger, l'action est transposée dans celle de Tlemcen, que Dib connaît mieux, et dont le site se prête mieux à la poésie de certaines descriptions. Surtout, situer l'action en 1939, et non en 1951, permet de renvoyer à une guerre que tout le monde connaît, mais dont le déclenchement, dans le roman, se confond étrangement avec ce que les lecteurs, depuis la publication du roman, savent du déclenchement de la Révolution. Le fait passé et connu désigne ainsi indirectement le fait à venir, dont l'importance est bien plus grande pour le peuple algérien. A certains moments, il semble que la confusion soit volontaire, par exemple dans cette descrip­tion bien ambiguë de la « drôle de guerre », dont le nom prête au sens double :

« Tous les jours, des hommes partaient ; on s'en aper­cevait bien : leur départ créait un remous pendant quel­ques temps ; puis ils disparaissaient, absorbés par l'in­ connu. Des mois s'écoulèrent encore. La même vie conti­nuait. C'était la drôle de guerre. Mais quelque chose que l'on sentait venir de loin, et qui allait peut-être loin, une lame de fond qui se transformerait peut-être en une vague géante s'approchait insensiblement » (p. 171).

Il y a donc de L'Incendie, deux lectures, modelées par la situation historique du lecteur, selon que ce dernier se situe avant ou après le 1°r novembre 1954. Ce qui confirme qu'un texte n'a de sens que par et à travers sa lecture. Mais qui aug­mente encore ce que j'appellerai l'historicité productive du texte. Car, là où l'événement révolutionnaire a vite frappé de caducité la plupart des romans « ethnographiques », il donne au contraire à L'Incendie sa pleine signification historique, implicite dans le texte, mais lisible seulement pour qui sait la suite de l'Histoire.

L'Incendie, par ailleurs, a été composé explicitement dans l'optique d'une efficacité pédagogique militante. Dib s'en est expliqué souvent, et je renvoie ici aux extraits d'interviews que cite, entre autres, Déjeux [7]. Il est intéressant de noter l'appli­cation de Dib, venu d'un horizon littéraire plus hermétique, celui de ses premiers poèmes, à s'interroger sur la fonction militante du réalisme romanesque, à l'époque même où il écrivait La Grande Maison et L'Incendie. En témoignent ses articles dans Alger Républicain sur « Littérature décadente et littérature pro­gressiste aux U.S.A. » (26 juillet – 30 avril 1950), ou l'article de Liberté intitulé « Pourquoi nous devons lire les romans soviétiques » (27 juillet 1950). Le libellé même de ces titres est révélateur, dans l'injonction « nous devons », et dans l'opposition « déca­dente » - « progressiste », d'un moralisme idéologique dont l'écri­vain se défera vite.

Une parole de la terre ?

C'est la même application à trouver une voix susceptible de dire un univers auquel la parole a toujours manqué qui pousse Dib à s'inspirer, directement ou indirectement, de certains écri­vains néo-réalistes de l'Italie du Sud : Carlo Levi, Ignazio Silone, et surtout Elio Vittorini, engagés contre le fascisme comme il l'est lui-même contre le colonialisme. Au-delà des similitudes de contenus et de situations, au-delà de la chasse aux sources pour elle-même, toujours un peu fastidieuse, « ce que Dib trouvait chez les romanciers italiens, c'était justement des voix, des voix paysannes, lentes, graves, appliquées, dépouillées, mais aussi vibran­tes et sourdement lyriques. Chez Silone, chez Vittorini surtout, il découvrait ces dialogues qui semblent piétiner, et qui n'avancent que par tours et détours, par répétitions et par reprises, où chacun des interlocuteurs éprouve ses mots, les essaie, les savoure, pro­cède par allusions et s'exprime volontiers par paraboles » [8].

Car c'est bien, me semble-t-il, l'intérêt majeur de la compa­raison : comme ces écrivains italiens ou comme Steinbeck, Dib montre, dans L'Incendie, la découverte d'une parole pour leur Histoire par ceux qui jusqu'ici ne formulaient jamais l'Histoire, et en étaient donc les laissés pour compte. Plus qu'une descrip­tion, réaliste ou non, de la réalité coloniale, L'Incendie est une parole en train de se trouver, une parole en train de se dire elle-même. Peu de descriptions. Et surtout pas de descriptions de type ethnographique : les modes et coutumes de la vie quotidienne des fellahs et des cultivateurs, leurs « travaux » et leurs « jours » sont bel et bien présents, et nullement éludés, mais jamais ils ne sont isolés dans une description à l'usage du lecteur étranger curieux de coutumes inconnues. Ça et là, une note discrète expli­que un terme de vocabulaire, c'est tout. De même il y a peu d'analyse, peu de « discours », d'interprétation de l'action par l'auteur. Le texte, pour reprendre la comparaison avec Vittorini, pourrait s'appeler en grande partie « conversations en Algérie » : c'est d'une conversation de paysans à l'autre, que Dib nous montre, sans presque les expliquer, les mécanismes de la prise de conscience qui va de pair avec la prise de la parole, jusqu'au moment où la parole va se faire, va être action.

Une analyse linguistique pourrait montrer ici, comme dans bien d'autres romans de Dib, les mécanismes de la création d'un langage paysan, ou populaire, doublement condamné à l'arbitraire. En tout cas à ne pas être une copie du réel. Tout en étant plus vrai que ce que serait cette copie. Arbitraire de la langue fran­çaise. Arbitraire de l'écrit, et du registre malgré tout littéraire de l'ensemble. Mais l'important est de montrer que cet arbitraire, précisément, est créateur. On assiste à la création d'une parole de ceux qui n'ont jamais parlé, au surgissement à l'Histoire, de ce qui semblait en être toujours exclu. L'Incendie ne décrit pas ce surgissement à l'Histoire : il est la parole inouïe qui crée l'Histoire là où l'ethnographie la disait absente depuis toujours.

Bni Boublen n'existe que parce que ses habitants ont été chassés de leurs anciennes terres par les colons. L'univers de Bni Boublen est donc tout entier inscrit dans l'histoire de la colonisation. Les paysages mêmes ne sont là que pour dire cette Histoire. La campagne toute entière est blessure, et lorsqu'intervient la poétique de la terre, par exemple lors de la fécondation par l'eau de la terre de Ben Youb (p. 52), on est loin d'une a-historicité tellurique, ailleurs cliché littéraire, car ici cette chan­son de la terre est comme une réponse à la conversation déjà politique (ou en train de le devenir peu à peu, comme l'eau arrive, par « larges nappes d'humidité noire ») des cultivateurs.

Ecriture idéologique et tension didactique.

Toute écriture idéologique suppose une visée didactique. Or le didactisme est non seulement le but avoué de L'Incendie, si l'on en croit les interviews de Dib à l'époque, mais il est bien la caractéristique essentielle de son écriture militante.

Car c'est bien le consensus didactique seul, contrat tacite entre l'écrivain et son lecteur, qui rend plausible et vraisemblable la convention allégorique de toutes ces conversations de paysans dans une langue forgée de toutes pièces. J'ai déjà montré qu'il s'agissait, dans l'arbitraire assumé d'une convention littéraire, de la création même d'une parole de ceux qui n'ont jamais parlé. La tension didactique sur quoi repose la vraisemblance idéologique de L'Incendie est donc double : elle est, certes, dans la mise en situation langagière de Hamid Saraj, l'intellectuel communiste qui « enseigne aux fellahs les règles de l'organisation politique ». Mais elle est surtout dans l'élaboration d'un langage par les paysans au contact de Hamid, ou en son absence.

Car Hamid Saraj, en présence des paysans, ne dit que peu de choses, ne prononce surtout pas un discours constitué. La vraie parole de Saraj s'exprimant en personne me semble être avant tout celle qu'il n'adresse qu'à lui-même, sans même la prononcer, dans ces évocations intérieures plus ou moins fantastiques qui suggèrent sans véritablement la décrire, qu'il est soumis à la torture. La tension didactique de L'Incendie est rarement dans l'affirmation d'un discours idéologique, alors même que l'écriture poursuit un but idéologique. Elle est dans l'affleurement progres­sif d'une prise de conscience, c'est-à-dire d'une prise du langage, chez les paysans. Le rôle de Saraj, comme celui de l'écrivain, est simplement de permettre le surgissement premier d'une parole jusqu'alors inouie. Et n'est-ce pas là le rôle d'une didactique bien comprise : non point apporter un savoir – même idéologique –, mais rendre possible son surgissement depuis l'espace auquel les discours idéologiques habituels dénient toute créativité idéologique, celui de la terre, ou encore l'espace maternel ?

Or, l'idéologie algérienne officielle, si elle ne conçoit sa propre légitimité que consacrée par la terre, seule authentique face à la facticité de la ville, n'en confère pas moins, dès les textes 'du congrès de la Soummam, le rôle dirigeant de la Révolution aux élites citadines éclairées, seules capables d'amener les masses rurales à la nécessaire prise de conscience. Elle cherche donc à amener les campagnes à reprendre en charge un discours cita­din. L'Incendie au contraire montre à un lecteur, le plus souvent citadin, le surgissement d'une parole paysanne. Sa tension didac­tique est triple. Elle est dans la présence, plus que dans les paroles, de Hamid Saraj (mais tout autant d'Omar et Zhor) à Bni Boublen. Elle est dans l'élaboration d'une parole paysanne allégorique par l'écrivain-scripteur. Elle est, enfin et surtout peut-être, dans le fait que l'enseigné, ici, n'est plus celui à qui l'on explique une parole citadine, qu'il soit citadin ou paysan, mais bel et bien le lecteur, le plus souvent citadin, qui apprend, grâce à l'écriture allégorique transparente de Dib, à entendre la parole paysanne nouvellement surgie.

Après cela, on pourra revenir à l'analyse idéologique du dis­cours politique de L'Incendie, laquelle ne prend son sens, pour moi, qu'à la lumière de cet élargissement du champ de la tension didactique du livre que je viens de tenter. Et l'on ne sera plus étonné de découvrir que le discours révolutionnaire de L'Incendie est essentiellement celui de la révolution campagnarde. Bien plus, que L'Incendie est, des trois romans de la trilogie « Algérie », le plus revendicatif, parce qu'il se situe dans un contexte agraire : l'historicité est alors, contrairement à un cliché anthropologique répandu, celle de la campagne, cependant que la ville perd son pouvoir d'innovation.

Et si l'on transpose cette constatation du niveau spatial à celui de la parole, on s'aperçoit que dans L'Incendie le langage révolu­tionnaire est inventé, dans des termes qui ne sont qu'à eux, par ceux-là mêmes à qui Hamid Saraj aurait pu être tenté d'imposer (mais, comme Dib lui-même, il ne le fait pas) les catégories citadines de son idéologie. Quelle que soit la validité dans l'absolu de l'idéologie que Dib, rédacteur d'Alger Républicain, partageait en écrivant L'Incendie, l'écrivain a réussi, quant à lui, à inverser la tension didactique de son texte dans un sens autrement produc­teur de signification que s'il en avait fait la stricte mise en appli­cation d'un discours préétabli [9].

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L'Incendie est ce texte qui produit l'Histoire, en 1954, parce qu'il n'affirme rien, et que sa tension didactique, contrairement à celle de discours idéologiques trop fermement constitués, en fait le lieu allégorique où viennent se dire, se créer, et conquérir l'Histoire, les paroles inouïes des fellahs. Ou celle du corps de Zhor, qui donne au roman tout entier cette fin ouverte grâce à laquelle toute parole est possible :

« Zhor rêvait qu'elle parcourait un pays de montagnes et de forêts où, jeune, elle venait avec sa sœur Mama. L'été, quand elle se couchait dans les champs, l'herbe qui entrait dans son cou l'agaçait comme des mouches. Une douceur assoupie l'envahissait lentement. Dans son sommeil, elle passa la main sur son corps, qui était lisse ; elle sentit que sa chair était très douce. Un grand apaisement affluait en elle tel le courant d'un fleuve invincible. Doucement naquit une source : sensations confuses et lumineuses qui se mélangeaient et l'entouraient de sécurité. Zhor avait avalé sa salive, mais sa bouche resta ouverte jusqu'à ce que de nouveau elle en fût toute pleine. A présent, la salive s'écoulait entre ses lèvres. Elle étendit les bras et recommença à se caresser le corps d'un mouvement endormi. Remontant le long du ventre, sa main s'appliqua sur ses seins dont elle frotta la pointe qui durcit peu à peu » (p. 220 et dernière).

Langage du corps dont on va voir qu'il est l'un des discours signifiants les plus féconds d'un roman qu'on vient de considérer comme « idéologique », et qui pourtant produit cette idéologie à travers une pluralité de voix qui récuse l'univocité d'un discours idéologique. Autant et davantage que de signifiés nouveaux, qu'on peut trouver facilement dans les textes idéologiques de Fanon, L'Incendie est producteur de signifiants : il exhibe des langages interdits autant que la signification illicite de ces langages.

Mais la nouveauté de ces langages ne peut véritablement se saisir, à mon sens, que dans une description de leur spatialité qu'ignorent le plus souvent les lectures pour lesquelles l'espace est objet, référent ou signifié, et non dimension essentiellement signifiante de l'écriture elle-même. Car toute écriture procède d'un espace et dessine un espace, non seulement référentiel ou signifié, mais scriptural. Le texte est espace, par la matérialité de son signifiant même. Le corps de Zhor dit, autant et plus que tout discours.

Cependant, pour saisir la spatialité du signifiant, il me semble nécessaire de dégager ici la spatialité de son lieu d'énonciation. Dans un contexte de décolonisation la localisation géographique, sociale et spatiale d'une parole lui superpose un sens, parfois à son corps défendant. L'étude des lieux d'énonciation inscrits dans le signifiant même permet donc à la fois de donner à ces paroles nouvelles leur pleine dimension, et de dépasser la pauvreté de lectures qui se réduisent vite à des taxinomies. La problématique des lieux d'énonciation me semble implicite dans toute perception globale du roman algérien de langue française. Elle conditionne en tout cas l'horizon d'attente dans lequel va s'inscrire, après l'Indépendance, une production nationale qui ne pourra ignorer ses prédécesseurs, et répondra plus ou moins consciemment aux lectures qui en auront été faites. C'est pourquoi, avant de montrer comment L'Incendie et surtout Nedjma, la subvertissent et la renouvellent, il convient de définir cette problématique des lieux d'énonciation. On le fera à partir de deux textes qui ont for­tement contribué à la constitution de cette image collective de la littérature algérienne de langue française que j'ai déjà décrite : Le Fils du pauvre, de Mouloud Feraoun, et Le Sommeil du juste, de Mouloud Mammeri [10].

Pour une problématique des lieux d'énonciation.

Certes, la plupart des romans algériens peuvent être lus comme des documents ethnographiques propres à satisfaire la curiosité du lecteur étranger sur leur référent. Certes, ces romans peuvent également laisser apparaître, explicitement ou implicite­ment, une idéologie, dont une lecture politique purement dénota­tive se contentera de relever les indices et les contenus, cepen­dant qu'une lecture sémiologique plus fine dégagera la position de leur discours – là encore explicite ou implicite – par rapport aux catégories du « Même » et de l’« Autre » des discours idéologiques ou littéraires voisins. Mais toutes ces lectures soumettent le texte littéraire ou idéologique (celui de Dib tout comme celui de Fanon, approchés indifféremment selon la même lecture, sans tenir compte de la nature fondamentalement différente de ces deux écritures) à une grille préétablie de concepts ou de questions à partir desquels, tantôt elles se contenteront de les paraphraser pour répondre à leur interrogation uniquement référentielle, tantôt elles éclaireront au contraire sous un jour nouveau son rapport aux divers discours qui l'entourent. Aucune cependant ne met valablement en lumière la dynamique spatio-temporelle propre à chaque texte, et que chaque texte à son tour réinvente, surtout lorsqu'il est, comme les romans algériens ou la pensée de Fanon, sommé par l'Histoire d'inventer un nouveau rapport à l'espace et au temps. Dans une recherche d'identité, et en l'absence d'une tradition écrite conséquente – même réprimée – de parole nationale, la littérature algérienne doit d'abord situer son propre dire face à l'espace et à l'Histoire à maîtriser.

Or, l'espace comme l'Histoire se matérialisent l'un et l'autre dans le procès même de la signification : il s'agit, face à des paroles sur soi énoncées dans un lieu autre, d'imposer sa propre parole comme un lieu où Histoire et espace se disent autrement. L'identité de mon dire, dans un contexte culturel ambigu, dépendra, plus que de mon identité de locuteur selon l'état-civil, du lieu culturel depuis lequel, effectivement, je parle, même si proclame parler en tant qu'algérien. C'est-à-dire qu'elle dépendra en partie du code culturel et littéraire que j'emprunterai pour signifier. Et elle dépendra aussi de l'identité de mon allocutaire implicite : à qui mon texte s'adresse-t-il ? Mais aussi : par qui cherche-t-il à être reconnu comme texte, c'est-à-dire comme parole acceptable et – mieux encore – littéraire ? De ces deux pôles de l'énonciation qui, le plus souvent, coïncident en des lieux culturels indépendants de la langue utilisée, dépendra l'identité de ma parole, de mon récit, et par là même son pouvoir fondateur, ou, au contraire, sa répétition plus ou moins docile de modèles extérieurs.

Une lecture sociologique rapide aura vite fait de réduire ces pôles d'énonciation, qui sont bien ici d'abord des lieux culturels, à un dualisme géographique : Algérie, ou France. Ce faisant, elle aura tout simplement escamoté la question du surgissement d'une parole nouvelle déjà souligné dans L'Incendie, et donc de la nature de cette parole. Le lieu d'énonciation ne se réduit pas à l'identité nationale du scripteur, ou même du destinataire-lecteur, à quoi trop de débats superficiels le ramènent : il s'inscrit dans l'épaisseur même du signifiant.

Le Fils du pauvre.

On ne sera pas étonné de découvrir que des trois romans invoqués ici, celui qui récuse le moins l'aliénation de son lieu d'énonciation soit également celui qui prétend à la plus grande transparence de son signifiant : Le Fils du pauvre. A cet égard, la préface du roman est claire : il ne s'agit surtout pas, pour Fouroulou Menrad, de faire oeuvre littéraire. Son entreprise d'écriture, d'ailleurs abandonnée tant sa modestie est grande, ne se justifie à ses yeux que par l'intérêt que peut avoir son objet :

« Il a cru pouvoir écrire. Oh, ce n'est ni de la poésie, ni une étude psychologique, ni même un roman d'aventures, puisqu'il n'a pas d'imagination (...). Il considérait que s'il réussissait à faire quelque chose de cohérent, de complet, de lisible, il serait satis­fait. Il croyait que sa vie valait la peine d'être connue » (p. 10).

Ainsi se développe un projet d'écriture qui nie sa propre énoncia­tion pour ne se réclamer que de l'intérêt de son référent, duquel l'authenticité est proclamée : « L'enfance que Mouloud Feraoun nous rapporte dans ce livre est authentique. C'est la sienne. Pas un trait n'est imaginé », nous dit la couverture du livre. Fou­roulou Menrad n'est donc qu'un pseudonyme à la transparence encore plus affichée de Mouloud Feraoun lui-même, dont il est d'ailleurs l'anagramme. L'écrivain livre ainsi sa biographie exem­Plaire comme objet à une lecture extérieure ; laquelle en retour doit en consacrer l'intérêt référentiel. Et il nie son propre tra­vail d'écrivain dans l'illusion référentielle qu'induit la fiction du cahier d'écolier. Fiction référentielle que renforce le dédoublement grammatical introduit par le métalangage du chapitre 1 (en italiques), ou celui, encore, de la deuxième partie. Dans ce méta­langage, l'écrivain, certes, parle en son nom propre de Fouroulou Menrad désigné à la troisième personne (alors que dans le « cahier >, Menrad respecte le « pacte référentiel » [11] de l'auto­biographie en parlant à la première personne). Mais il se désigne lui-même comme une stricte transparence : « le narrateur » a « eu connaissance » du gros cahier rayé de Menrad Fouroulou, et « le propose au lecteur » (p. 95).

A quel lecteur ? Ce métatexte ne le précise pas, comme s'il s'agissait d'une évidence. On ne s'interroge pas ici sur ce pôle d'énonciation essentiel qu'est le destinataire. Cependant, le récit de Fouroulou commence, comme tout bon roman réaliste, par une description du lieu de l'action. Or, cette description est faite   du        point    de     vue d'un           visiteur extérieur :         « Le     tou­riste qui ose pénétrer au coeur de la Kabylie » (p.12). Ce touriste sert même de prétexte à cette description, puisque ces mots sont les premiers du « cahier ». Point de vue comparable à celui du « visiteur » prétexte à la description de Verrières qui ouvre, par exemple, Le Rouge et le Noir, de Stendhal : dans le deux cas, le visiteur vient de la ville, de la « civilisation ». Dans les deux cas, surtout, c'est à partir des références culturelles de ce visiteur, même si c'est pour les remettre en question, que la description va s'ordonner. Le « touriste », le « visiteur » ou le destinataire du roman sont une seule personne : celle-là même dont les catégories culturelles comme le langage vont servir à agencer la description, tout comme à accréditer la transparence du genre littéraire, en l'occurrence le roman, qui fait partie de l'univers culturel de la « civilisation ». Un roman est tout aussi étranger à Verrières qu'à Tizi : le donner pour cadre à une parole est donc déjà, en partie, localiser l'énonciation de cette dernière dans un système culturel autre que celui de ces deux villages.

Le roman réaliste postule une transparence, une neutralité du signifiant qui sont, dans les deux cas ici évoqués, camouflage d'une collusion de l'énonciateur et du destinataire. Collusion en un langage commun de l'évidence face à un objet de la description qui, seul, est en question. On peut dire ainsi que l'énoncia­teur et le destinataire sont tous deux sujets, dans un procès signi­fiant dont l'objet est la Kabylie, cependant que la langue est le français (« langue » étant pris ici au sens le plus large : celui d'un système de références logiques et culturelles).

Références désignées dans l'exergue des deux parties du roman : une citation de Tchekhov, à la page 7, une autre de Michelet, page 93 : les « grands auteurs » légitiment ainsi le texte, l'important étant surtout le fait de recourir à l'exergue plutôt que le détail de son choix. On trouvera souvent de telles exergues en tête d'autres romans analysés plus loin. Or, l'exergue, pour le roman algérien, signifie forcément dialogue intertextuel avec un autre contexte culturel. C'est une caution de littérarité sollicitée d'un autre système culturel, par des textes en situation propitiatoire : le lieu où l'on décide de leur littérarité est ailleurs, et le dialogue du Fils du pauvre, bien nommé, même littéraire­ment, n'est pas encore le jeu intertextuel que l'on verra dans des romans plus tardifs d'autres auteurs algériens, avec des réfé­rences auxquelles ils ne demanderont plus une reconnaissance.

Mais les références culturelles étrangères, qui situent le lieu d'énonciation du Fils du pauvre dans un humanisme de bon ton proche en réalité de nos « humanités » bien françaises, se retrou­vent tout au long du texte, et particulièrement dans son fonction­nement métaphorique. Ainsi, les héros des poèmes kabyles sont-­ils « aussi rusés qu'Ulysse, aussi fiers que Tartarin, aussi maigres que Don Quichotte » (p. 15), alors que le gros propriétaire kabyle est, lui, « pareil au financier de la fable » (p. 16). Et s'il faut expliquer comment la famille de Fouroulou cache sa divi­sion, on a recours à Molière : « " Je te pardonne, à la charge que tu mourras ", dit Géronte à Scapin » (p. 61). Certes, Feraoun a recours de temps en temps à une formule issue de la sagesse des anciens de son pays, comme par exemple à la fin du chapitre 2. Mais le langage des anciens est en quelque sorte rajouté ici, alors qu'il n'a pas servi à décrire les faits qu'on lui demande soudain de commenter. Le commentaire surajouté appa­raît ainsi davantage encore comme un deuxième langage, paral­lèle au vrai langage du récit qui, lui, est français. Il ne vaut pas pour son sens, mais bien pour sa présence : la sentence des anciens est mise en spectacle dans une écriture qui n'est pas la sienne. Elle devient objet elle aussi.

Car la vraie référence est ici celle de l’École française, à la fois modèle, but et sanction. Modèle de narration dont on vient de voir quelques aspects. But de l'itinéraire de Fouroulou, dont le récit s'arrête à la veille du concours d'entrée à l'Ecole Normale, duquel dépendent véritablement l'être ou le non-être, pour lesquels il représente « la dernière carte » (p. 131). Sanction du travail de Fouroulou, certes, mais aussi du roman autobiographique, qui. ne peut aller au-delà de ce concours auquel il mène, et qui est aussi celui de la reconnaissance de l'écriture. Ecriture mise sur le même plan, dans le premier chapitre, que les examens qu'elle remplace : « Après avoir renoncé aux examens, (Menrad) a voulu écrire. Il a cru pouvoir écrire " (p. 10). Ecriture directement liée à la promotion sociale du narrateur, elle est le dire de l'extase. « Il a pu étudier, conquérir un diplôme, arracher les siens à la gêne. C'est comme pour s'excuser de cette chance qu'il a écrit ce livre », dit la couverture, cependant que la première page du roman montre Menrad en Kabylie, « au milieu des aveugles » (p. 9), desquels il est issu. Dès lors, peut-il y avoir énonciation autre que celle dont Fouroulou a eu l'éblouissante révélation à son entrée au collège, et pour laquelle « son coeur déborde de reconnaissance » (p. 121) ?

