Le roman algérien

Par Charles BONN

 

 

Le roman algérien est jusqu’à ces dernières années le plus important, du moins en volume, dans la production littéraire maghrébine de langue française. Autant dire d’emblée que son histoire est indissociable de celle, fort complexe et contradictoire, et toujours passionnelle, des relations entre l’Algérie et la France. L’Algérie n’a-t-elle pas été, des trois pays du Maghreb, celui dont la colonisation fut la plus profonde ? Car l’Algérie fut la première conquise (en 1830), et si la Tunisie et le Maroc ont été des protectorats (respectivement en 1881 et 1912) gardant au moins des apparences de pouvoir national, l’Algérie fut un temps administrée comme un ensemble de trois départements français.

Plus donc que ses deux voisines, la littérature algérienne sera nécessairement lue, des deux côtés de la Méditerranée, à l’aune de cette guerre dont les séquelles subsistent d’autant plus dans les mémoires collectives des deux pays concernés que de part et d’autre son histoire reste problématique, conflictuelle, douloureuse.

Elle est également précédée, dans l’Algérie coloniale, par une littérature prestigieuse des français d’Algérie, dont Albert Camus ou Emmanuel Roblès, ou encore Jean Pélégri sont quelques noms parmi les plus connus. Ceci la fait arriver dans une mémoire littéraire déjà bien habitée, dont on verra qu’elle a joué un rôle non négligeable dans son développement, mais de la présence de laquelle elle aura peut-être parfois du mal à se libérer.

Sa réception passe peut-être aussi, en France, par le prisme de l’immigration d’origine maghrébine et de son actualité dans le débat politique de ces dernières années. Ou encore plus récemment par les échos tragiques de l’actualité algérienne et de son cortège sanglant.

Autant d’éléments qui font que l’émergence de cette littérature n’est pas un phénomène simple, et que plus qu’une autre peut-être cette littérature est née dans le malentendu. Mais ce malentendu, s’il soulève souvent des débats qui dans leur passion oublient vite qu’il s’agit de littérature, est peut-être aussi une force pour une écriture qui du fait de ce malentendu même se retrouve toujours à la frontière du dicible et de l’indicible, au carrefour de la gratuité et de la véhémence, à la rencontre des cultures dans l’inadéquation de la plupart de leurs étiquettes identitaires, qui vont l’amener à créer parfois bien plus que de la littérature : l’être même. La littérature algérienne est inséparable d’un besoin collectif, et comme l’ont souligné plusieurs de ses écrivains, ils se sentent en permanence interpellés.

Quelles origines ?

L’expression littéraire de langue française reste prédominante en Algérie, même si la pratique du français semble baisser. Les premiers romans algériens sont à chercher dans les années trente, même si on date en général les débuts de la littérature algérienne proprement dite des années cinquante, c’est-à-dire de celles du début de la guerre d’Algérie, commencée le 1° novembre 1954. Or 1930 n’est pas non plus une date anodine dans l’histoire algérienne : elle est celle de la célébration triomphante du centenaire de la Conquête.

Les premiers romans d’auteurs musulmans en Algérie datent en effet de cette période où la colonisation semble ne plus devoir être remise en question. Il s’agit surtout de Ahmed Ben Mostapha, goumier (1920), de Mohammed Ben Cherif, de Zohra, la femme du mineur, de Abdelkader Hadj-Hamou (1925), de Mamoun, l’ébauche d’un idéal (1928) et El Eudj, captif des Barbaresques (1929), de Chukri Khodja, et de Myriem dans les palmes (1936), de Mohammed Ould Cheikh. Ces romans sont cependant en petit nombre, et sont écrits le plus souvent par des fonctionnaires « indigènes » de l’administration coloniale. Les critiques algériens qui les ont décrits depuis les considèrent souvent comme une sorte de sous-ensemble dans la littérature coloniale de l’Algérie de l’époque. Cette dernière, sous le nom d’Algérianisme, se considérait d’ailleurs comme algérienne. On peut en citer pour mémoire les romanciers lauréats du Grand Prix littéraire de l’Algérie, entre 1921 et 1938 : Ferdinand Duchêne, Maximilienne Heller, Louis Lecoq, Gabriel Audisio, Charles Courtin, Robert Randau, Jeanne Faure-Sardet, Lucienne Favre, A. Tony-Zannet, Magali-Boisnard et Paul Achard. L’Algérianisme dont le théoricien le plus connu était Robert Randau insistait alors sur la méditerranéïté d’une identité algérienne de souche essentiellement latine, dans laquelle la dimension nord-africaine était surtout une manière de s’affirmer en opposition à la « Métropole », sans pour autant accepter la dimension arabo-musulmane de cette Afrique du Nord. Aussi l’itinéraire des héros de ces premiers romanciers musulmans est-il souvent celui d’une assimilation à la culture des colons, comme le montre le titre même du plus ancien des textes qu’on vient de citer. D’autres titres fleurent bon un exotisme de bon aloi qu’on trouve aussi chez les romanciers coloniaux de la même époque.

La présente étude portera sur les écrivains proprement algériens d’expression française, au sens où l’on entend « algérien » depuis que ce pays a conquis son indépendance. Mais il convenait de signaler ces précurseurs, et surtout que le mot « algérien » n’a pas eu toujours l’acception devenue évidente depuis.

Il convient aussi de signaler une autre filiation, plus pertinente celle-ci : non plus celle des Algérianistes au paternalisme un peu encombrant malgré la qualité de certaines oeuvres, mais celle de ce qu’on a appelé « L’Ecole d’Alger ». Il s’agit d’un groupe d’écrivains parmi lesquels on retrouve Gabriel Audisio, mieux entouré ici que dans la mouvance de Robert Randau ou de Louis Bertrand. Mais dont les noms les plus connus sont sans conteste ceux d’Albert Camus, d’Emmanuel Roblès et de Jean Pèlegri, et dont le principal éditeur fut Charlot. L'Ecole d'Alger se démarqua, de 1935 à 1955 environ, du mythe d'une Méditerranée latine développé par Louis Bertrand puis les "Algérianistes", pour mettre en avant au contraire une Méditerranée plus complexe et ambiguë du métissage : celle d'Ulysse pour Audisio, celle plus inquiétante déjà de Jugurtha chez Jean Amrouche. Ce mouvement se développa particulièrement lorsqu'Alger fut devenue la capitale littéraire de la France libre après la défaite de 1940. Il offrit aussi une tribune aux premiers écrivains algériens proprement dits, enfin reconnus comme tels, particulièrement grâce aux efforts d'Emmanuel Roblès, qui dirigea dans les années 1950 la célèbre collection « Méditerranée » des éditions du Seuil.

La question du corpus et celle de la filiation se rejoignent ici, car les origines sont bien d’abord l’espace de la confusion, que les raccourcis de lecture idéologique successifs n’ont pas contribué à éclaircir, y introduisant au contraire foule de malentendus supplémentaires. Il est impossible d’affirmer de manière péremptoire, comme l’ont fait bien des intellectuels algériens, que Camus n’est pas algérien. Mais en même temps ses origines familiales sont ailleurs, tout comme l’est encore plus son espace de reconnaissance littéraire. C’est peut-être bien parce que Camus ne peut pas être exclu de la définition littéraire de l’Algérie que le lecture algérienne de son œuvre reste encore de nos jours aussi biaisée.

On date parfois d’une interview de Mohammed Dib dans Les Nouvelles littéraires en 1953 le début d’une perception en tant que telle d’une littérature algérienne naissante de souche arabo-musulmane auprès des lecteurs. L’essentiel est ici de souligner que ce qu’on a appelé « L’Ecole d’Alger » a fourni aux premiers romanciers algériens arabo-musulmans ou kabyles des lieux de publication et une première reconnaissance littéraire. Mais aussi une sorte d’antériorité non antinomique d’expression littéraire de l’espace culturel dont les uns et les autres se réclamaient.

Car les premiers écrivains algériens, Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri et d’autres, comme Malek Ouary par exemple, et un peu plus tard Kateb Yacine, se réclamaient certes d’un espace à la définition bien problématique. Mais cet espace était « inauguré » en littérature par d’illustres prédécesseurs, vis-à-vis desquels ils ne manifestèrent pas une opposition « frontale », et avec les oeuvres desquels ils purent établir d’emblée ce dialogue intertextuel sur lequel pour bien des théoriciens se fonde une part essentielle de ce qui fait qu’un texte est « littéraire ». Ceci n’est sans doute pas étranger au fait que malgré la timidité apparente de premiers romans comme Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun (1950), la qualité littéraire ait été d’emblée au rendez-vous, ce qui fut moins le cas par exemple dans les textes de cette « 2° génération » de l’Immigration d’origine maghrébine qui se développe en France depuis les années 1980.

Décrire

Les références littéraires qu’on peut lire à l’intérieur de ces premiers romans algériens sont diverses, mais signalent déjà quel est l’interlocuteur implicite de ces textes. Lorsque dans Le Fils du Pauvre (1950), considéré par certains critiques comme le premier roman, autobiographique, représentatif de cette nouvelle génération d’écrivains algériens, Mouloud Feraoun veut parler d’un fanfaron ou d’une querelle comique entre ses oncles, il fait référence à Tartarin de Tarascon ou aux Fourberies de Scapin, alors que les modèles pour les personnages qu’il fait vivre sont légion dans la tradition orale kabyle à laquelle il a lui-même consacré un autre livre par la suite. Les premiers romans algériens s’adressent de toute évidence à des lecteurs dont les références culturelles et littéraires sont celles des « Humanités » françaises.

