Convegno internazionale di studi :
CITTA E MEDITERRANEO. Venezia, 10-12 ott. 1985
Publié dans "Peuples méditerranéens", Paris, n° 37, oct.-déc. 1986, p. 57-66.
Charles BONN
Dans des travaux déjà anciens [1] j'avais montré que les romans maghrébins se construisaient en partie autour d'une description de la ville comme espace étranger, irréalisé et souvent condamné. Et qu'ils lui opposaient un espace d'identité dont l'opacité, terrienne ou maternelle, récusait la transparence citadine. Transparence d'une ville-espace d'altérité qu'il était dans la logique de la Révolution algérienne ou plus généralement d'une légitimité supposée de la montagne, des steppes ou du désert, de supprimer à plus ou moins long terme. Si le roman maghrébin décrit la ville, s'il la glorifie même parfois comme emblème culturel (on pense à Fès chez Ben Jelloun, Constantine chez Kateb, Tunis chez Meddeb), cette ville n'en est pas moins le plus souvent un espace en sursis. Espace culturel condamné à la fois par une uniformisation technocratique, et surtout par l'invasion des fellahs du monde entier que prédit Dieu en Barbarie de Mohammed Dib et que réclame Le Muezzin de Mourad Bourboune, cependant que Talismano de Abdelwahab Meddeb nous en décrit la fête, elle-même tragiquement condamnée [2].
Mon point de vue, ici, est différent. Plus que sur la ville comme signifié d'un texte littéraire qui ne serait que le reflet d'un imaginaire collectif, je m'interroge en effet sur la liaison entre le roman comme genre littéraire et l'espace urbain. Espace qui dès lors ne sera plus tant le signifié de l'écriture romanesque, que signifiant à son tour. Plus : producteur du texte romanesque. Le roman n'est pas seulement le signifiant d'un espace référentiel, citadin ou campagnard : son écriture elle-même est spatialité. Car une écriture ne fonctionne que dans un espace de lisibilité. Elle n'a de sens que par rapport à un espace de lisibilité. Dès lors l'énonciation, c'est-à-dire l'ensemble des mécanismes par lesquels non seulement le texte est produit, mais reçoit le sens, est mis en perspective signifiante dans une lecture qui n'est jamais vierge : cette énonciation donc est un phénomène spatial, au sens large du terme. Du moment que nous le percevons, tout espace est en effet un espace culturel. Une représentation d'espace, mais aussi l'espace de représentations culturelles du réel.
Décrire le contenu, spatial ou idéologique, d'un roman et plus encore d'un espace romanesque n'est donc efficient, me semble-t-il, que si l'on ne considère pas le texte comme une transparence, comme un signifié évident dont seul l'objet serait en question. Qu'il décrive ou non un espace, le texte s'inscrit dans une spatialité de la communication littéraire et culturelle inséparable de l'espace référentiel que le critique cherche à retrouver à travers ce texte. Et la description d'espaces que le roman développe, lorsqu'il le fait, ne peut être lue me semble-t-il que par rapport à l'inscription spatiale de l'énonciation romanesque elle-même.
Les premiers romans maghrébins, surtout en Algérie, ignoraient en partie la ville dans leurs descriptions. Romans dits ethnographiques, ils dépeignaient au lecteur occidental, seul lecteur de romans en français concevable en 1950, les mœurs campagnardes maghrébines. Mœurs campagnardes choisies précisément comme objet de description à partir de ce qu'elles avaient de plus différent par rapport à l'univers citadin du lecteur occidental de romans. Lorsque quelques rares romans dits ethnographiques situent leur action en ville, comme par exemple La Grande Maison de Mohammed Dib, la portion de ville traditionnelle décrite apparaît toujours comme une enclave différente dans le corps de la vraie ville, qui est européenne, et étrangère pour les personnages. Mais la plupart des romans ethnographiques des années 50 décrivent bien des villages, en insistant sur leur retrait par rapport à l'Histoire, dont l'espace est la ville lointaine, et dont ces villages peuvent tout au plus recueillir quelques retombées, le plus souvent négatives. C'est bien sur ce retrait hors du monde des villes et de l'Histoire qu'insiste la description du village au début des romans de Feraoun, dans La Colline oubliée de Mouloud Mammeri ou même dans L'Incendie de Mohammed Dib [3].