Aussi le retournement du regard exotique des touristes qu'annonce le narrateur du chapitre 1 (« Mille pardons à tous les touristes. C'est parce que vous passez en touristes que vous découvrez ces merveilles et cette poésie ») n'en est pas véritablement un. En plaidant pour plus de réalisme au nom de la seule banalité du référent, le narrateur ne sort pas de l'illusion réaliste soulignée plus haut. Il la renforce en fait, en consolidant le point de vue choisi qui, même rectifié, est celui du visiteur : « Cependant nous imaginons très bien l'impression insignifiante que laisse sur le visiteur le plus complaisant la vue de nos pauvres villages. » (p. 12) : c'est toujours de ce dernier que la caution et le jugement sont sollicités. Et c'est également de ce dernier que sera satisfaite la curiosité ethnographique, puisque le roman commence par des descriptions types du détail de la maison riche, puis de maison pauvre, maison type dont l'anonymat est souligné (pp. 16-18). De la même façon, le discours ethnographique intervient souvent dans le récit singulier pour en généraliser le sens. Ainsi, lors de la querelle entre les deux familles, passe-t-on de l'épisode particulier au trait ethnographique général, dont le destinataire est, de toute évidence, l'étranger : « Ni les Aït Amer, ni mes parent ne songent en effet à compliquer les choses. Mais chaque famille veut pour son honneur faire croire qu'elle est intraitable. Dans ces circonstances, les notables et les cheikhs prennent une attitude grave et soucieuse qui impressionne favorablement les inté­ressés... (etc.) » (p. 39).

Face à tous ces indicateurs de l'énonciation française du Fils du pauvre, comment se manifeste l'identité nationale de l'énon­ciateur ? Bien discrètement, puisqu'on a vu ici comme Feraoun est tantôt Fouroulou Menrad, objet d'une lecture de sa biographie exemplaire par un discours aux catégories étrangères, tantôt le narrateur qui ne s'interpose entre Fouroulou et nous que pour désigner davantage sa propre transparence. Or, cette transparence du signifiant ne l'est que par rapport à la lecture d'Européens qui chercheront à travers ce texte son référent exotique, mais ne s'arrêteront pas à son écriture : Celle-ci, issue de leur univers culturel familier, ne peut être exotique, ne peut qu'être prêtée à un témoin susceptible de l'utiliser pour déchiffrer à notre usage un univers qui nous serait sans cela resté étranger.

Témoin dont la parole participera nécessairement du lieu culturel oh elle sera ainsi reçue, même s'il se dédouble pour se prendre lui-même comme objet exemplaire d'une description dont le sens ethnographique cependant dépasse la particularité de son « cas » individuel. On ne sera donc pas étonné de ne trouver le mot « Algérie », dans Le Fils du pauvre, que lorsque Fouroulou envisage de la quitter, à la dernière page. Ailleurs, il ne s'agit que de « Kabylie », ce qui est peut-être plus exact pour un discours ethnographique, mais le discours ethnographique ignore le natio­nalisme, c'est-à-dire ce que j'ai déjà appelé la sommation de l'espace traditionnel par l'Histoire. Si la faim est un thème lan­cinant du roman, et particulièrement dans l'épisode du chantier (pp. 63-65), jamais une lecture politique n'en est proposée.

Le Sommeil du juste.

Cinq ans plus tard, Le Sommeil du juste, de Mammeri, assume au contraire cette sommation par l'Histoire, et inscrit un propos nettement plus politique. L'Algérie est bien présente en tant que telle d'un bout à l'autre de ce roman dont le cadre est en partie la Kabylie, et l'écrivain aussi kabyle que Feraoun. Et comme pour souligner que l'Histoire est à la lutte nationale et non plus régionale, quand on lui demande de quelle tribu il est, Lounas, initiateur de Sliman, répond : « Je suis Algérien », ce dont Sliman souligne la nouveauté en commentant : « comme si c'était une réponse » (p. 71).

Dans l'itinéraire d'Arezki, frère de Sliman et personnage le plus suivi par le romancier dont une critique historique ne man­quera pas de souligner qu'il se retrouve quelque peu en lui, on peut voir cependant une sorte d'envers de celui de Fouroulou Menrad : si Menrad, émerveillé, nous abandonne à la veille du concours, Arezki, au contraire, prend à partie le piège d'un discours scolaire français qui a fait de lui une victime dupée, discours dont l'humanisme affiché ignore tout simplement l'exis­tence des « Imann » (« Indigènes musulmans d'Algérie non natu­ralisés »), c'est-à-dire leur refuse la possibilité d'un langage.

« Pendant trois ans », écrit Arezki à Poiré, son ancien profes­seur, « vous nous avez parlé de l'homme. J'y ai cru (...). Quelle n'a pas été ma stupeur de découvrir chaque jour plus irréfuta­blement que l'homme n'existait pas, que ce qui existait, c'étaient les Imann et les autres !.. » (p. 136). Au lieu donc de solliciter humblement comme Menrad sa reconnaissance par le discours humaniste de l'Autre, Arezki met ce discours en question, parce qu'il se constitue en lieu unique, mais universel, d'énonciation. A l'idéal humaniste désincarné, Le Sommeil du juste oppose le démenti d'une double réalité qui soudain produit sa parole : la Kabylie et ses haines tribales, l'injustice et l'absurdité manifestées dans la guerre.

Cette revendication d'une parole de la réalité face au camou­flage humaniste s'accompagne d'un épaississement du signifiant qui perd ici la transparence par laquelle Le Fils du pauvre favo­risait l'illusion référentielle. Les lettres d'Arezki à Poiré et au Juge inscrivent dans le récit une forme autre : rupture de la linéarité du récit parallèle à la rupture du lieu d'énonciation qu'elle tente de signifier. Poiré et le Juge sont les signes vivants du discours humaniste par rapport auquel Arezki instaure ici dou­blement un recul : dans la critique de ce discours que contiennent ses lettres, mais aussi dans la distance spatiale que suppose la lettre, et qui désigne un lieu d'énonciation matériellement autre. Surtout, la lettre instaure le dialogisme, et se met du même coup elle-même en représentation formelle dans le récit. Discours dans le récit, elle est l'inverse du métalangage dans lequel Feraoun englobait le récit de Fouroulou. Là où le métalangage de Feraoun installait le contact avec le destinataire, le discours humaniste même, la lettre d'Arezki signifie une prise de distance ; elle noti­fie, sinon un lieu d'énonciation autre, du moins sa nécessité. C'est bien ce que manifeste également la rupture du récit romanesque en deux récits parallèles, celui de Sliman et celui d'Arezki, les deux frères dont la formation est différente, rupture qui instaure une sorte de dialogisme, là encore, entre ces récits. Dialogisme évocateur, lui aussi, de lieux d'énonciation différents.

L'entreprise reste cependant limitée par son projet lui-même lettre ouverte à l'humanisme occidental, Le Sommeil du juste brise peut-être l’»  universalité » du lieu de formulation de celui-ci, mais n'installe pas pour autant un lieu d'énonciation autre. Le dialogue d'Arezki comme du narrateur se fait exclusivement avec cet humanisme, même lorsqu'il s'agit de décrire l'univers de Sliman. Pour Arezki, la contradiction est à l'intérieur du discours humaniste. Pour Sliman, elle est dans le scandale que représente la dégradation de la société traditionnelle dans le discours huma­niste implicite du narrateur.

Bien plus, la fin du roman va dégager un curieux détourne­ment du récit en un sens ambigu : il s'agit du jugement par la justice française du meurtre de Toudert par Mohand, le frère aîné d'Arezki. Or, ce procès sera présenté hors de toute vrai­semblance, comme celui de la tentative d'Arezki de pénétrer la culture française : « Vous aurez fait ce qu'on attendait de vous », écrit Arezki au Juge : « à la porte du clos où, malgré les pan­cartes et les palissades, je voulais entrer, vous avez fait bonne garde ». Ce refus, par les gardiens de l'humanisme, de laisser pénétrer l'Imann Arezki sur le lieu d'énonciation de cet huma­nisme devient, en fin de compte, le reproche majeur de cette lettre qu'est le roman, puisqu'il en justifie le titre : « Vous pouvez dormir, Monsieur le Juge, il est bon après tout que le sommeil du juste suive le sommeil de la justice » (p. 254). L'alternative reste, à tout prendre, celle du Fils du pauvre : l'assimilation par la culture européenne, ou la non-existence. Le dire reste le mono­pole des valeurs universalisantes de l'humanisme, du milieu des­quelles s'élève la voix du narrateur.

Retour à L'Incendie.

L'Incendie, de Mohammed Dib, n'échappe pas à l'ambiguïté des lieux d'énonciation propre au roman réaliste dont il suit en grande partie le modèle. Comme Le Fils du pauvre, L'Incendie commence par nous décrire le paysage dans lequel l'action va se situer, et les fellahs apparaîtront d'abord comme un « continent oublié », où « la civilisation n'a jamais existé ». C'est-à-dire que d'emblée sera soulignée la différence par rapport à un modèle inhérent au langage de la description, et qui est l'univers de « la civilisation » : celle d'où vient le « on », voyageur à l'iden­tité aussi évidente et « neutre » que celle du « visiteur » à Ver­rières, chez Stendhal, ou celle des « touristes » à Tizi chez Feraoun. Voyageur qui désigne le lecteur européen, ou du moins l'universalité d'un point de vue humaniste. L'objet sera ainsi décrit dans sa différence référentielle, mais au moyen d'un signi­fiant dont le fonctionnement métaphorique ne craint pas l'usage d'un vocabulaire issu de cultures plus livresques, lorsqu'il parle de l'araire du laboureur (pp. 8 et 54), ou compare Omar à un jeune sylphe (p. 27). Comment éviter, d'ailleurs, les caractéris­tiques littéraires propres au genre que l'on choisit, et que l'on décide de respecter, précisément à cause de son efficacité éprou­vée.

Cependant, ces clichés littéraires d'un genre hérité vont ici se revêtir d'une signification nouvelle. On a vu plus haut la « tension didactique » du roman servir au surgissement d'une parole pay­sanne inouïe, et s'appuyer paradoxalement, pour atteindre ce but, sur une formulation volontairement conventionnelle. Cette « ten­sion didactique » répudie du même coup toute tentation de réalisme fidèle dans la reproduction d'un langage paysan. Repro­duction qui aurait été de toute façon impossible en français, et dans un roman. Or, pour que cette « tension didactique » produise un effet maximal, il faut que la parole paysanne dont on va voir le surgissement, provienne d'un espace dont on aura montré tout d'abord que la « civilisation » n'y a jamais soupçonné seulement une parole. La convention de certaines formulations sera là pour souligner implicitement cette rupture entre la parole montrée, et l'écriture qui tente de la signifier. L'artifice « réaliste » est ainsi à la fois désigné, et utilisé comme tel. La transparence mythique du signifiant romanesque est ainsi vacillante. Et c'est ce vacille­ment même, au lieu de la tension du Fils du pauvre et du Som­meil du juste vers une reconnaissance de leur propre parole dans le discours du lecteur, qui va permettre le surgissement de paroles autres. Paroles dont il conviendra de préciser le lieu d'énonciation qui, s'il n'est plus le discours d'exotisme de l'huma­nisme, n'en est pas forcément le même que celui d'une idéologie nationaliste parfois un peu trop univoque, et donc répressive d'un foisonnement des signifiants.

Car la parole paysanne ici représentée n'est pas idéologique, au départ, même si elle conduit à l'idéologie. Le chapitre XV est, à cet égard, exemplaire. La première (et seule) réunion politique des paysans et de Hamid Saraj donne lieu à un débat dont les termes, même s'ils sont une réflexion sur la situation collective des paysans, ne sont pas directement politiques. Lorsque Ben Youb dit : « Je voudrais que les hommes soient comme des bouquets. En attendant, nous outrageons la vie » (p. 104), il est loin d'une formulation idéologique de parti : est-il cependant loin du sujet ? Il est évident que ce n'est qu'après une série d'asser­tions de ce type, qu'un autre paysan pourra en venir au fait concret qui n'aurait pu être formulé d'emblée : « Pourquoi ne parlez-vous pas des colons ? » (p. 105). C'est bien ce que comprend d'emblée Hamid Saraj, pour qui « ce temps n'était nullement perdu. La conversation n'avait pas beaucoup de rap­port avec la séance ? Au contraire. (...) Sans aucune gêne ni timidité, (les paysans) exprimaient leur vraie façon de voir les choses. C'était là l'essentiel » (p. 105). L'essentiel, c'est bien en effet cette question que lui pose le vieux paysan Ba Dedouche : « Est-ce que tout le monde est capable de formuler une opinion ? » (p. 97). Aussi l'objet essentiel des propos de ces paysans devant Hamid Saraj, l'homme de parti, est-il d'affirmer la dignité de leur propre parole, et son historicité.

Mais L'Incendie va plus loin qu'une simple représentation de la parole paysanne : c'est bien cette dernière qui semble y pro­duire, non seulement l'action, mais le récit lui-même. Il n'y a, à proprement parler, aucune action véritable dans L'Incendie tant que la parole paysanne n'est pas arrivée à un stade de poli­tisation suffisante. C'est pourquoi les chapitres V à XV montrent essentiellement la progression de cette politisation, de « conver­sation » en « conversation ». Et c'est pourquoi, au contraire, une fois l'action proprement dite commencée, nous n'aurons plus que deux conversations de fellahs (chap. XX et XXIII), toutes deux directement liées aux faits. Ces conversations culminent dans le chapitre XV, qui devient à proprement parler l'action politique essentielle du roman. Elles sont et elles font l'action.

Or, elles sont et font aussi le récit, puisqu'elles sont rarement annoncées, présentées dans le récit du narrateur anonyme. Bien au contraire, ce sont elles qui amènent, et produisent bien sou­vent ce récit : le récit s'inscrit parfois dans le droit fil d'une conversation de paysans qui semble l'avoir amené, et dont il n'est plus que le prolongement naturel (on peut voir en particulier ce modèle d'enchaînement pp. 36 et 41, mais ailleurs aussi). On en arrive ainsi, non seulement à un renversement des pôles du Même » et de l’« Autre » dans le signifié diégétique, mais à un renversement apparent des rôles du personnage locuteur, et du narrateur. Renversement dans lequel la parole romanesque est donc produite-signifiée, contre toute logique, par la parole paysanne de convention qu'elle était censée « représenter » dou­blement. Renversement de la polarisation sujet-objet dans l'espace romanesque comme dans l'espace signifié, et même entre ces deux espaces de parole. Renversement qui détruit la base même de l'illusion sur laquelle repose le roman « réaliste » traditionnel. Illusion qui attribuait le monopole du « dire » à la « civilisation », laquelle est ici la ville, et, derrière elle, la colonisation, espace d'origine du genre romanesque ainsi mis à mal – et servi, à la fois.

On a vu plus haut que cette créativité historique conférée soudain à une parole paysanne passée du statut d'objet d'un discours romanesque, à celui de sujet, remettait en question l'a-­historicité de l'espace traditionnel trop vite posée par le discours ethnographique. Dib renverse le postulat du dépérissement de l'espace traditionnel au contact de la créativité de l'espace de la Cité, dépérissement dont La Colline oubliée, de Mammeri, avait montré la résonance tragique. Là où La Colline oubliée faisait surgir la face cachée de la société traditionnelle au moment où, soudain, son espace ne lui appartient plus, dans ce chant des mères lors du départ de leurs fils pour la guerre que j'ai analysé ailleurs [12], L'Incendie, au contraire, ne fait surgir les colons, jusque-là cachés dans leurs fermes lointaines, que lorsque l'événement déstabilise soudain l'espace colonial (pp. 146­150 et sq. [13]) : la Cité des romans ethnographiques.

Il y a donc beaucoup plus qu'une simple interversion des pôles du « Même » et de l’»  Autre » : non seulement les lieux d'énon­ciation, mais les modalités mêmes de la parole, sa nature, sa matérialité ont changé. La parole citadine est parole de maîtrise de l'espace, avec la matérialité duquel elle pose une distance. En s'appropriant la maîtrise de l'espace terrien, la parole paysanne ne tombe pas dans le piège de reproduire cette distance de la parole citadine d'avec son objet. C'est pourquoi c'est la terre elle-même qui parle ici chez ces paysans dans le langage de qui fallait compter avec tout ce qui les entourait » : la matérialité de leur espace de travail comme de rêverie (p. 109). Le langage de la nature accompagne toujours, au sens musical du terme, le progrès politique des « conversations » de paysans. Inversement leur voix même, comme celle de Ba Dedouche le viejo, n'est-elle « de pierres remuées » (p. 40), alors que l'espace tout entier, lorsqu'il est décrit, ne l'est que sous la forme d'un entrecroise­ment de voix, là encore saisies dans leur matérialité (voir par exemple le début du chap. 2, p. 16) ? Dans L'Incendie, l'espace parle, avant les idées, avant un discours qui lui serait superposé. Or cet espace, c'est la terre et la mère, certes, mais aussi le corps, dont le langage opaque récuse tout en y participant la trans­parence de la signification idéologique.

*  *
*

L'important est certes le sens, mais il n'est point de sens acceptable dans une réduction du foisonnement des signifiants. Le surgissement de sens nouveaux en des lieux nouveaux, dans L’Incendie, s'accompagne donc d'une prolifération des signifiants. La parole des femmes comme celle des paysans impose d'abord sa propre épaisseur de signifiant. Elle refuse de se réduire à une transparence au service d'un « message », si progressiste soit-il.­ Et la sexualité comme le chant sont langages aussi impératifs, et plus efficacement producteurs de sens politique, que le seul dis­cours idéologique qu'ils accompagnent et servent cependant.

C'est pourquoi, plutôt que par l'ordre de grève qui en serait le prolongement normal dans une optique strictement idéologique, et qui n'éclate qu'au chapitre XX (p. 146), le chapitre XV, où l'on a vu la politisation de la parole paysanne s'achever, est immédiatement suivi par le chapitre XVI, qui montre parallèlement, mais de manière tout aussi significative, l'éclosion de la sexualité d'Omar et Zhor, sur laquelle d'ailleurs se termine le roman. L'incendie du pays, espace conceptuel du nationalisme, est aussi l'incendie matériel des masures tout comme de la terre sous le soleil. Et il est également celui des corps ado­lescents qui annoncent l'avenir.

Or, c'est Sliman le paysan-chanteur qui énonce la métaphore essentielle à la signification politique du roman : celle de l'incen­die. Lui qui passe de l'incendie réel à l'incendie métaphorique (p. 154) et dégage le sens, comme il le dégageait déjà dans son chant, tout au long de l'admirable chapitre 2.

Le vrai sens appartient au chant, de même que l'accession à la parole des paysans, qui jusque-là en étaient privés, va de pair avec celle des femmes. On peut ainsi dégager, dans toute la deuxième partie du roman, une suite de chapitres montrant l'acquisition progressive de la parole libérée par Mama, l'épouse de Kara Ali (14). C'est à l'éclatement violent de cette parole qu'est consacré le dernier chapitre, celui-là même qui débouche sur le langage du corps de Zhor : le langage des femmes comme celui du corps, comme le chant, sont donc aussi importants que celui des paysans ou celui de l'idéologie, pour une production assumée du sens historique. Or, le sens historique n'est-il pas, face au monopole d'une parole dominante, dans cette multiplication des lieux d'énonciation qui va de pair avec un foisonnement de signifiants jusqu'ici non-reconnus ? Signifiants dont les lieux d'énonciation multiples dessinent un espace de parole vrai, opa­que, ambigu, face à la transparence univoque des discours de pouvoir.

Car c'est bien de pouvoir qu'il s'agit, en fin de compte. Cette réflexion sur la prolifération des signifiants comme de leurs lieux d'énonciation dans L'Incendie nous aura ainsi permis de souligner qu'il ne suffit pas de réduire le roman à sa tentative, pourtant réelle, de retournement de la problématique du « Même » et de l’« Autre » : encore faut-il montrer que, dès L'Incendie, Dib récuse une simple intervention dualiste des indicateurs spatiaux affichés, si le discours nouveau ainsi produit doit amener une raréfaction des signifiants. Toute son oeuvre ultérieure ne cessera de dénoncer cette raréfaction des signifiants vers quoi tend un discours idéologique univoque et faussement transparent.

La transparence de L'Incendie, que j'ai montrée plus haut, est en fait effacement. Convention assumée d'un réalisme romanesque importé, mais pour permettre une multiplication de paroles autres que celle du véhicule romanesque réaliste qui leur donne un lieu où s'épanouir.

Vers une ruine de la description ?

Inventer un dire de l'Histoire pour un espace qu'une parole de pouvoir étrangère en avait privé signifie donc avant tout remettre en question le rapport de la parole et de l'espace qu'elle signifie. La sécurité fallacieuse de la transparence affichée d'un dire ethnographique lui venait de son postulat descriptif : l'objet était toujours l'autre d'une parole qui ne remettait en question, ni la suprématie de son point de vue de seule énonciation auto­risée, ni la nature, la spatialité de son énonciation même. Parole reposant sur la distance infranchissable, à cause d'une nature différente, entre son dire et l'espace « représenté » par ce dire. La production d'une parole nouvelle et inouïe de l'espace comme de l'action algériens devait nécessairement passer par un vacil­lement de cette limite.

Décrire ne pouvait que maintenir l'illusion réaliste d'un dire ethnographique ou historique dont le lieu « naturel » était la « civilisation », c'est-à-dire en l'occurrence le système colonial. Inventer une parole et un sens de l'espace comme de l'action d'Algérie supposait en quelque sorte une ruine de la description, une parole active, non pas sur un espace, mais de cet espace appelé à se constituer en nation. C'est ce qu'amorçait L'Incendie en préservant cependant une transparence « réaliste », dans le surgissement de paroles non transparentes dont il était le lieu. C'est ce que Nedjma transformera en productivité multiple dans l'épaisseur d'une interférence de récits échappant à toute linéarité.


Chapitre 2 :
Histoire et production mythique dans " Nedjma " 

Une inscription plurielle de l’Histoire

L'Incendie, publié quelques mois avant 1e 1er novembre 1954, produit l'Histoire grâce, en particulier, à ce que j'ai appelé sa « tension didactique ». La production de l'Histoire par Nedjma [14], que j'ai retenu ici parce qu'il s'agit, de l'avis unanime, du texte le plus important de la production romanesque algérienne, est bien plus complexe. Kateb ne se contente pas, comme l'auteur de L'Incendie, de laisser dire l'injustice par ses victimes dans une parole transparente à travers laquelle s'expriment les exclus de l'Histoire et du Verbe. « Autobiographie plurielle », Nedjma n'est pas un espace de parole prêté, comme outil pour la maîtrise de leur situation socio-politique, à d'autres que l'auteur. Parlant de l'Algérie, Kateb parle de lui. Ses quatre héros, tous en quête de Nedjma, sont en partie des aspects divers de son propre drame personnel, biographique. Mais en même temps, jamais cette « auto­biographie », même           « plurielle », ne se présente explicitement comme telle.

D'ailleurs, « autobiographie plurielle », Nedjma l'est aussi de, toute une génération : celle qui a vécu tragiquement les massacres du 8 mai 1945. Celle qui, d'errement en tragédie, s'achemine, parfois à son insu, vers le soulèvement révolutionnaire décisif du ler novembre 1954. Celle qui découvre à la fois l'idée de nation algérienne, grâce au pouvoir générateur du mythe, et la répétition de l'échec. C'est pourquoi, à la transparence de L'Incendie qui laisse l'Histoire se dire, je serais tenté d'opposer l'épaisseur drue, mythique et tragique à la fois de Nedjma qui se saisit de l'His­toire pour la fonder, grâce à une violence génératrice de tout le texte. Or cette violence qui produit 1e texte est également celle, aussi bien de la répression du 8 mai 1945, que de la geste fon­datrice de l'ancêtre Keblout, que de la passion désespérée des quatre amis pour Nedjma, l’»  ogresse au sang obscur ».

Pas plus que de L'Incendie, je n'ai l'intention de proposer ici une lecture exhaustive d'un texte comme Nedjma qui, non seule­ment est antérieur à l'Indépendance, puisqu'il a été publié pour la première fois sous forme de roman en 1956 [15], mais a déjà fait l'objet de bien des travaux, dont 1e plus récent et 1e plus exhaustif est la thèse monumentale et irremplaçable de Jacqueline Arnaud à laquelle je vais reprendre bien des éléments dans les pages qui suivent. Je tenterai cependant de dire quelques mots sur la manière dont l'Histoire génère Nedjma, et sur la manière dont Nedjma à son tour génère l'Histoire. J'aimerais montrer surtout, à travers une relecture du tragique déjà souligné par J. Arnaud, comment Nedjma donne de façon radicale, cette fois, sa pleine dimension historique à ce que j'avais appelé jadis l'espace maternel [16]. Espace que j'avais trop facilement considéré alors comme extérieur à l'Histoire.