Mais pouvait-il en être autrement ? On a déjà vu que ces premiers écrivains avaient été révélés par leurs confrères français de « L’Ecole d’Alger », particulièrement Emmanuel Roblès, qui les introduisit aux Editions du Seuil, lesquelles restèrent longtemps ensuite la maison d’édition privilégiée de la plupart des écrivains maghrébins. Ces premiers romans, comme l’a montré Abdelkébir Khatibi dans la première thèse sur Le Roman maghrébin, publiée en 1968, répondaient d’abord à l’attente d’un public français spécifique : celui d’une petite minorité engagée en-dehors des deux grands partis de gauche, dans la mise en question du système colonial puis le refus de la Guerre d’Algérie. Devant le discours colonial dominant dans les années cinquante, y-compris dans les partis de gauche, cette minorité d’intellectuels rassemblés autour de la revue Esprit, de l’hebdomadaire Témoignage chrétien et de ces mêmes éditions du Seuil avait besoin de prouver qu’il existait bien une culture algérienne, et que la colonisation n’avait pas été la première à apporter la « civilisation » en Afrique. Et au-delà de ces groupes militants, un public commençait à s’intéresser aux « colonies » pour les découvrir autrement que par les discours officiels, convenus, « de l’intérieur » en quelque sorte. Public manifestant, donc, une curiosité de sympathie et recherchant d’abord une description des sociétés colonisées plus vivante, plus chaleureuse que celle des érudits, et si possible également « authentique ». L’écrivain issu de ces sociétés avait donc un rôle tout trouvé : celui du témoin, dont l’origine comme la dimension semi-autobiographique de son récit garantiraient l’authenticité de la parole.

A y regarder d’un peu plus près cependant on s’aperçoit vite que cette description « réaliste » n’est peut-être pas véritablement celle à quoi cette analyse nous faisait nous attendre. Tout d’abord les sociétés traditionnelles kabyles décrites, tant par Mouloud Feraoun que par Mouloud Mammeri, sont loin d’être figées à la manière de descriptions exotiques. Elles sont vues de l’intérieur, mais avec un regard nourri aux exigences humanistes de l’Occident. Et dès lors ce regard est aussi fissuré que la société en tragique décomposition sur laquelle il se pose. Car sur ces sociétés traditionnelles dont la perception du temps était fondamentalement différente de celle dans laquelle vit l’Occident depuis le début de l’ère industrielle, toute intrusion d’un regard extérieur ne peut qu’apporter cette fissure que la modernité, ensuite, élargira inexorablement.

Dans les deux romans majeurs de Feraoun, La Terre et le Sang (1953) et Les Chemins qui montent (1957), le héros (Amer le père dans le premier, Amer le fils dans le second), a vécu en Métropole, en émigration, et son retour ne pourra que perturber la vie du village, principalement par le biais d’une aventure amoureuse illicite, qui finira tragiquement. Les deux héros meurent : celui de La Terre et le sang d’un inexplicable « accident » qui ressemble à s’y méprendre à celui dont il avait été l’outil involontaire au fond d’une mine du Nord de la France, celui des Chemins qui montent à la suite d’un malentendu et d’un aveuglement d’où la tragédie grecque n’est pas loin, abandonnant Dehbia qui de toute façon était condamnée d’avance car orpheline elle avait été élevée chrétienne par les Soeurs blanches : c’est lorsque les héros de Feraoun, instruits par l’humanisme occidental, veulent le plus rompre avec le poids de la tradition, qu’ils s’enferment eux-mêmes dans le piège de sa fatalité. En ce sens la mort de Feraoun est elle-même significative du tragique inhérent à la rencontre de deux cultures à laquelle il travaillait avec une admirable foi humaniste, puisqu’elle eut lieu à une réunion d’enseignants des deux communautés, trois français y ayant d’ailleurs trouvé la mort en même temps que les trois algériens dont Feraoun faisait partie.

Ce même tragique se trouve dans La Colline oubliée (1952) de Mouloud Mammeri, où les héros « évolués », désireux de libérer le village du poids de la tradition séculaire n’en échouent pas moins dans leurs projets et entraînent à leur suite la décomposition de leur société sans rien gagner en échange. Epris d’Aazi, « la fiancée de la nuit » sans arriver à s’opposer aux traditions qui l’éloigneront de lui parce qu’elle est stérile, Mokrane y découvre que toute tentative d’harmoniser ses deux univers est impossible. La seule harmonie possible est la mort, mélodieuse et éblouie, dans la neige du col de Tizi N’Kouilal. Mort-retrouvailles d’un personnage séparé à la fois du monde nouveau, dont il vient d’abandonner la camionnette, et du monde ancien que les valeurs qu’il porte en lui l’empêchent désormais de rejoindre.

Loin d’être la description statique rassurante, que certains voulurent classer comme « régionaliste », ou que d’autres, plus sérieux, appelèrent « ethnographique », les premiers romans algériens reconnus comme tels, s’ils nous brossent incontestablement l’image d’une société traditionnelle fort différente de l’univers de la plupart de leurs lecteurs, n’en restent pas là. On trouvera plutôt une telle description chez des écrivains « algérianistes » comme Albert Truphémus (L’Hôtel du Sersou, roman du Sud algérien, 1930, Ferhat, instituteur indigène, 1935) vingt ans plus tôt : depuis, la situation politique a changé, et les romans de Feraoun, de Mammeri, de Malek Ouary (Le Grain dans la meule, 1956), ou de manière différente la trilogie « Algérie » de Mohammed Dib sont plutôt ceux de la tension tragique entre deux mondes. Même si la colonisation n’en est pas l’objet central, c’est bien de la dislocation de la société colonisée qu’il s’agit. Ce très beau passage de La Colline oubliée (p. 42-44) où la mélopée funèbre des mères blessées par le départ de leurs fils pour la guerre de 1939-45 court de colline en colline dans cette nuit de la fin d’un monde est peut-être une des marques les plus mélodieuses de cette blessure.

La réception critique contradictoire de ce roman dans la presse française et dans la presse nationaliste algérienne de l’époque illustre sur un autre plan l’inscription de ces premiers romans dans le malentendu inévitable pour toute littérature émergente, surtout dans le contexte politique tendu qui commençait alors à s’installer. Si la presse française s’empressa de parler de « roman de l’âme berbère » et si L’Echo d’Alger attribua même au romancier le Prix des Quatre Jurys auquel il n’avait pas fait acte de candidature et à la remise duquel il n’alla pas, des nationalistes algériens répondirent dans Le Jeune Musulman en parlant de « La Colline du reniement » ou de « consciences anachroniques ». Dans les deux cas l’essentiel de ce qu’on vient de dire de ce roman est manqué, et particulièrement son intérêt littéraire, reposant en partie sur la dimension tragique de ce roman, comme de La Terre et le Sang de Feraoun.

L’annonce idéologique est plus évidente dans les trois romans de la trilogie « Algérie » qui fit connaître Mohammed Dib à la même époque. Le symbolisme de L’Incendie, qui donne son titre au deuxième, paru en 1954 l’année même du déclenchement de la lutte armée, comble davantage une attente idéologique, même si avant l’annonce voilée de la guerre qui va embraser le pays il s’agit ici d’abord de l’incendie bien réel des masures des paysans de Bni Boublen engagés dans une des premières grèves de l’histoire de l’Algérie. Est idéologique également, en rapport avec l’engagement communiste de l’auteur à cette époque, la peinture de la misère des petites gens à la ville dans le premier de ces trois romans, La Grande Maison (1952). Ou celle de l’exploitation du travail dans une petite entreprise dans Le Métier à tisser (1957). De plus ces trois romans sont construits autour de la découverte progressive des injustices du monde qui l’entoure par un enfant, Omar, à la ville d’abord, puis à la campagne et enfin dans le travail salarié. Schéma bien didactique en apparence, conforme à l’engagement de l’auteur à cette époque. Il est vrai aussi que ce schéma se prête à la description, même si celle-ci est au service d’une thèse.

Pourtant malgré l’utilisation qui en a été faite, par exemple dans les manuels scolaires algériens, ces romans ne sombrent jamais dans le « réalisme socialiste » et la glorification du héros. Les personnages de Dib sont plutôt des « hommes sans qualités », qui n’incarnent pas une idée, mais assistent à son lent cheminement en eux, alors qu’a-priori ils n’étaient guère préparés à l’accueillir. Ce qui intéresse Dib dans son propre engagement à l’époque est déjà la question des pouvoirs du langage : celle, ici, de l’adéquation entre un discours révolutionnaire et le mode de fonctionnement des petites gens qu’il est censé servir. Quel que puisse être le bien-fondé de l’idéologie, le vécu quotidien des paysans lui échappe, de même que lui échappe la découverte de leur corps et de leur sexualité par Omar adolescent et sa cousine dans L’Incendie. L’image rayonnante de lendemains glorieux sur laquelle se terminerait un roman « réaliste-socialiste » est ici remplacée par celle, bien plus poétique, de la masturbation de la jeune fille : la sexualité n’est-elle pas le lieu où achoppent les idéologies les mieux intentionnées ? Certes le tragique qu’on trouvait chez Feraoun et Mammeri est absent chez Dib. Mais la description y est plus perverse, puisque tout en répondant à son programme idéologique, l’écriture de Dib le distancie. Plus : la description y affiche en quelque sorte sa convention, montrant ainsi implicitement l’impossibilité du réalisme. Ce qui fait que plutôt que dans l’explicite de son discours, l’efficacité politique de L’Incendie est peut-être à chercher dans ce qu’on pourrait appeler la « tension didactique » de ce texte, à partir d’une sorte d’insatisfaction voulue du lecteur que la convention affichée de l’écriture amènera à effectuer en partie lui-même l’analyse politique de la situation narrée.

Une lecture actuelle de ces premiers romans algériens amène donc à remettre en question l’analyse de contenu d’une part, ou de stricte inscription idéologique d’autre part, qui en a été faite le plus souvent jusqu’ici, pour inviter à chercher le véritable fonctionnement de ces textes dans leur écriture, et sa relation intertextuelle à tous les discours qui l’entourent.

