Charles BONN, mai 1998
Genre beaucoup plus souple que le roman en ce qui concerne sa diffusion, la poésie correspond également davantage, au Maghreb, à des traditions littéraires arabe ou berbère, dans lesquelles elle est le genre dominant. Des rencontres poétiques drainent parfois des foules considérables et les émissions poétiques à la radio bénéficient d'une écoute confortable, cependant que la plupart des grands quotidiens proposent au moins une fois par semaine une page poétique aux textes le plus souvent maladroits, mais qui témoignent de la popularité du genre. Les statistiques de Jean Déjeux [1] montraient déjà à l'évidence un nombre de recueils publiés plus important que celui des romans. Celles que nous permet d'établir notre banque de données Limag [2] signalent 854 recueils de 1910 à 1997, contre 556 romans, et ces statistiques ne tiennent pas compte, de plus, de la prolifération de créations ponctuelles dans des périodiques.
Il faut dire que le poète a parfois joué un rôle important dans l'évolution culturelle et politique récente des pays du Maghreb. Il rejoint par là cette tradition de résistance bien ancrée dans la tradition orale maghrébine, et alimentée par des poètes au nom emblématique, parmi lesquels l'Emir Abdelkader ou le poète berbère Si Mohand ne sont pas les moins connus. Plus près de nous Abdellatif Laâbi, du fait de sa longue détention dans les prisons marocaines, a pu ainsi incarner un temps l'opposition de gauche au pouvoir chérifien, plus que tels leaders.
Cette inscription de la poésie dans une attente bien plus forte du public qu'en Europe n'a produit cependant, en langue française, qu'un nombre limité de textes en harmonie avec une tradition littéraire ou orale de langue arabe ou berbère. Les premiers recueils poétiques de langue française peuvent être lus, peu avant 1930, à la lumière des célébrations triomphalistes du centenaire de la colonisation de l'Algérie, dont ils reprennent une partie des thèmes, parmi lesquels celui de la "mission civilisatrice" de la France est dominant, cependant que les modèles formels sont ceux des grands classiques français, enseignés par l'école française dont les fils de notables qu'étaient ces premiers poètes, fort peu nombreux d'ailleurs, avaient été les élèves reconnaissants. Dès 1930 en Algérie les Chants pour Yasmina de Mohammed Ould Cheikh exploitent un modèle poétique teinté d'exotisme oriental. Tout aussi convenue est en 1931 la poésie de Salah Ettri (Chants de l'aurore, 1931), qu'on ne cite ici que parce qu'il s'agit probablement du premier recueil publié en Tunisie, pays où la tradition littéraire arabe a été moins ruinée par la colonisation qu'en Algérie, et où les premiers poètes de langue française sont souvent issus de la communauté juive, avec très tôt des auteurs intéressants comme Ryvel (Les chants du ghetto, 1937) plus connu comme transcripteur de la tradition orale judéo-maghrébine, et surtout Claude Benady, qui donne dès 1940, avec Chansons du voile, le premier recueil d'une œuvre remarquable d'intériorité.
C'est précisément par son intériorité aux résonances fortement mystiques que frappe l'œuvre du premier grand poète francophone de cette littérature, Jean Amrouche, également issu d'une communauté minoritaire, puisque c'est de mystique chrétienne qu'il s'agit chez lui. Ses deux premiers recueils, Cendres (1934) et Etoile secrète (1937), revendiquent avec raison le dialogue de leur auteur avec les préoccupations spirituelles de Milosz et Nerval, et les résonances littéraires de Patrice de La Tour du Pin, sur qui il publia avec Armand Guibert des témoignages [3] ou encore d'Ungaretti, avec qui ses Entretiens [4] sont célèbres. Comme Jugurtha à qui il devait consacrer un essai célèbre, le poète Jean Amrouche est l'homme du déchirement, perpétuellement double : porte-parole de son peuple dans de nombreux essais, conférences, prises de positions qui lui valurent même sa radiation de la RTF où il fut un temps rédacteur en chef du Journal parlé, il est le poète de la solitude, de l'exil, de l'absence, de la perte irrémédiable de la mère, des origines où sa parole pourtant trouve sa source perdue : "Ah ! dites-moi l'origine / Des paroles qui chantent en moi !", dit-il dans Etoile secrète.
Les modèles français et l'inspiration lyrique restent prédominants, aussi, dans les premiers recueils de Noureddine Aba (L'Aube de l'amour, 1941. Huit bracelets pour nostalgie, 1943), qui deviendra plus tard un des poètes "engagés" algériens les plus féconds. Kateb Yacine lui-même publie en 1946 son premier recueil, Soliloques, dont l'amour pour celle qui sera le modèle de Nedjma est le thème dominant. Si, à la sortie de la guerre de 1939-1945, les souvenirs des célébrations de 1930 sont bien estompées, l'événement marquant de cette époque sera l'écrasement sanglant, en Algérie, de la manifestation du 8 mai 1945, rétrospectivement décrite comme une des premières manifestations nationalistes, dont l'échec sera vécu dans le roman de Kateb comme celui de toute une génération.
