TUNISIE

Eliane Tabone

 

La littérature tunisienne de langue française ne s'est développée que modérément et tardivement si on la compare à la littérature algérienne. Ceci s'explique par la permanence d'une riche littérature de langue arabe, qui s'est renouvelée à partir des années 30, puis au lendemain de l'Indépendance (1956).

Sous le Protectorat, en effet, un enseignement en langue arabe fut maintenu, parallèlement aux institutions scolaires françaises (fondé en 1875, le collège Sadiki, franco-musulman, s'appuie sur les deux langues ; l'université de la Zitouna dispense un enseignement coranique en arabe). Ainsi la génération d'écrivains maghrébins francophones, qui apparaît à partir des années 50, n'est-elle vraiment illustrée en Tunisie que par les oeuvres d'Albert Memmi. Après l'Indépendance, la politique de scolarisation intensive et la pratique du bilinguisme dès l'école primaire ont maintenu et étendu la connaissance de la langue française, tout en atténuant les réserves idéologiques liées à l'emploi de la langue du colonisateur. On voit alors se développer une littérature tunisienne d'expression française à partir de la fin des années 60. La poésie, qui comptait déjà quelques recueils avant 1956 (d'Abdelmajid Tlatli et de Claude Benady), offre des réalisations plus précoces et plus nombreuses. Le roman de langue française, plus tardif dans son éclosion (en dehors de l'oeuvre d'Albert Memmi, il commence vraiment en 1975), connaît un pic vers la fin des années 80.

Le rapport à la langue française ne suscite pas de conflits majeurs en Tunisie. Le bilinguisme maîtrisé peut, en revanche, autoriser un va-et-vient fécond d'une langue à l'autre, en particulier sous la forme de traductions (Meddeb). Les romanciers cherchent, en général, à utiliser toutes les ressources de la langue d'écriture qu'ils ont choisie (même Meddeb pour qui la transgression linguistique est une forme d'appropriation). La bi-culture permet d'orientaliser la forme occidentale qu'est, à l'origine, le roman en recourant à des formes traditionnelles arabes (ainsi Hafedh Djedidi dans Le Cimeterre ou le souffle du Vénérable s'inspire de la tradition des "fdaoui") ou en puisant dans la culture arabo-islamique, notamment dans le soufisme (Meddeb, et dans une moindre mesure, Tlili).

Depuis les années 70, les écrivains jouent volontiers avec les formes narratives en faisant varier les voix ou en brouillant le clivage des genres (Meddeb, Mellah). On note dans la dernière décennie une certaine tendance à l'onirisme ou même au fantastique (Djedidi dans le roman cité et Rhida Bourkhis dans Un retour au pays du bon Dieu (1989)). Par ailleurs, le roman historique, porteur souvent d'un message moral ou politique, se trouve proportionnellement bien représenté.

La génération des années 50 : Albert Memmi

Avant le renouveau de 1975, on ne peut citer, en dehors d'Albert Memmi, que les écrits d'Hachemi Baccouche, tiraillé entre son attachement pour la France et sa fidélité patriotique (Ma foi demeure, 1958 et La Dame de Carthage, 1961). Albert Memmi fut donc longtemps le seul représentant de la littérature tunisienne d'expression française. La reconnaissance immédiate de La Statue de sel par les intellectuels parisiens fixa d'emblée son image d'écrivain tunisien et maghrébin tant pour les Tunisiens que pour les Français. Il sympathisa activement, en tant que journaliste, avec les luttes d'indépendance de la Tunisie. L'intérêt qu'il manifesta progressivement pour Israël et le sionisme ainsi que son installation en France après l'Indépendance, n'ont pas coupé les liens qui l'unissent à sa terre natale.

Les deux versants principaux de cette oeuvre – les romans et les essais –, étroitement liés, obéissent à des besoins complémentaires : "dans les romans je raconte ma vie, dans les essais j'essaie de la comprendre" confie-t-il dans un livre d'entretiens, La Terre intérieure (1976, p. 140).

Evolution et singularités

Jusqu'au Scorpion (1969), la littérature a été pour Memmi, selon ses propres termes, une entreprise "d'information, de dévoilement et de combat". A partir du Scorpion, l'écrivain relativise l'efficacité politique de la littérature. Ce désengagement, où l'on peut voir un certain pessimisme, libère en contre-partie, une dimension ludique et jubilatoire de l'écriture : l'auteur se livre à des recherches formelles ou se laisse aller au plaisir de conter, retrouvant par là les traditions orientales qui imprégnèrent son enfance. L'influence sartrienne, très présente dans les premiers romans (importance de l'engagement, problématique du regard de l'autre, notion de situation, expérience de l'étrangeté) tend à s'estomper. Inversement, la référence psychanalytique, présente seulement en filigrane dans les romans précédents, devient, dans Le Pharaon, une grille de lecture proposée explicitement par le héros pour interpréter les comportements des personnages.