Nedjma

C’est en ce sens que Nedjma (1956) de Kateb Yacine a pu apparaître comme le véritable texte fondateur par le renversement qu’il opère de tous les modèles narratifs, et principalement descriptifs, qui lui préexistaient. Cette dimension fondatrice lui vient en partie de ce qu’il a permis le développement dans le champ littéraire algérien d’un faisceau de références à des textes issus d’Algérie même, plus qu’à des oeuvres plus familières à la culture humaniste du lecteur français. L’une des meilleures critiques de cette littérature, Naget Khadda, a pu ainsi montrer par exemple dans Nedjma un retournement, à travers la dynamique récurrente de la violence, de celle de L’Etranger de Camus. On est allé depuis plus loin en montrant que ce roman est en grande partie retournement des polarités mêmes de la description réaliste attendue par le lecteur européen. L’objet décrit comme exotique, dans les rares passages qui sans être vraiment des descriptions s’en rapprochent quelque peu à travers la narration, n’est plus le musulman, saisi dans sa différence avec l’européen, comme chez Pierre Loti ou chez les « Algérianistes » parfois, mais bien la Société « Pied-Noire », par exemple lors de ce mariage burlesque de M. Ricard, ou son espace, comme lors de l’arrivée du train de Lakhdar à Bône.

Mais de plus cette révolution introduite par Kateb dans le champ littéraire algérien a fait de son œuvre une des références intertextuelles privilégiées par les écrivains maghrébins qui l’ont suivi, comme Rachid Boudjedra par exemple, dont on reparlera : ces références à une œuvre algérienne désormais incontournable créent et développent ainsi ce champ littéraire nouveau. La dynamique de production des textes, tout en restant ouverte à es lectures multiples, perd ainsi en partie sa dépendance.

La description est en fait quasiment absente, dans Nedjma, qui se caractérise surtout par un foisonnement d’actions diverses, aux récits souvent enchâssés les uns dans les autres à la manière des poupées russes : ainsi dans la 3° partie Mourad raconte que Rachid lui racontait que Si Mokhtar lui racontait, et ainsi de suite. Emboîtement, mise en abyme qu’on pourrait comparer aussi à celle qu’on trouve fréquemment dans la tradition orale arabe ou persane, dont un exemple très connu est celui des 1001 Nuits. Certes, de tels emboîtements existent dans le roman européen, mais leur récurrence, ici, va attirer l’attention du lecteur, non tant sur ce qui est raconté que sur le fait même de raconter.

La maîtrise de son identité passe en effet par la capacité de se raconter soi-même, alors qu’une littérature dépendante comme une Histoire dominée se font dans les mots de l’autre et surtout dans ses normes de lisibilité. Aussi lorsque dans la 3° partie l’histoire de Rachid a progressivement pris corps à travers sa narration au 2° degré par Mourad, la substitution de narrateur peut-elle soudain avoir lieu, et Rachid peut-il reprendre lui-même à la 1° personne sa propre histoire, commencée à la 3° personne par Mourad : contrairement à une causalité positiviste pour laquelle il faut nécessairement un narrateur pour qu’il y ait une histoire, c’est ici l’histoire de Rachid qui, par le seul fait d’exister, a en quelque sorte généré son narrateur. Inversement, si certains critiques ont pu voir dans le personnage de Nedjma une personnification de la nation à venir, et cette lecture est certes possible si on ne s’y limite pas, le fait que seule des cinq personnages principaux du roman Nedjma ne soit jamais narratrice de son histoire, mais au contraire toujours racontée par les autres, peut avoir une signification politique : cette « nation à venir » ne maîtrise pas encore son histoire, et Nedjma comme le discours qui donnerait un sens politique à ce roman en sont une sorte de centre absent, vide.

Roman de la génération écrasée par la répression sanglante de la manifestation du 8 mai 1945 dans l’Est algérien, à laquelle Kateb lycéen avait participé et à la suite de laquelle il connut la prison, Nedjma n’a rien en effet du roman à thèse, et encore moins du « réalisme socialiste » que prônaient pourtant certains des amis communistes de l’écrivain. Les discours qui permettraient pour certains de s’opposer au discours colonial dominant n’y font pas recette, puisque la réalisation tentée par Si Mokhtar et Rachid de leur identité musulmane (certes problématique...) dans un voyage à La Mecque échoue : les deux personnages ne peuvent quitter la soute du navire une fois arrivés, et c’est là que Si Mokhtar racontera à Rachid l’histoire de leur tribu : la réduction implicite de l’Islam à une histoire tribale qu’on pourrait lire là ne serait alors qu’un des sacrilèges de la vie et de l’œuvre de Kateb Yacine ! Mais l’identité tribale, certes beaucoup plus présente dans le roman, n’en connaîtra pas pour autant une réalisation plus convaincante lors du voyage des deux compères, qui ont enlevé Nedjma, vers le lieu d’origine de la tribu dispersée : exécuteur des consignes de l’Ancêtre disparu, le Nègre gardien du Nadhor retiendra Nedjma et tuera Si Mokhtar d’une décharge de chevrotine dans le gros orteil, séquence dont l’invraisemblance grotesque participe avec d’autres éléments pour faire dire à certains critiques que cet épisode n’est peut-être que rêvé par Rachid dans la fumerie au-dessus de la caverne du Rhummel où Nedjma fut conçue, dont il est devenu le gardien halluciné.

S’il récuse l’illusion épique, Nedjma n’en est pas moins parcouru souvent du souffle de l’épopée. Le récit mythique de l’histoire de la tribu y dynamite souvent le modèle romanesque hérité, même si l’épique à son tour est souvent corrodé par l’humour féroce de telle formule ou de telle situation. Dès lors ce roman résonne souvent dans un registre proche de celui de la tragédie grecque, que l’on retrouve d’ailleurs dans le cycle théâtral qu’écrivait Kateb à la même époque, Le Cercle des représailles (1959).

Double culture et engagement

Les débuts du roman algérien sont contemporains de la guerre d’Algérie ou de ses prémisses, et beaucoup de lecteurs français ou algériens associent encore l’émergence de cette littérature à cet événement politique capital pour la mutation des mentalités de toute une génération. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, il y a peu de romans algériens consacrés à la guerre d’Algérie, même si les blessures de celle-ci sont en filigrane dans un grand nombre d’entre eux. On a par contre l’impression que l’itinéraire de l’intellectuel vers cet engagement commence par une description de sa double culture et des contradictions de comportement qu’elle entraîne dans la vie quotidienne, et que cette description débouchera ensuite sur un cahier de doléances adressé à la culture humaniste française qui n’a pas tenu ses promesses, pour n’arriver que dans un troisième temps à des récits d’engagement proprement dit dans la guerre elle-même.

On a vu comme La Colline oubliée de Mouloud Mammeri pouvait être lu comme le roman d’une blessure apportée par la culture européenne et ses mirages de progrès dans une société traditionnelle dont toute modification de ses équilibres immémoriaux ne peut qu’entraîner la mort, sans aucune contrepartie d’amélioration de la vie. Du même auteur, Le Sommeil du juste (1955) nous fait lire trois ans plus tard une véritable lettre de doléances, assez virulente, du héros principal, Arezki, au professeur qu’il a tant admiré et qui l’a amené à rejeter les traditions dont il est issu. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1965, que le même auteur publiera L’Opium et le bâton, roman-fresque de la guerre d’Algérie proprement dite.

De manière comparable, Assia Djebar, première romancière algérienne et actuellement encore une des meilleures représentantes de l’écriture féminine dans ce pays, avait commencé par deux romans publiés par Julliard, l’éditeur à succès de Françoise Sagan peu avant, où se voyait la découverte de la féminité et du couple dans le contexte de la rencontre de deux cultures dont ce thème est précisément un des lieux majeurs de divergence. Or lorsqu’elle écrivait La Soif, publié en 1957, elle participait déjà, normalienne, à la grande grève des étudiants algériens, et son militantisme se retrouvera donc tout naturellement dans les romans qu’elle publiera en 1962 et 1967.

Inversement, le premier à être perçu d’emblée comme écrivain de la guerre est Malek Haddad, peut-être plus d’ailleurs dans ses poèmes, où l’on sent l’influence d’Aragon ou Eluard (Le Malheur en danger, 1956, Ecoute et je t’appelle, 1961) que dans ses romans : La Dernière impression (1958), Je t'offrirai un gazelle (1959), L'Elève et la leçon (1960), Le Quai aux fleurs ne répond plus (1961). Mais en fait ces courts romans sont d’écriture plus lyrique qu’épique, et toujours centrés sur le drame de conscience individuel d’intellectuels de culture française plus que bilingue, comme celle de l’auteur lui-même, et néanmoins confrontés à la rupture par la violence de cette guerre et de leurs propres contradictions internes, de l’harmonie personnelle et collective à laquelle ils aspiraient à contre-courant.

Assia Djebar, la première, tente une fresque de la Société algérienne en guerre dépassant l'écriture quelque peu monologique de Malek Haddad, avec Les Enfants du Nouveau Monde (1962). Dépassant l'écriture parfois auto-complaisante de Malek Haddad, Assia Djebar passe, du moins dans son projet qui est de donner voix aux principales paroles en présence, à ce qu’on pourrait appeler une énonciation à la troisième personne. Car pour être représentatives des différents vécus en présence, ces paroles doivent nécessairement être distanciées, dans leur juxtaposition symbolique elle-même. Mais ce roman, pourtant assez bien venu, souffre de la contradiction entre un projet didactique parfois rigide, même s'il sait éviter le manichéisme, et la projection de l'auteur dans l'un de ses personnages, intellectuelle algérienne acculturée comme elle, qui le rend cependant attachant.

Cette contradiction, qu'Assia Djebar a atténuée dans Les Alouettes naïves (1967), se retrouve dans L'Opium et le bâton de Mouloud Mammeri. Aussi l'adaptation cinématographique de ce roman par Ahmed Rachedi en 1970 a-t-elle pu facilement le défigurer en en développant exclusivement la dimension épique, au détriment de toute l'intériorité du personnage principal, intérêt essentiel de ce roman qui n'est pas le meilleur de Mouloud Mammeri.