Il convient d'abord de préciser, comme J. Arnaud l'établit de façon indubitable, que pas plus que pour L'Incendie, le référé explicite de Nedjma ne peut déjà être la guerre d'Algérie. J. Arnaud s'inscrit particulièrement en faux contre le calcul de Marc Gontard [17] selon lequel les révélations de Rachid à la fumerie de Constantine auraient lieu en 1956. Selon J. Arnaud, cette séquence qui est effectivement la plus tardive de la chronologie diégétique de l'oeuvre, ne peut se situer au-delà de 1952. Composé par fragments entre 1946 et 1955, Nedjma est, pour elle, « un roman d'avant le l- novembre 1954 et 1e déclenchement de l'in­surrection, puisque des passages importants sont déjà publiés en 1953 ». Par contre, elle souligne bien que « nul, parmi les écri­vains algériens, n'évoque aussi précisément la répression du 8 mai 1945 : « La parole de Kateb a la force de la vérité : il y a eu des morts dans sa famille, à Sétif et à Guelma » [18].

C'est pourquoi lorsque dans le roman Mustapha affirme : « Depuis le 8 mai 1945, quatorze membres de ma famille sont morts, sans compter les fusillés » (p. 83) [19], c'est Kateb lui­-même que nous entendons. Et quelles que soient les significations multiples du prénom de Nedjma, qui désigne l'étoile en arabe, J. Arnaud encore souligne que ce symbolisme astral « prend toute sa signification quand on se rappelle que le premier rassem­blement nord-africain d'inspiration laïque qui ait revendiqué l'indépendance s'appelait « l'étoile nord-africaine », d'où est sorti le P.P.A. » [20] .

Comme pour L'Incendie, l'inscription historique et biographique de Nedjma est donc très précise. Le texte naît de la violence du 8 mai 1945 qui le génère. D'ailleurs Kateb dit bien que c'est l'expérience de la prison, même s'il avait déjà écrit quelques poèmes auparavant, qui fit de lui l'écrivain qu'il est devenu. « C'est à ce moment-là », dit-il dans une interview, « que j'ai accumulé ma première réserve poétique », et ailleurs : « Je crois que je serais resté un poète obscur s'il n'y avait pas eu la mani­festation du 8 mai 1945 » [21]. La torture de Lakhdar (pp. 58-60) est vécue. Nedjma s'ouvre et se ferme sur l'image du couteau, que l'on verra circuler dans toute la première partie du roman. Cette première partie, haletante, est toute entière baignée dans la violence des rapports coloniaux au chantier et autour du chantier, rapports qui aboutissent au meurtre de M. Ricard par Mourad, lors de ce mariage burlesque et tragique qui en constitue l'un des sommets (pp. 25-28).

La violence de la répression du 8 mai 1945 est également l'élé­ment générateur du théâtre tragique de Kateb, du Cadavre encer­clé aux Ancêtres redoublent de férocité, et jusqu'au long poème du Vautour qui clôt la tétralogie du Cercle des représailles. Cette répression, la dispersion de la manifestation et ses suites, sont à l'origine de l'image d'éclatement, fondement même du symbole de Nedjma, l'étoile. Or la dispersion de la manifestation du 8 mai 1945 est également, on le verra, celle de la tribu des Keblouti. Le leitmotiv de la séparation des quatre amis apparaît dès la première partie (pp. 34-35), et clôt le roman. La dispersion consécutive à la violence (celle de la répression, mais celle aussi du meurtre de M. Ricard par Mourad), est l'un des deux motifs générateurs essentiels du texte de Nedjma, qui est ainsi produit par la violence de l'Histoire.

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L'autre motif générateur en est le corollaire, et relève de la même violence : il s'agit des figures d'enfermement, contraire et complément de la figure de dispersion. Les deux motifs sont contenus dans le symbolisme du prénom de Nedjma, car « l'ogresse au sang obscur » est aussi celle qui retient prisonniers ses quatre prétendants dans une passion sans issue. Surtout, si le roman nous parle dès la première page du couteau de Mourad, sa première ligne est : « Lakhdar s'est échappé de sa cellule. » (p. 11). La prison d'où sort Lakhdar ouvre le livre. Celle où se retrouve Mourad est inhérente à la figure d'éclatement, répétée à deux reprises (pp. 33-34 et 256), qui le clôt (« Mais Mourad n'est pas là. Ils songent à Mourad. »). Et pour bien préciser la complémen­tarité de la dispersion et de l'enfermement, la première page du livre, qui parle à la fois de la prison de Lakhdar et du couteau de Mourad, est répétée une page avant la figure d'éclatement de la fin (pp. 255-256). Mais la prison est également celle où Rachid, déserteur, verra lui apparaître l'ancêtre Keblout (p. 134) ou réen­tendra les paroles les plus significatives de Si Mokhtar (pp. 128­-129) : dans les deux cas la prison est l'antre où s'élabore le récit fondateur. Aussi les révélations de Rachid à l'écrivain public se feront, en cinquième partie, dans cet autre lieu clos, où il s'est lui-même enfermé, qu'est la fumerie, laquelle surplombe la grotte du Rhummel où fut conçue Nedjma. Et ses révélations à Mourad (III A, pp. 91-105) se feront dans la chambre où l'enferme la maladie. Enfin, la rencontre de Rachid avec Nedjma se fait dans la clôture d'une clinique où Si Mokhtar l'a enfermé avec elle, comme Lakhdar enferme Nedjma avec Mustapha, croyant l'avoir enfermée avec Mourad, à la villa Beauséjour à la fin du roman. D'ailleurs Lakhdar crée ainsi une autre des situations génératrices du récit : la répétition de l'épisode de la grotte du Rhummel, dont le mystère sur ce qui s'y est réellement passé est également l'un des motifs producteurs les plus féconds du texte de Nedjma [22].

Cette complémentarité entre les figures d'éclatement et d'en­fermement – les unes comme les autres étant elles-mêmes produites par une violence fondamentale –, du texte comme de la situation historique dans laquelle il s'inscrit, est génératrice de quelques­-uns des thèmes essentiels de l’œuvre. J. Arnaud a montré, on l'a vu, que si Nedjma est appel à la prise de conscience de l'identité nationale algérienne, c'est d'abord le roman de l'impasse et de l'espoir à la fois. L'ambivalence de la figure du cercle devenant spirale, dans la construction de l’œuvre, prend ici tout son sens.

« Le retour au Nadhor des origines a abouti à l'échec ; la mani­festation est apparue comme un soulèvement avorté ; pour l'ins­tant, tous les chemins mènent à la prison, ou à l'exil, ou au point de départ, à la mort lente de Rachid sur son Rocher natal. L'amour est impossible, la révolte est impossible, c'est l'impasse. Pourtant le cercle n'est pas irrémédiablement clos. Le couteau reste symbole d'explosion latente, et Rachid prédit la future forme de la patrie : le cercle est en réalité une spirale qui se détendra le moment venu. » [23]. Cette impasse, cette violence et cet espoir d'une unité toujours introuvable, sont bien ceux de l'époque même dont Nedjma est, autant que de son auteur, l'autobiographie plu­rielle et la re-création. A cette impasse, qui est également celle de la rue des Vandales dans Le Cadavre encerclé, Nedjma comme le théâtre de Kateb donne un sens, par sa construction même : la structure du texte est productrice d'Histoire.

Que la structure de Nedjma soit productrice du sens des années de latence entre le 8 mai 1945 et le 1er novembre 1954, je me risquerai à en proposer une preuve supplémentaire dans le sys­tème de numérotation des chapitres, dont la rigueur duodénaire ou biduodénaire me semble trop frappante pour ne pas l'interroger.

A un premier niveau, la récurrence du chiffre 12 peut suggérer l'écoulement des douze mois de l'année selon le calendrier chré­tien, qui n'est donc pas celui de l'Hégire auquel pourrait renvoyer le symbolisme religieux de l'étoile, « nedjma ». On aurait ainsi une opposition de deux calendriers qui pourrait être significative, aussi bien de la violence culturelle coloniale, que de l'opposition entre le temps historique d'une modernité révolutionnaire laïque, et celui de la prosternation religieuse.

Mais on pourrait aller plus loin s'il s'avérait exact que la numérotation des chapitres ait été faite tout à la fin de la période de rédaction, qui se termine, selon J. Arnaud, en 1955, soit après le déclenchement de la lutte armée. Nedjma est composé, certes, de six parties, mais la troisième, la quatrième et la sixième partie, au lieu d'une série de douze, comportent chacune deux séries de douze chapitres. On arrive donc à un total de neuf séries de douze chapitres. Or, entre 1945 et 1954, neuf ans se sont écoulés : ces neuf années de latence, d'impasse historique, sujet même du roman, ne sont-elles pas ainsi désignées et camouflées à la fois par ces neuf séries de douze chapitres, ou de douze mois ? Ce qui n'est pas directement signifié dans des textes écrits pour la plupart avant le 1er novembre 1954, pourrait donc l'être par la structure numé­rique du roman. C'est là, certes, une hypothèse extrême qui demande à être confirmée (et encore, ce ne serait pas une preuve) par l'établissement de la date à laquelle cette numérotation des chapitres a été faite. Mais elle contribuerait à montrer, surtout si cette opération s'était faite, chez l'écrivain, à un niveau non explicite, que l'Histoire et la Révolution peuvent être signifiées par un discours qui ne se désigne nullement comme idéologique ou pédagogique [24]. Le texte peut signifier par sa logique interne, hors de toute intention de signification explicite chez son auteur.

Le sens de l'Histoire, ainsi, découlerait non d'un discours expli­cite préexistant au texte littéraire, mais serait produit par le texte en tant que fonctionnement, c'est-à-dire dans la rencontre entre les sens explicites du texte et ceux qu'une lecture active fera foi­sonner en s'appuyant sur les structures et les formes de celui-ci. La production du sens historique se ferait donc, dans une oeuvre à forte densité mythologique comme celle de Kateb, dans l'épais­seur fondatrice du texte lui-même et non dans la transparence du texte qui est celle de L'Incendie.

Ce qui ne signifie pas que L'Incendie soit davantage un discours explicite. Certes, L'Incendie est un texte beaucoup plus directe­ment idéologique que Nedjma, et le discours idéologique de l'auteur et de son engagement y est à peine caché. Mais on a vu que sa portée historique et idéologique venait essentiellement de la tension didactique qu'y provoquait le spectacle d'une parole révolutionnaire paysanne en train de se constituer, et non encore affirmative, comme l'est un discours idéologique constitué.

Le discours de Nedjma est, lui, affirmatif. Mais il l'est avant tout par l'épaisseur même de son écriture, par la multiplication des niveaux où elle produit le sens. Sans vouloir donner à la structure formelle du roman une importance exagérée, force nous est de constater qu'elle est un des niveaux de production du sens, et ceci, bien sûr, n'est pas vrai que pour Nedjma. L'intérêt, cependant, comme pour L'Incendie, est que le sens produit est, précisément, l'Histoire.

La production mythique du sens historique.

Même si sa description de l'univers colonial est souvent saisis­sante, le but de Kateb n'est pas le réalisme. Pour produire l'His­toire, il ne suffit pas de décrire les faits, il faut les recréer. Or, le récit possède, pour qui sait en utiliser toutes les virtualités, un pouvoir de signification du réel infiniment supérieur à celui du discours d'une description réaliste.

En effet, je me garderai bien, ici, d'opposer Histoire et mythe comme on le fait trop souvent, même si je suis conscient qu'ils reposent l'un et l'autre sur des perceptions du temps radicalement différentes. Car la production mythique des récits, comme le montre en partie J.-P. Faye, est une dimension essentielle à la constitution historique de tout nationalisme. Le mythe a une fonc­tion mobilisatrice dans toute révolution. Toute révolution est création de valeurs, de significations nouvelles. On l'a vu chez Frantz Fanon.

On concevra que dans la constitution de la nation algérienne, phénomène historique par excellence et où le culturel joue un rôle essentiel, la production mythique collective soit d'une impor­tance capitale. Le mythe, ici, produit le réel. Il est le moteur de l'Histoire, et non sa fuite. Encore faut-il qu'il ne se trompe pas d'objet : Nedjma, roman le plus fastueusement producteur de mythes parmi tous ceux qu'étudiera cet ouvrage, est également l'un des plus démystificateurs à une époque où certains discours aux­quels ses successeurs seront confrontés sont à peine en gestation. Il est révolutionnaire en ce qu'il est producteur de réel par sa créativité mythique. Mais il l'est également parce qu'il pourfend les mythes de camouflage destinés à empêcher l'accession de la société algérienne à son Histoire.

Plutôt donc que de faire de son texte le lieu où l'Histoire se dit, linéairement, dans une transparence qui n'est, à tout prendre, que celle d'un discours idéologique extérieur à la production diégé­tique, Kateb va donner à l'Histoire, dans Nedjma et dans tout le cycle de textes non-romanesques qui l'entourent, l'épaisseur et les dimensions du mythe. Ce n'est qu'après avoir lu l'Histoire à travers le mythe, que l'écriture romanesque pourra revenir à l'Histoire, avec un véritable impact.

L'Histoire objective, réelle, est présente d'un bout à l'autre de Nedjma, dans les deux récits de la répression du 8 mai 1945, ou dans la description réaliste des rapports entre les deux commu­nautés. Mais très vite le récit historique dépasse le niveau strict des faits pour s'inscrire dans le récit d'une mémoire beaucoup plus globale. Il s'agit de la légende d'un peuple à qui Kateb veut que revienne le dernier mot des Ancêtres redoublent de férocité, car « rien n'appartient à l'homme " dit-il dans ses indications scé­niques, et il précise : « La légende se montre plus vraie, plus lucide que l'Histoire : c'est la revanche du verbe ancien » [25].

Cette légende dépasse l'événement présent. Elle est la geste d'une résistance millénaire et immémoriale du peuple algérien à tous les envahisseurs. Elle donne à Hassan cette tranquille assu­rance qui lui fait dire : « Notre peuple en a vu d'autres. Il sait bien, lui, qu'une guerre comme la nôtre, n'ayant jamais cessé, ne sera jamais finie » [26]. Or le pouvoir mythique de la légende repose sur la prolifération du symbole. Symbole de Nedjma-patrie, « vierge dans un désert ennemi, tandis que se succèdent les colo­nisateurs, les prétendants sans titre et sans amour » (Nedjma, p. 175). Symbole des Ancêtres, qu'il « suffit de remettre en avant pour découvrir la phase triomphale, la clé de la victoire refusée à Jugurtha, le germe indestructible de la nation écartelée entre deux continents » (ibid.) Symbole des villes. On retrouve ici la dimension spatiale inséparable de l'Histoire dans la production mythique. Et c'est encore Rachid, face au ravin de Constantine, qui dégage le plus nettement la production du mythe dans la rencontre des villes et d'une Histoire millénaire : « Car les Cités qui ont connu trop de sièges n'ont plus le goût du sommeil, s'attendent toujours à la défaite, ne sauraient être surprises ni vaincues » (pp. 173-174).

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Le symbolisme de l'événement insignifiant comme de l'espace lui-même repose en partie sur une autre figure génératrice de l’œuvre, que je dégagerai ici après celles de la dispersion et de l'enfermement : celle de la répétition. L'arrivée de Rachid à Cons­tantine évoque celle de Lamoricière cent ans plus tôt (p. 155).

Si l'espace est producteur de sens mythique, c'est que sa lecture le charge de souvenirs collectifs accumulés comme les cadavres de la rue des Vandales. Le sens mythique des différents niveaux diégétiques de Nedjma est dégagé essentiellement par Rachid, dans la fumerie qui surplombe le Rhummel, faille symbolique, et la caverne où Nedjma fut conçue et où mourut le père de Rachid. Le sens mythique, dans Nedjma, est produit par deux ou trois lieux où Rachid le plus souvent dit et interprète ce qui s'est passé en d'autres lieux. Ces lieux générateurs du discours mythique sur ce qui s'est passé en d'autres lieux, et que j'appellerai lieux du sens par opposition aux lieux de l'action, ou encore lieux du dis­cours par opposition aux lieux diégétiques, sont essentiellement de deux types. Il s'agit d'abord, comme on vient de le voir, de Cons­tantine, la ville dont la configuration physique même dit l'His­toire des conquêtes et des rapts. C'est là que Rachid parle à l'écrivain. Mais il s'agit aussi de la chambre de Mourad où Rachid se fait narrateur pour son hôte, dans la troisième partie. Ou bien encore du bateau de pèlerinage à la Mecque, où Si Mokhtar livre à Rachid le récit mythique de la tribu. La chambre de Mourad ou le faux pèlerinage à la Mecque n'existent que pour permettre les récits qui s'y livrent, mais dont le lieu diégétique est ailleurs. Or, ces espaces de production de récits par Rachid (et autour de lui, symétriquement, par Mourad d'un côté et Si Mokhtar de l'autre) sont caractérisés en tant que lieux, contrairement à la non­précision du lieu d'où parle le narrateur anonyme lorsque le récit n'est pas le fait de l'un de ces personnages (le carnet de Mustapha n'est pas un lieu). C'est-à-dire que ces espaces doublent les espaces diégétiques. Le sens mythique des récits de Nedjma repose en partie sur cette répétition, spatiale autant que temporelle, du lieu de l'histoire par le lieu du récit, ou de la narration. Car cette répétition introduit la distance qui rend possible l'élaboration du sens mythique de l'événement. Cette distance est quasiment nulle à Constantine, où Rachid dit dans l'espace même qu'il déchiffre. Mais le surplomb même de la fumerie au-dessus de la caverne et du Rhummel dédouble cet espace en deux lieux dont la fusion qui guette, par l'attirance du gouffre, rendrait le récit impossible. Ce récit est ainsi suspendu comme la fumerie au-dessus de son propre anéantissement, et c'est encore une fois le dédoublement des lieux qui lui permet d'acquérir un sens mythique.

Mais si elle est génératrice au niveau des espaces, la répétition l'est simultanément au niveau du temps, chacune des histoires qui raconte Nedjma apparaissant comme la répétition d'une autre histoire, proche ou lointaine, et c'est à chaque fois la répétition qui produit le sens de l'événement. Or, temps et espace sont ici inséparables, ce qui nous permet de ramener la multiplicité des récits aux figures qui les génèrent, et qu'on va voir se continuer pour donner au roman sa dimension mythique. On a déjà vu la figure de la dispersion des quatre amis se répéter dans le corps du texte (pp. 33-34 et p. 256). Or cette répétition ne prend véri­tablement sens que parce qu'elle-même répète la dispersion de la tribu décimée en quatre branches. Inversement, les figures d'enfer­mement ne prennent sens que dans leur répétition d'autres enfer­mements. Ainsi, en deuxième partie, Lakhdar, arrêté pour un délit de droit commun, se souvient aussitôt de son arrestation un an plus tôt pour délit politique. Plus profondément, l'emprisonnement inévitable des quatre amis-ennemis par Nedjma répète celui, tout aussi inévitable, des quatre conquérants par la patrie en gestation : « comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s'enraciner, otages de la patrie en gesta­tion dont ils se disputaient la faveur » (p. 102). Et de la même façon, les quatre amants de Nedjma répètent les quatre amants de sa mère (voir entre autres p. 103).

La répétition dessine, ainsi, une progression du récit dans une dimension toujours double. Le récit dialogue avec la mémoire spatiale et temporelle de son lecteur, c'est-à-dire le plus souvent avec le souvenir qu'y a laissé un autre récit du même roman. La répétition donne au récit une efficacité plus grande que n'importe quel discours idéologique. Ainsi, lorsque le récit, en sixième partie, de la torture subie par Mustapha en 1945 (p. 233) répète celui, en deuxième partie, de Lakhdar à la même date mais en un autre lieu, point n'est besoin de discours pour que ce récit ainsi dédoublé voie ce que j'ai appelé son pouvoir générateur (c'est-à­-dire générateur d'autres récits dans le roman, mais aussi de la prise de conscience politique par le lecteur), démultiplié.

Processus fondamental de génération du texte comme du sens, la répétition se transforme donc, dans Nedjma, en dédoublement du signifiant. Dédoublement au niveau des symboles. (L'association par exemple entre 11,9 et II,10 par la répétition de la formule « Invivable consomption du zénith ! Prémices de fraîcheur » (p. 69) et par le double sens de « fraîcheur », relie Nedjma au 8 mai 1945, ce qui produit une signification politique importante et inattendue.) Dédoublement au niveau d'épisodes obsessionnels comme l'arrivée dans une ville (celle de Lakhdar à Bône (p. 69), puis celle de Rachid à Constantine (pp. 151 sq.)). Dialogue de récits qui s'appellent les uns les autres par la seule structure du texte. Réponse d'un récit au creux, au désir d'en savoir plus généré chez le lecteur par le récit précédent. Jeu sur l'opposition entre réalité et irréalité de ce que dit le texte. On pourrait multi­plier les exemples. L'essentiel était de montrer qu'un récit, dans Nedjma, ne prend sa pleine signification qu'en écho à un autre récit du texte katébien.

Or, c'est précisément cette composition musicale, polyphonique, qui permet au sens produit de dépasser la singularité de ce texte pour devenir l'épopée mythique d'une nation en gestation. Et le style, au sens traditionnel du terme, de certains passages, contri­bue à ce grandissement épique du récit. Je me contenterai de souligner, à titre d'exemple, l'utilisation de l'anaphore lors des retrouvailles du mythe tribal par Rachid ou Si Mokhtar : phrases. commençant systématiquement par « Et... » (pp. 133-134), ou bien amorces de segments narratifs sur une formule comme « Oui, la même tribu... » (p. 124), etc. Ailleurs, des phrases-­leitmotive donnent le thème musical d'un personnage ou d'un groupe : « Invivable consomption du zénith » et « prémices de fraîcheur » pour Nedjma (pp. 68-69), « un enfant terrible égaré dans un déménagement » ou « un collégien en rupture de ban » pour Lakhdar (pp. 71-72), « Mère, le mur est haut » (qui est, de plus, le refrain d'une chanson populaire) pour Lakhdar et les bagnards (pp. 41-42).

Le caractère épique de l'écriture de Kateb se trouve également dans le traitement des personnages. Dans Le Cadavre encerclé, Lakhdar a été lu comme un symbole : celui du peuple. Mais dès ce texte théâtral, Lakhdar dépassait cette dimension symbolique univoque, pour entrer dans ce que j'appellerai la polyphonie du mythe, par la rencontre entre le sens qu'il incarne, et la figure scénique : la position de Lakhdar sur la scène, comme le titre même de la pièce, rappelle Prométhée sur son rocher. Mais c'est dans la rencontre entre cette résonance et l'action même, que Lakhdar acquiert sa dimension mythique : sans abandonner sa charge symbolique, il sera en quelque sorte déchargé de l'uni­vocité de celle-ci par l'introduction du chœur, ou encore celle de l'arbre. Le chœur et l'arbre sont des éléments symboliques uni­voques, en ce qu'ils sont déchiffrables, transparents. Ils ne peuvent être des mythes. C'est pourquoi ils permettent à Lakhdar de le devenir : d'entrer dans la polyphonie.

Le même processus est à l’œuvre, on l'a déjà vu, pour le per­sonnage de Nedjma. J. Arnaud s'insurge, à juste titre, contre l'image d'une guerrière sur fond de drapeau déployé qui orne la jaquette d'une édition libanaise de Nedjma traduit en arabe : « Nedjma n'a pas grand chose à voir avec cette figure de propa­gande : c'est une femme réelle qui, par ses contradictions, devient le symbole d'un pays déchiré : toujours, le symbolisme s'enracine sur un réalisme ». Et le travail de J. Arnaud montre ensuite le passage de cette singularité biographique qui brise toute lecture symbolique hâtive, à la complexité du mythe de Nedjma, en qui Rachid, « nomade en résidence forcée, (entrevoit) l'irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays » (p. 175). « Car la figure de Nedjma devient apte à toutes les métamorphoses, et c'est pourquoi elle peut devenir comme un archétype de la terre violée, " vierge après chaque viol " » [27]. J'ajouterai qu'elle devient également l'archétype des villes glorieuses du passé, Cirta ou Hippone, tout comme de leurs doubles modernes, Constantine ou Bône, coupées comme Nedjma d'une Histoire que pourtant elles incarnent comme elle tout entière.

Or, Nedjma ne se fait jamais la voix de son symbole, incarnant et disant les valeurs qu'elle représenterait. Bien plus, elle n'appa­raît pour ainsi dire qu'à travers les récits des quatre amis, ou à travers le récit à la troisième personne de l'auteur. Elle n'utilise la première personne, dans ce dernier récit, qu'encadrée par les guillemets du discours rapporté (pp. 67-68). C'est-à-dire qu'elle n'est jamais l'une des voix narratrices du roman, qui pourtant distribue généreusement le rôle de narrateurs aux « quatre amis », ou, à un deuxième niveau, à Si Mokhtar. C'est-à-dire qu'à la dif­férence du Lakhdar du Cadavre encerclé, Nedjma dans le roman devient mythe, non en remplissant un espace de parole et de pré­sence scénique tous deux codés par des résonances culturelles, mais par le creux qu'elle représente au centre des différents récits qui gravitent autour d'elle. Nedjma est, paradoxalement, produc­trice de sens mythique par l'absence même de sa parole sur la scène romanesque. Absence de parole qui produit le sens mythi­que par le même processus de dédoublement spatial décrit plus haut pour les récits et leurs lieux. L'absence de parole est encore un écho producteur de sens mythique.