Pourtant l'écriture romanesque est totalement étrangère à cet espace terrien en retrait de l'Histoire que les premiers romans maghrébins semblent bien décrire en fonction d'une lecture ethnographique qui leur préexiste, que cette ethnographie soit coloniale ou non. Or l'écriture ethnographique est comme l'écriture romanesque d'origine européenne. Elle est le dire citadin d'une différence par rapport à sa propre citadinité. Quant au roman, on verra que sa constitution, en Europe, va de pair avec celle de la Cité moderne qui dans ces romans ethnographiques lit l'espace rural maghrébin selon des codes venus d'ailleurs [4].
Contrairement à toutes les idées reçues sur le roman maghrébin, on a donc assisté bien avant 1960 déjà, à une sorte de tarissement assez rapide du roman de description ethnographique des campagnes, au profit d'un roman citadin qui constitue de fait, à présent, l'essentiel de la production maghrébine. Mis à part Le Village des asphodèles d'Ali Boumahdi, roman totalement anachronique lorsqu'il paraît en 1970 [5], la production ethnographique est pratiquement tarie dès 1960, au moment même où le roman maghrébin s'impose en tant que tel dans la conscience littéraire.
Le roman maghrébin n'a pu s'affirmer comme tel qu'à partir du moment où il a assumé pleinement la citadinité de sa parole. C'est la thèse essentielle de la présente communication. Le texte fondateur d'une maturité comme d'une reconnaissance littéraire du roman maghrébin, Nedjma, de Kateb Yacine, en 1956 [6], est un roman citadin. A partir de Nedjma, la campagne n'apparaîtra plus, dans les meilleurs romans maghrébins, que comme une sorte de contrepoint mythique. Elle sera d'avantage récit que référent, gage d'authenticité plus ou moins irréalisé dans la problématique citadine de l'écriture romanesque. C'est le cas du Nahdor dès Nedjma, dont Jacqueline Arnaud a montré [7] que l'épisode même qui s'y déroule ne peut prendre place dans la chronologie diégétique du roman. C'est le cas du Grand Erg dans les sables duquel va se perdre l'itinéraire du muezzin de Bourboune, ou du Piton pour l'immigré à Paris de Topographie idéale pour une agression caractérisée de Boudjedra. C'est le cas du Rif que parcourt la légende plus que la réalité d'Abdelkrim dans Harrouda de Tahar Ben Jelloun, ou du Haut Atlas royaume mythique de prostituées bien particulières dans Talismano d'Abdelwahab Meddeb. C'est le cas du désert dans La Traversée de Mouloud Mammeri, des Ouled Salem et du Pays de Frère dans Le Maître de Chasse et Habel de Mohammed Dib. D'ailleurs le village désiré est irrémédiablement mort chez Nabile Farès comme chez Ali Boumahdi [8].
La disparition du thème de la terre est telle, dans le roman maghrébin, qu'on peut presque en considérer la résurgence épisodique comme un signe de non-maturité de l'écriture. Cette résurgence ne se produit plus, pour ainsi dire, que dans quelques uns des très maladroits romans publiés en Algérie par la S.N.E.D., devenue E.N.A.L. depuis peu. Elle y signale ce que j'appelle une non-maîtrise du lieu d'énonciation, c'est-à-dire des codes de lisibilité du roman maghrébin [9].
S'il a commencé son existence littéraire, vers 1950, en décrivant le village comme objet différent dans une écriture dont les codes sont citadins, le roman maghrébin, dès lors qu'il commençait avec Nedjma à être reconnu comme tel, n'a plus eu besoin de cette différence de signifié qui fondait son dire dans l'ambiguïté. La disparition rapide du thème de la terre ne pouvait que s'en suivre. Enfin reconnu comme tel, le roman maghrébin s'est ensuite développé en littérature dans un espace culturel citadin.
Pour examiner à présent cette liaison entre l'affirmation du courant romanesque maghrébin et l'espace citadin, il convient d'abord de dire quelques mots sur les critères qui permettent de considérer une écriture romanesque comme autonome.