Une fois l’Indépendance acquise, Malek Haddad a pratiquement cessé d’écrire, considérant que continuer à écrire en français tout en revendiquant une arabisation à laquelle il n’avait pas la formation nécessaire pour participer était contradictoire. Il est mort en 1978 dans la contradiction culturelle dans laquelle il avait toujours vécu, et que les fonctions officielles de censeur déguisé qu’il occupa à partir de 1968 ne l’ont certes pas aidé à résoudre. Contradictions qui sont aussi celles du Parti Communiste Français, dont il était très proche, dans son attitude vis-à-vis de l’Algérie : On peut ainsi se demander si le peu de romans algériens consacrés à la guerre ne tient pas en partie à une sorte d’ambiguïté de la « commande » implicite à laquelle répondent le plus souvent les textes suscités par un événement politique aussi grave ? Les romans consacrés à la guerre plusieurs années après l’Indépendance par la nouvelle génération d’écrivains, dont Boudjedra, Bourboune ou Farès sont parmi les plus connus, montreront que parler de la guerre, sauf à reproduire les directives du pouvoir, peut très vite verser dans la « subversion », car la première subversion est peut-être celle de la mémoire, dans un pays qui se cultivera vite amnésique.

L’Indépendance et sa stupeur

Même s’il parle peu de cette guerre, on a vu que l’existence et la reconnaissance du roman algérien sont en grande partie inséparables de cette guerre, qui peut expliquer à la fois l’intérêt militant (et inconsciemment paternaliste) d’une partie de ses lecteurs, et le refus violent d’autres, jusque encore dans les années 90. Une telle logique de subordination de la création à des impératifs politiques supposés fera nécessairement s’attendre au dépérissement d’une production censée participer à une dynamique militante, une fois l’Indépendance acquise. On a pu annoncer également que l’arabisation étant l’un des objectifs prioritaires des mouvements nationalistes, les littératures maghrébines étaient condamnées à mourir jeunes. Or, ces littératures ont connu dans les années 70 un prodigieux développement, qui ne permet plus actuellement les jugements paternalistes les subordonnant à une actualité politique toujours éphémère.

Il est vrai cependant que les années qui suivirent l’Indépendance de l’Algérie, après l’éphémère flambée de témoignages des deux premières, ont très vite été celles d’une inquiétante baisse de la production romanesque de ce pays. Les tableaux récapitulatifs proposés par Jean Déjeux (par exemple dans Maghreb : Littératures de langue française, 1993, p. 48) sont éloquents : Si 1962 voit paraître quatre romans, dont des textes aussi capitaux que Qui se souvient de la mer de Mohammed Dib ou Les Enfants du Nouveau Monde d’Assia Djebar, 1963 n’en produit plus que deux, relativement inconnus, et L’Opium et le Bâton de Mouloud Mammeri sera le seul roman de 1965. Par contre depuis 1969 cette production ne cesse d’augmenter, pour atteindre une quarantaine de titres par an dans les années 80, c’est-à-dire dix fois plus qu’avant l’Indépendance, avec de plus des tirages plus élevés. Cette augmentation peut être cependant liée aussi à des événements politiques qui ont créé des dynamiques nouvelles : la prise du pouvoir par le colonel Boumédiène en 1965 situa à nouveau l’Algérie, comme ses deux voisins, dans une dynamique contestataire, cependant que la conjonction dans les années 1980 d’une actualité de l’émigration et de la montée de l’Islamisme devait créer ce développement récent sans précédent. Dans tous ces cas, et sans qu’il soit possible de généraliser, on constate bien que toute littérature émergente est tributaire d’événements qui confèrent soudain à son espace de référence une actualité politique. Mais en même temps les textes les plus importants, y-compris lorsqu’ils ont l’air de répondre à l’actualité, sont le plus souvent ceux qui sans oublier cette actualité posent les problèmes littéraires essentiels qui ne sont pas nécessairement ce qu’un lecteur pressé attendrait d’eux à ce moment.

Tel est le cas de Qui se souvient de la mer de Mohammed Dib en 1962. L’année même de l’Indépendance, ce roman est certes d’abord description de l’horreur de cette guerre, vécue du côté des petites gens d’une ville algérienne. En ce sens certaines comparaisons pourraient y être faites, par exemple autour de ces nombreux vécus d’attente, avec Les Enfants du Nouveau Monde d’Assia Djebar paru la même année. Mais Dib innove dans la postface de son roman en le posant explicitement comme une expérience d’écriture : cette postface montre en effet que face à l’horreur toute description réaliste est impuissante à en rendre le vécu lui-même, et que ce dernier ne peut être que suggéré par une écriture ne tombant pas dans le piège du réalisme. Et il se réclame dans sa tentative de ce qu’avait fait Picasso dans son célèbre Guernica. Dès l’Indépendance, ce roman inaugure ainsi ce qui va devenir à présent le thème dominant de l’œuvre courageuse de Mohammed Dib, qui comme Picasso encore changera par la suite plusieurs fois de « manière » pour atteindre son but : une interrogation de plus en plus angoissée sur les pouvoirs du langage, sur la fuite inévitable du réel et sur cette « rive sauvage » où la folie fascine, qui sera celle de l’entreprise d’écrire. Cours sur la rive sauvage sera d’ailleurs le titre de son roman suivant (1964), qui déconcerta vivement les critiques habitués à réduire l’œuvre de cet auteur, le plus important de la littérature algérienne, à l’écriture supposée « réaliste » et « engagée » de ses trois premiers romans.

Seules des oeuvres de l’importance de celle de Dib ou de Kateb, dont Le Polygone étoilé (1966) déconcerta autant, peuvent en tout cas se permettre alors, du fait de la stature incontournable de leur auteur, de ne pas s’inscrire dans cette sorte d’attente stéréotypée qui accueille nécessairement une littérature « émergente », surtout lorsque comme la littérature algérienne elle est d’existence problématique car liée par bien des lecteurs à une guerre qui vient de s’achever, et dont il est encore difficile pour les anciens militants contre cette guerre qu’en sont souvent ces lecteurs, d’admettre qu’elle n’ait pas produit avec l’Indépendance les résultats qu’ils rêvaient. Dans le discours de la gauche française à qui s’adresse en partie le roman algérien, l’Algérie indépendante va être longtemps présentée comme un modèle de socialisme tiers-mondiste sur lequel tout questionnement apparaîtra comme une intolérable subversion. Il faudra le coup d’état militaire du 19 juin 1965 pour que se lève un moment le voile de cette chape militante, jusqu’à sa récupération très habile par les bénéficiaires de ce coup d’Etat lors du lancement de la Révolution agraire en 1971-72.

On peut dès lors parler d’une véritable seconde naissance du roman algérien dans les années qui suivirent ce coup d’Etat. Ce roman algérien va connaître à partir de là un développement sans précédent, et irréversible cette fois, dû à une nouvelle dynamique de contestation, renforcée sans aucun doute par l’écroulement partiel (et provisoire ?) des « langues de bois » auquel on assista en France en mai 1968, c’est-à-dire au moment où les romans écrits à la suite du coup d’Etat arrivaient au stade de la publication. C’est d’ailleurs également autour de 1968 que commencèrent à paraître, chez l’éditeur « engagé » François Maspéro, les premières études universitaires sur cette littérature, dans la collection dirigée par Albert Memmi.

S’il fit fuir ou emprisonna les intellectuels à son arrivée, le nouveau pouvoir en comprit cependant très vite l’enjeu et tenta d’abord de susciter une littérature dirigée, grâce à une maison d’édition nationalisée, la SNED, devenue plus tard ENAL, et à une revue culturelle du Ministère de l’Information et de la Culture, Promesses, dirigée par Malek Haddad (19 numéros parus, de 1969 à 1974). Le grand mot était alors l’« authenticité », au nom de laquelle des concours de création furent même lancés, qui visaient à produire une littérature commémorative de la guerre, dans laquelle le peuple était nécessairement uni contre le méchant colon, derrière les valeureux héros de la Révolution. Force est de constater que les romans publiés dans cet esprit (Salah Fellah, Les Barbelés de l’existence, 1967, Ahmed Aroua, Quand le soleil se lèvera, 1969, Leïla Aouchal, Une autre vie, 1970, Ahmed Akkache, L’Evasion, 1973, Rachid Mimouni, Le Printemps n’en sera que plus beau, 1978, Yamina Mechakra, La Grotte éclatée, 1979, Châbane Ouahioune, La Maison au bout des champs, 1979, Amar Metref, La Gardienne du feu sacré, 1979, Mouhoub Bennour, Les Enfants des jours sombres, 1980) furent assez peu nombreux et que leurs auteurs, mis à part Rachid Mimouni dont Le Printemps n’en sera que plus beau n’est que rarement signalé depuis que son auteur a publié à Paris des textes bien moins maladroits, ne sont pas restés dans le Panthéon des Lettres algériennes... Surtout, ces romans ne passionnaient pas les foules, et s’entassaient donc sur les rayons des librairies nationalisées, cependant que leurs lecteurs potentiels répondaient à une enquête sur la lecture que j’avais faite alors (voir ma Littérature algérienne et ses lecteurs, 1974), que la littérature nationale les intéressait peu parce que ses thèmes dominants étaient la guerre et la description des villages. Pourtant cette littérature de commémoration épique devait produire quelques années plus tard un écrivain de la guerre dont il faut reconnaître le souffle même s’il n’a pas ébranlé le fonctionnement littéraire algérien : Azzedine Bounemeur (Les Bandits de l’Atlas, 1983, Les Lions e la Nuit, 1985, L’Atlas en feu, 1987, Cette Guerre qui ne dit pas son nom, 1993).

Cette époque sera donc celle où l’écrivain, principalement de langue française, sera interpellé par un public déçu par l’Indépendance, et qui attendra de lui les mots pour dire son mal-être, ses aspirations rentrées. La semi-extranéïté de l’écrivain de langue française, surtout lorsqu’il est reconnu par l’institution littéraire internationale tout en restant une sorte de porte-parole des siens, lui permet en effet d’échapper à une sorte de consensus obligatoire, de norme qui régit la communication à l’intérieur du groupe. On attendra de lui la parole que de l’intérieur du cercle on ne peut énoncer, tout en la réclamant.