Et c'est bien l'un des paradoxes majeurs de ce roman qui pro­duit plus que tout autre le sens mythique, que de ne pas avoir comme les anciennes épopées qui remplissent également cette fonction de personnage central porteur du sens et pivot de l'action, pas plus que de narrateur unique. Le procédé, certes, n'est pas nouveau et qui ne s'est essayé à son petit parallèle entre Kateb et Faulkner, ou Joyce ? Mais précisément, Faulkner et Joyce, si différents et singuliers que soient leurs apports techniques, ont également en commun avec Kateb de signifier, au-delà de la singularité assumée dans l'éclatement des points de vue, et par elle en même temps, une totalité mythique : celle du Sud, ou celle de l'Irlande.

Le mythe, chez Kateb, s'inscrit dans le creux du polygone que dessine la figure d'éclatement même des quatre amis. Et ceci est vrai aussi bien du mythe personnel, les quatre amis comme Nedjma représentant chacun un aspect de la biographie person­nelle de l'auteur, que du mythe collectif de la nation en gestation. Mais la production du sens sera d'autant plus forte que le référent symbolique sera plus estompé, plus énigmatique, plus probléma­tique.

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Ne subsiste alors que la production mythique à l'état brut, qui se donne elle-même en spectacle. Ainsi, non seulement Nedjma reste une énigme, comme le pays à venir, mais certains récits mythiques mêmes, dans le roman, s'irréalisent. Etudiant la chronologie interne à l’œuvre, J. Arnaud constate que l'épisode de l'aigle attaqué par les sœurs de Mustapha (p. 133) ne peut y trouver de place. Mais elle va plus loin : l'épisode du Nadhor, qui suit ce passage, est également « ininsérable » dans une chronolo­gie interne du roman et pourrait être tout simplement un épisode rêvé, pourquoi pas dans la cellule de déserteur où Keblout appa­raît en rêve à Rachid (p. 134) [28] (15) ? Or, cette irréalité, cette obscurité dans la vraisemblance chronologique qui caractérise l'épisode du Nadhor, vont être le lieu où prendront sens, en partie par le phénomène de résonance que j'ai décrit plus haut, les épisodes les plus crûment réalistes, comme la description de la situation coloniale. C'est-à-dire que le texte de Nedjma joue sur l'ambivalence de sa diégèse pour signifier, précisément, qu'il n'est pas de fait brut, plat. L'événement s'inscrit dans l'ambiguïté d'un sens mythique qui échappera toujours au décodage symbolique univoque. La richesse sémantique de Nedjma provient de son refus du discours simplement affirmatif de l'épopée, et pourtant, la polyphonie mythique du roman surgit de son jeu même avec des modes de récit épiques.

Ce jeu avec une vraisemblance chronologique interne au roman peut certes échapper au lecteur. Il est plus visible dans la confrontation que permet l'éclatement des points de vue narratifs, entre les différents récits du même événement. Procédé utilisé par Faulkner, et qui dans le Nouveau Roman signifie souvent un vacillement de l'objectivité du réel, mais qui, ici, produit d'au­tant plus la signification mythique qu'il en montre l'élaboration. Ainsi, le récit de Rachid, avant d'être dit par lui-même, est reconstitué par Mourad qui souligne le travail auquel il se livre (p. 91 : « Trop de choses que je ne sais pas, trop de choses que Rachid ne m'a pas dites », p. 94 : « J'appris, un mois plus tard, que Rachid... », p. 95 : « De Mustapha, j'appris encore que Rachid... », « Au bout de quelques jours, j'avais à peu près reconstitué le récit que Rachid ne me fit jamais jusqu'au bout », etc.). Bien plus, le récit à la troisième personne par Mourad qui compose la première section de cette troisième partie entraîne le récit à la première personne de Rachid, ce que souligne la répé­tition de la formule, avec simple changement de pronom : « Elle vint à Constantine sans que Rachid sût comment. Il ne devait jamais le savoir... » (IV, A, 12, p. 104). « Elle vint à Constantine, je ne sais comment, je ne devais jamais le savoir. » (IV, B, 1, p. 105) : le récit génère son narrateur. Le travail de reconstitution du récit a été plus fécond, certes, que Mourad ne s'y attendait...

Or, le personnage-récit par excellence est Si Mokhtar : Nedjma sera en grande partie le récit de l'énonciation de ses aveux. De même que Mourad raconte l'énonciation réticente de son récit par Rachid, de même Rachid raconte l'énonciation réticente (« Et le vieux brigand m'en avouait chaque fois un peu plus », p. 98) de son récit par Si Mokhtar. Là encore, la production du sens se donne en spectacle, et elle est d'autant plus signifiante que son énonciation comme son énonciateur sont irréalisés. Car le récit de Si Mokhtar est d'autant plus grave que son énonciateur n'est qu'un bouffon. Si Mokhtar est d'autant plus habilité à parler des origines et de l'identité qu'il n'est qu'un faux père, et l'épisode du Nadhor est d'autant plus vrai qu'il n'a pas pu exister dans 1a chronologie diégétique du roman. C'est dans l'ambivalence de ces paradoxes que je vois la dimension mythique la plus féconde de l’œuvre : la production du sens historique majeur, l'idée de nation, se fait grâce à l'envers exact d'un « héros positif ».

En ce sens, l'irréalité de l'épisode du Nadhor qu'a dégagée l'analyse de la chronologie diégétique est productrice de sens historique. Une fois de plus un vide produit un plein. Et c'est pourquoi le rôle de Si Mokhtar me semble essentiel. Certes, Si Mokhtar doit mourir, comme l'époque dont il est le symbole, pour que le futur puisse naître. Mais Lakhdar, dans Le Cadavre encerclé, la Femme Sauvage dans Les Ancêtres redoublent de férocité, ne font pas autre chose. L'important, pour Si Mokhtar, me semble être qu'il meure précisément au Nadhor dans un épi­sode qui serait rêvé, et ce, juste après le faux pèlerinage à La Mecque où il a livré ses secrets à Rachid. La répétition du motif de Rachid dans sa cellule en III, B, 12 (pp. 128-129) « croyant entendre sur le pont les révélations passionnées de Si Mokhtar » et en IV, A, 2 (p. 134) : « Et le vieux Keblout légendaire apparut en rêve à Rachid, dans sa cellule de déser­teur » me semble particulièrement significative en ce qu'elle relie le récit du faux pèlerinage à La Mecque au récit faux de l'épisode du Nadhor. On a ainsi une double production par le simulacre (« Rachid croyait » – « apparut en rêve ») de ces deux récits qui fonderont le passage du mythe tribal à l'idée de nation. De plus, la cellule de Rachid n'est pas celle du manifestant du 8 mai 1945, mais celle du déserteur. Pourquoi l'ancêtre n'apparaît-il pas plutôt à Lakhdar ? La désertion de Rachid n'est un acte positif que par refus d'un acte négatif. Elle n'est jamais posée comme une affirmation politique en soi. C'est-à-dire qu'elle joue, par rapport à l'acte révolutionnaire positif, le même rôle que le personnage de Si Mokhtar le bouffon de Nedjma, par rapport à Hassan dans Les Ancêtres redoublent de férocité : l'affirmation d'une positivité de l'idée de nation ne peut se faire que par et dans le dérapage de son énonciateur ou de son énonciation elle-même dans le récit. Le dire positif de la nation ne peut être que le fait d'une parole irréalisée ou carnavalesque.

Il y a certes à ceci l'explication historique : le référent de l’œuvre de Kateb est la génération du 8 mai 1945 qui doit mourir pour permettre le surgissement de celle du 1er novembre 1954. Il n'en reste pas moins vrai que la production mythique (et non plus uniquement symbolique) du sens historique dans Nedjma se fait dans l'ambivalence du heurt entre ce sens et le personnage ou la parole qui sont retenus pour le dire [29].

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La production mythique du sens historique chez Kateb récuse donc d'avance toute clôture que tendrait à instituer un discours nationaliste univoque. C'est par sa parodie burlesque des langages dominants, que ce soit le français ou même la langue des Ulémas, que Si Mokhtar dit bien plus que par une profession de foi [30]. De même, c'est par la dérision poétique que Lakhdar, « puce sen­timentale ", découvre la nation en 1945 :

« J'ai ressenti la force des idées.

J'ai trouvé l'Algérie irrascible. Sa respiration...

La respiration de l'Algérie suffisait.

Suffisait à chasser les mouches. » (p. 54).

 

Or, ce plurivocalisme n'est pas seulement un mode de produc­tion du sens historique, il est le sens même. Car si j'ai vu en Nedjma un centre absent particulièrement fécond du roman, si Nedjma apparaît à ses amants comme toujours fuyante à leurs approches, c'est qu'aucun discours identifiant ne saurait la cerner tout entière. Nedjma qui donne son nom au roman, l'étoile sym­bolique de la patrie, ne peut se limiter à un seul sens. La leçon ultime de Nedjma, s'il pouvait y en avoir une, serait donc qu'il ne peut y avoir de sens un, réponse définitive. C'est pourquoi Kateb a conscience, selon sa formule célèbre, de faire sa révolu­tion à l'intérieur de la révolution politique, d'être, « au sein de la perturbation, l'éternel perturbateur » [31].

De la polyphonie mythique à l'ambiguïté tragique.

La production mythique du sens historique par Nedjma se fait donc par et dans le refus de tout symbolisme univoque. Le pluri­vocalisme et l'ambivalence y récusent l'épique, si l'on entend par ce terme un mode de narration où récit et discours sont soudés, où le langage fait corps avec son sens idéologique, lequel s'avère le plus souvent positif, affirmatif. Dans cette période historique de l'Algérie l'action révolutionnaire naissante appelle pour certains sa glorification épique : n'est-ce pas ce que faisaient à l'époque même où Kateb écrivait Nedjma et Le Cadavre encerclé des historiens comme Mohammed Cherif Sahli dans Le Message de Yougourtha, publié pour la première fois en 1947 [32] ? Pour Kateb, aucune urgence historique ne justifie une écriture qui se condamne à la pauvreté pour satisfaire aux exigences pédago­giques d'une idéologie préexistante. Seule la poésie est créatrice du sens. C'est pourquoi, dès 1958, lors de la représentation à Tunis des Ancêtres redoublent de férocité par J.-M. Serreau et un groupe d'étudiants maghrébins, Kateb se situe face au didac­tisme de Brecht, et défend vigoureusement sa conception de la tragédie : « Ce que je refuse chez Brecht, c'est la façon qu'il a, lui qui est poète, de freiner continuellement la poésie au profit de l'enseignement d'une doctrine » [33]. Et c'est pourquoi la geste de l'ancêtre Keblout est perpétuellement cassée, comme on l'a vu, par le statut même de son énonciation toujours ambivalente.

Cette ambivalence de la production mythique dans Nedjma nous amène à la notion d'ambiguïté dont des réflexions récentes sur la tragédie ont fait l'une des clés de ce genre chez les Grecs, l'opposant précisément à la vérité une de la philosophie platoni­cienne [34]. Kateb se réclamait explicitement de la Tragédie, entre autre, dans l'interview de L'Action déjà cité. La fin des Ancêtres redoublent de férocité illustre exactement le double sens de la Tragédie : mort de la Femme Sauvage et de Hassan, Mustapha aveuglé et pris, le chœur encerclé par les soldats, mais annonce par ce même chœur d'un avenir de lutte positive. Or Mustapha, ici, est aveuglé comme Œdipe, mais par les coups du Vautour, double de l'aigle de la tribu. Le dédoublement dont on a vu l'importance chez Kateb est une figure tragique qui remonte entre autres au dédoublement de l'aigle et du Vautour. « Lorsque sonneront les dernières heures de la tribu », dit Ali dans La Poudre d'intelligence, « l'aigle noble et puissant devra céder sa place à l'oiseau de la mort et de la défaite » [35] : celui-là même qui aveugle Mustapha, et dont le poème clôt Le Cercle des repré­sailles. Or ces paroles sont dites précisément par le personnage qui incarne l'Histoire et la Révolution à venir, dans cette pièce autre ambiguïté, autre signification double.

L'ambiguïté qui fonde la tension de la tragédie repose sur la manifestation simultanée d'un êthos et d'un daimon : « chaque action apparaît dans la ligne et la forme d'un caractère d'un éthos, dans le moment même où elle se révèle la manifestation d'une puissance de l'au-delà, d'un daimon » [36]. C'est précisément ce que, dans Nedjma, Rachid dit à Mourad :

« Ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d'orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, – l'ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin » (p. 97).

Comme les héros tragiques, les personnages de Nedjma vivent entre deux univers et deux langages qui se manifestent en eux simultanément, celui du passé et celui du présent, celui du mythe et celui de la Cité, celui du retour inévitable aux origines et celui de l'Histoire révolutionnaire. Ils succomberont de l'intrusion de l'Histoire, et pourtant ils en appellent la découverte.

Mais comme les héros tragiques, ils vivent en partie ce conflit dans leur dialogue avec l'espace même de la Cité, lequel connaît également cette tension tragique entre son passé et son présent. Les villes, dans Nedjma, sont victimes comme les héros de leur spectre ennobli : « ce qui a disparu fleurit au détriment de tout ce qui va naître » (p. 175). Le conflit entre deux temps, entre deux langages, se développe dans une relation spatiale indispen­sable à la résonance du mythe. Car le mythe précisément donne sens à un espace dans l'Histoire. Mais au lieu, comme le mythe, de développer, de faire fleurir l'espace qui est son enjeu, la tra­gédie enferme cet espace dans l'instant même où elle le déploie, l'irréalise au moment même où elle dit sa réalité.

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Ici, l'opacité de l'écriture de Nedjma que j'opposais à la trans­parence de celle de L'Incendie prend sa pleine dimension : plura­lité, résonance multiple du sens dans sa production mythique, elle est également ambiguïté du signifiant, opacité productrice du sens tragique. L'entreprise de Nedjma est en partie celle du déchiffre­ment d'un sens. La tragique destinée des héros de Kateb, aussi bien dans Nedjma que dans Le Cercle des représailles, est d'être les déchiffreurs d'une réalité à venir, et de mourir pour ce déchif­frement. La génération d'Ali, le fils de Lakhdar et de Nedjma, pourra mourir, ou vivre, pour la réalité découverte de la nation. Celle de Lakhdar, de Mustapha, de Rachid comme de Nedjma, ne peut que mourir des difficultés même de cette découverte, pri­sonnière qu'elle est d'une signification encore oblitérée par la malédiction des ancêtres. Nedjma est un signe ambigu, un mot opaque. Hassan et Mustapha, dans Les Ancêtres redoublent de férocité meurent de n'avoir pas su déchiffrer la Femme Sauvage, ou de n'en avoir déchiffré qu'un seul sens. Et dans Nedjma, Rachid à la fumerie se dissout lui-même dans la parole qui produit le sens.

« Et c'est à moi, Rachid, nomade en résidence forcée, d'entrevoir l'irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays (...) Je ne savais pas non plus qu'elle était ma mauvaise étoile, la Salammbô qui allait donner un sens au supplice (...) Elle n'était que le signe de ma perte » (p. 175).

Si le déchiffrement seul produit l'avenir, il est également la perte du déchiffreur. C'est en quoi les personnages de Nedjma sont tragiques, dans cette oeuvre ainsi bâtie sur le renversement des valeurs lorsque l'on passe de l'un à l'autre des plans de signi­fication indissociables.

C'est la même figure tragique de renversement qu'on peut trouver dans ce qui a été dit plus haut sur la fonction productrice de sens mythique du creux que représente Nedjma au milieu de différents récits qui gravitent autour d'elle. Ces récits sont pro­duits par l'absence même de sa parole : Nedjma, comme Le Vau­tour, débouche sur l'absence. Le creux est, certes, producteur de sens, mais le sens ultime, si l'on retourne la proposition, n'est-il pas en dernier ressort l'absence, le manque, cette quatrième branche qui n'est pas là lors du leitmotiv final de dispersion ? N'est-il pas dans ces « ombres » qui « se dissipent sur la route », comme le sens, comme la direction non précisée que prend Musta­pha (p. 256) ? Aussi Rachid comme le Vautour est-il un être « sans ». Le Vautour est veuf, dans Nedjma (p. 133) comme dans Le Cercle des représailles. Quant à Rachid, alors même qu'il dévoile le sens ultime, il n'est « plus qu'une ombre sans fusil, sans femme, ne sachant plus que tenir une pipe ; pseudo-Rachid issu trop tard de la mort paternelle, comme l'Oued El Kebir né prolongeant que l'ombre et la richesse du Rhummel, sans lui restituer sa violence ancienne " (p. 180).

Ici, l'opacité tragique, l'obsession de la mort du signifiant au moment précis où il délivre le sens, rejoint la violence du mythe. C'est alors l'ironie tragique. Celle qui consiste à montrer comment,, au cours du drame, le héros se trouve littéralement « pris au mot », un mot qui se retourne contre lui en lui apportant l'amère expé­rience du sens qu'il s'obstinait à ne pas reconnaître. Dans la geste légendaire des Keblouti, Keltoum a perdu la tête de Keblout, mais elle a également et en même temps perdu la tête. Elle est, elle aussi, prise au piège des mots. Sa folie devient celle de Nedjma, qui devient à son tour et avec elle la Femme Sauvage. Or, de même que l'absence de la parole de Nedjma dans le roman génère les récits des quatre amis qui gravitent autour d'elle, de même la tête perdue de Keblout dessine ce creux d'où s'élève tout le texte katebien. Car non seulement la tête de Keblout, mais encore son livre est perdu : et s'il n'était lui-même, comme le montre encore J. Arnaud [37] qu'une reconstitution imaginaire ? Ainsi Keblout ne tirerait sa réalité que du texte katebien, lequel, à l'inverse, ne serait pas né si Keblout en personne n'avait rendu visite à Rachid dans sa cellule de déserteur (IV, A, 2) : n'est-ce pas également dans sa prison que Kateb s'est véritablement décou­vert écrivain ? Or, on a vu que ce court chapitre de la visite en rêve de Keblout à Rachid génère tout le récit probablement irréel dans la vraisemblance diégétique, du pèlerinage au Nadhor. Et le Nadhor n'est à tout prendre qu'un lieu déserté, pour ne pas dire un désert. Peut-être avant tout un manque : celui-là même dont procède l'écriture du roman. Roman dont l'envers, le renverse­ment tragique, est précisément cette prison des mots, de ses pro­pres mots, où finit Rachid.

Historicité tragique de l'espace maternel.

On est donc amené à s'interroger sur la nature même de cette béance qui s'ouvre pour Rachid dans sa cellule de déserteur, parce que c'est d'elle que procède la tension tragique de tout le roman, c'est-à-dire ce désir par lequel Nedjma est générateur du sens historique. Or Nedjma, on l'a vu en commençant ce chapitre, est « autobiographie plurielle », et sous ce pluriel, on peut être tenté de rechercher le singulier : l'inscription biographique de Kateb lui-même dans son texte. Après tout, notre propre biographie n'est-elle pas la mesure première que nous avons tous de l'Histoire et du temps qui lui est propre ? Bien plus, ne peut-on pas dire que, dans une certaine mesure, le passage du temps mythique au temps historique de la Cité se fait par le surgissement de l'in­dividu qui est également une des dimensions fondamentales de la tragédie ?

On ne s'est pas privé de montrer que les quatre amis de Nedjma pouvaient représenter chacun une des faces de leur créateur, lui­-même ainsi éclaté en quatre branches rivales comme la tribu des origines. Mais en même temps, on a vu qu'on est bien loin, dans Nedjma, du roman psychologique traditionnel.

Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha sont, certes quatre faces complémentaires de la personnalité de leur créateur, mais surtout de son histoire. Ils sont éléments de récits, dits par leurs actions ou leurs récits mêmes : ils ne sont pas des « caractères » dont l'action serait le révélateur. Ils sont encore moins décrits de l'intérieur par l'écrivain. La multiplication des points de vue narratifs par ce dernier est une manière de laisser dire et faire ses personnages à sa place, c'est-à-dire de se dispenser de la traditionnelle étude psychologique dont l'absence ici se superpose à celle de la parole énigmatique de Nedjma.

L'absence d'une parole désigne alors celle d'une autre parole. Celle des profondeurs ? Produits par les récits au lieu d'en pro­duire l'action par leurs caractères, les quatre amis semblent se réduire à n'être que des fonctions. Au moment même où ils manifestent le surgissement biographique, ils endossent le masque par lequel le récit les fait être et les individualise. Et en ceci encore ils ne sont pas loin des personnages de la tragédie grecque, individualisés par leur masque qui les camoufle en même temps qu'il les révèle, cependant que le chœur, anonyme, n'a point besoin d'être masqué. Mais le masque désigne la double réalité de celui qu'il expose, et de même l'auto-représentation des person­nages de Kateb par le récit qui feint de ne pas être celui de l'auteur, souligne l'ambivalence de cette représentation. Ambiva­lence qui invite à écouter la résonance multiple d'une voix der­rière la représentation pourtant réelle du masque, à découvrir l'autre côté.

Je n'ai nullement l'intention ici, comme cela a été ébauché ailleurs de façon toujours quelque peu réductrice [38], d'entre­prendre une psychanalyse de Kateb Yacine à travers son roman. Mon propos est plutôt de souligner quelques glissements de sens indiqués par le roman lui-même, d'un personnage à l'autre, d'un récit à l'autre. Tout en renforçant la thèse de l'ambivalence mythique et tragique de son écriture, cette démarche me permettra peut-être de montrer en fin de compte que l'historicité ultime et la plus vraie est celle de l'espace maternel : celui-là même que j'avais autrefois, avec bien d'autres, tendance à situer hors de l'Histoire. Position que je vais nuancer à présent comme j'ai nuancé déjà l'opposition trop facile du mythe et de l'Histoire. Or, j'ai montré la dimension spatiale du mythe, en développant la notion de résonance : l'espace maternel serait-il le lieu d'une résonance comparable à celle de l'espace mythique ?

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Dans Nedjma, bien des récits renvoient l'un à l'autre, on l'a vu, et c'est là un des fondements de la résonance multiple par laquelle ils produisent le sens. Il me semble cependant que la correspondance est particulièrement significative entre les récits de Rachid et ceux de Mustapha. Les récits de Rachid sont le plus souvent provoqués soit par le récit et la présence (les deux plans diégétiques étant volontairement confondus par moi) de Mourad en troisième partie, soit par les questions et la présence de l'écri­vain public en cinquième partie. Or, l'écrivain public se dit « kateb » en arabe : introduction malicieuse de la référence bio­graphique ? En fait, le vrai double est ailleurs : c'est Mustapha, le seul des personnages-récits du roman à dire explicitement par écrit : par son carnet. L'écrivain public, venu interroger Rachid à la fumerie sur Mourad, n'écrit pas, et le récit qu'il reçoit n'est pas celui qu'il était venu chercher : Mustapha serait-il le seul écrivain ?

Mais Mustapha est surtout celui des quatre amis qui parle (écrit) le plus de son enfance, laquelle ressemble beaucoup à celle de Kateb lui-même, lui aussi fils d'oukil. Or, le père de Mustapha est d'abord un homme qui dort, et dont le sommeil attire l'attention de son fils sur ses pieds, à l'ongle déformé (p. 210) : rappel des orteils coupés de Si Mokhtar pendant son sommeil au Nadhor ? Cette notation ne serait cependant guère significative si le même épisode du Nadhor, dans sa scène essen­tielle (le bain de Nedjma), n'était implicitement désigné par le figuier, l'eau et le chaudron, dans le souvenir d'enfance le plus important de Mustapha sous l'angle du rapport à l'histoire de l'espace maternel qui me préoccupe ici :

« J'ai appris l'alphabet français à ma mère, sur la petite table entourée de coussins, devant le figuier qui a failli mourir, dans les émanations de l'eau moisie (y a pas de fontaine chez nous ; Mère fait la vaisselle et la lessive dans d'immenses chaudrons) » (p. 212).

Ce passage est, d'abord, particulièrement biographique, et préfigure celui à la fin du Polygone étoilé où l'auteur décrit la même situation, qu'il nomme « la gueule du loup », en assu­mant directement le « pacte autobiographique ». En ce sens le passage de Kateb, entre Nedjma et Le Polygone étoilé, d'une « autobiographie plurielle » biaisée à une autobiographie singu­lière assumant le pacte du genre est également à inscrire dans une évolution historique. Et ce n'est point un hasard si Le Poly­gone étoilé se termine précisément sur cette scène : l'espace mater­nel est peut-être brisé, mais il est définitivement historique.

Cependant, plus de figuier ni de chaudron dans Le Polygone étoilé : même si l'un et l'autre existaient peut-être dans la maison d'enfance de l'auteur, l'important est, ici, qu'ils renvoient non à un référent autobiographique, celui du « pacte référentiel » de l'autobiographie selon Lejeune, mais à un autre récit de Nedjma, celui du bain de l'amante au Nadhor.

Renversons donc la perspective, et parlons de l'épisode du bain de Nedjma : rappelons d'abord que, selon J. Arnaud, dont j'ai suivi l'opinion, tout l'épisode du Nadhor pourrait n'être que rêvé, c'est-à-dire irréel. Comme le récit de Rachid à la fumerie, il se dissout dans la fumée de l'herbe. Il s'agit donc bien d'un récit qui ne parvient pas à se réaliser, à prendre corps : corps du référent narratif, corps aussi de Rachid et Nedjma qui n'arrivent pas à se rejoindre sexuellement (p. 140) [39], corps du nègre dont on ne sait s'il existe réellement, ou s'il n'est pas, lui aussi, un fan­tasme dû à l'herbe. Certes, cet épisode joue sur la tension extrême entre le désir et l'impossibilité de le réaliser, Nedjma semblant d'autant plus exhibée-offerte qu'elle est, dans tous les sens du terme, intouchable. Elle n'est qu'un être créé par la parole et par le rêve, mais elle est surtout l'impossibilité de la parole de Rachid :

« je ne pouvais lui dire...