Les critères sont bien sûr aléatoires. Et de plus ils varient suivant le courant critique duquel on se réclame. Il me semble pourtant qu'un des premiers critères peut être le sentiment d'autonomie que manifeste l'écrivain lui-même, non tant dans ses déclarations d'intentions, que dans la trame même de son écriture. L'écriture romanesque, dans la mesure où elle est, au Maghreb, une écriture importée, sans véritable tradition littéraire locale, fonctionne inévitablement à partir d'un système de références culturelles européennes. Mais par rapport à ce système de références, l'écrivain peut avoir différentes attitudes. Il peut en chercher la caution. C'est ce que fait parfois Feraoun en pratiquant la description et en développant un champ métaphorique par lequel son objet, le village, n'est décrit qu'à l'aide de comparaisons avec Molière, Daudet ou d'autres "grands auteurs" qui fonctionnent comme autant de gages d'une littérarité sollicitée de la culture française. Il peut au contraire les distancier dans une représentation parodique ou carnavalesque en laquelle Bakhtine, entre autres théoriciens de la littérature, a vu un des critères de l'affirmation du genre romanesque en tant que tel, pour ne pas dire l'essence même du roman.
Le roman, pour Bakhtine, est en effet ce langage qui pour la première fois ne désigne pas tant la réalité, ne développe pas tant des idées, qu'il ne représente, dans l'espace même de son texte tous les langages de la réalité comme de la ou des culture(s) environnante(s). Le roman rompt ainsi la sacralité des dires univoques du pouvoir en les représentant parodiquement comme objets en eux-mêmes, et non plus comme dires sur un objet. Or cette représentation ménippéenne ne peut se faire que dans cet espace de la représentation comme de la pluralité qu'est la ville. Elle est à rapprocher de cette séparation des langages institutionnels qui constitue, depuis la Cité athénienne, la base des démocraties. Le roman devient ainsi cet espace citadin de lisibilité dans lequel le sacré découvre soudain qu'il a un corps, dans lequel le roi est nu [10]. La véritable maîtrise d'une écriture romanesque autonome peut donc se mesurer, entre autres critères, à la capacité du romancier de distancier les langages idéologiques dominants sur son référent romanesque, et d'en jouer depuis et dans un espace de lisibilité qui est le plus souvent citadin.
Et de fait les premiers romans qui instaurent ce dialogue ludique avec les dires "autorisés" sur leur espace référentiel, et affirment ainsi leur existence autonome et jubilatoire, développent un signifié le plus souvent citadin, et inscrivent leur propre écriture dans une inter-représentation citadine de langages.
Le premier de ces textes est peut-être Le Passé simple de Chraïbi, dont la dimension iconoclaste par rapport aux dires traditionnels de l'identité autour desquels s'arc-boutait le mouvement nationaliste fut très contesté [11]. Texte précurseur, mais peut-être trop tôt arrivé, en 1954, pour affirmer dans son carnaval une écriture maghrébine romanesque en tant que telle. Pour que cette affirmation puisse se faire, en 1956, avec Nedjma de Kateb, il faudra que l'écriture ethnographique qui domine encore en 1954 ait été peu à peu tenue en suspicion; que mise à distance par une politisation accrue du contexte elle ait déjà amorcé cette extinction progressive qui sera la sienne du fait de la guerre d'Algérie et de l'évolution consécutive des regards.
C'est pourquoi Nedjma est un roman citadin, dont le récit est montré en partie en train de s'élaborer juste au-dessus de cette caverne de Rhummel à Constantine où Nedjma fut conçue. Roman dont l'action est en partie un va et vient entre Bône et Constantine, et dont les récits font corps avec les pérégrinations infinies des personnages. Car l'espace urbain n'est pas comme le village un lieu fixe : il est espace d'ubiquité. Un lieu citadin fait toujours, comme les récits de Nedjma renvoient l'un à l'autre, référence à un autre lieu, même si ce lieu est parfois extérieur à la ville, comme le Nadhor ou le chantier. Le lieu du paysan, au contraire, est unique. Lorsque le paysan a vécu ailleurs, comme Amer dans La Terre et le Sang, son retour au village rend la parenthèse de l'émigration proprement insignifiante. Dans la mouvance de nature citadine des personnages de Nedjma comme de ses récits, chaque lieu, chaque récit, contribue d'abord à donner un sens à un autre lieu, à un autre récit. Et de même on a pu considérer la ville comme un palimpseste. La ville est surtout un espace polyphonique qui intègre l'élément extérieur à son jeu de résonances et de représentations. Le village au contraire est un espace monodique, du moins dans le roman maghrébin, et ne peut que mourir comme tel, par exemple dans La colline oubliée lorsque la pression de l'extérieur devient trop forte, lorsque la pluralité s'installe, mettant du même coup le sens univoque de l'espace villageois en question : en représentation. D'ailleurs les romans de Dib, de Qui se souvient de la mer au Maître de chasse [12] nous rappellent que la ville est tellement espace polyphonique qu'elle meurt dès qu'elle s'enferme sur un sens univoque.