La Statue de sel (1953) se présente comme un récit rétrospectif où le héros, Alexandre Mordekhai Benillouche, juif tunisien pauvre d'origine berbère, fait dans le désespoir, le bilan de sa vie. Le premier roman d'Albert Memmi raconte, en effet une série de ruptures, ce que rend sensible la juxtaposition de chapitres clos sur eux-mêmes et porteurs de titres. Alexandre Benillouche rompt d'abord avec sa langue natale (le patois tunisien), sa famille, les rites et les valeurs de l'Orient primitif dont il est issu. Mais il se voit confronté, pendant la guerre, aux décrets de Vichy et aux persécutions antisémites : il se heurte ainsi au rejet et à la trahison de cet Occident dont il avait rêvé. Devenu étranger à lui-même et aux autres, le héros fait le bilan de son impossible situation :

Je suis de culture française mais Tunisien. [...] Je suis Tunisien mais juif, c'est-à-dire politiquement, socialement exclu, parlant la langue du pays avec un accent particulier, mal accordé passionnellement à ce qui émeut les musulmans ; juif mais ayant rompu avec la religion juive et le ghetto, ignorant de la culture juive et détestant la bourgeoisie inauthentique ; je suis pauvre enfin et j'ai ardemment désiré en finir avec la pauvreté, mais j'ai refusé de faire ce qu'il fallait. (, p. 364).

La mise en ordre par l'écriture à laquelle s'est consacré le héros (et qui constitue le roman que nous lisons) lui permet d'échapper à la tentation du suicide et d'accepter la solution d'un départ. Il s'enfuit alors vers l'Argentine pour cesser de se retourner sur lui-même, afin de ne pas être changé, comme la femme de Loth, en statue de sel.

Avec Agar (1955), Memmi propose un récit plus dépouillé que le précédent, que l'on peut situer dans la tradition classique du roman d'analyse. Le héros-narrateur de ce second ouvrage, jeune médecin juif tunisien très proche de l'Alexandre Benillouche de La Statue de sel, vit le même déchirement entre l'Orient et l'Occident. Il recherche "une solution individuelle par le mariage avec une femme française. Le roman pose donc le problème du mariage mixte, dont il montre l'échec. Memmi s'est défendu, cependant, d'avoir manifesté, dans Agar du pessimisme à l'égard de telles unions. Il a voulu, écrit-il, dans la préface à l'édition de 1963, que son livre soit "un essai de dévoilement des conditions négatives" d'une possible réussite.

A la composition globalement linéaire et chronologique des premiers récits succède avec Le Scorpion ou la confession imaginaire (1969) une structure complexe, fondée sur la fragmentation et les jeux de miroir. Cinq modes d'écriture, signalés par des variations typographiques (à défaut des variations colorées souhaitées par l'auteur) situent récits et énoncés dans leur tonalité et dans leur rapport aux différents aspects de la vérité, du réalisme au symbolisme. Des dessins et des photographies s'insèrent dans le texte pour y jouer le rôle non d'illustrations mais de "correspondances".

Marcel, médecin ophtalmologue, est chargé de mettre de l'ordre dans les papiers laissés par son frère, l'écrivain Imilio/Emile Memmi, mystérieusement disparu, afin de reconstituer, pour un éditeur, le roman laissé en friche. Il commente au fur et à mesure ces trouvailles, tout en évoquant la décolonisation qu'il vit au quotidien. Le roman d'Emile, qui se confond avec celui de l'auteur, sera finalement constitué par l'ensemble des papiers retrouvés, enrichis par le commentaire de Marcel. Des parallélismes s'instaurent entre les différents personnages et les différents récits Des motifs narratifs circulent d'un récit à l'autre. Progressivement, les différentes histoires interfèrent et tendent à se confondre, de même que Marcel, d'abord distant et critique, finit par s'identifier à son frère. Les mises en abyme, le roman dans le roman rappellent la technique de Gide dans Les Faux-monnayeurs. Les recherches formelles mises en jeu ne sont, cependant, jamais gratuites mais se trouvent, au contraire, toujours subordonnées aux méditations les plus essentielles sur la littérature et sur la vie. Si le thème de l'auto-destruction ainsi que celui du rapport de la vérité et de la fiction se trouvent au centre du roman, Memmi dit avoir mis dans Le Scorpion "une espèce d'inventaire des thèmes consolateurs" pour en montrer les limites : science, religion, musique, amour etc.. La littérature n'échappe pas à ce constat de relativité.