Ce qu’on a pu appeler une seconde naissance du roman algérien à la fin des années soixante et surtout au début des années soixante-dix procède donc d’emblée d’une dynamique de rupture, dont la manifestation la plus connue est La Répudiation (1969) de Rachid Boudjedra. Ce texte sera en effet la manifestation scandaleuse des deux paroles indicibles dans le système clos du discours algérien convenu : celle de la sexualité et celle de la mémoire. Ce roman a surtout été perçu comme une violente dénonciation de l’hypocrisie sexuelle du « Clan » des commerçants qui détient le pouvoir, « allié aux mouches et à Dieu », et a participé à créer l’image qui fut longtemps celle du roman maghrébin dans les années 70 : celle d’un espace pour les paroles illicites, ou simplement pour la dénonciation. On verra donc dans ces années 70 surgir de nouveaux écrivains portés par cette attente contestataire d’une jeunesse souffrant de la clôture dans laquelle elle était enfermée par le pouvoir et les conformismes. Mais jeunesse également privée d’une mémoire collective, très vite perçue comme confisquée par l’historiographie officielle d’un pouvoir peu désireux de voir mis au clair certains épisodes de la guerre.

La mémoire en tant qu'intermédiaire et reconstruction du réel, entre l'événement passé et le présent du récit, n'est que rarement interrogée en tant que telle dans les textes de qualité médiocre dont il a été question plus haut. Elle est au contraire un des thèmes essentiels, plutôt que le souvenir qu'elle porte, de la plupart des meilleurs textes. Elle est le centre de La Danse du Roi (1968) de Mohammed Dib, où deux rescapés des maquis tentent alternativement de se raconter l'un à l'autre un souvenir intolérable et hallucinant, et s'enferment dans un jeu parodique qui soulignera surtout leur propre inutilité dans une Société qui n'a plus que faire de leur mémoire, sur laquelle pourtant elle se fonde. Elle est aussi le centre des deux romans suivants du même auteur, Dieu en Barbarie (1970) et Le Maître de chasse (1973), où le désir sincère de Kamal Waëd, homme de pouvoir, d’installer le progrès dans son pays ne peut qu’échouer faute de reconnaître l’origine même du pouvoir qu’il a entre les mains. Projetant sur son pays des modèles de développement forgés ailleurs et amnésiques, Kamal ne peut en fin de compte que faire appel à l’armée et révéler que la volonté de progrès elle-même peut être violence à l’être.

La mémoire est également le centre, la même année 1968, du Muezzin de Mourad Bourboune, féroce et brillante histoire du retour de Saïd Ramiz, muezzin bègue et athée, mis à l’écart à l’Indépendance, et bien décidé à faire exploser la ville de ceux qui étaient pressés de s’asseoir, pour continuer la Révolution inachevée. Si dans La Danse du Roi de Mohammed Dib ce grand portail de la fin du roman qui s'ouvre au petit matin sur le vide pour ceux-là que leur mémoire hallucinée rend étrangers dans leur propre pays est lourd d'interprétations possibles, la condamnation de cette exclusion de la mémoire par la ville nouvelle est explicite chez Bourboune et chez Boudjedra. L'un et l'autre décrivent une Cité nouvelle où la mémoire est interdite, et où dans une ville construite par les maçons de la onzième heure, les tenants du rêve n'ont plus qu'à rejoindre la "cohorte des éclopés, les vaincus de l'espérance, les parias de la gloire, les détruits par leur propre victoire : déchets dans un monde qu'ils ont fait naître" (Le Muezzin, p. 139). La Révolution est aux mains des avorteurs, et celui qui veut s'en souvenir est à l'hôpital ou en prison. La mémoire est subversive, parce qu'au récit d'une unanimité de convention du peuple et de ses dirigeants révolutionnaires, par lequel les romans maladroits publiés à la SNED se coupent du réel, elle substituerait celui des trahisons et des meurtres fratricides. C'est le thème essentiel chez Boudjedra, non seulement de La Répudiation, mais aussi de L'Insolation (1972) qui lui fait suite dans une écriture plus maîtrisée, et surtout du Démantèlement (1982), ainsi que du Vainqueur de coupe (1981).

On trouve une tentative comparable chez un autre nouveau-venu qui bouleverse d'emblée les habitudes narratives du roman algérien : Nabile Farès, dont l'essentiel de l'oeuvre, du moins de Yahia, pas de chance en 1970 à L'Exil et le Désarroi en 1976, peut être lu comme une sorte de dire de la brisure, de l'éclatement de l'être, du corps et du champ/chant par la blessure de la guerre. Blessure qui est aussi celle d'une modernité meurtrière de l'exil, dont la guerre participe. "Exil de la pierre en ce monde. Où l'homme tue. Faisant voler la pierre, ou l'argile, là, au-dessus de nous, pour dire : Aucun lieu en ce monde... Aucun lieu... Que cette déflagration meurtrière de votre terre...", dit l'inscription du Champ des Oliviers (1972), que développe Mémoire de l'Absent (1974), probablement le meilleur livre de cet auteur, avant le poignant désenchantement de L'Exil et le Désarroi qui clôt en 1976 ce cycle d'une guerre-blessure et chant d'écartèlement. La parole éminemment poétique de Farès dans ce cycle est bien en partie ce dire impossible de l'acmé du meurtre, instant insupportablement suspendu, arrêt du temps. Mais une telle entreprise exclut la répétition, l’autocitation qui est devenue un des modes de production les plus intéressants de cette écriture de ressassement qu’est en partie celle de Boudjedra. Habitant l’acmé du meurtre, l’écriture de Farès ne pouvait que finir par se saborder, retournant contre elle-même la violence du pouvoir, dans des textes où la mort des hommes devient aussi la mort réelle de l’écriture. Après La Mort de Salah Baye (1980) l’écriture de plus en plus clairsemée de Farès semble en effet avoir pris comme objet essentiel, consciemment ou non, les signes inefficaces de sa propre extinction.

D’écriture plus traditionnelle, les deux romans injustement méconnus d’Ali Boumahdi, Le Village des Asphodèles (1970) et L’Homme-cigogne du Titteri (1987), sous le récit nostalgique d’une enfance et d’une adolescence définitivement perdues dans le premier, et sous l’apparence d’un conte drolatique sur les dysfonctionnements bureaucratiques de l’Algérie indépendante, en développent sans tapage une critique acérée et redoutable, de laquelle se dégage également un goût de mort que conforte la rareté de cette écriture qui se situe en-dehors de tous les circuits habituels de lecture de cette littérature.

Il y a enfin une dynamique comparable chez Rabah Belamri, récemment disparu, qu’on connaissait d’abord comme un excellent conteur, parcourant les écoles et les associations culturelles de la région parisienne, et ayant publié de fort bons recueils de contes au début des années 80. La discrétion, l’humilité de récits semi-autobiographiques apparemment intimistes comme Regard blessé (1987), L’Asile de pierre (1989), Femmes sans visage (1992) laissent cependant sentir très vite une violence profonde, une sensation aiguë et tragique de la perte derrière lesquels la condamnation est sans doute plus acérée que chez des écrivains qui la proclament parfois davantage. Et parallèlement à ces récits, Rabah Belamri est aussi un excellent poète, dont on reparlera à ce titre dans le second volume.

On voit que les choses ne sont pas si simples que l'explosion idéologique des années 70 le laissait penser. La violence fondatrice du texte littéraire maghrébin, si elle s'accompagne souvent d'opposition politique, est-elle vraiment opposition au pouvoir en place ? N'est-ce pas tomber dans les plus grands simplismes d'une histoire littéraire bien dépassée, que de confondre la marginalité du texte, et l'opposition politique de son auteur ? D'ailleurs cette opposition politique est-elle toujours aussi grande que l'on veut bien le dire, et l'exemple de Boudjedra devenu un officiel du régime et continuant à produire des textes aussi subversifs que Le Démantèlement ne doit-il pas faire réfléchir ? On en arrive ainsi à proposer, qu'au lieu d'une opposition à tel régime politique, qui pourrait devenir dans ce cas participation à une autre orientation, la violence fondatrice du texte romanesque réside plutôt dans sa différence de nature, et sa complémentarité néanmoins, avec le discours idéologique quel qu'il soit.

Les années 70 ont donc été celles d’une seconde et décisive naissance du roman algérien, à partir d’une dynamique de contestation à l’impact bien plus grand que celui que lui avait donné la problématique de la guerre d’Algérie dans les années 50 et 60. Mais elles ont également permis aux écrivains, une fois leur reconnaissance évidente en même temps que celle du pays dont ils se réclament, de dépasser un contexte d’émergence collective, pour se consacrer enfin à leurs exigences profondes d’écriture proprement dite, pour développer la singularité du dire de chacun.

Pouvoirs et dérision de la parole

Ce dualisme entre nécessités collectives et fondamentale singularité de chaque écriture, dans lequel naissent la plupart des littératures émergentes avait été bien décrit par Mohammed Dib dès les années cinquante, où il avait volontairement mis en attente les textes de recherche qu’il écrivait déjà, pour privilégier une écriture militante commandée par le combat national, puis lorsqu’à partir de Qui se souvient de la mer en 1962 il considérait que libéré des nécessités collectives il pouvait enfin donner libre cours aux préoccupations d’écriture qui avaient toujours été les siennes. Ce qui fait que l’essentiel de son œuvre, qui est majoritairement postérieure à 1962, sera une succession de « manières » différentes, dont chacune tente de cerner d’un peu plus près la limite toujours plus hallucinée de cette « Rive sauvage » qui donne son titre au roman publié en 1964, Cours sur la rive sauvage.