Or ce sont précisément l'errance du sens comme les pérégrinations des personnages, phénomènes citadins au même titre que le jeu d'échos et le palimpseste évoqués plus haut, qui permettent la mise en spectacle carnavalesque des langages de l'identité par laquelle l'écriture romanesque affirme sa maîtrise.
Dans Nedjma, cette mise en spectacle porte sur les langages les plus consacrés de l'identité face à la négation coloniale : celui de la religion et celui de la tribu. Ces deux langages cherchent en effet à prendre corps dans des voyages symboliques. Mais le voyage à la Mecque n'aboutit pas plus que celui au Nadhor, dont la réalité diégétique même, on l'a vu, est contestable. Ces deux langages univoques et sacrés exhibent ainsi, par l'ubiquité citadine de Rachid et Si Mokhtar, les deux personnages les plus constantinois, leur inefficacité. Le roi est mis à nu par la représentation citadine de son langage.
C'est à une représentation carnavalesque comparable, encore que plus grotesque et systématique, des langages de l'identité dans un cadre citadin que se livre en 1972 L'Insolation de Rachid Boudjedra [13]. Une quête grotesque de l'amante plus mythique que réelle dans la ville-symbole qu'est Constantine y permet de réprésenter-parodier à la fois le langage de la grande tradition poétique arabe, et celui, proprement fondateur du texte de Boudjedra comme de tant d'autres, de la Nedjma de Kateb dont on vient de parler.
Dans La Danse du roi de Dib et Le Muezzin de Mourad Bourboune [14], cette représentation des langages de l'être et de la mémoire, si le burlesque n'est pas absent, surtout chez Bourboune, n'en est pas moins beaucoup plus grave. Car la ville ici n'est plus Constantine dont toutes les pierres sont hautement signifiantes, mais le lieu d'une mémoire morte. Or les langages-mémoires représentés ne sont plus tant les langages de la duplicité que parodiaient Kateb et Boudjedra, que ceux-là mêmes de l'Histoire. Car ceux qui ont fait le pays que la ville ici représente découvrent qu'ils n'y ont plus leur place : de la ville bâtarde, fausse couche, simulacre meurtrier, toute mémoire est bannie. Le portail devant lequel se joue la danse du roi, celle du révolutionnaire comme celle de l'écrivain, s'ouvre au petit matin sur le vide, ou sur les sables-négation de la ville dans lesquels le muezzin va se taire. Car la parole est aussi vaine que la ville-simulacre avec laquelle elle fait corps.
La ville n'est donc plus un lieu. Elle a été vidé de sa mémoire comme Fass dans Harrouda de Tahar Ben Jelloun est ouverte par les bulldozers des technocrates : de ce jeune homme très bien qui vomit des rats, et qui la transforme en langage blafard, en écran blanc [15]. Aussi bien souvent le roman maghrébin, s'il est avant tout citadin, n'est-il pas le roman d'une ville, mais de plusieurs. L'espace urbain, la cité ou l'espace romanesque, est l'espace de la représentation multiple, de l'écho entre langages divers et lieux divers. Roman urbain comme tant d'autres, Harrouda est itinéraire entre trois villes, Fès, Casablanca (non nommée) et Tanger, dont la différence installe la mouvance de l'écriture, son désir [16]. Mais déjà l'était Le Muezzin, lui aussi entre trois villes, Paris, Alger et "l'envers de la colonie" : la Casbah.