Avec Le Désert (1977), sorte d'intermède ludique, Albert Memmi revient au récit suivi, mais en faisant un bond dans le temps : Le Désert, dont l'action se situe au XIVème siècle, raconte, sous la forme d'un récit à la première personne adressé par le héros au conquérant Tamerlan, les aventures de Jubaïr Ouali El- Mammi, ancêtre supposé de l'auteur, descendant, lui-même, de Nomades arabes judaïsés. L'auteur se joue de l'Histoire et prête à son personnage une courbe de vie proche de celle d'Ibn Khaldoun, sociologue maghrébin du XIVème siècle. Dans ce récit picaresque, paré des charmes du conte oriental revisité par un philosophe français du XVIIIème siècle, Memmi se penche surtout sur les problèmes de l'exil et du pouvoir.

Dans Le Pharaon (1988), Albert Memmi s'attaque à l'histoire récente (1950-1956) et propose un roman historique qui avait à l'origine, l'ambition d'être un "Guerre et paix tunisien". Pour la première fois, le récit est mené par un narrateur omniscient, à la troisième personne du singulier. L'histoire des luttes nationales qui menèrent la Tunisie à l'Indépendance (sujet abordé pour la première fois par l'auteur dans une oeuvre romanesque), s'entrecroise avec la narration de l'aventure amoureuse qui unit Armand Gozlan vieillissant à une jeune étudiante, Carlotta. Histoire individuelle et histoire collective entretiennent des rapports d'analogie et de parallélisme plutôt que de causalité.

Dans ce roman, où Tunis, la ville natale, se voit ressuscitée, pour la première fois, dans sa globalité, Memmi approfondit les problèmes moraux et politiques posés par l'accession du pays à l'indépendance ; il explore la dimension du Temps et du vieillissement et accorde une place nouvelle à l'amour, traité avec lucidité et lyrisme. L'épilogue nous montre le héros, enfin pacifié, devenu, à Paris, un partenaire légitimé aussi bien par les Tunisiens que par les Français.

Unité

Cette oeuvre, riche en renouvellements, présente, cependant des constantes. Son unité d'ensemble provient d'abord du rapport que le roman entretient avec l'autobiographie, genre que l'écrivain considère, d'ailleurs, comme impossible. Tout en affichant le caractère fictionnel de ses récits, présentés comme des romans, Memmi joue par ailleurs avec la tentation du pacte autobiographique grâce à de subtiles références à son nom véritable. Seul Armand Gozlan se démarque nettement de son auteur sur le plan onomastique. Le jeu auteur-personnage se poursuit avec le titre des oeuvres prêtées aux héros. Par cette démarche, qui obéit à la recherche d'une vérité plus profonde grâce au mélange du réel et du fictif, Albert Memmi annonce ou rejoint, surtout dans Le Scorpion, les jeux de nombreux auteurs contemporains avec ce que l'on a appelé "l'autofiction".

S'inspirant de l'exemple balzacien mais sans doute avec un investissement personnel plus puissant, Memmi pratique le retour des mêmes personnages d'un roman à l'autre, en faisant varier les éclairages, en donnant des compléments d'information ou en réitérant les mêmes caractéristiques. Ainsi, par exemple, Alexandre Benillouche reparaît comme personnage secondaire dans Le Scorpion, puis dans Le Pharaon où, devenu un jeune écrivain de qualité il assume l'intérêt de l'auteur pour Israël et le sionisme. La figure de la mère court de livre en livre, de même que celle du père asthmatique et silencieux. Des personnages pittoresques et symboliques, émanation de la Hara, comme celui de Quatoussa, le barbier musicien, ou, plus important, celui de l'oncle Makhlouf passent du Scorpion au Pharaon. Il arrive que certains traits essaiment d'un personnage à un autre ou encore qu'un personnage réalise des virtualités esquissées dans le roman précédent.