Que ce soit dans Qui se souvient de la mer, dans Cours sur la rive sauvage, dans La Danse du Roi ou dans Dieu en Barbarie, à chaque fois la quête du sens par le personnage central débouche sur une fin dérisoire : ce grand rire strident de Hellé ou de Kamal dans la nuit déserte, cet arrêt du temps dans la ville des profondeurs enfin rejointe par le narrateur de Qui se souvient de la mer ou cette parodie théâtrale à laquelle aboutissent Rodwan et Arfia dans La Danse du Roi exhibent d’abord, théâtralement, la vanité du sens : toute signification est dérisoire, à commencer par celle à laquelle on a sacrifié sa vie entière. Le Maître de chasse poussera à l'extrême cette contradiction. Les Mendiants de Dieu sont partis chercher une réponse dans le village le plus pauvre, le plus éloigné de toute "civilisation", ce qui ne peut que se terminer tragiquement car l'armée envoyée par Kamal pour mettre fin à ce désordre, tire. La logique du bonheur technocratique est une logique violente, mais de plus sa violence est sans objet, car les Mendiants de Dieu non plus ne trouveront pas la réponse qu'ils étaient venue chercher : Peut-il y avoir une réponse donnée dans les mots ? Les villageois confondus avec cette rocaille dans laquelle ils vivent ont refusé l'aide que ce groupe de citadins était venue leur porter, et la réponse, finalement, n'en est pas une :

Rien. Voilà qui me met en joie. Une réponse se réduisant au mot rien, il y a de quoi être comblé. Je m'en tiens là, moi aussi, je n'ajoute pas autre chose. La parole est maintenant à la pupille du jour dilatée sur ces montagnes. Elle est au vent et à la lumière qui balaient leur solitude. Elle est à l'après-midi qui ne passe plus. (p. 73).

Habel (1977) pourrait se lire à un premier niveau comme l'histoire d'un jeune émigré maghrébin dans Paris. Cette dimension n'est bien sûr pas absente de ce texte, qui comme toute l'oeuvre de Dib est aussi une réflexion sur la modernité et sa violence. Violence de l'exil qui sépare. Violence avec les victimes de laquelle Habel souvent s'identifie : cet individu rossé étalé dans la pisse des toilettes d'un café, ce jeune homme qui s'émascule lui-même devant un parterre choisi dans cette étrange cérémonie à laquelle Habel est convié par "Le Vieux", alias "La Dame de la Merci" avant d'être prostitué par lui. La réflexion politique est latente derrière celle sur les pouvoirs de la parole. Mais elle ne peut être lue de manière univoque. La jouissance est brouillage du sens et installe l'ambiguïté. Espace du dédoublement, de l'inversion du sens comme des identités, la ville est aussi parole double et temps dédoublé. Habel dialogue avec son frère resté au pays, depuis ce carrefour (la Fontaine Saint-Michel) où il a vu la mort en face et où elle se dédouble à son tour en Lily, elle-même double inverse et vertigineux de Sabine, et dédoublée à son tour par la Dame de la Merci. Car si Habel a vu l'Ange de la Mort, il devient à son tour, tout fruste qu'il puisse paraître par ailleurs, par exemple lorsqu'il vole les papiers d’Éric Merrain pour "les jeter aux chiottes", celui qui est chargé "de donner à chaque chose très précisément un nom". Son entrée finale délibérée en folie peut être lue ainsi comme une nouvelle métaphore de l'écriture du désastre dont Habel dans sa rencontre avec le Vieux, écrivain connu dont les papiers volés l'ont en quelque sorte rattrapé, est devenu le gardien.

Dans Les Terrasses d'Orsol (1985), on retrouve d'abord une quête initiatique qui peut rappeler par certains aspects celle de Qui se souvient de la mer ou de Cours sur la Rive sauvage. Mais une fois de plus la quête ne dévoile qu'une évidence que son énormité seule cachait, comme le faisait l'identité de Kamal Waëd dans Dieu en Barbarie. Évidence dont le sens est grandement politique, comme le sont l'identité de Kamal dans ce roman ou la prostitution du héros dans Habel. Sens politique dont l'évidence devient simple lorsqu'on ne l'attend plus, mais où l'on rencontre comme par hasard un personnage qui a tout d'un immigré. Pourtant il serait vain de se limiter à cette signification possible, car sinon pourquoi tous ces glissements sur les noms, par exemple, comme ceux d'Orsol et Jarbher qui désignent leur gratuité, ou celui même d'Eïd qui se modifie dans le livre pour se fondre presque, phonétiquement, avec ceux de ses partenaires féminines ? Derrière le nom, c'est encore une fois de l'être même du quêteur qu'il s'agit, qui va trouver dans l'amour une gloire devant laquelle l'enquête initiale n'est plus qu'un leurre. Pourtant l'amour lui-même existe-t-il vraiment ? Car comment faut-il comprendre le sacrifice d'Eïd (devenu Ed) le quêteur revenu dans la ville qui est celle aussi d'Aëlle, par un ballet nocturne infernal de motocyclistes toutes femmes ? Et cependant dans l'amour l'être tout entier est engagé : se révèle ainsi la folie de Faïna dans Le Sommeil d'Eve (1989), possédée par le Loup d'une légende nordique également vivante dans le Maghreb de l'écrivain.

Dans La Danse du Roi, les récits successifs de Rodwan étaient autant de visages de femmes ou de jeunes filles, sous lesquels le récit suivant découvrait un autre visage, et ainsi de suite jusqu'au visage ultime de la morte. L'oeuvre de Dib toute entière peut être lue comme cette levée successive de tous les masques superposés de la littérature comme simulacre, jusqu'à cette découverte d'un envers, d'un en-deçà de la folie même, illustration extrême de ce rapport toujours déçu de la parole avec le sens. Un point commun de l'oeuvre de Dib pouvait être cette dérision, essence même de la tension littéraire à proprement parler du texte, de la perte constante du réel par les mots. On n’en sera que plus surpris par la fraîcheur et la profondeur conjointes de son dernier roman « nordique » à ce jour, L’Infante maure (1994), où sous leur apparente simplicité les paroles croisées d’un père et de sa fille de cultures différentes tressent des variations sur la perte et la profondeur de vivre qui font probablement de ce texte un des plus grands romans de tous les temps. De même le tout dernier recueil de nouvelles La Nuit sauvage (1995) nous livre des récits d’une violence inouïe sur toutes les horreurs de l’Histoire mondiale récente, aussi bien l’Holocauste que la Bosnie, que la guerre d’Algérie bien sûr, et nous permet de retrouver en même temps des échos saisissants de la plus grande partie de l’œuvre antérieure de l’auteur. Œuvre qui apparaît ainsi comme n’ayant jamais cessé, même aux moments où certains critiques ne suivaient plus son exigence littéraire toujours plus grande, d’être attentive aux scandales politiques les plus révoltants de notre modernité.

On l’aura compris : cette dérision soulignée ici, et qu’on aurait pu développer encore plus dans Le Désert sans détour (1992) n’est jamais sarcasme ou indifférence, mais au contraire manifestation essentielle du vécu le plus profond et peut-être le plus effrayant en chacun de nous. Dès lors toute localisation de l’œuvre de Dib serait la plus grande des dérisions : cette œuvre dépasse de très loin tous les cadres dans lesquels une critique paternaliste a souvent tenté de l’enfermer, entre autres parce qu’elle pose la question de la possibilité même du sens.

L’écriture comme projet

Pourtant en ce qui concerne l’Algérie la sollicitation par le réel est particulièrement insistante, et trop souvent cruelle. Mais l’écrivain algérien est-il de ce fait condamné à n’être que l’enregistreur ou le témoin de cette horreur dont les années 70 ne laissaient certes pas prévoir encore le développement que l’on connaît dans les années 90 ?

Les années 70 vont fournir aux écrivains un thème de circonstance à propos duquel ce malentendu fécond de leur relation avec le réel va se manifester : une série d’assassinats racistes d’émigrés en France mettra soudain en évidence la réalité de l’émigration maghrébine, dont les deux pays concernés ne parlaient encore qu’avec réticence, et parlent sans doute encore de manière inadaptée : des deux côtés en effet de la Méditerranée cette émigration oblige à repenser les définitions identitaires. Les écrivains maghrébins vont dès lors être sollicités comme porte-paroles, comme témoins. Mais les textes qu’ils produisent alors vont beaucoup plus loin que cette « commande » : on l’a vu pour Habel de Mohammed Dib. La marge sociale dans laquelle se situe l’émigration y devient une sorte de prétexte, de lieu privilégié pour cette autre marge qu’est celle de l’écriture, et lui fournit un angle d’observation saisissant le réel à une profondeur sans commune mesure avec la commande circonstancielle de l’horizon d’attente des lecteurs. C’est le cas aussi pour Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975) de Rachid Boudjedra, dont la relative maladresse, comparée à la maîtrise de Habel, permet cependant de souligner un certain décalage de la recherche littéraire et de la réalité brute. Le propos de Boudjedra y est en effet beaucoup plus l’exercice d’écriture, où la double paternité de Claude Simon et de la sémiologie, entre autres, est revendiquée, que la description d’un quotidien de l’émigré : son personnage, d’ailleurs, meurt avant même d’avoir pu connaître cette quotidienneté.

Les romans suivants de Boudjedra s’inscrivent dans une logique d’écriture qui, si elle se nourrit du quotidien de l’Algérie, obéit néanmoins à des nécessités qui sont davantage celles du développement d’une œuvre que celles du témoignage immédiat. On y soulignera entre autres, à côté de grands romans touffus, baroques et parfois auto-complaisants comme La Macération, La Prise de Gibraltar (1987) ou Le Désordre des choses (1991), des textes plus courts, apparemment plus limpides et hautement ciselés, comme L’Escargot entêté (1977), La Pluie (1986), et enfin Timimoun (1994), qui est sans doute un des meilleurs romans de cet auteur souvent contradictoire. Et si le texte de 1977 est une intéressante description de l’intérieur d’un bureaucrate obsessionnel à travers lequel on peut lire la névrose de tout un système, les variations sur la solitude qu’ils développent tous débouchent tout naturellement sur la solitude de l’exercice d’écrire. Exercice dont La Pluie souligne la dimension féminine, qu’on retrouve en partie dans Timimoun, et à partir de laquelle on pourrait faire une comparaison intéressante entre Boudjedra et le marocain Ben Jelloun, dans des textes à peu près contemporains comme L’Enfant de sable, et La Nuit sacrée, dont on sait qu’il valut le prix Goncourt à son auteur.