On a l'impression, devant ces romans citadins, que la ville, lieu de l'énonciation romanesque, n'y devient cependant langage signifié comme tel que dans la manifestation de sa propre pluralité. La ville ne devient souvent système signifiant que lorsqu'il y a plusieurs villes. Comme si là encore la pluralité, la polyphonie étaient nécessaires pour produire le sens. Espace où des lieux comme des textes renvoient l'un à l'autre dans un foisonnement d'échos, la ville elle-même n'est que l'écho d'autres villes. Elle ne vit qu'en acceptant ce qu'on pourrait appeler ainsi sa propre ubiquité. Or, cette ubiquité n'est-elle pas également celle du roman maghrébin lui-même, écriture entre deux rives, et parfois d'avantage ? L'écriture romanesque maghrébine s'inscrit ainsi bien souvent dans ce que je j'appellerai une jubilation de l'ubiquité. Et cette ubiquité est portée par des villes, qui la désignent plus qu'elles ne désignent leur propre lieu.
Les romans qui décrivent la ville
comme espace signifiant sont en effet fréquemment romans de plusieurs villes.
C'est le cas, on vient de le voir, tant du Muezzin
que de Harrouda, pour lesquels la
ville est un langage dont les murs sont les mots, au point que très vite elle
se réduira en signes inefficaces, comme c'est le cas pour Tanger chez Ben
Jelloun. Mais on peut aller plus loin : dans Talismano d'Abdelwahab Meddeb, c'est une véritable prolifération
des villes qui va écrire l'itinéraire de la parole romanesque. Les villes du
monde deviendront ainsi les mots de la phrase-itinéraire qu'est le roman.
Villes, surtout, de la Méditerranée en toutes ses rives, dont le titre du roman
indique assez la polyglossie inhérente à une écriture de toutes les cultures,
pour "déjouer l'identité, théologie d'Etat asservissant les Arabes
modernes". [17]
Mais si les villes de toute la Méditerranée sont objet jubilatoire dont ce savant entrelacs de leurs diverses cultures qu'est l'écriture-fête de Talismano, leur nomination s'y fait à Paris. Elle s'y fait parce que Paris n'est pas une de ces villes emblèmes de langages entrecroisés, mais le non-lieu pourtant nommé à partir duquel seulement ces lieux pourront être dits ? "Ici écrivant, cœur raccroché à rien, en cette ville que j'apprécie hors le nœud oedipal, les mots succèdent aux pas", dit Meddeb [18]. Il souligne ainsi que l'écriture-itinéraire citadine, si elle dit par les villes méditerranéennes de l'identité multiple et une, le dit depuis Paris-non lieu. Car l'écriture romanesque dont Talismano est de plus éclatement parodique dans la parodie citadine même du roman, si elle est écriture des villes, est écriture de toutes les villes, c'est-à-dire d'aucune. L'écriture romanesque est phénomène citadin en ce que l'espace urbain dans lequel et par lequel elle s'inscrit est d'abord ubiquité. Et même lorsque le roman décrit le lieu, il n'est pas lui-même inscrit dans ce lieu.
C'était là le malentendu par lequel les romans ethnographiques dont j'ai parlé en commençant se condamnaient "à mourir jeunes", selon l'expression célèbre prêtée à Albert Memmi et tant contestée depuis : ne prédisait-elle pas à tort l'extinction d'un roman maghrébin qui, depuis, ne cesse de foisonner ? On peut pourtant reprendre cette prédiction pour affirmer que le roman maghrébin en tant que conception d'une écriture localisée est bel et bien mort, pour la bonne raison qu'il n'a jamais existé que dans une lecture paternaliste que je tente ici de récuser.
Toute écriture romanesque, quel que soit son référent, est en effet ubiquité, tout comme l'espace urbain, ou encore la Cité, est ubiquité. Le roman est né, pour Bakhtine, en même temps que la polyphonie de la démocratie citadine en Grèce. Pour d'autres, plus nombreux, il est lié au développement de l'industrialisation en Europe et en Amérique du XVIIIème au XXème siècle. Pour d'autres encore, il annonce la Renaissance dans un Moyen-Age finissant qui découvre en même temps la polyphonie en Musique. Dans les trois interprétations le phénomène est citadin. Et à chaque fois il s'agit d'une révolution qui substitue à d'anciens pouvoirs personnels et localisés, celui de valeurs tendant à l'universalité dans la pluralité. Les valeurs de la démocratie athénienne, de la Philosophie des Lumières ou de la Renaissance, comme l'écriture romanesque, et comme nos modernes idéologies, toutes citadines, se réclament d'une généralité non localisée, d'un consensus universel. Celui qui dit le roman comme celui qui dit l'idéologie les dit dans un langage urbain par ses modes de transmission, mais non localisé, dans la mesure où toute localisation limiterait la visée universelle du sens proclamé.