Tous les héros tentent de définir leur identité et de résoudre leurs contradictions à partir d'un moi déchiré entre plusieurs composantes ressenties comme incompatibles. Cette quête de l'identité passe toujours par une rêverie sur les origines qui, d'abord individuelle et familiale, s'élargit ensuite à tout un peuple. Cette rêverie reçoit une double fonction : comme tout "roman familial" elle correspond au besoin personnel de mettre à distance ses géniteurs réels (les ancêtres supposés des héros sont volontiers nobles ou princes). Comme recherche sur l'origine des juifs maghrébins, elle vise à affirmer l'ancienneté et la grandeur du peuplement juif en Afrique. Mais aussi à opérer une réconciliation mythique entre les Juifs, les Arabes, et même certains chrétiens : Dans Le Pharaon, le héros aboutit à une relativisme conciliateur :

En fait, nous sommes presque tous des Berbères convertis, soit à l'Islam, soit au judaïsme, et quelquefois même convertis et reconvertis. Nous en avons perdu la mémoire, de sorte qu'une partie d'entre nous, se croyant arabo-musulmane, n'aime pas l'autre partie qui se croit arabo-juive et inversement ; j'essaye de ramener l'affaire à de plus humbles proportions. Personne ne sait exactement qui il est ; l'Histoire est un chaudron où bout une soupe confuse (p. 374).

Enfin, tous les personnages principaux de Memmi écrivent, qu'ils soient écrivains naissants ou confirmés, journalistes, universitaires ou chroniqueurs d'un monde disparu. A travers ces doubles de lui-même, l'auteur propose une réflexion renouvelée sur l'écriture dont l'importance, malgré ses limites et ses ambivalences, demeure incontestée : moyen de salut individuel, de jouissance et de communication privilégiée, le livre reste l'antidote le plus efficace contre la mort.

Depuis la fin des années soixante-dix

Plusieurs romanciers produisent des textes intéressants : Cristal (1982) de Gilbert Naccache évoque, dans une narration complexe, l'emprisonnement de l'auteur, juif tunisien, décidé à rester dans son pays natal ; dans Retour d'exil ou sang femme (1987), Rafik Ben Salah critique le mariage traditionnel par le biais d'un récit aux accents mi-burlesques, mi-kafkaïens. Un retour au pays du bon Dieu (1989) de Ridha Bourkhis dénonce, à travers une enquête menée par le héros, les crimes commis au nom de valeurs rétrogrades ; Le Cimeterre ou le souffle du vénérable d'Hafedh Djedidi (1990), recrée, sur le mode fantastique, l'initiation mystérieuse et les tribulations d'un "Elu". Mais trois auteurs se distinguent particulièrement par la qualité de leur oeuvre : Tlili, Meddeb et Mellah.

Mustapha Tlili

Mustapha Tlili, qui fut fonctionnaire international à New-York, renouvelle le thème de l'exil et du déchirement identitaire, omniprésent dans ses récits, par l'importance du contexte américain où il situe ses trois premiers romans : La Rage aux tripes (1975), Le Bruit dort (1978), Gloire des sables (1982). La référence américaine se retrouve encore, décentrée, dans son dernier roman, La Montagne du lion (1988), qui introduit, par ailleurs, des éléments nouveaux de critique politique à l'égard du pouvoir tunisien.

Les héros qu'il met en scène se ressemblent, même s'ils n'ont pas le même statut narratif. L'Algérien Jalal Ben Chérif (La Rage aux tripes), le Tunisien Adel Safi (Le Bruit dort ), l'Algérien Youcif Muntasser (Gloire des sables), sont tous nés au coeur des hautes steppes. Elevés dans une double culture _ islamique et française_, ils se retrouvent tous à New-York, comme journalistes ou écrivains, épris d'une femme américaine, épouse ou maîtresse. Les exils répétés (du Maghreb en France, de la France aux Etats-Unis) ont fait d'eux des êtres multiples et complexes dont les synthèses, apparemment réussies, finissent par éclater. C'est en général le départ de la femme aimée ou, plus souvent, sa mort violente qui précipitent le processus de crise. Car l'amour, avec la solution d'unité qu'il laisse entrevoir, reste le rêve profond de chacun : la femme pourrait être "la réponse, la fin de l'exil, la victoire sur le désespoir..." (Le Bruit dort, p. 108).

New-York joue un rôle décisif dans la prise de conscience des héros, car c'est "une ville étrange, une ville où l'on se sent confronté comme nulle part ailleurs à soi-même, qui est à la fois le vacarme et le silence apaisant, selon que l'on y cherche la fuite de soi ou le commerce avec soi..." (Le Bruit dort, p. 38). Au terme de cette interrogation paroxystique sur eux-mêmes, tous choisissent l'engagement violent dans une cause nationaliste ou révolutionnaire : l'esthète Jalal Ben Chérif s'enrôle dans le combat palestinien, Adel Safi choisit le camp des khmers rouges ; Youcif Muntasser, devenu en apparence un parfait américain, mène la double vie d'un terroriste, avant de mourir en Arabie, les armes à la main, dans la Mosquée sacrée de la Mecque, mise à feu et à sang. Ces engagements finaux relèvent cependant plus du désespoir suicidaire, de la rage ou de la révolte que d'un choix idéologique positivement assumé.