(…)

Encore. ému des chants. brisés. de mon enfance, j'aurais voulu traduire à la créature que le nègre dévorait des yeux ce monologue des plus fous...

(…)

Fallait-il. lui parler de ce nègre, et lui conseiller.(...) ?

(…)

Mais je ne pouvais rien dire de cela devant Nedjma, me contentant de l'énoncer à voix basse, murmurant pour moi-même le peu de mots capables de suggérer le mystère de pareilles pensées... (pp. 136, 138, 139, 140).

L'essentiel de ce passage, au-delà de toutes les significations symboliques qu'on a pu lui trouver, est donc bien cette mise en regard d'une parole qui ne peut se dire. Et cette parole est celle de l'enfance, dont elle entend « les chants brisés ». Parole dans laquelle Nedjma deviendrait ce qu'elle ne peut devenir dans le roman, et que Rachid indique dans des phrases où perce l'humour de l'auteur : la mère :

« J'ai honte d'avouer que ma plus ardente passion ne peut survivre hors du chaudron...

C'est pourquoi, plutôt que de te promener au soleil, je préférerais de beaucoup te rejoindre dans une chambre noire, et n'en sortir qu'avec assez d'enfants pour être sûr de te retrouver. Et seule une troupe d'enfants alertes et vigilants peut se porter garante de la vertu maternelle... » (pp. 139 et 140).

Pourtant, la maternité, Nedjma la connaîtra, mais grâce à Lakhdar, et dans un texte différent, théâtral et historique, Le Cadavre encerclé. L'enfance ne peut être rejointe que dans l'action historique. C'est pourquoi dans Nedjma, elle n'est prêtée qu'à Lakhdar, lui aussi « savoureux têtard » d'une mère « héroïne anal­phabète », tous deux « mère et fils et amants, au sens barbare et platonique » (p. 194).

Rachid peut dire le sens mythique, dans des récits qui se diluent de plus en plus dans l'irréalité. Il ne peut rejoindre l'en­fance, car l'espace maternel dont il rêve est fuite hors de l'Histoire, refuge dans la chimère. On a vu que sa cellule est celle du déser­teur, et non celle du militant. Quant à l'épisode – peut-être irréel – du Nadhor, c'est un échec puisqu'on y cherche les ori­gines dans une antériorité mythique, au lieu de les chercher dans l'action qui dessine un à-venir historique : celle de Lakhdar et Mustapha, dont on connaît l'enfance, dans Nedjma, parce qu'on connaît également leur participation au 8 mai 1945. Le récit de l'enfance de Rachid n'est qu'un prétexte transparent pour parler de Si Mokhtar et de Constantine, celui de l'enfance de Mourad un autre prétexte transparent pour nous expliquer sa présence dans la villa Beauséjour. Or, Mourad s'est également trompé de sens historique en tuant M. Ricard, et c'est Rachid qui cherche à donner à cet acte la signification politique qu'il aurait pu avoir mais n'arrive, pas plus que pour les chants brisés de l'enfance dans la scène du chaudron, à la dire :

« Rachid poursuivit à voix basse, comme pour se persua­der d'une chose depuis longtemps reconnue, mais toujours incroyable.

- Le crime de Mourad n'en est pas un. Il n'aimait pas Suzy » (p. 177).

Là encore, c'est Mustapha seul qui saura donner à l'acte de Mourad sa véritable signification (p. 187) : Mustapha possède et dit le sens historique comme il dit la parole de l'enfance.

Cette juxtaposition-opposition est d'autant plus nette que la page du carnet de Mustapha où ce sens est donné coupe le récit de Rachid au fondouk où il est question de Mourad. Elle est encore plus significative lorsqu'on voit qu'à cette quatrième partie centrée sur Rachid comme la troisième l'était sur Rachid et Mourad, succède et s'oppose la cinquième centrée sur l'enfance et l'engagement politique de Lakhdar et Mustapha réunis. Plus : tandis que la quatrième partie se termine, dans les vapeurs de l'herbe et « sur le gouffre nocturne », dans l'impuissance de la parole (p. 190), la cinquième partie, par le récit de l'enfance, débouche sur l'efficacité de l'écrit politique de Mustapha lycéen qui sera « exclu pour huit jours » (p. 222). Or, cette première exclusion du lycée préfigure celle du 8 mai 1945. Par ailleurs, l'enfance de Mustapha, loin de l'identité mythique close sur elle­-même qui hante les récits de Rachid, est celle de la rencontre pittoresque et réelle des deux communautés. Monique, dont le « sillon rougeoyant » entrevu trouble l'enfant, pourrait même apparaître comme un autre double réel de la Nedjma du chaudron.

L'espace réel de l'enfance de Mustapha, qui s'oppose à l'espace rêvé des origines de Rachid, est donc un espace essentiellement historique. Le vrai récit des origines n'est pas le mirage de Rachid au Nadhor, après sa parodie de voyage à La Mecque, mais la réalité de l'enfance de Mustapha que désigne l'épisode du chau­dron. On peut donc se demander si, dans Nedjma, le passage du mythe à l'Histoire, ou plus précisément du mythe rétrospectif des origines à celui de la nation entrevue dans l'avenir, ne se fait pas obligatoirement par la prise en charge du biographique, et plus encore de l'autobiographique. Mais en même temps, Kateb dépasse très largement cette fonction référentielle de la biographie, en lui donnant valeur fondatrice et mythique : l'éclatement originel, celui-là même de la tribu des Keblouti, n'est-il pas ce saut dans la « gueule du loup » de la fin du Polygone étoilé, où les rôles de l'espace maternel, comme le sens de son histoire, sont retour­nés ? Quoi qu'il en soit, la réalité de cet espace maternel est bien d'abord historique.

C'est grâce au récit de l'enfance de Mustapha qu'un second récit du 8 mai 1945 est possible. Mais inversement c'est grâce à l'historicité de sa mort le 8 mai 1945 que Lakhdar, dans Le Cadavre encerclé, « retrouve le cri de (sa) mère en gésine » [40]. La chanson des bagnards de Lambèse ne s'adresse-t-elle pas d'ins­tinct à la mère (pp. 41-42) ? Cette ambivalence du temps de l'espace maternel, d'une part refuge et continuité, de l'autre his­toire active, va faire de la mère le personnage tragique de la Femme Sauvage, que ne pouvait encore être Nedjma. C'est pour­quoi Nedjma est le noyau absent du roman. La Femme Sauvage parle, mais c'est sur l'espace tragique de la scène, tout entier enfermé dans l'action historique. En passant de l'espace du roman à celui de la scène (Le Cadavre encerclé a été écrit en même temps que Nedjma), Nedjma devient mère, acquiert la parole et rejoint le maquis. Mais c'est bien le même personnage.

Keltoum, en tranchant la tête de Keblout, a renversé le sens de l'histoire traditionnelle de la vierge au dragon sauvée par le beau chevalier, nous dit J. Arnaud [41] : la parole féminine est révolution immémoriale, et en même temps historique : Keltoum ne rejoint-elle pas les porteuses de bombes dont parle Fanon ? C'est pourquoi le ravin de la femme sauvage est un refuge de maquisards bien connu. Mais il est aussi le ravin du Rhummel oh Nedjma fut conçue, dans une confusion que répète celle de la nuit à la villa Beauséjour, laquelle renvoie pour la lecture anthro­pologique de Déjeux, au rite de la nuit de l'erreur. Erreur, confu­sion, folie de la Femme Sauvage comme de la mère de Mustapha, folie prêtée au nègre du Nadhor (p. 150) : c'est bien d'un « autre côté » encore qu'il s'agit. Dans le moment même où l'Histoire se produit, crée ses symboles, cet « autre côté » montre dans une ironie suprême qu'il ne saurait y avoir de sens un, que la vie et la mort n'existent pas l'une sans l'autre. Et que Nedjma ne peut être le pays entrevu que parce qu'elle est aussi l’»  étoile de sang jaillie du meurtre pour empêcher la vengeance, Nedjma qu'aucun époux ne pouvait apprivoiser, Nedjma l'ogresse au sang obscur comme celui du nègre qui tua Si Mokhtar, l'ogresse qui mourut de faim après avoir mangé ses trois frères » (p. 179).


Chapitre 3 :
La production des textes par l'Histoire

La " génération de 1962 "

On a vu jusqu'ici l'entreprise d'enlever à l'Autre, au discours anthropologique ou colonial, le monopole de la production du sens historique. L'on s'est aperçu que cette entreprise allait de pair avec la constitution simultanée d'une idéologie nationaliste qui se concrétisera dans l'Histoire de l'Algérie à partir du 1er novembre 1954, mais aussi que le rapport entre l'énonciation romanesque et l'idéologie à laquelle elle s'apparente n'en reste pas moins fort complexe. J'ai choisi pour le montrer les deux romans les plus célèbres des années 1950, L'Incendie et Nedjma, ce qui m'a per­mis de présenter deux modes fort différents de production du sens historique par le récit romanesque.

Cependant, l'énonciation de ces deux romans est antérieure à l'événement historique majeur, par rapport auquel il convient à présent de re-préciser l'articulation d'autres textes : la guerre révo­lutionnaire elle-même. L'Incendie comme Nedjma ont été écrits bien avant le 1er novembre, même s'ils l'annoncent. Bien plus, si L'Incendie narre une première ébauche de ce que pourrait être la Révolution, à travers un acte politiquement significatif, une grève de paysans, Nedjma se termine sur la répétition de l'éclatement initial : rien ne s'est passé, puisque le crime de Mourad ne peut être considéré comme politique. Au niveau de l'histoire présentée, les débuts de la Révolution, chez Kateb, se trouveront plutôt dans son théâtre que dans son roman. Nedjma est le roman de « la patrouille sacrifiée qui rampe à la découverte des lignes, assumant l'erreur et le risque comme des pions raflés dans les tâtonne­ments, afin qu'un autre engage la partie... ». Mais ce roman, comme L'Incendie, comme d'autres encore, n'en a pas moins contribué, par son dynamisme de production du sens, à préciser l'enjeu de cette partie engagée par d'autres.

Quelle littérature romanesque la guerre proprement dite a-t-elle fait naître ? Et comment cette littérature s'articule-t-elle sur l'évé­nement ? Quelle est, aussi, la place de l'écrivain dans un mouve­ment révolutionnaire ? La sommation par ce que le moment his­torique peut avoir d'énorme, de fondamentalement incompatible avec la nature même de l'écriture, exercice solitaire, ne se retrouve-­t-elle pas dans la manière dont sont écrits des textes liés à l'événe­ment, et portés par lui ? Toutes ces questions ne sont pas nouvelles, et ne se sont pas posées qu'en Algérie. La guerre dans la littérature, la littérature et la guerre : le sujet est tellement « classique » qu'il a même figuré au programme de l'agrégation ! Il est vrai qu'il ne s'agissait pas d'une guerre anticoloniale ! A près de vingt ans de la fin de la guerre d'Algérie, parler de Nedjma à un public fran­çais n'est pas facile, tant sont grands les refus politiques, parfois violents, que l'on peut rencontrer chez certains.

En Algérie, la guerre est, avec la description ethnographique, l'un des deux thèmes à quoi l'opinion courante réduisait, en 1971, sa littérature de langue française [42]. Et Abdelkebir Khatibi dans sa périodisation thématique fait « régner » de 1958 à 1962 « la littérature militante centrée sur la guerre d'Algérie » [43]. Force nous est cependant de constater que, par rapport à l'ensemble du roman algérien, ces textes représentent peu de choses, et que, de plus, leurs dates d'édition sont très groupées autour de l'indé­pendance de l'Algérie en 1962.

Sur la guerre d'Algérie, la poésie militante, genre beaucoup plus souple, plus adaptable à la précarité d'une diffusion comme à la succession rapide des faits de l'actualité auxquels elle « colle » davantage que le roman, a été publiée bien avant celui-ci. Le roman apparaît avec un décalage notoire, dû en partie à l'inertie des circuits d'édition français dont il est dépendant. Or, ces circuits dépendent eux-mêmes de l'attente d'un public français, pour qui le « drame algérien » ne deviendra la préoccupation essentielle que dans les deux dernières années de la quatrième république, dont il provoquera la chute en 1958. C'est pourquoi il n'est pas indifférent de constater que les premiers romans connus sur la guerre sont ceux de Malek Haddad (La Dernière impression, 1958, Je t'offrirai une gazelle, 1959, L'Elève et la leçon, 1960, Le Quai aux fleurs ne répond plus, 1961), lequel a commencé sa carrière littéraire par un recueil de poésie militante (Le Malheur en danger, 1956), et que ces romans sont publiés chez Julliard, éditeur par­ticulièrement sensible à l'actualité dans l'évolution de l'« horizon d'attente » des lecteurs. En publiant, bien des années auparavant, Feraoun, Dib, Kateb, les éditions du Seuil, encore proches de l'optique militante de leurs fondateurs, façonnaient cet horizon d'attente et devançaient l'événement. Julliard, au contraire, utilise la rencontre de l'événement avec un horizon d'attente formé ail­leurs. Et dans le « créneau » vierge qu'ouvre cette rencontre, il « lance » un produit en fonction des étiquettes extérieures (je dirais « discursives ») qui le signalent. La guerre, comme les romans publiés au Seuil, créent une sensibilisation du public français à la différence offerte d'une réalité socioculturelle autre soudain transformée en actualité ? Julliard publie La Soif (1957), d'Assia Djebar, qui ajoute à l'exotisme le piment d'une écriture féminine, mais ignore la guerre d'une manière qui, a posteriori, peut sembler bien anachronique. Et lorsque la guerre devient en France l'objet d'un débat de plus en plus contradictoire, il publie l'un après l'autre les romans d'un écrivain algérien que ses poèmes et ses articles ont fait classer comme militant.

Dans les deux cas, le choix est fait sur des critères extérieurs à la productivité sémantique de l’œuvre. On verra que l'écriture de Malek Haddad, dans une sorte de dédoublement tragique et poé­tique, signale le hiatus entre la lecture qui la suscite, et sa propre intériorité. L'exotisme, l'écriture féminine, le militant, l'accultura­tion, sont des critères journalistiques. Ce sont quelques-uns des clichés culturels d'une gauche française de plus en plus favorable à la cause algérienne, sans connaître la réalité de l'Algérie autre­ment que par le truchement d'images forgées dans la double tra­dition scolaire de l'exotisme et de l'humanisme.

Dib et Kateb, produisant l'horizon d'attente qui va permettre par la suite à la littérature algérienne de fonctionner, sont relative­ment libres d'obéir aux exigences internes de leurs écritures. Au contraire, Malek Haddad et Assia Djebar sont portés par l'attente, dans un public français donné, d'une certaine prestation, alors que leur vrai public serait ailleurs, en Algérie, et qu'il ignore tout, encore, de leur existence.

Entre 1960 et 1965, on peut donc regrouper sous l'appellation commune de « génération de 1962 », appellation à laquelle je laisse volontiers son ambiguïté parodique, un certain nombre romans dont le but essentiel est, face aux discours dominants de la presse française sur la guerre d'Algérie, de montrer une autre vision des faits. Ces romans visent d'abord à expliquer. C'est-à-dire qu'ils servent une cause, une visée discursive qui les dépasse, dont ils ne sont que l'illustration, dans un langage littéraire convenu. Or, pour être efficace, toute visée explicative d'une cause doit être plus ou moins schématique. Le schématisme du polémiste ou de l'idéologue. Le schématisme aussi de l'épopée. Voici donc posés une fois de plus l'antagonisme et la complémentarité du récit et du discours. Mais ici ce dualisme est d'autant plus pertinent que l'événement historique appelle l'un et l'autre: il a besoin d'être narré. Il a besoin aussi d'être expliqué. Ayant un même objet, un même référent, ces deux fonctions du code narratif vont être amenées plus qu'ailleurs à préciser leur complémentarité, leur articulation réciproque.

La dépendance de l'écrivain maghrébin de langue française est moins due, quoiqu'on en dise, au choix de sa langue, qu'à sa non-maîtrise de la commande de lecture à laquelle obéit sou­vent son texte. L'écart du texte véritablement novateur se situera dans la plus ou moins grande liberté de ce texte par rapport à cette commande. C'est ce qui m'a permis, d'une manière forcément subjective au départ, mais que je tenterai de démontrer par la suite, de séparer, d'une part, les textes qui répondent à cette « commande », et dont je ferai dans ce chapitre un essai de typo­logie globale, et d'autre part ceux qui, à partir du même événement historique, s'installent délibérément dans un « écart » productif, et dont je décrirai isolément les mécanismes variés de production du sens. Cette visée n'en reste pas moins schématique, et l'on s'apercevra que les romans traités collectivement dans ce chapitre dépassent souvent le cadre étroit de cette typologie. Mais cette typologie est nécessaire pour appréhender l'horizon d'attente que les textes de la « génération de 1962 » ont forgé, et mesurer de ce fait l'écart que dessinent les romans que je considère comme les meilleurs.

De l’œuvre de Malek Haddad je n'ai retenu que le dernier roman publié, Le Quai aux fleurs ne répond plus (1961) [44], qui offre l'avantage, en plus de sa valeur d'exemplarité du type dégagé ici, d'être centré sur le personnage semi-biographique d'un écrivain. Comme Malek Haddad, Khaled ben Tobal est en effet un écrivain algérien vivant en France, militant plus ou moins condam­né à l'inaction, entouré par la sympathie d'une gauche française fort peu efficace. Il est aimé bien malgré lui (cliché diégétique dont on verra la redondance) par Monique, la femme de son meilleur ami. Mais absent mentalement de cet univers si accueil­lant, il ne vit que par rapport à sa seule réalité : le pays en lutte et Ourida, sa femme, qui le symbolise. Il mourra lorsqu'il appren­dra la trahison de celle-ci. Le roman est mince. Les situations, qui valent surtout par la légèreté de leur description, sont un peu faciles, et le jeu de Khaled sur son double langage finit par tourner au système, malgré la poésie incontestable de certaines pages. Le seul personnage véritablement vivant est Monique: même si la manifestation de son amour pour Khaled est parfois convention­nelle, elle emporte néanmoins l'adhésion du lecteur par la convic­tion qui la porte, comme elle dut porter l'écrivain qui la fit vivre.

Le Mont des genêts de Mourad Bourboune (1962) est le pre­mier roman publié de cet écrivain né en 1938, connu surtout par son passé de militant, et par le dynamisme de la politique cultu­relle qu'il anima de 1963 à 1964 [45]. Nous sommes cependant loin encore de la maîtrise du Muezzin (1968). Le Mont des genêts est le plus maladroit des cinq romans retenus ici. De plus c'est moins un roman sur la guerre qu'un roman d'apprentissage, de prise de conscience dont l'action se situe avant le 1er novembre, et l'annonce. L'histoire racontée le rapprocherait donc plutôt de L'Incendie et de Nedjma. Je l'ai cependant inclus dans cette typo­logie de la « génération de 1962 », non seulement à cause de sa date d'édition, mais à cause de ses maladresses mêmes, à côté de traits fulgurants qui annoncent déjà Le Pèlerinage païen ou Le Muezzin [46]. Il s'agit d'une fresque de personnages typiques de la situation coloniale à la veille du déclenchement de la Révolution, regroupés autour de l'histoire d'une fausse accusation de viol, illustration exemplaire d'un système d'injustice. Mais l'essentiel du roman me semble résider dans le double symbolisme culturel des rapports d'Omar, à qui sa formation française permet de concevoir et de préparer l'action révolutionnaire, avec son père spirituel Chehid, fin lettré dans les deux langues, et son ami Farid, « arabisant »  pur et cible toute désignée de l'arbitraire colonial. Le personnage de Leïla, fiancée impossible de Farid, et dont Omar n'ose être amoureux, est bien timidement esquissé, l'auteur du Mont des genêts est bien plus à l'aise devant ses personnages masculins au symbolisme culturel et politique marqué, que devant ce qui, dans une relation amoureuse, échappe à ce type de sym­bolisme.

C'est précisément le domaine dans lequel Assia Djebar se dis­tinguera. Il serait trop facile de l'expliquer en soulignant que c'est la seule femme écrivain dont il est question ici: la relation amou­reuse sera la meilleure partie de L'Opium et le bâton de Mammeri. Les personnages féminins d'un autre écrivain-femme que l'on compare parfois à Assia Djebar, Aïcha Lemsine, sont au contraire de bien pâles caricatures involontaires, là où Cherifa et Lila des Enfants du nouveau monde (1962), Nfissa, Nedjia, Julie, Nessima, Meriem des Alouettes naïves (1967) [47] n'escamotent pas la réalité la plus concrète du vécu de leurs milieux respectifs pendant la guerre. Particulièrement le difficile rapport entre l'engagement, la sexualité, la vie de couple, trois découvertes essentielles et boule­versantes de la modernité, et donc de l'Histoire.

Les Alouettes naïves (1967) est, deux ans après L'Opium et le bâton (1965) [48], le roman le plus tardivement publié de ce que j'appelle ici la « génération de 1962 ». Et L'Opium et le bâton, qui n'est pas le meilleur texte de l'auteur de La Colline oubliée, peut néanmoins représenter un point d'orgue particulièrement intéressant par rapport à l'ensemble de romans retenus dans le présent chapitre. Il présente certes l'itinéraire de Bachir vers l'engagement, puis diverses péripéties du maquis, mais il casse l'héroïsme épique dans lequel il aurait pu tomber (et à quoi le réduit son adaptation cinématographique par Ahmed Rachedi en 1970), grâce à une aventure amoureuse non codée. Et il pose le problème des lendemains de l'Indépendance, qu'aborde également Les Alouettes naïves. Surtout, l'Opium et le bâton pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses, et c'est en quoi il peut apparaître davan­tage comme le chant tragique de la fin d'un monde que la promesse épique de « lendemains qui chantent ».

Narrer pour démontrer

Le plus démonstratif de ces cinq romans est sans conteste Le Mont des genêts, dans sa maladresse même. Et cependant le dis­cours idéologique qu'illustre ce texte est loin du simplisme que l'on verra au chapitre suivant dans les nouvelles de Promesses.

Pour démontrer, il faut expliquer. S'il réfute le discours anthro­pologique, Le Mont des genêts n'en montre pas moins, par les explications ethnographiques qu'il donne, qu'il s'adresse d'abord à un public européen. Des notes en bas de page expliquent certains mots transcrits de l'arabe (par exemple pp. 35, 173, 174). Des rites sont décrits dans la bonne tradition des romanciers de 1952, ou des guides touristiques (le thé, p. 179, le bain maure, pp. 202­-203). Ailleurs, on explique pourquoi les tables des artisans sont basses (p. 85). Et ce désir de présentation à usage externe de la société algérienne fait parfois fi de la vraisemblance diégétique, par exemple lorsque dans un dialogue avec son propre double, Omar lui explique (s'explique donc à lui-même) sans nécessité d'action, que « chez nous, un homme élevé dans le respect des traditions ne fume, ni devant ses parents, ni, parfois, devant les personnes âgées » (p. 72). La confusion des destinataires est l'une des maladresses les plus fréquentes du roman « à thèse ».

Ainsi, le retournement du discours de l'ethnographie coloniale dans Le Mont des genêts se fait d'abord sur le mode de la justi­fication, au niveau des contenus plus que d'une forme non encore maîtrisée. Bourboune introduit dans une langue romanesque qui est encore celle de l'Autre, un contenu différent, ou plutôt une idéologie différente. Et cependant, sans arriver encore à le dépas­ser comme il le fera dans Le Muezzin, l'écrivain ne se prive pas de fustiger le discours ethnographique. Celui des orientalistes, qui « aiment l'Islam encore plus que les musulmans, je veux dire qu'ils aiment l'Islam malgré les musulmans » (p. 175), ou encore celui de l'humanisme paternaliste qui se penche sur l'acculturation des « invités à la soupe populaire de la culture française ». Mais le dépassement du discours de l'Autre s'amorce déjà dans la mise en spectacle de ses clichés. Le discours paternaliste du journaliste qui « en prend un dans le tas pour l'interviewer à la Radio » (p. 156), se retrouve dans la bouche du commissaire de police.

Mais la situation coloniale n'est pas le seul objet de la démonstration du Mont des genêts. Réflexion sur le colonialisme, le roman l'est également sur l'Islam, et la nécessaire reconquête par celui-ci de l'Histoire. « La nouvelle génération apporte un sang nouveau » dit le vieillard (p. 76). La rupture la plus délibérée d'avec la tra­dition est celle du personnage qui la représente le plus : Farid passe de la rupture parodique par la boisson à la rupture-naissance par l'amour. Ce qui nous vaut ce très beau jeu d'alternance entre le récit coranique de la naissance du Prophète et celui de Farid qui « va à la noblesse d'aimer » (pp. 196-198).