En ce qui concerne ce qu'on a appelé le roman maghrébin, on se trouve donc dans une situation fondamentale de malentendu : ce roman est appelé maghrébin parce qu'il dit un lieu : Maghreb. Pourtant il dit de plus en plus d'autres lieux. On l'a vu avec Meddeb, mais on pourrait encore citer des textes aussi différents que le Passager de l'Occident de Nabile Farès ou Habel de Mohammed Dib [19]. Ou bien il dit, de plus en plus souvent, l'absence de lieu, dynamitant tout ancrage référentiel apparent. Dib l'avait déjà fait dans Cours sur la rive sauvage. Il vient de la refaire avec Les Terrasses d'Orsol [20]. Mais surtout, qu'il dise ou non un lieu objet réel, le roman, de par la nature même de sa lisibilité en quelque ville du Monde que ce soit, est négation de toute entreprise de localisation. Symbole emblématique de l'identité culturelle de jeunes nations récemment promues à l'Indépendance, le roman est cette écriture qui échappe le plus à l'identité culturelle que souvent il proclame encore.
[1]
BONN (Charles), La Littérature algérienne
et ses lectures. Sherbrooke
(Québec, Canada), 1974, 251 p.
[2] DIB (Mohammed), Dieu en Barbarie. Paris, Le Seuil, 1970. BOURBOUNE (Mourad), Le Muezzin, Paris, Christian Bourgois, 1968. MEDDEB (Abdelwahab), Talismano. Paris, Christian Bourgois, 1978. On pourrait ajouter le chap. 3 "Vendredi les cendres" de Harrouda de Tahar BEN JELLOUN. Paris, Denoël, 1973.
[3] DIB (Mohammed), La Grande Maison. Paris, Le Seuil, 1952. FERAOUN (Mouloud), Le Fils du Pauvre, Paris, Le Seuil 1950, et La Terre et le Sang, Paris, Plon, 1952. DIB (Mohammed), L'Incendie. Paris, Le Seuil, 1954.
[4] Ce retrait des romans ethnographiques par rapport à une historicité essentiellement citadine alors même que leur langage, on le verra, est un langage citadin, leur a valu une condamnation, explicite ou implicite, de la part des intellectuels nationalistes. La polémique la plus connue, de ce point de vue, est celle qui prit pour cible La Colline oubliée en 1952-53, et qui n'est peut-être pas encore terminée si l'on juge à partir du semi-ostracisme dont Mouloud Mammeri est toujours victime de la part de l'idéologie officielle algérienne. Actuellement encore ces romans ethnographiques, pourtant recherchés par des lecteurs européens en mal d'exotisme, subissent un refus larvé de la part des lecteurs maghrébins politisés. Dans l'enquête que j'ai faite il y a un peu plus de dix ans en Algérie (Voir la note 1. A ma connaissance aucun travail plus récent du même ordre n'a encore été fait.), j'ai constaté que la littérature maghrébine est souvent refusée par ses lecteurs potentiels parce que perçue comme ne décrivant que la vie à la campagne, alors que l'aspiration à la modernité de la plupart des personnes interrogées situe l'objet de ses désirs à la ville. D'ailleurs l'islamisme lui-même, comme le montre la communication de Paul Vieille dans le présent ensemble, est de plus en plus, sous des formes parfois surprenantes pour l'observateur extérieur, une aspiration citadine. Et ceci est vrai alors même que dans ce discours d'idéologie religieuse la ville est également le lieu maudit de tous les vices. Le thème intégriste de l'unité de l'Islam peut être également considéré comme un thème citadin, parce qu'idéologique et visant à la généralité. Les campagnes, parfois berbères, décrites par les romans ethnographiques introduisent le particularisme, c'est-à-dire l'exception, dans un dire idéologique, religieux ou marxisant, nécessairement généralisant.