La Montagne du lion (1988) rompt avec tous ces schémas tout en en constituant, d'une certaine manière, l'origine : l'action se situe dans un village de la montagne qui ressemble fort aux steppes natales des personnages précédents. L'héroïne en est une vieille femme, Horïa El-Gharib qui développe certains traits de Djazaïr, la mère évoquée dans La Rage aux tripes. Ses deux fils, dont l'un vit à New-York et dont l'autre s'engage dans des combats révolutionnaires à hauts risques, se partagent l'itinéraire prêté aux exilés des autres romans. Le gouvernement en place, cherchant à exproprier la vieille femme pour de bas motifs mercantiles, va transformer en terre d'exil ce lieu d'ancrage ancestral qu'est "la montagne du lion", sauvegardé par le pouvoir colonial antérieur. A la fin du récit, l'héroïne et son fidèle serviteur "passent à l'acte", eux aussi, engagés dans une folle action meurtrière où ils perdent la vie.

Pour dire ces identités problématiques, Mustapha Tlili recourt à des formes narratives complexes où domine le dédoublement. Dans La Rage aux tripes, Jalal Ben Chérif s'interpelle fiévreusement à la deuxième personne du singulier. Sa recherche haletante de lui-même fait s'enchevêtrer le présent et les différentes strates du passé, avec un mélange de précision maniaque et de vague de la datation. Dans Le Bruit dort et Gloire des sables, le héros maghrébin, d'autant plus énigmatique et romanesque qu'il a disparu (au Cambodge ou dans la mort), devient l'objet d'une enquête menée par d'autres narrateurs. Dans Le Bruit dort, Mustapha Tlili use de dispositifs narratifs proches de ceux mis en oeuvre par Albert Memmi dans Le Scorpion. L'écrivain Albert Nelli fait d'Adel Safi le héros d'un roman qu'il écrit et dont les premiers chapitres constituent le début du roman de Mustapha Tlili. Le journal d'Albert Nelli prend la relève jusqu'aux dernières pages, écrites en italiques, où un nouveau narrateur annonce la mort d'Albert Nelli et cite le début d'un roman écrit par Adel Safi...sur Albert Nelli, qui propose le même titre que le sien et des formules analogues :

Fiction généralisée : n'est-ce pas ainsi que devrait s'intituler ce roman que j'entends te consacrer ? Le romancier à son tour personnage de roman, la vie retrouvant son aboutissement naturel : le songe. Triomphe de l'exil ; triomphe de l'angoisse.( p. 210).

La référence tunisienne, ou même maghrébine, reste très ténue dans ces romans, même dans le dernier où les lieux ne sont jamais situés ni nommés avec précision. Ce refoulement explique, sans doute, le caractère violent et irrationnel des explosions finales. Mais il permet aussi d'élargir l'intérêt aux problèmes internationaux et d'étendre le champ d'application des thématiques de l'exil et du déracinement : aux noirs américains comme "Junkee", le compagnon nocturne de Jalal Ben Chérif, aux juifs comme Albert Nelli, éternels errants, à tous les êtres perdus dans leur exil intérieur.

Abdelwahab Meddeb

Poète, essayiste, romancier, traducteur, Abdelwahab Meddeb déploie ses multiples vocations à l'intérieur même des deux récits Talismano (1979) et Phantasia (1986) qu'il sous-titre "romans". Cette pulvérisation des frontières génériques constitue, sans doute, l'une des sources de l'hermétisme cultivé délibérément par l'écrivain qui refuse "la clarté de cristal" et "le goût inabordable d'une certaine convention" au profit d'une "parole en train de se faire et défaire" (Talismano, Christian Bourgois, éd., p. 48).