Chez les deux auteurs, de plus, cette représentation féminine de l’écriture s’accompagne d’un retour du père, mourant, certes, dans La Macération de Boudjedra et Jour de silence à Tanger de Ben Jelloun, mais modifiant par ce retour le processus complexe de séduction de la lecture occidentale, auquel il avait jusque là été sacrifié : l’entrée de Boudjedra dans la reconnaissance littéraire ne s’était-elle pas faite en partie par cette virulente charge contre le père qu’étaient La Répudiation et L’Insolation, romans dont la dynamique était en même temps celle d’une affirmation violente de la sexualité virile du fils ? Chez Kateb déjà on avait vu l’entrée dans la « gueule du loup » de la langue française, qui est aussi et surtout celle de l’exercice de littérature, s’accompagner d’une démission du père et d’un abandon du bagage historique de la culture qu’il représentait. A partir des 1001 années de la nostalgie (1979) et du Démantèlement (1982), Boudjedra dépassera ainsi la subversion politique immédiate de la mémoire du maquis, qui soulignait la trahison des pères, en l’inscrivant dans une réappropriation plus vaste de l’Histoire, dont la culture arabe du père deviendra un élément incontournable et glorifié. Même si l’affichage très discutable par Boudjedra de son passage supposé à l’écriture en arabe entre 1982 et 1991 a pu être lu comme un opportunisme bien ambigu, il procède sans aucun doute de la même dynamique.

De façon moins ostentatoire c’est également à une réappropriation de l’Histoire, cohérente d’ailleurs avec sa formation universitaire d’historienne, que procède Assia Djebar à partir de Femmes d’Alger dans leur appartement, nouvelles parues en 1980, et surtout L’Amour, la fantasia (1985), qui reste son meilleur roman. Ce dialogue avec l’Histoire bien différent certes de celui de Boudjedra, est quête jamais terminée d’une voix. Voix féminine peu entendue et peu licite en terre maghrébine, réservée à un univers de l’intime que des descriptions hâtives présentent en général comme un refuge contre l’histoire et ses violences. Ses deux fresques de la guerre d’Algérie, Les Enfants du nouveau Monde, et Les Alouettes naïves montraient déjà, au contraire, que cette guerre était autant affaire de femmes que d’hommes, particulièrement dans certaines de ses expériences les plus violentes, et recherchaient à travers une sorte d’épaisseur du temps, entre autres, un vécu féminin de cette violence, ainsi qu’une voix féminine et en quelque sorte sororale pour le dire. L’Amour, la fantasia élargit le champ historique en décrivant la prise d’Alger en 1830 déjà comme une sorte de viol fantasmatique d’un espace féminin, et parallèlement l’entrée dans la langue française (et donc aussi dans la littérature), comme une perte au niveau de la féminité la plus intime, ressentie comme une autre violence, une autre modalité de cette « gueule du loup », encore. Et en même temps cette langue française assimilée grâce au père met assez paradoxalement celle qui l’habite, à la fois dans une sorte d’exclusion de sa propre intimité, et dans une solidarité sororale avec toutes celles qui ne la possèdent pas. De celles-ci il s’agit de devenir la voix, et en même temps l’intermédiaire vers une libération ambiguë, puisqu’elle mène aussi à une nouvelle solitude : celle de la seconde épouse soudain confrontée à ce carrefour énigmatique et ouvert à la fin d’Ombre sultane (1987). Celle de toutes ces femmes d’hier et d’aujourd’hui dont Vaste est la prison (1995) dresse une nouvelle fresque, dans cet entrecroisement si particulier à l’écriture d’Assia Djebar entre le récit autobiographique et celui d’une sorte de communauté étalée dans l’histoire d’expériences féminines algériennes de milieux divers.

On peut adhérer moins qu’à ces trois romans, à cette autre histoire collective de femmes qu’est Loin de Médine (1991), reconstitution historique romancée de la vie des femmes qui entourèrent le Prophète et peuplent encore la mémoire de l’Islam. Son projet est cependant cohérent avec eux : trouver une sorte de voix collective immémoriale des femmes en civilisation musulmane, et inscrire celle de l’auteur en une sorte d’amplificateur, à la fois singulier et multiple. Certes, Assia Djebar n’est pas la seule, depuis les années soixante, à proposer à ses lecteurs l’expression d’une sorte de parole féminine. Ni même à développer cette expression dans une perspective historique. Cependant l’histoire dont il s’agit ici est celle d’une longue mémoire de violences, parmi lesquelles celle, ambiguë, de la langue de l’autre donne à ces romans une musicalité toute particulière : cette langue est en effet devenue celle de l’écriture et d’une parole libérée en même temps que mutilée dans cette libération.

Le propos de Leïla Sebbar est différent, mais se situe dans une quête comparable de paroles non encore codifiées. D’ailleurs le statut même de cette romancière au sein d’un ensemble « romanciers algériens » pose problème, ce qui fait qu’on reparlera d’elle dans le troisième volume. Il est intéressant cependant de souligner chez elle un itinéraire qui va également du témoignage vers une sorte de fonction de porte-voix des traditionnels exclus de la parole. Fonction qui va l’amener grâce à l’absence de statut des paroles auxquelles elle donne voix, à faire elle aussi de la possibilité même de dire, et de la nature de la parole produite, un des centres de son œuvre.

Leïla Sebbar avait commencé par publier deux essais féministes (On tue les petites filles, 1978, Le Pédophile et la maman, 1980) sans rapport direct avec l’univers maghrébin ou émigré. Elle aborde cependant le roman en donnant voix aux femmes immigrées dans Fatima ou les algériennes au square (1981), récit qui est encore à la limite de l’enquête sociologique, mais dans lequel l’entrée en littérature de voix analphabètes traditionnellement considérées comme non-littéraires donne lieu à un travail d’écriture intéressant. De son œuvre déjà bien fournie et assez diverse, on retiendra surtout pour ce chapitre la série des « Shérazade » (Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, 1982, Les Carnets de Shérazade, 1985, Le Fou de Shérazade, 1991), qui bouscule les représentations habituelles de la « beurette » à travers un personnage attachant dont une des préoccupations inattendues est par exemple de retrouver les traces d’Arthur Rimbaud, de même que le jeune délinquant de J.H. cherche âme sœur (1987) nous fait vivre son enthousiasme non moins inattendu pour Nedjma de Kateb Yacine, découvert par hasard à la bibliothèque de la prison. Shérazade ne porte pas pour rien le nom de l’héroïne des 1001 Nuits sur laquelle Ombre sultane d’Assia Djebar était aussi une variation : la question est bien celle de la parole, et plus précisément de la parole littéraire. La parole, ou le silence, qui donne son titre au roman le plus récent et le plus achevé de Leïla Sebbar : Le Silence des rives (1993). « Qui me dira les mots de ma mère », y répète dans l’imminence de la mort un émigré solitaire, dont la voix que lui prête Leïla Sebbar développe un registre nouveau, à la fois simple et juste.

Plus récemment enfin, une autre voix féminine a surgi, elle aussi difficile à localiser : Nina Bouraoui, née à Rennes et vivant en France, sera étudiée plus en détail dans le 3° volume, avec les écrivains de la « 2° génération ». Mais son premier roman, La Voyeuse interdite (1991) situe son action à Alger, même si la localisation de ses deux romans suivants Poing mort (1992) et Le Bal des murènes (1996) n’est plus algérienne. On signale seulement ces textes ici pour la difficulté de la localisation, pour le critique, de cette écriture dont le jeu cruel avec la mort ou l’absence d’amour plutôt que la haine interpellent.

Un réel têtu et cruel

Le réel deviendra cependant de plus en plus insistant au début des années 80, et ce dans deux espaces culturels différents. En France on verra la naissance d’une nouvelle littérature écrite par ce qu’on a appelé la « 2° génération de l’émigration maghrébine ». On parlera de ces textes dans le 3° volume, car les problèmes de lecture et de délimitation de corpus qu’ils posent sont spécifiques. Soulignons-y cependant une écriture se réclamant parfois de ce que le réel peut avoir, surtout dans l’espace des banlieues, de moins littéraire. Écriture qui nous amènera à réfléchir sur la possibilité même d’une production littéraire dans des espaces culturels aussi privés de parole que l’Immigration.

En Algérie même, la dérive du système laisse de moins en moins place aux illusions, et de nouveaux écrivains surgissent, parmi lesquels Rachid Mimouni surtout tiendra jusqu’à sa mort en exil en 1995 le rôle de dénonciateur qui fut un temps celui de Boudjedra. Son premier roman, Le Printemps n’en sera que plus beau (1978) a pu être lu comme un exercice au thème convenu (un épisode tragique du maquis) dans lequel l'admiration de l'auteur pour Kateb Yacine était évidente. Cependant ce choix d'un modèle difficile marquait déjà une assez grande exigence littéraire, à une époque où la Société Nationale d’Édition (SNED) publiait plutôt des oeuvres de commémoration assez médiocres. Le véritable démarrage littéraire de Mimouni date du Fleuve détourné (1982), qui est aussi son premier roman publié en France. Cette parabole de la Révolution détournée contient déjà la forte contestation politique des oeuvres suivantes, même si le modèle du Polygone étoilé de Kateb y est encore présent. C'est avec Tombéza (1984) que s'affirme véritablement la maturité de cette écriture de l'horreur à laquelle l'Algérie est parvenue, sous une plume à laquelle son apparente froideur donne une férocité inégalée.