Car la vraie religion est celle des paysans, laquelle n'a que faire du pharisaïsme des marchands qui commentent les hadiths devant des verres de vodka au bar du « Terminus », et finissent par boire résolument en citant Abou Nawas puis en évoquant les massacres du 8 mai 1945 (pp. 38-41) : devant l'irruption de l'His­toire, le pharisaïsme n'est plus de mise. Or, il ne l'a jamais été chez les paysans qui « marchaient depuis plus longtemps (qu'Allah) », mais pour qui la religion est d'abord une arme : « la religion qui venait de leurs pères avait le goût du salpêtre et de la poudre, ils faisaient la prière comme on nettoie une lame, comme on dégaine un fusil ». Les paysans sont la véritable école de la nation. La leçon de la terre est celle de l'authen­ticité. L'idéologie du Mont des genêts rejoint donc ici celle de Fanon ou du programme de Tripoli sur l'aspect essentiellement rural de la Révolution algérienne.

Préparation à l'action, Le Mont des genêts est déjà affirmation des langages qui la sous-tendent, et la musique y apparaît comme un levain d'unité autrement efficace qu'une idéologie toujours difficilement perceptible par les masses : elle rassemble, et permet l'action, parce qu'elle s'adresse aux corps réunis des amis d'Omar comme la religion des paysans, son langage est antérieur à toutes les séparations dogmatiques. Cette découverte de l'unanimité dans une parole non codée est peut-être le maître-mot du Mont des genêts. Bien plus, Le Mont des genêts n'est pas seulement l'his­toire du passage d'Omar des « vagissements pleurards et sans issue de son adolescence » individualiste à l'unanimité avec une voix collective : il est également la découverte en soi, dans une deuxième naissance, d'un langage enfoui auquel seule l'expérience de la prison, comme chez Kateb, permet d'accéder. De la ren­contre de l'individu et de l'Histoire surgit une voix profonde, qui est aussi celle de l'écrivain du Muezzin, du poète d'Eclatement pluriel révélé à lui-même en même temps que se révèle à lui la voix de sa race :

« Je naquis d'un seul jet, promu par une fulgurante cou­lée de lave. Je m'attelai à la cohorte des morts sans épitaphe, je me sentis démesuré, multiplié, je suivais désor­mais le sillon indélébile de la race » (p. 145) [49].

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Les deux romans d'Assia Djebar sont assez éloignés l'un de l'autre dans le temps, et le second, Les Alouettes naïves (1967), est plus marqué par la personnalité de l'auteur que le premier, Les Enfants du nouveau monde (1962) [50] qui apparaîtra parfois un peu appliqué. Les Enfants du nouveau monde est un roman bien fait, mais où le lecteur se sent parfois enfermé dans une mécanique narrative qui ne laisse guère de place à la surprise. Les Alouettes naïves surprend davantage, parfois, mais on y sent également cet écartèlement de l'auteur entre son désir de faire une fresque historique, un monument de la Révolution algérienne, et sa sympathie pour ses personnages qui, si elle s'y laissait aller, la mènerait peut-être trop loin du projet épique et démonstratif des deux romans.

Ce projet apparaît dès les titres, à la signification symbolique appuyée, et déployeuse d'une Histoire positive porteuse d'avenir. Le cliché de toutes les idéologies qu'est cette vision un peu stéréo­typée de l'avenir à « construire » par l'action présente apparaît sous forme redondante dans Les Enfants du nouveau monde, à la fois dans « nouveau » et « enfants ». Symbolisme redondant qui, dans le cadre de l'idéologie, est le plus souvent connoté positive­ment. Mais symbolisme binaire aussi: au « nouveau monde » correspond implicitement l' « ancien », nécessairement antithétique, et historiquement dépassé, donc dévalorisé. Et aux « enfants » porteurs d'avenir s'oppose tout aussi implicitement la génération, précédente. Il est bien vrai que les héros nombreux du roman sont tous de la nouvelle génération et ont conscience de vivre une réalité totalement nouvelle, toute tendue vers un avenir meil­leur, seule justification de leurs difficultés présentes. Autre symbo­lisme idéologique : le pluriel « les enfants », s'oppose, comme la juxtaposition des prénoms de la table des matières, à une signifi­cation individuelle ou individualiste.

Le titre du deuxième roman est plus ambigu. Certes, il nous est précisé vers la fin du roman que l' « alouette naïve » était un terme de légionnaire pour désigner les prostituées-danseuses (A, p. 423), et le roman affirme en partie ce passage historique des femmes de l'état des « prostituées d'hier » à celui des « héroï­nes d'aujourd'hui » (A, p. 235). Ce passage diachronique est sou­ligné par les titres des trois parties du roman : « autrefois », « au­-delà » et « aujourd'hui » [51]. Mais l'explication n'étant donnée que vers la fin du roman, le titre maintient le plus longtemps pos­sible son ambiguïté : on devine que son fonctionnement est sym­bolique, mais le symbolisme échappe, et la fragilité même (nou­velle redondance) de ses deux éléments, « alouettes » et « naï­ves » incite à une lecture pessimiste : « naïve » appelle « dupée », cependant que le pluriel, comme dans le titre précédent, suppose, à travers l'histoire d'une génération, d'un groupe, que la dupe­rie soit historique ?

Comme Le Mont des genêts, comme à une échelle moindre L'Opium et le bâton, comme toute littérature « engagée », les deux romans d'Assia Djebar célèbreront donc la découverte par les héros de l'unanimité nécessaire du peuple autour de sa cause, et l'effacement de l'individu devant le groupe dans lequel il va apprendre à se fondre. Cette découverte, comme ailleurs, se fait ou se fortifie souvent en prison. C'est le cas pour Salima (E, pp. 95-114) ou pour Youssef (E, p. 193). Mais peu ou prou, la plupart des héros ou héroïnes font, chacun à sa place et à sa manière, cette expérience. Ainsi le fils de Si Abderrahmane est' poussé par une force plus grande que son individualisme à rejoin­dre la foule d'un enterrement et à se dire doucement : « ce sont les miens » (E, p. 60). Tawfik va plus loin : rejoindre le maquis signifie pour lui « se sentir dans une famille, délivré de la honte » qu'apporte la rupture de cette solidarité par sa sœur (E, p. 271). Plus sereinement, Bachir s'y sent « le maillon nécessaire d'une chaîne (E, p. 291).

Cette solidarité, chez Assia Djebar, apparaît comme inhérente au milieu même que la description ethnographique semblait exclure de l'historicité : la société des femmes traditionnelles. Celles-ci, au premier chapitre des Enfants du nouveau monde, passent leur journée à regarder la montagne, à suivre depuis leurs maisons qui en deviennent ainsi solidaires, les péripéties du maquis. Et c'est précisément Amna, l'une des femmes les plus traditionnelles de ce groupe, qui mentira à son mari le policier Hakim pour sauver des maquisards : comme dans Le Mont des genêts, la découverte de l'unanimité n'est pas réduite à celle d'un héroïsme conventionnel ; elle passe par un autre langage que celui de l'idéo­logie seule. Langage de femmes : c'est l'originalité incontestable de ces deux textes, comparée à la timidité en la matière du pre­mier roman de Bourboune. Mais aussi langage de la musique et, ici, du chant d'une femme enceinte, langage doublement surdéter­miné de ce fait (A, p. 94). L'important est que d'emblée, chez Assia Djebar comme chez Bourboune, ce thème stéréotypé de toute littérature engagée qu'est la découverte de l'unanimité, conduise à une réflexion sur les langages de cette unanimité, réflexion qui transforme le stéréotype. Peut-être pour en fabriquer un autre, dans la mesure où cette réflexion sur la fonction de la musique se trouve dans bien d'autres textes algériens du même type. Mais l'existence d'une pluralité de langages n'en est pas moins posée en même temps que le thème par lequel le roman pouvait se fondre dans le langage unique de l'idéologie. Cadre humain de cette unanimité, le peuple n'a point besoin, pour agir, des leçons que des militants venus de la ville pourraient lui don­ner (E, pp. 294-295) : même s'il s'agit, là encore, d'un cliché de tout discours révolutionnaire, qui prétend toujours s'appuyer sur « le peuple unanime », il n'en retourne pas moins le présupposé d'une hiérarchie des langages plus ou moins inhérent à toute idéo­logie.

La description de la société coloniale est moins l'objet des romans d'Assia Djebar que de celui de Bourboune. Notons cepen­dant que dans Les Enfants du nouveau monde comme dans Le Mont des genêts, la violence pré-révolutionnaire passe par le sexuel. Les deux romans montrent, à travers le double (algérien et français) fantasme colonial du « viol » de l'Européenne pour l'Arabe, un langage parallèle et compensatoire. Celui que Fanon déjà avait découvert. Dans Le Mont des genêts comme dans Les Enfants du nouveau monde ce viol supposé sert de premier langage à une prise de conscience politique. Le délire sexuel, explique Ali à Lila (mais pourquoi est-ce l'homme qui explique ?) est l'une des premières formes du réveil politique d'une population opprimée (E, p. 171).

Le thème essentiel des deux romans d'Assia Djebar est l'incidence de la Révolution sur l'évolution historique des rapports de couples. La mutation de ces rapports avait commencé avant le: l' novembre 1954. Les « événements » vont à la fois la contrecarrer et la précipiter. En ce sens, l'opposition entre Lila, qui a librement choisi Ali, connu sur les bancs de l'Université, et Che­rifa, d'un milieu plus traditionnel, mais qui a su néanmoins tenir tête à son premier mari, est exemplaire, dans Les Enfants du nouveau monde. Pour Lila, l'engagement d'Ali est d'abord ce qui le sépare d'elle. Pour Cherifa au contraire, les événements vont lui apprendre à agir (E, p. 137) et, par là, à trouver un chemin nouveau vers Youssef, à créer avec lui un rapport de couple dans et par le départ de Youssef au maquis. Dans Les Alouettes naïves, la découverte est plutôt le fait des hommes. Car l'action, pour Nfissa, est déjà une évidence. Mais ce surgissement de la femme dans l'action, dans l'Histoire, est dit par Omar (par exemple, A, pp. 335-336). L'énonciation du deuxième roman est donc plus complexe, moins schématique, moins exemplaire que celle du premier. D'ailleurs, là où Les Enfants du nouveau monde se terminait sur l'image d'une petite fille au maquis, sous les bombes, Les Alouettes naïves se termine sur l'indépendance acquise, et sur l'annonce que « la guerre qui finit entre les peuples renaît dans les couples » (A, p. 423). Dans Femmes d'Alger dans leurs appartements, écrit en partie en 1978, Sarah prédira : « C'est maintenant qu'Ismaël hurlera vainement dans son désert: les murs abattus par nous continueront à le cerner seul ! » [52]. Pour l'instant, Omar, dans la violence même du surgissement de Nfissa à l'Histoire, découvre soudain qu'elle rejoint la puissance occultée des mères, et c'est comme sa propre mère qu'il la vénèrera (A, p. 331).

La portée démonstrative du Quai aux fleurs ne répond plus, de Malek Haddad, est beaucoup moins marquée que celle des romans de Bourboune ou d'Assia Djebar. Il ne s'agit point tant, ici, de démontrer le bien-fondé d'une cause, ou de montrer les boulever­sements des mentalités par la guerre, que de s'interroger sur la place de l'intellectuel « acculturé " dans le combat. Si Assia Dje­bar introduit la surprise dans un discours idéologique non-préparé a priori à recevoir et à entendre la parole et l'action féminines, Malek Haddad apporte la dissonance: il plaide pour une action à laquelle son héros ne participe pas, cependant qu'au pays, Ourida a trahi. « Ma seule noblesse aura été de croire à la merde » dit Khaled avant de se jeter du train (p. 119) [53]. C'est pour­quoi le symbolisme du titre est double : de quel abandon s'agit-il au juste dans Le Quai aux fleurs ne répond plus: de celui de l'ami, calfeutré dans son confort du quai aux fleurs parisien, ou de celui de la patrie ?

En fait, Le Quai aux fleurs ne répond plus emprunte au récit démonstratif son symbolisme, sa rhétorique. Mais la rhétorique tourne à vide: le lieu d'où parle Khaled ôte d'emblée toute cré­dibilité à son discours. Et cependant ce n'est pas la bonne volonté qui manque. Khaled se présente comme un militant qui n'est à Paris qu'à cause de la guerre. « C'est la guerre qui décide pour moi » dit-il sans humour (p. 14). Mais il est vrai aussi que « les écrivains n'ont jamais modifié le sens de l'Histoire » (p. 26). Le discours du Quai aux fleurs ne répond plus révèle une ambiguïté comparable à celle qui se dégage, la même année, de l'opposition entre la poésie militante de Ecoute et je t'appelle, et le défaitisme plus ou moins narcissique de l'essai qui l'introduit : Les Zéros tournent en rond. Foi, d'une part, en l'Algérie, dans la poésie de certains passages, mais aussitôt vertige du doute (pp. 29-31), et finalement absence de l'action. L'éclatement du lieu diégétique du Quai aux fleurs ne répond plus, dont l'action est toujours sym­boliquement enfermée entre un aller Marseille-Paris et un retour Paris-la mort, est d'abord séparation d'avec un lieu où agir, où être véritablement dans la lutte, dans une cause. Séparation sans retour possible : la trahison, dirait le psychanalyste devant le schéma on ne peut plus clair du roman, n'est-elle pas d'abord celle de la mère, la mort n'est-elle pas d'abord refus de s'assumer loin d'elle, d'être adulte ? C'est là une dérive somme toute compréhensible, en ce qu'elle est inscrite dans la symbolique même de tout discours idéologique nationaliste. La mère-patrie (par exemple p. 112: « l'Algérie est ma mère ») et Ourida-mère des enfants de Khaled, épouse idéalisée plus que femme, ne font qu'un pour permettre au héros de fuir l'amour de Monique, de rester « Monsieur d'hier », de refuser un présent dans lequel Ourida, de mère-patrie s'est transformée en femme d'un autre (et qui plus est, pour que le symbolisme soit parfait, d'un ennemi de la patrie). L'éclatement du lieu diégétique et la rencontre de l'amour permettront au héros de L'Opium et le bâton d'amorcer une réflexion sur le futur du pays en guerre : « Monsieur d'hier », le héros du Quai aux fleurs ne répond plus, refuse l'intrusion du réel dans la clôture de son roman familial idéologique, et préfère la mort au futur qui l'obligerait à assumer le réel. Il aura eu du moins le mérite de la lucidité, même si son discours double est celui de l'impuissance. C'est en quoi il échappe à l'optimisme de commande d'une littérature de répétition idéologique que l'on décrira aux chapitres suivants. Le refus du futur peut être également le refus d'une exaltation conventionnelle et irréaliste de ce futur.

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L'Opium et le bâton est un roman plus simple et plus ambigu. Il est à la fois celui qui répond le plus, parmi ceux analysés ici, aux critères de symbolisme propres au récit épique de démonstra­tion, et celui qui, dans une deuxième partie récuse ce symbolisme naïf au profit d'une interrogation à mi-voix sur la portée et l'ave­nir de l'action. Si bien qu'on serait tenté de parler d'une certaine maladresse, dans une juxtaposition de récits comme de registres qui n'est pas forcément signifiante en elle-même. Le Quai aux fleurs ne répond plus se situait d'emblée dans l'ambiguïté du dou­ble discours de Khaled, même si ce double discours était essen­tiellement narcissique. Beaucoup moins de narcissisme dans L'Opium et le bâton, mais hésitation, on le verra, entre trois modes de présentation du personnage central, qui passe succes­sivement du statut distancié de type d'intellectuel hésitant, à celui de militant modèle, pour finir en héros beaucoup plus complexe, et enfin porte-parole de l'auteur?

L'ambiguïté du roman n'apparaît nullement à la lecture du titre, au symbolisme aussi univoque que celui des Enfants du nou­veau monde. Aucun doute possible: nous avons bien là l'exploi­tation idéologique d'un cliché. La carotte de l'expression populaire française: la plupart des clichés du discours idéologique, on l'a vu, sont d'origine européenne) est ici remplacée par l'opium de la phraséologie marxiste, dont pourtant Mammeri est bien loin.

Le roman se réclame ainsi, sur son étiquette, d'un discours d'avec lequel il se démarquera dans le récit. Ce titre, de plus, est le plus manifestement binaire et manichéen dans le programme qu'il affiche: l'opium de la séduction s'oppose au bâton de la répression. Par contre, dans le discours idéologique qu'il sollicite ainsi manifestement, cette complémentarité séduction-répression ne peut désigner que le système colonial, laissant dans l'ombre les contradictions de la société algérienne face à la colonisation, que désignaient surtout les titres d'Assia Djebar ou même de Mourad Bourboune.

Pourtant il s'agit bien ici encore de l'attitude de la société algé­rienne face à la colonisation, à la guerre, et, à un second degré, à l'indépendance. Le véritable « sujet » du roman est l'itinéraire d'un intellectuel algérien de l'humanisme à l'engagement, et, malgré tout, son recul critique face à cet engagement. En ce sens, l'am­biguïté de Bachir Lazrak est le retournement exact de celle de Khaled Ben Tobal: Khaled vivait hors de l'action révolution­naire, dans un réel français qu'il niait par sa référence constante à un maquis mythique, seule réalité pour lui, jusqu'à la trahison d'Ourida-mère-patrie. Khaled vit d'une foi, discours de totalité, et lorsque celle-ci s'effondre, il ne lui reste plus que la mort. Point de totalité pour Bachir : le héros de Mammeri est un sceptique qui accepte de jouer le jeu, loyalement, même s'il y est amené un peu malgré lui. Mais il restera sceptique.

Illustration d'un discours militant, L'Opium et le bâton l'est cependant à travers les passages discursifs inclus dans le récit. La fiction des lettres échangées par Bachir et Ramdane (pp. 29-35) est transparente. Elles servent à rendre plausible un débat sur l'intellectuel et la révolution, véritable sujet du livre. Ailleurs, on trouve le débat sur l'humanisme, qu'on a également appris à recon­naître (p. 8), et la situation diégétique-type à laquelle il aboutit : la rencontre entre Bachir et le lieutenant Delécluze (pp. 65-68), laquelle nous rappelle celle d'Omar avec le commissaire Rafaeli dans Le Mont des genêts, ou même celle de Salima avec le com­missaire Jean dans Les Enfants du nouveau monde. Thème didac­tique également connu, que l'opposition entre la science des livres et celle du paysan, ici symboliquement développée par Ami­rouche lui-même (p. 115). On retrouve également la réflexion sur la musique, mais celle-ci est facteur de division intérieure plus que d'unité, puisqu'elle développe en Bachir l'opposition en deux écoutes différentes, reflets des deux cultures auxquelles il participe malgré lui (p. 26). Elle s'oppose aussi à la trivialité  brutale de la réalité historique (pp. 27-32), là où dans Le Mont des genêts, elle soudait la réunion des corps pour les préparer à prendre en charge l'action révolutionnaire. C'est également un thème révolutionnaire plus ou moins latent dans les autres textes mais explicite ici, que ce rôle salvateur de l'action (partir au maquis), « seule (solution) qui dénouât (les) contradictions (de Bachir), accordât ses élans, réconciliât enfin sa vie avec son cœur » (p. 62).

Mais cette tragédie qui résulte pour le personnage du fait de participer de deux langages contradictoires, La Colline oubliée la donnait à voir dans l'intégralité de son récit. Dans L'Opium et le bâton, le lien entre récit et discours est moins évident, peut-être du fait de la contradiction non résolue par l'écrivain entre le discours ethnographique et celui de l'idéologie révolutionnaire. Le discours, dans le roman de Mammeri, hésite entre la descrip­tion et la démonstration.

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Malgré leur propos démonstratif, ces cinq romans dont j'ai fait les représentants de ce que j'appelle la « génération de 1962 » sont donc loin de manifester une idéologie semblable. De l'un à l'autre, la personnalité, le milieu, les options de chaque écrivain apparaissent clairement. Et cependant pour tous la visée didacti­que ne se camoufle qu'à peine plus que derrière le récit-prétexte. Elle en est la justification. On pourrait dire que ce sont des récits en tutelle. Il peut donc être intéressant, après avoir établi le pro­pos didactique de ces romans, de montrer comment se manifeste cette tutelle dans le corps même des récits, dans ce qu'on appelle aujourd'hui leur « grammaire narrative ».

Éléments d'une grammaire narrative

Subordonné à une signification didactique qu'il a pour rôle de servir, le récit va en effet simplifier ses éléments de fonctionne­ment, de façon à offrir une lisibilité immédiate et non équivoque conforme au propos du discours.

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L'écriture relativement traditionnelle de ce type de roman repose d'abord sur la lisibilité immédiate des personnages qui en sont le pivot. Il n'est pas question bien sûr pour ces romanciers, de supprimer le personnage, base de la convention romanesque. Certes, Mourad Bourboune et Assia Djebar ont perçu la contra­diction entre un discours révolutionnaire qui prêche la suppres­sion de l'individualisme au profit de l'unanimité du peuple, et des récits qui reposent sur la lisibilité des personnages et surtout d'un héros central. Ils ont donc tenté de ne pas privilégier un héros au détriment des autres personnages. Héros et personnages, confor­mément au principe de lisibilité idéologique, sont ici d'abord des symboles, des types immédiatement reconnaissables dans une lec­ture idéologique de la société coloniale et révolutionnaire. C'est la raison pour laquelle leur nom, dans Le Mont des genêts et dans Les Enfants du nouveau monde - dont on a vu qu'ils sont les textes les plus démonstratifs du corpus -, sert de titre aux diffé­rents chapitres du roman.

Mais ces chapitres ne sont pas pour autant consacrés entière­ment à un récit concernant essentiellement le personnage annoncé. Cette rupture entre le titre-annonce et les différents récits du chapitre est particulièrement nette dans Les Enfants du nouveau monde. Les titres des chapitres du roman peuvent bien être considérés comme les titres des différents récits de ce roman, mais les récits se poursuivent parallèlement et alternativement à l'in­térieur de chacun des chapitres. Un chapitre contient toujours des fragments parallèles de plusieurs récits, lesquels trouvent leur prolongement d'un chapitre à l'autre. A la pluralité des person­nages affichés comme étant sur le même plan d'importance dié­gétique, et effaçant de ce fait la notion « individualiste » de per­sonnage central, correspond donc une pluralité de récits progres­sant parallèlement. Aucun de ces récits n'est, théoriquement, plus important que l'autre. Tous convergent dans une réalité qui les englobe et qui serait celle du peuple algérien, seul héros véritable, en train de vivre collectivement son destin à travers la rencontre de plusieurs destinées parallèles et complémentaires. Ce fonction­nement autonome des titres et du contenu des chapitres confère au prénom de personnage ainsi mis en avant un rôle autre que celui de simple annonce diégétique, puisque cette fonction est ainsi cassée : sa fonction sera donc celle d'un symbolisme didac­tique renforcé. Celui d'un programme réaliste de présentation des différents types marquants de la société coloniale en mutation.

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Ce programme est visible dans la coïncidence, au sommaire du Mont des genêts, entre les différentes catégories descriptives de la société coloniale, et la différenciation dans le libellé des titres-­annonces. On assiste ici à un retournement des catégories du Même et de l'Autre du discours colonial. Les quatre aspects indis­sociables et pourtant différents de la catégorie algérienne du Même ne sont désignés que par des prénoms. Omar et Farid représentent les deux groupes culturels (francisé et arabisé) de la jeune génération qui fera la Révolution (voir entre autres pp. 100 et suiv.). Leïla est le seul personnage féminin important du roman, et elle porte en elle à la fois la contradiction historique tradition­modernité et la contradiction culturelle dans laquelle la plonge son instruction (voir entre autres p. 99). En ce sens il est significatif qu'elle rencontre Omar à la bibliothèque alors qu'elle se donne à Farid dans l'école coranique. Quant à Chehid, il est, comme Si Mokhtar dans Nedjma, le personnage du faux père, à cheval sur les deux cultures, qui amène la génération suivante au seuil de l'action.

La catégorie de l'Autre est désignée par des noms patronymes affublés de la fonction du personnage. Le commissaire Rafaeli est ici rejoint par le capitaine Benrekaz, modalité négative du faux père, et contraire radical de Chehid. Présentés systématique­ment à travers leur fonction, Benrekaz et Rafaeli sont encore plus des types que les personnages modalisant le pôle positif du Même. Il est également significatif que le pôle de l'Autre ne soit repré­senté qu'à travers ses rôles répressifs : point de vrai personnage de colon, comme par exemple Ferrand ou les amis de Toumia dans Les Enfants du nouveau monde: la société du Mont des genêts est certainement la plus manichéenne de celles de ces cinq romans.

Et pourtant, des deux personnages essentiels du pôle de l'Autre, le commissaire Rafaeli est le moins tout d'une pièce. Il perçoit la contradiction entre l'humanisme qu'il professe, et la violence de la situation coloniale à laquelle il participe. Cependant, son huma­nisme même est prétexte pour produire des significations discursives complémentaires : ses loisirs studieux ne sont pas gratuits. Il a l'air de ne lire les lettres du général Bosquet que pour permettre au lecteur du roman d'apprendre les horreurs de la colo­nisation que ces lettres décrivent. Et il souligne lui-même sa pro­pre ressemblance avec le général (pp. 116-121), qui n'est comme lui que le représentant type d'un système, plus qu'un véritable personnage. Point d'ambiguïté par contre pour Benrekaz, si ce n'est entre son type de traître, actant immédiatement reconnaissa­ble dans tout récit, et sa modalité de capitaine, à laquelle il se conforme au-delà même de la caricature, puisqu'il ne raisonne et ne pense qu' « en bon stratège » qui réduit les psychismes à « la parfaite ordonnance d'un régiment sur un champ de manœuvres » (pp. 13 et 21) : ce ne sont pas là les meilleures pages de Bour­boune ! Quant aux personnages secondaires, tels le Bachaga (pp. 48-55) ou l'avocat musulman (pp. 92-95), le phénomène est inverse de celui qui affecte les personnages de premier plan. Là où le personnage-annonce souffre dans son insertion diégétique d'une simplification idéologique, le personnage secondaire n'a qu'une fonction diégétique mineure. Il convient donc de le « gonfler » pour l'amener à remplir sa fonction descriptive. On le dépeint alors à partir d'anecdotes significatives, mais qui lui donnent paradoxalement une vérité plus grande que celle des personnages principaux, peut-être parce que l'écrivain peut s'y laisser aller davantage, comme dans l'anecdote du départ du Bachaga à La Mecque (pp. 48-49), à sa verve comique.