Dans Talismano, s'entrelacent fiction, fragments d'autobiographie, développements théoriques, réflexions sur le texte en élaboration. Le héros-narrateur revient dans sa ville natale, Tunis, où il arpente les ruelles de la Médina, l'oeil à l'affût des signes. On le retrouve ensuite mêlé à la foule en révolte qui, dansante et colorée, organise sa rébellion autour d'une idole monstrueuse, promenée dans une procession carnavalesque. Mais la révolte échoue sous les assauts des forces hostiles, obligeant les insurgés à périr ou à gagner montagnes et déserts. Le fil conducteur du retour dans la ville natale suscite le surgissement du souvenir. Nul attendrissement complaisant, cependant dans ces remémorations "d'une enfance qu['il] ne fabule pas paradisiaque perte"(p. 15). Les souvenirs de violence dominent, et l'oeil du promeneur perçoit maint détail sordide ou décevant. Le genre autobiographique se trouve, lui-même, contesté car le texte ne se veut " ni journal à fouiner, ni mémoires à justifier, ni restitution ou reconstitution du passé : à rêve et fantasme, le réel ne s'inscrit pas frontière" (p. 61).

Phantasia se situe à Paris où le héros-narrateur revient et déambule sans répit, exilé pour qui l'exil, même difficile, devient la source d'une force privilégiée et d'une féconde acuité du regard. Ce récit propose, avec des modalités nouvelles, une bigarrure générique comparable à celle du premier roman. L'insertion d'éléments d'écriture arabe, égyptienne ou chinoise, accentue l'impression de collage. Le "je" du héros-narrateur devient encore plus problématique. Le récit s'amenuise tandis que l'essai se déploie largement, sur un rythme haletant qui évoque une genèse orale, comme une dictée de l'inspiration ou la transcription d'une vision mystique. "Paysages du dehors" et "visions du dedans se juxtaposent ou s'interpénètrent. Les spectacles parisiens deviennent des tableaux d'apocalypse, à la manière de Dante ou de Jérôme Bosch.

Si Meddeb affirme avoir voulu utiliser toutes les subtilités et les ressources de la syntaxe française dans Phantasia, il a au contraire choisi, dans Talismano, une autre stratégie d'écriture, qui contribue elle ausi à l'ésotérisme du texte :

Celle langue qui me prête un corps sur quoi j'appose la marque de l'appropriation, cette langue à symboliser métropole et attirance historique vers ce qui récemment participa à la domination du monde, langue que je ne saurai exécuter en simulant, sacristie du meurtre, les petites infamies des transgressions mineures (p. 140).

La parataxe et l'emploi massif de l'infinitif qui neutralise les temps verbaux sont les principales caractéristiques de cet ordre nouveau. On a pu y voir une transposition de la syntaxe arabe travaillant à l'intérieur de la langue française. L'auteur préfère expliquer sa démarche par la recherche d'une adéquation entre le fond et la forme : Talismano faisant l'éloge de l'archaïsme dont il veut assurer la survie contre "une modernisation rapide et réductrice", l'écriture puise dans l'ancien français. Le lexique lui aussi accueille des archaïsmes, mais également des mots rares et des néologismes. Meddeb intègre, de surcroît, à son texte des termes empruntés à d'autres langues : l'arabe surtout, l'italien, l'espagnol, le latin, l’anglais.

Ces transgressions, qui témoignent d'une volonté de maîtriser souverainement la langue d'accueil, révèlent aussi un refus plus général de toutes les limites. La déambulation spatiale, qui sert de fil conducteur aux deux récits, se double d'une errance de la pensée qui procède par association d'idées et voyage à travers le temps et l'espace, la marche devenant le symbole de l'écriture. Dans Phantasia, le voyage se fait surtout à travers les religions et les cultures. Le narrateur compare le Coran, la Bible, le message chrétien, l'hindouisme ; il navigue de Picasso à Giotto en passant par Mondrian ou Kandinsky ; il rapproche cathédrales mosquées et synagogues, met en perspective les statues africaines, khmères et gothiques, théorise les signes de toute espèce et de toutes contrées, se réfère à Dante, Montaigne, Artaud, Ibn-Arabi.

Cette circulation généralisée entre les langues, les cultures, les continents traduit une aspiration à la totalité : "Je voudrais retrouver le livre total qu'a rencontré la polygraphie médiévale, celle d'Ibn Arabi ou de Dante", confie Meddeb. Le grand soufi andalou, auquel l'écrivain a consacré une suite poétique, Tombeau d'Ibn Arabi, a réussi la synthèse de vérités venues d'horizons divers. Il est le maître et le modèle. Le soufisme enseigne, par ailleurs, le dépassement suprême des limites par l'expérience mystique où le Moi s'abolit, ce que célébre particulièrement Phantasia.