On a souvent comparé la violence de Mimouni à celle de Boudjedra, lui aussi influencé par Kateb. Et cette fonction comparable a été soulignée de plus en 1992 lorsqu’ils ont publié en même temps deux essais sur l’islamisme qui commençait sinistrement à se développer : De la Barbarie en général et de l’intégrisme en particulier (Mimouni) et FIS de la haine (Boudjedra). Mais à la logorrhée de Boudjedra (sauf dans L’Escargot entêté, La Soif et Timimoun), Mimouni oppose depuis Tombéza cette force tranquille de la concision de petites séquences qui lui donnent une efficacité bien plus grande. Aussi peut-il aisément passer de l'événementiel cru de Tombéza, succession de courtes séquences où l’horreur s’étale sur toute une vie, reflet de la constante horreur que connut l’Algérie tant coloniale qu’indépendante, à l'utilisation distanciée des formes de l'oralité qu'il pratique dans L'Honneur de la Tribu (1989) pour narrer la destruction progressive du même pays par les faux technocrates au pouvoir, puis à l'allégorie transparente de la vie et de la mort d'un tyran dans Une Peine à vivre (1991). Cette maîtrise prometteuse s’estompe cependant quelque peu dans La Malédiction (1993), peut-être parce que la laideur qui gagne ne laisse plus de place à la littérature ?

L’envahissement du littéraire par un réel de plus en plus dur est visible également chez un nouvel écrivain à l'itinéraire comparable à celui de Mimouni, Abdelkader Djemaï, qui se détourne lui aussi de l'écriture rocailleuse de son premier roman, Saison de pierres (1986), pour nous livrer avec Un Eté de cendres (1995), et surtout avec Sable rouge (1996) une chronique mi-réelle mi romancée de la quotidienneté d'Alger ou d’Oran en période de terrorisme dont l'humour féroce et dépouillé à la fois sont certes plus efficaces, tant pour la critique politique que pour l'intérêt du lecteur, qui découvre en ces temps de réel oppressant que la distance littéraire est souvent bien utile pour faire passer le témoignage.

La laideur en tout cas a eu raison le 26 mai 1993 de celui qui était devenu une sorte de symbole de résistance intellectuelle, et conciliait une remarquable activité journalistique libre (journaliste à Algérie Actualité, il avait créé et dirigeait Ruptures, devenu le meilleur hebdomadaire culturel et politique algérien pour une période malheureusement trop courte), avec une grande exigence de création : Tahar Djaout. Cet écrivain disparu au moment où il donnait le meilleur de lui-même était connu depuis 1975 pour sa poésie, qui apportait un grand renouvellement formel, et qui permettait de l’associer à d’autres poètes prometteurs comme Hamid Tibouchi ou Habib Tengour. Son entrée dans le genre romanesque avec L’Exproprié en 1981 était d’ailleurs celle d’un poète, car ce texte est un hybride souvent déconcertant entre les deux genres. C’est d’ailleurs là un point commun entre l’écriture de Djaout et celle de Tengour, que cette manière de déconcerter le lecteur par des jeux culturels qui sont d’abord des pieds de nez à la bêtise et à l’inculture ambiantes.

Chez Tengour ils donnent lieu dans Le Vieux de la Montagne et Sultan Galièv, tous deux de 1983, à un jeu constant sur le dédoublement ou la fusion des voix et des époques, que l’on peut lire cependant dans un rapport direct avec l’actualité, tant politique qu’autobiographique. Fusion des registres aussi dans L’Épreuve de l’Arc (1990), où l’autobiographique est cependant plus explicitement présent. La difficulté même de lecture des textes de Tengour, comme de ceux du tunisien Abdelwahab Meddeb ou du marocain Abdelkebir Khatibi, lesquels jouent également sur une polyphonie culturelle que peu de lecteurs maîtrisent, est ici revendication, peut-être hautaine ou désespérée pour certains, anachronique pour d’autres, mais nécessaire.

Les trois romans suivants de Djaout sont d’écriture apparemment plus limpide que celle de L’Exproprié, même s’ils usent volontiers de la parabole et d’un humour mordant pour pointer les falsifications de la mémoire par le système en place. Les Chercheurs d’os (1984) narre un périple initiatique à travers le pays à la recherche des os disséminés des martyrs de la guerre, source entre autres de pensions pour leurs survivants. L’Invention du désert (1987), à travers le récit de la narration par l’écrivain d’un épisode de l’Islam médiéval, promène le prophète Ibn Toumert, prêcheur rigide et exalté, sur les Champs Elysées parisiens actuels, au milieu des touristes danoises fort dénudées, pour prendre avec la culture arabo-islamique un recul amusé et acéré à la fois. A travers une autre parabole, celle d’un inventeur que la bêtise de la bureaucratie algérienne actuelle empêche de déposer son brevet, Les Vigiles (1991), sous les petites touches d’une écriture à la fois tranquille et corrosive, provoque chez le lecteur des échos plus sombres, dont le tragique n’est pas loin. Il n’est pas interdit de voir dans le sacrifice du lampiste qui devra payer pour ses chefs une fois l’inventeur primé à l’étranger quelque chose d’une prémonition inconsciente de la mort de l’auteur lui-même. Quoiqu’il en soit c’est bien d’un tragique qui est celui de son pays, mais aussi du statut de l’intellectuel et de l’écriture, que s’approche ainsi cet humour tranquille si particulier à l’écriture des trois derniers romans de Djaout.

La dimension ludique de l’écriture de Djaout et de Tengour apparaît ainsi comme une sorte de sursaut désespéré dans un contexte où l’intelligence, peut-être, n’a tout simplement plus sa place. L’aggravation, la perte de sens généralisée de l’horreur en Algérie depuis le début des années 90 ne va cependant pas éteindre la production littéraire. Mais cette production, dans les toutes dernières années et depuis la mort symbolique de Tahar Djaout, semble avoir en grande partie tourné le dos à la littérarité, pour multiplier les témoignages.

Ces témoignages sont sans doute autant suscités par une politique des éditeurs friands de drames actuels que par une évolution littéraire « normale » en rapport avec cette actualité. De plus, autre fait significatif, ils sont souvent le fait de femmes. C'est le cas des récits de Leïla Aslaoui, Survivre comme l'espoir (1994), ou de ceux de Malika Boussouf, Vivre traquée (1995), de Fériel Assima, Une Femme à Alger. Chronique du désastre (1995), de Nayla Imaksen, La troisième Fête d'Ismaël. Chronique algérienne, août 1993-août 1994(1994). C’est le cas encore des entretiens de la très médiatique Khalida Messaoudi avec Elisabeth Schemla : Une Algérienne debout. (1995).

La violente exclusion des femmes de l’espace algérien actuel commence cependant à produire aussi des romans féminins de témoignage, à forte dimension autobiographique, dont certains ne manquent pas d’intérêt. C’est le cas pour ceux de Hafsa Zinaï-Koudil, aux titres explicites : La Fin d’un rêve (1984), Le Pari perdu (1986), Le Papillon ne volera plus (1990), Le Passé décomposé (1993), et enfin Sans voix (1997). L’écriture de Malika Mokeddem est plus maîtrisée, et prend d’ailleurs une distance plus grande avec l’événement immédiat pour y introduire une dimension romanesque bienvenue dans ces ensembles d’où la littérature semblait peu à peu disparaître au profit de l’horreur. Même si ce sont des textes de révolte, Les Hommes qui marchent (1990), Le Siècle des sauterelles (1992), L’Interdite (1993), Des Rêves et des assassins (1995) sont aussi de bons romans d’écriture « classique » qu’il convenait de signaler.

Parallèlement bien sûr, l'actualité sanglante en Algérie est l'objet d'un nombre grandissant d'analyses journalistiques ou politiques qui sortent de notre perspective uniquement littéraire. Cette actualité algérienne est aussi une des raisons du net regain d'intérêt auquel on assiste depuis peu pour ce qui concerne le Maghreb dans les circuits d'édition européens ou américains. Mais que l'attente de lecture qu'elle entraîne est beaucoup plus documentaire que littéraire. Quoiqu'il en soit la littérature en profite également, ne serait-ce que dans la multiplication des traductions de littérature maghrébine francophone en d'autres langues européennes.

On en est ainsi revenu, parfois, à une sorte de point zéro de l'émergence de nouvelles littératures : celui auquel on assistait dans les années cinquante alors que le début des « événements » au Maghreb faisait découvrir et attendre une littérature descriptive. On comprend cette description parfois un peu naïve dans une littérature effectivement émergente comme celle issue de la 2° génération de l'émigration qui n'existe guère que depuis les années 80. Mais dans une littérature aussi consacrée à présent que la littérature maghrébine de langue française proprement dite, des récits d'enfances dans des villages avant les indépendances peuvent apparaître a-priori comme désuets, eu égard à une actualité littéraire et politique, même si un roman comme La Loi des incroyants (1995) de Saïd Amadis, dont c'est apparemment le premier roman, est d'une assez belle venue. Premier roman décrivant lui aussi une enfance campagnarde, que celui d'Abed Charef, au titre explicite : Miloud, l'enfant algérien (1995), même si cette enfance permet au journaliste et essayiste politique qu'est également son narrateur d'y faire une analyse déjà critique des premières années de l'Indépendance, là où le roman de Saïd Amadis situait son action pendant la guerre d'indépendance de l'Algérie. Fatima Bakhaï enfin situe résolument quant à elle, non sans nostalgie, l'enfance narrée par La Scaléra (1993), dans Oran de l'époque coloniale, et continue dans la même veine avec Un Oued pour la mémoire (1995). Et Laura Mouzaïa avec Illis u Meksa (La Fille du berger) (1994) nous ramène dans la Kabylie de Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri.

Ce « point zéro » de l’émergence de nouvelles littératures auquel semble parfois revenu le roman algérien du fait de sa découverte par certains nouveaux éditeurs à la faveur des événements actuels est certes en grande partie le fait de politiques éditoriales généralement plus contraignantes pour les littératures émergentes que pour des littératures plus consacrées. Il n’en interroge pas moins sur l’évolution générale de la production de la littérature, à une échelle mondiale cette fois : Et si l’attention à la littérarité du texte était en train de devenir, comme l’affirment certains membres de jurys de prix littéraires, une caractéristique des nouveaux espaces de la littérature mondiale, parmi lesquels les textes « francophones », par opposition à la littérature « française », tiennent une place essentielle ?

 

Extrait de Littérature francophone. Tome 1 : Le Roman. Ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Xavier Garnier, Paris, Hatier, 1997, pp. 185-210.