Il reste à souligner que deux chapitres, outre le chapitre 7 qui n'a pas de titre, ne portent pas pour titre un prénom ou un nom de personne. Mais la Casbah dont le nom sert de titre au chapitre 6 est bel et bien un personnage significatif dans le discours de Bourboune. Elle préfigure l' « envers de la colonie » du Muezzin. Si on l'associe au titre du chapitre 9 et dernier : « Prélude », elle devient, en effet, doublement cet « envers de la colonie ». Elle est l'envers de la ville coloniale, le lieu de l'identité profonde, de la mémoire, de l'enfance. Mais elle est également la matrice d'où la révolution va jaillir et en ce sens, elle est bien « prélude », c'est-à-dire tout le contraire d'une conclusion : un envers qui libère l'avenir. Quintessence donc, d'un symbolisme discursif qui y trouve son expression la plus achevée.

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On trouve le même principe des personnages-annonces, repré­sentant les différents protagonistes-actants collectifs d'une société coloniale en crise, dans les titres des différents chapitres de la table des matières des Enfants du nouveau monde. D'ailleurs, l'usage de la table des matières comme métalangage est une des modalités souvent utilisées d'une littérature didactique. Ce métalangage est un moyen, parmi d'autres, de subordonner le récit au discours.

Le programme descriptif qu'annonce la distribution des per­sonnages-étiquettes dans cette table des matières repose sur des oppositions binaires. Mais si la structure binaire propre au symbo­lisme idéologique est encore plus nette que chez Bourboune, on va voir que les termes de l'opposition attendue ont de quoi sur­prendre.

L'opposition idéologique binaire la plus simple, en système colonial, serait celle entre les deux communautés. Or, le seul personnage-annonce de la communauté européenne, c'est-à-dire du pôle de l'Autre pour reprendre la terminologie utilisée plus haut, est Bob. C'est-à-dire le personnage le moins conforme à l'image répressive que tendrait à forger du colon un discours manichéen. On peut à la rigueur l'opposer à Ali, image parfaite du maquisard algérien, sur qui se termine symboliquement le roman comme la table, mais ce serait surtout pour souligner son inconscience politique. Il y avait pourtant dans le roman d'autres personnages plus « représentatifs » du système colonial : le commissaire Jean, ou le colon Ferrand par exemple. Pourquoi avoir choisi Bob ? Essentiellement pour respecter le titre : « Les Enfants du nouveau monde » suppose que l'attention soit portée à la génération la plus jeune, et c'est effectivement elle, unique­ment, que retient la table des matières, contrairement à celle du Mont des genêts. On pourrait ajouter que l'inconscience de Bob signalerait surtout l'absence de haine au niveau des jeunes géné­rations, et à un deuxième niveau le mythe révolutionnaire de la fraternité des peuples par la rencontre de leurs jeunes ? Peut­-être, mais ni le colon Ferrand ni le commissaire Jean ne sont antipathiques, ne sont des charges. L'humanisme du commissaire Jean est même plus cohérent que celui du commissaire Rafaeli, puisqu'il refuse de torturer les femmes (p. 110) : il n'en laisse pas moins agir son adjoint Martinez, qui représentera de ce fait la réalité du pouvoir. Mais il était intéressant de souligner que ce pouvoir ne se confond pas forcément avec les hommes qui le représentent. Finalement, l'opposition binaire n'est pas l'opposition coloniale du Même et de l'Autre, chez Assia Djebar, du moins dans ce que laisse lire la distribution des personnages-annonces. L'amitié, dans le roman, entre Lila et Suzanne, confirme d'ailleurs la non-pertinence immédiate d'un simple retournement de la dialectique coloniale.

Les oppositions sont bien plutôt au sein de la communauté algérienne, c'est-à-dire du pôle du Même. L'opposition la plus violente au niveau diégétique (différent du niveau symbolique du métalangage de la table des matières) est entre Touma et son propre frère Tawfik (pp. 268 et suiv.), qui la tuera au chapitre 8 pour sa trahison. Mais le niveau diégétique rejoint le niveau symbolique : Touma est bien d'abord le type de celle qui a trahi. Et c'est pourquoi le « programme » de la table des matières la place entre Salima et Hakim. On pourrait donc réutiliser le binarisme Même-Autre de façon bien plus pertinente au sein de la communauté algérienne : si pour Touma le Même, c'est bien plus le policier Hakim (y compris s'il la traite de putain) allié à l'ins­pecteur Martinez, et si l'Autre, pour elle, c'est Salima la militante, et surtout Tawfik qui rêve d'entrer au maquis, pour Salima et la plus grande partie de la communauté algérienne, c'est Touma qui se met en position d'être l' « Autre ». D'ailleurs, pour Cherifa et ses compagnes, l'Autre, c'est Hakim qui est pourtant le mari de l'une d'elles et à qui sa femme ment, alors que le Même, c'est le maquis, vers quoi s'ouvrent leurs maisons, et dont pourtant tout les sépare, spatialement du moins. L'attitude face à la Révo­lution, c'est-à-dire face à l'identité dans sa manifestation la plus historique, la plus dialectique, va donc déterminer une réactuali­sation inversée du schéma colonial. Et cette réactualisation sera totalement historique.

Une autre opposition pertinente sera celle entre les femmes et les hommes. Le pôle du Même, ici, contrairement à ce qui se passe dans Le Mont des genêts où Leïla représente une sorte d'altérité mystérieuse face au pôle du Même que dessine l'amitié d'Omar et de Farid, sera celui des femmes. La description à l'intérieur du pôle du Même étant toujours (y compris dans la littérature colo­niale) plus nuancée que celle de l'Autre, le plus souvent vu globa­lement, de l'extérieur, on pourra donc différencier Cherifa et Lila, et leur attribuer le titre de deux chapitres différents mais contigus, ce qui permet d'annoncer leur comparaison. Par contre, inutile d'annoncer Youssef qui ferait double emploi avec Ali, l'un et l'autre représentant indifféremment le mari qui a su prendre ses responsabilités, cependant que les deux femmes n'ont pas su, ou Osé, partir, elles aussi, au maquis. Et c'est pourquoi à ces deux femmes sont également opposées deux autres femmes, Salima et Hassiba, dont l'une est en prison, cependant qu'on assiste au départ de l'autre pour le maquis.

Ainsi aucun des personnages-annonces retenus pour la table des matières n'est redondant avec un autre. Chacun n'est retenu qu'en fonction d'une série d'oppositions signifiantes avec d'autres. En ce sens, tous ces personnages sont bien des symboles. Mais l'entrecroisement de ces couples antithétiques élimine le simplisme manichéen qui guette toute description de société reposant sur ce type d'oppositions symboliques binaires.

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Les personnages ne sont pas seulement des types symboliques par ce jeu d'oppositions interne au schéma descriptif de l’œuvre. Ils le sont aussi dans le rapport direct qu'ils entretiennent indi­viduellement avec la société coloniale qu'ils sont censés repré­senter. Cependant, le fait que l'on retrouve certains personnages-­types symboliques d'une oeuvre à l'autre, et surtout dans Le Mont des genêts, Les Enfants du nouveau monde et L'Opium et le bâton, doit également retenir notre attention. Certes, le référent de ces textes étant le même, la ressemblance entre leurs descriptions de ce référent n'a pas, en principe, de quoi surprendre. Mais un personnage-type n'est jamais le calque pur et simple d'un per­sonnage de la réalité.

Sur cette réalité, un personnage-type est en lui-même une explication, un discours. Il n'a pas besoin d'exister réellement pour signifier une lecture globale du réel par l’œuvre, lecture dont il n'est qu'une cellule signifiante, inséparable du discours qui l'a produit, et non de son référent. Un personnage-type peut fort bien, à la limite, se passer totalement de référent, c'est-à-dire ne correspondre véritablement à aucune personne existante dans le réel, et pourtant signifier ce réel de façon beaucoup plus « par­lante » pour le lecteur de romans que le calque d'une personne « réelle ».

Et pour peu que plusieurs romans, même et surtout d'auteurs différents, nous présentent ainsi des personnages-types semblables, ces types deviennent des clichés. C'est-à-dire qu'à la réalité référentielle s'est substituée une réalité textuelle, que le lecteur s'attendra toujours plus ou moins à retrouver dans une catégorie donnée de romans. Le respect ou le non-respect de ces clichés sera l'un des critères qui me permettront de parler d'une littérature produite par une lecture préexistante.

Parmi les personnages-clichés non annoncés par la table des matières-programme des Enfants du nouveau monde, on a déjà relevé le commissaire Jean. On peut remarquer également Khaled, l'avocat acculturé qui rappellerait bien Bachir Lazrak du début de L'Opium et le bâton, si l'acculturation n'était en partie le drame de Lila. Mais Lila, précisément, est le personnage le moins « cliché » des Enfants du nouveau monde, dans la mesure où l'auteur s'y projette en grande partie, tout comme Omar du Mont des genêts échappait en partie (moins que Lila) au cliché parce que l'auteur s'y projetait également. Salima est davan­tage un personnage-type, devenu cliché . celui de l'institutrice, avatar de l'instituteur de Feraoun dont on verra plus loin l'uti­lisation par le discours scolaire. Comme l'instituteur de Feraoun mais en femme, et la différence est grande, Salima est la « délé­guée des siens auprès d'un autre monde ». Mais femme, elle est comme Leïla du Mont des genêts la seule musulmane de la ville à avoir fait des études, parce que, comme le personnage de Bourboune, elle a « bénéficié » du fait d'avoir perdu son père (pp. 107 et suiv.).

Il convient cependant de souligner le refus par Assia Djebar du « héros positif » qui encombre les mauvaises « littératures militantes » et que ne nous épargneront pas les nouvelles de Promesses. Certes, le roman se termine sur l'image-cliché par excellence d'Ali, le parfait militant, avec la petite fille dans le village détruit. Et cette image nous frappe d'autant plus que c'est la première fois qu'Ali apparaît directement dans le récit présent du roman, et non dans les souvenirs de Lila. Ali l'éternel absent ne devient présent que pour se figer dans une image d'Épinal de l'Histoire. Mais il faut bien une fin exaltante à la fresque militante que se veut le roman. L'effet de cette fin est cependant compensé par l'analyse, dans les souvenirs de Lila, du couple de Lila et Ali, et de leurs difficultés. Même s'il y apparaît comme le théoricien révolutionnaire avant d'être le maquisard, Ali s'y montre surtout un homme. Peut-être parce que vu sous l'angle de ses difficultés amoureuses, le plus glorieux des héros ne peut plus être autre chose qu'un homme. Le projet d'Assia Djebar de décrire la guerre depuis un pôle du Même féminin lui évite donc les facilités inhérentes au projet épique du livre.

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Malgré son titre, L'Opium et le bâton, on l'a vu, n'affiche pas un programme de la cohérence de ceux qu'on a pu dégager des tables des matières du Mont des genêts et des Enfants du nouveau monde. A moins de voir dans l'épisode marocain un nouveau retournement d'un schéma diégétique qui n'est plus, cette fois, celui du discours colonial sur le colonisé, mais l'inverse : si « l'opium et le bâton » peut désigner les deux aspects antithé­tiques complémentaires du système colonial, il montre aussi à travers l'épisode marocain une répression qui n'aurait rien à envier à celle du système colonial. Les sirènes de l'indépendance; cacheraient-elles des procès d'opposants ? Une question d'Itto, pendant le procès de Rabat, invite à entendre aussi le titre dans ce sens : « Après l'opium du journal le bâton du juge. Ce sera comme ça dans ton pays ? » (p. 240). Or, dans le maquis algérien, Bachir vient d'éviter que ne s'exerce, sous forme d'exécution capi­tale, l'autoritarisme sanguinaire d'un petit chef de l'A.L.N. (pp. 235-239). Mais rien n'est explicité davantage, et c'est au lecteur de déchiffrer le sens de la juxtaposition. Cependant, quoi­que de façon moins claire que dans Les Alouettes naïves, l'ambi­guïté du titre est posée. L'épisode peut constituer, pour qui veut bien le lire, un discours déviant par rapport au programme du titre global et au récit des événements de Tala [54]. La manifesta­tion de ce recul de Mammeri par rapport à un discours, dont le titre de son roman sollicite pourtant l'aval, nous permet de nous attendre à trouver dans son roman une caractérisation des personnages en rapport plus complexe avec les clichés du discours idéologique, que celle des deux romans décrits précédemment.

Et cependant, c'est d'abord dans L'Opium et le bâton que l'on trouve les types les plus marqués de l'épopée révolutionnaire, ce qui a permis, bien sûr, de tirer le film du livre, en insistant encore quelque peu sur cet aspect. Mais cette caractérisation schématique ne porte que sur quelques-uns des personnages et ne fonctionne pas dans tout le roman, ce qui donne au lecteur une impression de disparate qui n'est pas l'un des moindres défauts du livre (le film est trop univoque et simpliste d'un bout à l'autre pour prêter un seul moment à ce reproche...).

Bachir n'est le « type » de l'intellectuel hésitant qu'au début du roman, le temps de permettre ses diatribes orales et écrites avec Ramdane. Mais Ramdane, au contraire, est le type parfait du héros positif, qui ne vit que par et pour la révolution, ne souhaite vivre que jusqu'au jour de l'indépendance (p. 52), et meurt proba­blement, au camp de Bossuet, de l'annonce de la mort d'Amirouche. Ali manque à son statut de héros positif irréprochable en voulant passer par le village, mais sa faiblesse, même fatale, n'est à aucun moment hésitation idéologique. Et de plus, elle permet d'huma­niser le héros, de montrer que les héros sont, malgré tout, des hommes, et du même coup que la révolution ne souffre aucune faiblesse. Cet épisode a donc encore une valeur exemplaire, didactique. Dans le camp du Même, voici également des portraits de femmes exemplaires : Farroudja, Tassadit, et même Smina. Et l'apparition fugace d'Amirouche (pp. 115-117) ne fait que contribuer à sa légende.

Dans le camp de l'Autre, si on retrouve des militaires qui ressemblent fort aux policiers des Enfants du nouveau monde et du Mont des genêts, leur description est beaucoup plus diversifiée Delecluze (pp. 65-68), Marcillac (pp. 251-254), et même « l'aspi » Hamlet (pp. 279-283) ont chacun son portrait, à partir de sa bio­graphie, et révèlent des différences moins schématiques que la simple opposition commissaire Jean-Martinez ou Rafaeli-Randchau. Nous vivons leurs angoisses dans les combats tout autant que celles des maquisards algériens.

Les types les plus marqués restent ceux des traîtres : Belaïd et surtout Tayeb. Et la scène finale de la course de Tayeb à travers le village presque déserté, qui va être détruit, est cer­tainement l'une des plus belles séquences du roman (pp. 369-379). Eux aussi sont présentés à travers leur biographie, qui est à chaque fois une biographie symbolique, comme celle de Belaïd, victime de l'émigration (pp. 71-90). Mais si l'émigration d'où revient Belaïd est un produit du système colonial, Tayeb, le traître absolu, le plus odieux, a été produit par le village lui­-même : c il avait été la roulure de nos rues, Tayeb. Nous le foulions aux pieds comme nous foulions la poussière du chemin, et, comme pour la poussière, nous le savions à peine » (p. 97). Sa biographie (pp. 97-100) n'a pas été reprise par le film...

En dehors des séquences dont le lieu diégétique est le maquis, et l'action la guerre, les personnages sont beaucoup moins « typés », ou dérangent même une typologie idéologique figée. Tout au plus Claude, la maîtresse française de Bachir, se prête-­t-elle à des traits caricaturaux un peu faciles, que résume indirec­tement la férocité de la « lettre » que lui envoie Bachir à la fin. Mais Itto est très précisément le contraire absolu de toutes les valeurs obligées de l'idéologie commémorative: femme, aux mœurs libres, et néanmoins sur le point d'être mariée, berbère, politisée dans un sens qui met radicalement cette idéologie en cause. Cependant, elle est le dernier personnage invoqué par Bachir à la fin du roman : nous sommes bien loin de l'image finale d'Ali dans Les Enfants du nouveau monde... Le roman d'Assia Djebar allait vers le discours qu'annonçaient son titre et sa table des matières, et avec lequel l'image finale manifestait une fusion, au moins provisoire. Celui de Mammeri, dans la dis­tribution de ses personnages comme dans le libellé de son titre, manifeste une ambivalence : dans la galerie de ces personnages, certains, comme le titre, sont appel à une légitimation du texte par une lecture idéologique, mais d'autres, comme Itto, signifient bien qu'il n'y a pas de solution-miracle, et que le guérisseur n'est pas près de venir. D'ailleurs, Mammeri n'a pas songé à donner une table des matières à son roman : l'annonce programmatique n'est faite que par le titre, et les personnages, même lorsqu'ils deviennent des types, n'existent que pour eux-mêmes sans informer pour autant le programme du roman.

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Le Quai aux fleurs ne répond plus et Les Alouettes naïves, le premier et le dernier parus des romans étudiés ici, offrent moins de figures-clichés d'un discours idéologique que les trois autres romans. Leurs personnages ne signifient vraiment, idéologique­ment, que par leur opposition symbolique à d'autres personnages. Encore cette signifiance reste-t-elle souvent ambiguë. Ainsi, « Le Quai aux fleurs ne répond plus » signifie que Simon Guedj a trahi son amitié d'enfance avec Khaled au lycée de Constantine. Amitié qui était certes fortement symbolique entre des adolescents issus de deux communautés culturelles différentes. Mais symbolique de quoi, dans le cadre du discours idéologique dont elle se réclame? Et en quoi consiste vraiment la trahison de Simon ? La trahison d'Ourida, elle, est bien plus clairement signifiante. Mais sa signification ne peut s'inscrire dans la cohérence d'un discours idéologique où la patrie ne trahit pas. Ce qui n'ôte rien à la valeur littéraire du texte, mais le marginalise par rapport à l'idéologie. Le roman ne peut même pas se réclamer des jeux avec celle-ci que pratiquent Les Enfants du nouveau monde ou L'Opium et bâton, le premier établissant son pôle du Même dans un univers féminin et le deuxième introduisant une rupture avec le person­nage d'Itto. Posée dans les termes où la pose Le Quai aux fleurs ne répond plus, la trahison d'Ourida est inacceptable par le dis­cours idéologique, ou plutôt illisible par lui, car l'inacceptable peut, encore, être lu. La lecture idéologique du Quai aux fleurs ne répond plus ne fonctionne pas. Restent d'autres lectures, qui fonctionnent fort bien, mais sortent de la perspective adoptée ici.

Il serait d'ailleurs intéressant de montrer la dérive progres­sive de Malek Haddad, de roman en roman, hors de la lecture idéologique par rapport à laquelle ses textes ont été écrits. J'ai choisi d'intégrer Le Quai aux fleurs ne répond plus dans le « corpus » de ce chapitre parce que ce roman est chronologique­ment le plus proche de 1962. Mais c'est également l'aboutisse­ment d'un processus qui souligne bien la contradiction dans laquelle finit par se trouver acculé l'écrivain qui a été mis en avant par une lecture journalistique idéologique de ses oeuvres, alors que sa vraie valeur est beaucoup plus littéraire qu'idéologique. L'Élève et la leçon [55] poussait à l'extrême limite l'exploitation littéraire d'un thème connu de l'horizon d'attente idéologique face à l'écri­vain « engagé » dans la guerre d'Algérie : celui qu'illustrent éga­lement les hésitations de Bachir au début de L'Opium et le bâton. Tous les romans analysés ici contiennent au moins à un détour de page ce personnage-type du clerc hésitant à prendre parti : intellectuel, avocat, ou médecin comme dans L'Opium et le bâton et L'Élève et la leçon. Mais aucun n'en avait poussé l'analyse jusqu'aux extrêmes limites du roman psychologique, comme le fait L'Élève et la leçon. Au-delà, le roman psychologique brouille, comme dans Le Quai aux fleurs ne répond plus, la donnée idéo­logique qu'il fait mine, encore, d'illustrer. Ne reste plus alors que la rupture de l'écriture d'avec sa commande idéologique, ou alors le silence. Malek Haddad a choisi la dernière solution.

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Les Alouettes naïves est entièrement construit sur une série d'oppositions et de dédoublements. Mais alors que dans Les Enfants du nouveau monde cette structure binaire répondait à une norme rhétorique des discours-programmes de l’œuvre, dans Les Alouettes naïves les dédoublements sont beaucoup moins significatifs pour une lecture idéologique. Les personnages se définissent l'un par rapport à l'autre, à l'intérieur du système narratif du roman, même si celui-ci a la guerre pour référent. Le dédou­blement est une matrice du texte romanesque plus que d'un sens idéologique évident, encore que ce sens puisse toujours se lire plus ou moins. Mais il n'est plus le programme essentiel qui a présidé à la distribution et à la caractérisation des personnages, lesquels imposent leurs propres nécessités narratives au détriment de celles d'une commande idéologiquement claire.

Dédoublement des deux récits, au moins dans la donnée initiale que développe parallèlement le roman : le récit sur Nfissa et le récit d'Omar. Mais dédoublement aussi dans le choix des personnes verbales : Nfissa est désignée à la troisième personne, et c'est Omar qui parle à la première : le dédoublement est bien une figure génératrice dans l'énonciation du roman, dont on a vu combien le titre même jouait sur l'ambiguïté de ses lectures. Or, les oppositions ne se font plus, ici, comme dans Les Enfants du nouveau monde entre le pôle du Même et celui de l'Autre : les dédoublements ne sont plus oppositions, mais similarités. Le double n'est plus le contraire, mais le semblable. Ainsi de Rachid et Omar, de Nfissa et Nadjia. Ainsi de la répétition de Karim par Rachid, pour Nfissa, ou de la répétition particulièrement signifiante de l'ivresse de Rachid, qui place sur le même plan de signification la mort de Zhor et celle des villageois des Ouled Brahim (p. 220). Ainsi de la rencontre de Nessima par Omar quand Rachid épouse Nfissa (p. 212). On pourrait multiplier les exemples, l'essentiel étant de montrer que la structure binaire, beaucoup plus impor­tante pour la production du récit dans Les Alouettes naïves que dans Les Enfants du nouveau monde où elle était plutôt une structure externe au récit, propre au discours idéologique affiché, fonctionne ici en sens inverse. Elle n'oppose plus : elle met en parallèle. Elle montre le double et non plus le contraire. Ce faisant, elle résorbe le manichéisme du discours idéologique-­programme des Enfants du nouveau monde. Elle ne devient struc­ture génératrice du récit qu'en tournant le dos à la fonction démonstrative de la même structure dans le discours idéologique:

Ce qui n'empêche pas l'ambiguïté et le dédoublement de produire un sens politique. L'essentiel de l'action du roman se passe à Tunis, dans « l'armée des frontières » qui est le double du maquis intérieur, mais dans laquelle se lisent beaucoup plus facilement les jeux politiques pour la prise du pouvoir à l'Indé­pendance. Toute la fin est, à cet égard, significative. Enfin, le double, c'est également le langage de femmes qui se développe dans la troisième partie du roman. « Conversations »  apparem­ment en marge de l'action révolutionnaire, et dont le contrepoint est souligné par leur typographie en italiques ? Mais le fait que ces « paroles de femmes » soient de plus en plus centrées autour de Nadjia, sueur de Nfissa dans le « maquis de l'intérieur », autour de son arrestation par les militaires et de ses tortures, montre bien que les « paroles de femmes » ne sont pas un havre hors de l'Histoire, mais sont l'Histoire même, ce que souligne d'ail­leurs le fait que l'histoire de Nadjia soit la répétition de celle de Nfissa au début du roman. Le remplacement de l'opposition démonstrative par le dédoublement, à la signification plus ambi­guë, n'est donc pas, bien au contraire, refus de l'Histoire, mais exigence d'une approche plus complexe de celle-ci. Certes, les personnages y perdent quelque peu en lisibilité immédiate, dans la mesure où ils reproduisent moins des clichés. Mais l'autonomie de signification du roman par rapport à la commande idéologique y gagne, même si par ailleurs le programme idéologique du roman, quoique plus complexe que celui des Enfants du nouveau monde, reste manifeste.