Fawzi Mellah

Auteur d'essais et de pièces de théâtre, véritables petits brûlots provocateurs, (Néron ou les oiseaux de passage, 1974 et le Palais du non-retour, 1976) Fawzi Mellah s'est révélé plus tardivement comme romancier. Ses deux romans, d'une évidente et commune qualité littéraire, diffèrent l'un de l'autre par leur genre et par leur ton : Le Conclave des pleureuses (1987) se présente comme une fable politique et poétique aux significations énigmatiques. Elissa, la reine vagabonde (1988), est un roman historique, au style hautain et tendu.

Dans Le Conclave des pleureuses un journaliste, de retour au pays de son enfance, enquête sur des viols étranges. Après avoir écouté l'autobiographie du "saint-de-la-parole", suspecté de fomenter ces viols, il recueille successivement les récits des autres membres de sa famille, personnages aux noms pittoresques : Aïcha-Dinar, Tawfik-Grain-de-Sel, Fatma-la-Lampe etc...Chacun propose une nouvelle version de la vie du saint et apporte, à son tour, sa moisson de légendes, d'énigmes et d'interprétations. Derrière l'évocation de ces viols, ne faut-il pas voir des manipulations politiques dont chaque groupe accuse le groupe adverse, signes d'un grave malaise, avant-coureur d'explosion ? Toutes ces prises de position contradictoires ont pour enjeu la confrontation de l'ordre ancien, avec ses fables et ses croyances, et de la modernité amnésique promue par la nouvelle République.

Fasciné par cette "tranche d'humanité souterraine, clandestine" (p. 97) qu'il a découverte, persuadé du nécessaire enracinement du présent dans l'Histoire, rêvant peut-être d'une incertaine réconciliation comme l'ont fait vainement avant lui le saint de la parole et l'Oeil de Moscou, le narrateur refuse de trancher entre les tenants du modernisme et les saints ou pleureuses nostalgiques du passé et de l’irrationnel. Il se contente de proposer au lecteur une oeuvre semblable aux machines de Tinguely, un roman "sans véritables personnages ni trame vraisemblable, mais des images et des mouvements en tous sens",une oeuvre où "il serait plutôt question de signes, d'images, d'ombres et de mouvements futiles" (p. 190).

Dans Elissa, la reine vagabonde, récit préparé par de nombreuses allusions aux Phéniciens dans le roman précédent, l'auteur se présente comme le traducteur-recréateur de stèles puniques léguées par son grand-père. Celles-ci sont censées contenir une très longue lettre rédigée par Elissa (la Didon d'Enée), fondatrice de Carthage, à l'intention de son frère Pygmalion qui l'a contrainte à fuir de Tyr. Le récit des pérégrinations de la reine Elissa, évincée du royaume auquel elle avait droit, devient l'occasion de réflexions sur le pouvoir, l'art de gouverner, le rapport entre les peuples, la trahison ; mais aussi sur la mer, le rêve, l'inceste, la culpabilité, les différences entre les sexes. Par ce récit, Elissa veut surtout imposer le sens qu'elle donne à sa propre histoire, pour lutter conte les fables qu'inventeront ennemis ou historiens approximatifs : ainsi, le thème de la rumeur circule-t-il d'un roman à l'autre.

Les deux récits posent tous deux le problème des conditions favorables à la construction d'une nouvelle nation. Ils ont par ailleurs en commun d'être aussi des livres sur les femmes et sur la fascination du Féminin. Elissa célèbre les vertus du pouvoir matriarcal et se définit comme "femme-cité", "femme-loi", "femme-patrie" (Elissa la reine vagabonde, Seuil, p. 167). Le Conclave des pleureuses est traversé par une rêverie intense et nostalgique sur "l'ordre bruyant, mutin et fugitif des femmes" (p. 111). Le narrateur ne se console pas d'avoir été exclu du "royaume de la pitié et de la tendresse", d'avoir été forcé, à l'âge requis, de connaître "l'exil masculin" (p. 56). Maîtresses des paroles, des oracles et des contes, les femmes s'opposent par leurs "quêtes solidaires" aux "silences haineux" et aux "virilités solitaires des hommes" (p. 105).

Les femmes

La littérature féminine d'expression française connaît quelques réussites, qui restent cependant isolées. Ces romans écrits par des femmes évoquent le plus souvent des existences de femmes, figures marquantes d'une vie, doubles pudiques de l'auteur ou personnages historiques originaux (La Caravane des chimères, (1990) de Fawzia Zouari, raconte l'histoire de Valentine de Saint-Point, petite nièce de Lamartine, convertie à l'Islam, en Egypte, au terme d'un parcours agité). La discrétion sexuelle est de mise, sauf, dans une certaine mesure, chez Jelila Hafsia qui, dans Cendre à l'aube (1975) décrit avec une belle franchise l'horreur d'une nuit de noces pour une toute jeune fille mariée sans amour. L'analyse psychologique et l'approfondissement d'états d'âme constituent le centre d'intérêt de certains de ces romans qui posent souvent, par ailleurs, le problème des rapports de la tradition et de la modernité dans une optique spécifiquement féminine. On retiendra ici les noms de Souad Guellouz, d'Hélé Béji et d'Emma Bel Haj Yahia.