[5] BOUMAHDI (Ali), Le Village des asphodèles. Paris, Laffont 1970. On en trouvera une description, ainsi que de l'espace rural décrit par ces romans, dans la thèse de 3ème cycle de Nedjma BENACHOUR, née TEBBOUCHE : La paysannerie dans le roman algérien chez Dib, Feraoun et Boumahdi. Pour le discours anthropologique préexistant, on en trouvera des exemples savoureux dans LUCAS (Philippe) et VATIN (Jean-Claude), L'Algérie des anthropologues. Paris, Maspéro, 1975.
[6] KATEB (Yacine), Nedjma. Paris, Le Seuil, 1956.
[7] ARNAUD (Jacqueline), Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine. Doctorat d'Etat. Paris III, 1978. Reprographie diffusée par L'Harmattan, Paris, 1982, 1171 p.
[8] BOURBOUNE (Mourad), Le Muezzin. Paris, Christian Bourgois, 1968. BOUDJEDRA (Rachid), Topographie idéale pour une agression caractérisée. Paris, Denoël, 1975. BEN JELLOUN (Tahar), Harrouda. Paris, Denoël, 1973. MEDDEB (Abdelwahab), Talismano. Paris, Christian Bourgois, 1978. MAMERI (Mouloud), La Traversée. Paris, Plon 1982. DIB (Mohammed), Le Maître de chasse et Habel. Paris, Le Seuil, 1973 et 1977. FARES (Nabile), Mémoire de l'Absent, Paris, Le Seuil 1974, et L'Exil et le Désarroi. Paris, Maspéro, 1976. BOUMAHDI (Ali), Le Village des asphodèles. Paris, R. Laffont, 1970.
[9] Voir les deux chapitres que j'ai consacrés à cette production dans : BONN (Charles), Le Roman algérien de langue française. Paris, L'Harmattan, 1985, 359 p., pp.144-188.
[10] BAKHTINE (Mikchaïl), Esthétique et théorie du roman. Paris, Gallimard, 1978. Voir aussi en plus court : KRISTEVA (Julia), Le mot, le dialogue et le roman, dans Semeïotike. Paris, Le Seuil, 1978, pp.82-112.
[11] CHRAIBI (Driss), Le Passé simple. Paris, Denoël, 1954. Pour la polémique voir DEJEUX (Jean), Littérature maghrébine de langue française. Sherbrooke (Québec), Naaman, 1973, pp.279-281.
[12] DIB (Mohammed), Qui se souvient de la mer et Le Maître de chasse. Paris, Le Seuil, 1962 et 1973.
[13] BOUDJEDRA (Rachid), L'Insolation. Paris, Denoël, 1972. On se référera particulièrement au chapitre 8, où j'ai par ailleurs décrit ce mécanisme dans le numéro spécial "Littératures du Maghreb" de la revue Itinéraires (Université Paris XIII, diffusion L'Harmattan), n°4-5, 1984, pp.235-246, sous le titre : "Le jeu de l'intertextualité dans L'Insolation de Rachid Boudjedra." Il y aurait d'ailleurs tout un travail à faire sur Constantine ville symbole et matrice fondatrice du roman algérien. N'est-elle pas à la fois la ville de Ben Badis, symbole austère d'identité religieuse, et celle où se sont formés un grand nombre de romanciers algériens parmi les plus iconoclastes ? Nombreux sont de ce fait les écrivains de langue française ou de langue arabe, de Kateb Yacine à Tahar Ouettar en passant par Boudjedra, Malek Haddad ou Jamel Ali-Khodja, qui la prendront pour référent privilégié et saturé de langages culturels entrecroisés.
[14]
DIB (Mohammed), La Danse du roi.
Paris, Le Seuil, 1968. BOURBOUNE, op. cit.
[15] BEN JELLOUN, op. cit., pp. 60-61.
[16] cf. BONN (Charles), "Harrouda de Tahar Ben Jelloun, ou les villes et l'écriture du désir." Présence francophone (Sherbrooke, Canada), n°10, print. 1975.
[17] MEDDEB, op. cit., couverture.
[18] id., p. 187.
[19]
FARES (Nabile), Un Passager de l'Occident.
Paris, Le Seuil, 1971. DIB, Habel, op. cit.
[20] DIB (Mohammed), Les Terrasses d'Orsol. Paris, Sindbad, 1985.