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La typologie des personnages, leur distribution ou encore cer­taines figures comme les variantes de la structure binaire, montrent donc que tout en respectant plus ou moins une « commande s idéologique implicite, ces romans qui ont fortement contribué à constituer une image collective de la littérature algérienne autour du thème de la guerre manifestent, face à cette commande, des données narratives souvent différentes. Mais leur indépendance est encore plus grande dans le traitement qu'ils font subir à ces données par l'agencement de leurs récits. En effet, l'agencement des récits est une donnée bien plus complexe, bien plus spéci­fiquement « littéraire » que les éléments isolés, les mots de la phrase romanesque, qu'ils pouvaient être tentés d'emprunter au discours de l'idéologie latente de leurs lecteurs. L'emprise idéo­logique est plus forte au niveau du paradigme que du syntagme. Elle peut imposer des contenus an roman, ou les discuter. Pour l'agencement des récits, la lecture idéologique l'accepte ou le refuse. Elle peut moins directement, moins lisiblement y inter­venir. Et pourtant elle n'en est pas absente, par exemple à travers le modèle épique plus ou moins implicite de tout roman « engagé ».

De l'épique au tragique

On associe en général le récit révolutionnaire au récit de l'épo­pée, plus indiqué que d'autres genres pour rendre compte d'événements qui dépassent l'échelle de l'individu pour faire réson­ner un peuple tout entier. Il peut donc sembler intéressant pour finir, de voir rapidement en quoi ces romans sacrifient à l'épique que le discours social attend plus ou moins d'eux, et en quoi ils s'en détachent.

A l'exception du Quai aux fleurs ne répond plus, ces romans manifestent bien ce que j'appellerai une tension vers un modèle épique. Et l'on ne sera point étonné que ce modèle soit pertinent pour Le Mont des genêts et Les Enfants du nouveau monde. Dans ces deux romans, tout ce que j'ai dit sur la production d'un héros pluriel, c'est-à-dire d'un héros mythique collectif qui serait le « peuple en marche », va bien sûr dans le sens de l'épique. La fusion des héros isolés dans une réalité collective, présentée comme supérieure, est bien l'itinéraire narratif dominant des récits de Bourboune et d'Assia Djebar décrits ici. L'un et l'autre, égale­ment, débouchent sur un avenir ouvert, sur un déploiement du futur par l'action. L'image d'Ali et de la petite fille dans Les Enfants du nouveau monde, cependant que Lila elle-même, en prison, a le sentiment d'être enfin à sa vraie place, « comme si depuis longtemps elle devait arriver là, sur cet horizon » (p. 308), celle du mont des genêts dont le bruissement annonce les combats libérateurs chez Bourboune (p. 230), sont une sorte de sommet vers lequel les deux romans figurent le gravissement.

Ces deux textes, mais surtout Le Mont des genêts, déploient ainsi une parole prophétique. Celle-ci nous vaut les plus beaux passages de ce dernier roman, particulièrement les incisions poéti­ques dont il faudrait souligner l'importance. Dans cette parole prophétique, on peut déplorer une certaine lourdeur inévitable ou une certaine invraisemblance diégétique lorsque, par exemple, Omar dans sa chambre écoute le récit d'une figure sortant du plâtre des murs pour lui narrer la grandeur de Carthage, et lui décrire « la cohorte des morts sans épitaphe qui promènent leur ombre accusatrice hors de leurs tombes introuvables » (p. 66). Mais la force de l'image est incontestable. La parole prophétique est également ce qui permet de grandir Chehid à une dimension cosmique lorsqu'il affirme, dans un mouvement qui préfigure Le Muezzin :

« Le frémissement d'une tribu habite mon corps. J'ai vécu au pluriel et j'attends la relève pour disparaître (...) les temps ont changé. TOUS. - La palpitation des corps brisés prendra une ampleur cosmique. J'en ressens l'ap­proche comme par les tiraillements de l'enfant naissant dans le ventre de la femme en gésine, et que mon corps se déchire et s'effrite sous la poussée grouillante d'un monde ressuscité! » (p. 163).

On est ici à la limite de l'outrance dans le cliché. Pour ne pas sombrer dans le ridicule, un passage comme celui-ci suppose, pré­cisément, une lecture épique, c'est-à-dire de s'inscrire dans un système de clichés internes à l’œuvre, qui le font fonctionner comme image-force.

Cette lecture épique appelle le chant, lequel est produit dans les deux romans par la répression, qu'il permet de transcender. Omar chante en prison comme les prisonniers après la rafle (chap. 5), et c'est encore Chehid qui chante après la deuxième rafle (p. 148). De la même façon, Les Enfants du nouveau monde entendent les cris du torturé comme « le chant du pays, le chant de l'avenir » (p. 181). Enfin les deux romans réutilisent le sym­bolisme particulièrement actif du cliché de l'incendie, repris du roman de Dib. Mais l'utilisation du cliché montre également la différence entre les deux écritures : chez Assia Djebar, c'est une action, celle de Bachir mettant le feu à la récolte de Ferrand (p. 222) ; chez Bourboune, c'est une figure de discours prophé­tique, celui du vieillard : « un feu irrémédiable prendra nais­sance quelque part et se propagera sur le territoire comme sur une nappe de liquide inflammable » (p. 76). On croirait lire la prophétie de Sliman dans le roman de Dib, s'il n'y avait la lourdeur redondante de cette « nappe de liquide inflammable ».

L'Opium et le bâton et Les Alouettes naïves répondent égale­ment à cette commande épique, ne serait-ce que par la multi­plicité de leurs personnages et le vaste déploiement d'espace qui est en partie le leur. Dans l'un et l'autre de ces romans, les actions font se répondre des lieux diégétiques dispersés à travers tout le Maghreb, et non plus à l'échelle d'une ville et de la montagne proche, comme dans les deux romans précédents. Mammeri sur­tout nous propose une utilisation bien personnelle de la veine épique, qui n'est pas sans nous rappeler tel passage de La Colline oubliée, dans certaines séquences particulièrement réussies comme celle de l'appel et du rassemblement, du bas vers le haut du village, de toute la communauté de Tala par Smaïl, son crieur des anciens temps (pp. 331-335).

Mais précisément, de telles séquences diégétiques ne font que montrer davantage par leur grandeur épique même, confrontée à la suite du récit, qu'elles ne débouchent sur aucun avenir. Il n'y a pas d'avenir, pour L'Opium et le bâton, qui se termine sur la mort du village. (Le film se termine au contraire sur l'explosion des réserves de munitions de l'armée : l'épopée « engagée » a besoin d'une fin positive.) Et Les Alouettes naïves, qui pourtant montre l'Indépendance, se termine sur une interrogation angoissée, alors que l'épique affirme un futur glorieux. C'est pourquoi la force narrative de Mammeri sachant utiliser au maximum toutes les possibilités de l'espace que déploie son texte, se trouvera encore plus lors de la traversée hallucinante du village par Tayeb avant sa destruction, « dans un silence de fin du monde » (p. 370). De même, parmi les séquences les plus fortes des Enfants du nouveau monde, ne trouve-t-on pas celle de la traversée de la ville par la tribu déracinée des Beni Mihoub, patriarche en tête (pp. 254 et suiv.) ? La confrontation scandaleuse de deux espaces aussi totalement étrangers est, certes, un élément de la démonstration anticoloniale du roman, mais la force interne d'écriture de la séquence dépasse infiniment sa seule fonction démonstrative.

Dès lors, va surgir de ces rencontres spatiales une résonance tragique. Même si l'action continue, et se nourrit d'épopée, l'épo­pée produit le tragique, dans un registre parallèle. Pour reprendre un vocabulaire musical auquel j'ai déjà fait appel pour Nedjma, je dirai que le tragique apparaît d'abord comme le mode mineur parallèle au mode majeur de l'épopée, et que la grandeur d'Assia Djebar est bien de ne pas l'avoir occulté. Qu'on se souvienne de cette description dont on a vu qu'elle échappait à toute signi­fication idéologique, de Bob après le meurtre de Touma : « le corps de la jeune fille sur ses bras tendus de suppliant, il déam­bule aveuglément » (p. 282).

Pourtant dans L'Opium et le bâton et Les Alouettes naïves, le tragique est davantage encore que le double mineur de l'épique il résulte de l'ambiguïté même des discours romanesques. Ceux-ci, en effet, ne jouent pas véritablement le jeu du registre épique dont la commande, pourtant, les a suscités. Tout en utilisant les possibilités que ce registre leur offre, ils ne les poussent pas jus­qu'au bout. Ainsi ils ne cèdent pas à la facilité de reproduire des schémas diégétiques qui sont devenus des clichés. Mais ils montrent en même temps que ces schémas que leur lecteur attend, et qu'ils ne lui donnent qu'à moitié, sont des clichés ; c'est-à-dire des modes de lecture du réel et de l'Histoire qui ont pu être opérants et utiles quand il fallait produire un sens face à celui qu'imposait le discours de l'Autre, et qui ne le sont plus parce que le contexte a changé, les transformant en stéréotypes. Les deux derniers romans de la « génération de 1962 »  développent ainsi la dimen­sion tragique de la mort d'un langage pourtant éprouvé, alors que d'autres langages sont à trouver. L'épique ne fonctionne plus et, comme dans la tragédie, c'est la révélation de l'ambiguïté qui marquera la ruine du sens ancien. C'est peut-être le plus grand mérite de Malek Haddad de nous l'avoir fait comprendre dans la succession de ses textes romanesques d'avant la « génération de 1962 », jusqu'à ce monument de l'ambiguïté - dont on a vu qu'elle ne signifiait qu'elle-même -, qu'est Le Quai aux fleurs ne répond plus 1

 

 


 



[1] Voir à ce propos Philippe Lucas et Jean-Claude Vatin, L'Algérie des Anthropologues. Paris, Maspéro, 1975, 294 p.

[2] Jean Déjeux, Littérature maghrébine de langue française. Sherbrooke (Québec), Naaman, 1973, p. 41.

[3] Frantz Fanon, L'An V de la Révolution algérienne. Paris, Maspéro, 1959. - Les Damnés de la terre. Paris, Maspéro, 1961.

[4] L'An V de la Révolution algérienne, op. cit., p. 86.

[5] Mohammed Dib, L'Incendie. Paris, Le Seuil, 1954.

[6] Jean Déjeux, « A l'origine de L'Incendie de Mohammed Dib », Pré­sence francophone. Sherbrooke, n° 10, printemps 1975, pp. 3-8.

[7] Littérature maghrébine, op. cit., pp. 147-148.

[8] François      Desplanques,          « Aux sources de L'Incendie », Revue de Littérature comparée. Paris, 4, octobre 1971, p. 612.

[9] On peut, alors, s'interroger sur la validité de l'approche d'un texte à partir des seules catégories du « Même » et de l’« Autre », combinées ou non à celles de la Sémantique structurale : n'est-ce pas doublement fonctionner à partir d'un discours préétabli a-priori étranger au texte dont il prétend rendre compte, même s'il y retrouve a-posteriori les catégories qu'il y projette ? Même s'il s'élève avec raison contre les visées du discours anthropologique colonial transformant l'Autre en objet et se constituant en seul sujet, un tel discours critique dit « je » en prenant à son tour le texte pour objet de sa problématique, si intéressante soit-elle.

[10] Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre. Paris, Le Seuil, 1954. Mouloud Mammeri, Le Sommeil du juste. Paris, Plon, 1955.

[11] J'emprunte l'expression à Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique.. Paris, Le Seuil, 1975.

[12] La Littérature algérienne, op. cit., pp. 31-33 et 89-94.

[13] La première apparition d'un colon (M. Auguste, puis M. Mar­cous), se produit lors d'un événement qui pourrait a-priori ne pas avoir de portée historique : la mort accidentelle d'un ouvrier agricole sur une machine (pp. 90-91). Or, cet accident est plus important qu'il n'y paraît d'abord, puisqu'il est relaté par Comandar qui lui donne un sens, et qu'il permet également à la prise de conscience des paysans de se développer. Il contribue donc à rompre la stabilité de l'espace colonial, lequel est bel et bien mis en scène, ici, contrairement à ce qui se passe dans le roman « ethnographique ».

[14] Yacine Kateb, Nedjma. Paris, Le Seuil, 1956.

[15] Des ébauches partielles nombreuses en avaient été publiées en revues auparavant. Voir la genèse de Nedjma dans : Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Yacine Kateb. Thèse de doctorat d'Etat, Paris-III, 1978, diffusée par L'Harmattan (Paris), PP. 400-664.

[16] La Littérature algérienne, op. cit., pp. 25-37 et 47-59.

[17] Marc Gontard, Nedjma de Kateb Yacine. Essai sur la structure for­melle du roman. Rabat, imprimerie de l'Agdal, 1975, p. 37. La contre-argumentation de Jacqueline Arnaud se trouve aux pp. 736-738 de sa thèse.

[18] Jacqueline Arnaud, op. cit., pp. 738, 671 et 677.

[19] Les références à Nedjma seront données dans le texte même de l'étude, sans mention du roman. Toutes les références à d'autres textes seront données en notes, ou précisées si elles nécessitent de figurer dans l'étude même. Le même procédé sera utilisé pour chaque roman étudié, dans le chapitre ou le sous-chapitre qui lui sera consacré.

[20] Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 727.

[21] Le Nouvel Observateur. Paris, n° 114, 18 janvier 1967, et une confé­rence à Alger la même année, cités par Déjeux, Littérature maghrébine..., op. cit., p. 212.

[22] Dans « Les structures de l'imaginaire dans l’œuvre de Kateb Yacine », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée (Aix-en-Provence), n° 13-14, 1° semestre 1973, pp. 267-292, Jean Déjeux développe, entre autres, les deux thèmes de la caverne maternelle et de la « nuit de l'erreur », qui apparaissent à une double lecture psychanalytique et mythique de l'œuvre de Kateb. Mais, outre qu'il conviendrait de nuancer certaines appli­cations un peu lourdes de schémas œdipiens dont la psychanalyse a depuis longtemps montré qu'ils ne suffisaient plus pour tout expliquer, mon propos est ici tout différent. Il ne s'agit pas pour moi de répertorier les han,tises cachées que toute œuvre peut révéler souvent à son insu, mais de montrer, au contraire, comment certaines structures profondes deviennent, sous forme d'images ou de récits récurrents, des matrices génératrices du texte littéraire en sa totalité : Non pas isoler des paradigmes pour les « interpréter » dans un discours autre que celui du texte, mais souligner dans leur interrelation leur productivité syntagmatique, hors de laquelle ils ne sont pour moi que des signes sans vie.

[23] Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 731.

[24] Jacqueline Arnaud, consultée à ce propos, me répond dans une lettre du 8 mars 1981 qu'elle a « toujours entendu dire à Kateb qu'il avait établi définitivement la numérotation des chapitres de Nedjma la nuit avant de remettre le manuscrit à l'éditeur, c'est-à-dire probablement fin 1955 ». Ceci dit, elle ne pense pas qu'il y ait chez Kateb volonté consciente de signifier ces neuf années par les neuf séries de douze cha­pitres du roman. A quoi je réponds que mon hypothèse n'est, justement, valable que si cette signification est inconsciente. Car sinon pourquoi camoufler les neuf séries en six parties, et non en neuf ? Par contre ce double décompte peut renvoyer, aussi bien à l'opposition des deux calen­driers dont j'ai parlé, qu'à la double signification de la structure même.

[25] Les Ancêtres redoublent de férocité, in Le Cercle des représailles. Paris, Le Seuil, 1959, p. 151.

[26] Ibid., p. 142.

[27] Jacqueline Arnaud, op. cit., pp. 721 et 725.

[28] « M. Gontard considère que l'épisode du Nadhor se situe entre le premier retour à Constantine et l'arrestation (...) Tout cela, plausible, n'empêche pas que les circonstances du rapt soient totalement effacées. Les aventures du Nadhor sont fortement teintées d'onirisme (rêve du retour au paradis tournant au cauchemar) et d'ailleurs vécues dans les vapeurs de l'herbe (la mention en revient tout au long du texte). La partie IV, où il se trouve, débute par l'épisode mythologique de l'aigle, épisode hors­-temps (...), puis au chapitre 2, évoque Rachid rêvant dans sa cellule de déserteur, où il voit Keblout lui apparaître. Et si le Nadhor était un épi­sode rêvé ? » (Arnaud, op. cit., pp. 735-736). J'irai d'autant plus volon­tiers dans le sens de Jacqueline Arnaud que le court chapitre 2 (p. 134) où Keblout apparaît à Rachid me semble précisément, tant par son style (usage de l'anaphore avec « Et... » déjà mentionné), que par son espace (la cellule de prison, dont Kateb a dit combien elle l'avait révélé à lui­-même comme écrivain en 1945), être un modèle de ce que j'appelle une « matrice génératrice » particulièrement féconde, d'où surgissent les récits. Je reviendrai sur cet aspect en parlant de l'historicité de l'espace maternel chez Kateb.

[29] Rachid et Si Mokhtar ne sont pas les seuls énonciateurs du sens historique dans Nedjma. Il convient d'abord de préciser un autre niveau d'ambiguïté dans le fait que cette production du sens se fait toujours dans leur dialogue, ou plutôt dans un discours que Si Mokhtar, rarement inter­rompu, adresse à Rachid et non au lecteur. Mais surtout, d'autres per­sonnages, dans Nedjma, disent le sens historique de l'action. Ainsi Musta­pha p. 187 : « Et ce sera enfin l'arbre de la nation s'enracinant dans la sépulture tribale... " Quant à Mustapha et Lakhdar, les deux récits de leur participation au 8 mai 1945 sont en eux-mêmes producteurs d'Histoire. Mais le sens historique produit ici est beaucoup plus immédiat, conjonctu­rel, que celui, plus global, plus totalisant, donc plus mythique, du dialogue de Si Mokhtar et Rachid. Surtout, ils sont, pour reprendre le vocabulaire de Genette, davantage récits que discours. Ils produisent peut-être indirec­tement le sens, par la lecture que nous en faisions. Ils ne l'énoncent pas, comme fait le discours mythique de Si Mokhtar. Et pour revenir à Mus­tapha, le passage cité est extrait de son carnet, c'est-à-dire encore une fois d'un texte au statut secondarisé, dérapant par rapport au récit premier du roman. On en revient à l'ambiguïté.

[30] Pp. 121-122 : « Si Mokhtar n'avait pas crié ; toute sa cocasse per­sonne écartait l'idée de démence, mises à part la disparition du dentier, la chute du turban et l'apparence féroce du vieillard, qui déclara encore, rétablissant le silence :

L'enterr'ment di firiti

i la cause di calamiti.

Et encore, d’une voix stridente :

Mon père Charlemagne

Ma mère Jeanne d'Arc. ».

p. 143 : « Puis Nedjma nous quitta. Si Mokhtar, en se retournant sur sa couche, prononça un grand discours dans la langue classique des Ulémas. Je n'y comprenais rien. Quand je voulus l'éveiller, croyant qu'il s'agissait d'un cauchemar, il me fit signe sévèrement de me taire. »

p. 156 : « Le vieux Si Mokhtar boxé par le préfet après la manifestation du 8 mai, et qui défila seul à travers la ville, devant les policiers médusés, avec un bâillon portant deux vers de son invention que les passants en masse gravèrent dans leur mémoire :

Vive la France.

Les Arabes silence ! »

[31] L'Action. Tunis, 28 avril 1958.

[32] Mohammed Cherif Sahli, Le Message de Yougourtha. Rééd. Paris, L'Algérien en Europe, s. d.

[33] L'Action, art. cit.

[34] « La tragédie est contraire à cette logique philosophique qui admet que de deux propositions contradictoires, si l'une est vraie, l'autre doit nécessairement être fausse. L'homme tragique apparaît de ce point de vue solidaire d'une autre logique qui n'établit pas une coupure aussi tranchée entre le vrai et le faux : logique de rhéteurs, logique sophistique qui, à l'époque où s'épanouit la tragédie, fait encore une place à l'am­biguïté puisqu'elle ne cherche pas, sur les questions qu'elle examine, à démontrer l'absolue validité d'une thèse, mais à construire des dissol lôgoi, des discours doubles qui, dans leur opposition, se combattent sans se détruire, chacune des deux argumentations ennemies pouvant, au gré du sophiste et par la puissance de son verbe, l'emporter sur l'autre à son tour. » Jean-Pierre Vernant, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque », in : J.-P. V. et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Paris, Maspéro, 1972, pp. 19-40).

[35] La Poudre d'intelligence, in : Le Cercle des représailles, op. cit., p. 113.

[36] Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 30.

[37] J. Arnaud, op. cit., pp. 800 et 811.

[38] Voir entre autres l’article de Déjeux déjà commenté note 9.

[39] (26) « Nedjma s'était couchée près de moi (...) et les deux figues brunes, mûrissantes, ouvertes aux premières patrouilles de fourmis, me faisaient gémir avec sévérité contre ma présence dans un verger trop chargé dont je me sentais obscurément gardien, visé de toutes parts pour la problé­matique possession de Nedjma » (p. 140). La problématique réalisation, pour une lecture psychanalytique de dénotation, est bien entendu celle de l'inceste, dans cet « autre côté » où le nègre pourrait bien représenter le père. Du retournement du voyeurisme de la scène initiale en une impos­sible tentative d'auto-engendrement. Mais l'intérêt de cette lecture pour mon propos est très maigre, dans la mesure encore une fois où elle isole un élément du récit pour le mettre en relation avec un référent – vrai ou supposé – extérieur au texte. Le développement des strates du para­digme, si ingénieux qu'il puisse être, ne nous révélera rien de plus sur le fonctionnement de ce syntagme qu'est avant tout le texte. Qu'importe quel est le référent auquel peut renvoyer le nègre : ce référent ne m'intéresse que s'il me permet de préciser davantage la fonction dans le texte de ce nègre avec la réalité duquel Kateb joue malicieusement : il est le destinataire d'une parole impossible. Parole impossible, peut-être, parce que je ne puis parler dans l'avant de ma conception et encore moins, par cette parole, intervenir sur cette conception. Mais d'abord parole impossible, dont l'impossibilité, même si elle dévoile mon désir caché, ou celui de l'auteur, ne m'intéresse que parce que cette impossibilité a aussi valeur syntagmatique : qu'elle fait fonctionner et résonner le texte du roman publié, quel que soit par ailleurs le roman inavouable.

[40] Ibid., p. 29. Dans Nedjma, après ce même 8 mai 1945 et bien des errances, ce même Lakhdar trouvera Nedjma, en qui on a vu un fantasme de la mère chez Rachid...

[41] J. Arnaud, op. cit., p. 811.

[42] Ch. Bonn, La Littérature algérienne..., op. cit., pp. 200-211.

[43] A. Khatibi, Le Roman maghrébin, op. cit., p. 28.

[44] Malek Haddad, Le Quai aux fleurs ne répond plus. Paris, Julliard,

1961. Rééd. U.G.E., coll. 10/18, 1973. Les références seront celles de la

réédition.

[45] Avant l'Indépendance, il a milité dans la Fédération de France du F.L.N. De 1963 à 1964, il a présidé la commission culturelle auprès du bureau politique du F.L.N. Son action dynamique y fut exactement à l'opposé de ce que sera quelques années plus tard celle de Malek Haddad, directeur de la Culture au Ministère de l'Information et de la Culture de 1968 à 1972. Le parallèle s'impose dans la mesure où malgré leur écart d'âge (11 ans), les deux écrivains ont eu un itinéraire comparable (militantisme en France dans les milieux de la presse, responsabilités cultu­relles après l'Indépendance). Malek Haddad est mort en 1978 à Alger.

[46] Mourad Bourboune, Le Mont des genêts. Paris, Julliard, 1962. Le Pèlerinage païen. Paris-Alger, Rhumbs, 1964. Le Muezzin. Paris, Christian Bourgois, 1968.

[47] Assia Djebar, Les Enfants du nouveau monde. Paris, Julliard, 1962, Réd. U.G.E. 10/18, 1973. Les références seront celles de la réédition. Les Alouettes naïves. Paris, Julliard, 1967.

[48] Mouloud Mammeri, L'Opium et le bâton. Paris, Plon, 1967.

[49] La veine est la même que celle du très beau poème Eclatement pluriel (publié dans Espoir et parole, anthologie rassemblée par Denise Barrat. Paris, Seghers, 1963, pp. 233-237). «La cohorte des morts sans épitaphe » s'y trouve p. 234.

[50] Assia Djebar, La Soit. Paris, Julliard, 1957. Les Impatients. Paris, Julliard, 1958. Pour Les Enfants du nouveau monde et Les Alouettes naïves, seuls romans de l'auteur traités ici, les références seront précédées par E. pour le premier, A. pour le second.

[51] Le principe est repris par le sommaire de Femmes d'Alger dans leur appartement, du même auteur (Paris, Des femmes, 1980). Mais le binarisme y est renforcé : deux parties seulement, et la progression est inverse « 1 : Aujourd'hui,  2 : Hier ». Cependant le troisième terme dialectique pourrait être ici le regard extérieur auquel renvoient peut-être l' « Ouverture »  et  la « Postface », d'ailleurs sous-titrée: « Regard interdit, son coupé ».

[52] Assia Djebar, Femmes d'Alger..., op. cit., p. 69.

[53] Malek Haddad, Le Quai..., op. cit. Les références qui suivent ren­voient à ce roman.

[54] Ce discours déviant ne s'embarrassera plus de la prudence L'Opium et le bâton, dans La  Meute, nouvelle très dure que l'écrivain a bien voulu me donner pour la publier dans Europe (Paris), n° 567-568, juillet-août 1976, pp. 68-76, ni dans son dernier roman, La Traversée (Paris, Plon, 1982).

[55] Malek Haddad, L'Élève et la leçon. Paris, Julliard, 1960. Les deux romans qui précèdent sont: La Dernière impression (Paris, Julliard, 1958), et le t'offrirai une gazelle (Paris, Julliard, 1959).