Après La Vie simple (1975), oeuvre de jeunesse publiée tardivement, Souad Guellouz écrit Les Jardins du Nord (1982). La modernité, valorisée dans le premier roman par l'ouverture qu'elle offre à la femme, devient une menace par l'uniformité qu'elle engendre dans le second. Nostalgie lyrique et didactisme ethnographique se mêlent heureusement. Le personnage du père, porte-parole d'un islam tolérant et ouvert, capable de résister farouchement aux comportements colonialistes tout en adoptant ce que l'occident peut avoir de meilleur, permet à ses filles, instruites à l'européenne, d'associer tradition et liberté.

Auteur de deux essais, Désenchantement national (1982) et Itinéraire de Paris à Tunis (1992), qui dénoncent avec lucidité les pièges du nationalisme post-colonial ou le conformisme moderne des milieux intellectuels parisiens, Hélé Béji a aussi écrit un beau roman L'Oeil du jour (1986).

Les deux genres ne s'opposent pas complètement : l'essai introduit la subjectivité de l'auteur et intègre des fragments de récit autobiographique. Le roman inclut des passages satiriques où la causticité de l'essayiste se donne libre cours. Entre deux voyages en avion, à la veille de son retour à Paris où elle réside, la narratrice, tunisienne et universitaire comme l'auteur, évoque avec une tendresse et une ferveur non dénuées d'humour, sa grand-mère en qui elle voit une incarnation humble et rayonnante de la vie traditionnelle musulmane. A cette existence sereine, rythmée par des rites immuables, les pratiques religieuses, et une convivialité restreinte mais souriante, à cette maison d'enfance aimée et magique, la narratrice oppose la vulgarité moderne qui se répand aux alentours, avec son conformisme prétentieux, son goût du paraître, sa tyrannie bureaucratique. Dans une phrase aux méandres proustiens, qui dilate les instants et explore minutieusement les sensations avec une virtuosité lexicale et métaphorique éblouissantes, Hélé Béji célèbre la poésie du quotidien ancestral, qui touche d'autant plus son coeur et ses sens qu'elle en connaît le caractère inéluctablement menacé.

Devenue radicalement étrangère par son instruction et par son incroyance, qu'elle revendique, à l'univers pieux et fruste de cette grand-mère, la narratrice tire, cependant, de sa contemplation une force nouvelle, une sorte de "piété seconde et profane" (L'Oeil du jour, p. 246) qui l'arme pour son retour en Occident. Ainsi se dessine, peut-être, l'esquisse d'une communication entre tradition et modernité, fondée sur la transposition plus intuitive que méthodique, plus affective que rationnelle des vertus de l'une dans l'autre.

Emna Bel Haj Yahia, enfin, fait entendre une voix originale, où l'onirisme et la poésie confèrent à la narration une aura étrange et émouvante. Chronique frontalière (1991) déroule les destins croisés_ destins brisés_ de deux amies, Zeineb et Narjess. Ce roman pose le problème de la condition féminine en terre d'Islam, et celui de l'acculturation. Zeineb a opté pour la culture française qui doit lui permettre de "se dégager de cette eau bourbeuse dans laquelle pataugeaient, opaques et anonymes, les femmes de son pays, toutes obéissance, fioriture et mélancolie."(Chronique frontalière, p. 14). Revenue à Tunis où elle enseigne, elle souffre d'une sorte de manque d'être. Le spectre de l'intégrisme naissant fait, par ailleurs, peser de nouvelles menaces sur l'émancipation féminine. Narjess, révoltée dès l'adolescence contre la condition faite aux femmes musulmanes, choisit, après quelques péripéties, d'aimer un Français. Mais le Paris des années quatre-vingt où elle émigre pleine d'espoir, lui oppose son racisme brutal et la conduit à la mort.

On voit donc que la modernité, source de bienfaits incontestés pour les femmes, suscite aussi des réserves et des réactions ambivalentes, liées à des liens affectifs, qui invitent au dialogue avec la tradition.

 

Extrait de Littérature francophone. Tome 1 : Le Roman. Ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Xavier Garnier, Paris, Hatier et AUPELF-UREF, 1997.