*
C'est autour du début de la guerre d'Algérie en 1954 que la poésie algérienne, la première à se développer en français, deviendra peu à peu plus engagée, révélant du même coup quelques-uns de ses plus grands poètes. Si la Complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père d'Ismaël Aït Djafer est encore en 1953 un témoignage émouvant, elle n'en marque pas moins l'ouverture de cette poésie au dire collectif que son titre même annonce. Dès lors surgira une poésie fortement marquée, non tant par la tradition arabe ou berbère qu'on signalait en commençant, que par la poésie française de la Résistance.
Les premiers recueils publiés seront ceux d'Henri Kréa (Longue durée, 1955; La Révolution et la poésie sont une seule et même chose, 1957. Le Ravin de la femme sauvage, 1959, et d'autres), et surtout Le Malheur en danger de Malek Haddad, paru la même année (1956) que Nedjma, le roman de Kateb Yacine, dont on a vu dans le premier volume la dimension fondatrice. Ce premier recueil de Malek Haddad sera suivi en 1961 par Ecoute et je t'appelle, de qualité bien meilleure. Contrairement à l'écriture de l'auteur de Nedjma, celle de Malek Haddad est toute de lyrisme, d'une intériorisation de la perte, symbolisant la patrie dans le thème de la mère.
Parmi ces poètes de la guerre, plusieurs, comme Anna Greki (Algérie, capitale Alger, 1963), Boualem Khalfa (Certitudes, 1962), Bachir Hadj-Ali (Chants pour le onze décembre, 1961), ont écrit leurs textes depuis la prison où leur militantisme les avait fait enfermer. Citons encore Hocine Bouzaher (Des voix dans la Casbah, 1960), Noureddine Aba (La Toussaint des énigmes, 1963), Djamal Amrani (Soleil de notre nuit, 1964), Nordine Tidafi (Le Toujours de la Patrie, 1962) [5]. Ils doivent bien entendu une grande part de leur impact à l'événement cruel qui les a fait surgir, et illustrent de ce fait le lien direct de la poésie avec l'événementiel : les poètes algériens ont ainsi popularisé une image du poète au lyrisme engagé qui les rapproche de modèles contemporains comme Nazim Hikmet ou Pablo Neruda. Henri Kréa n'avait-il pas donné pour titre à son recueil de 1957 "La Révolution et la poésie sont une seule et même chose" ?
Mais les quatre poètes les plus importants en Algérie dès cette époque sont déjà Jean Sénac, Bachir Hadj-Ali, Mohammed Dib et Kateb Yacine, et c'est dans leurs écritures qu'on peut reconnaître aussi plusieurs aspects des problématiques ultérieures de la poésie algérienne.
*
Entre le premier et le second recueil de Sénac, Poèmes, préfacé par René Char, en 1954, et Matinale de mon peuple, préfacé par Mostefa Lacheraf, en 1961, il est aisé de mettre en évidence le rôle de révélateur de la guerre d'Algérie, qu'on a déjà signalé, et que souligne également le choix des deux préfaciers. Pourtant lors de la publication de son premier recueil, Sénac avait déjà une activité militante soutenue, rejoignant le FLN en France et participant à des actions clandestines. Dans les années qui précédaient il avait facilité aussi la révélation de Dib, Feraoun et Kateb dans les revues Soleil ou Simoun, entre autres. Et si Sénac a été très vite perçu comme le chantre de l'engagement de la poésie, dès son manifeste Le Soleil sous les armes en 1957, et surtout, dans les premières années de l'Indépendance, par sa phrase célèbre "Tu es belle comme un Comité de gestion", ses textes les plus militants ne seront pas dépourvus de ce sensualisme de la parole dominant dans le premier recueil. Il est vrai que Matinale de mon peuple (1961) revendique la subordination de la parole poétique au service d'une cause juste. Mais l'Indépendance venue, Citoyens de beauté en 1967 s'ouvre par un hymne à la beauté algérienne que le poète ne cessera de servir jusqu'à en mourir assassiné en août 1973 à Alger.
*
Beaucoup moins prolixe, Bachir Hadj-Ali part d'emblée d'une position militante, puisque c'est en tant que dirigeant du Parti Communiste Algérien, rédacteur en chef du journal Liberté, qu'il a participé activement à la guerre d'Indépendance, puis été arrêté au lendemain du coup d'Etat militaire du 19 juin 1965. L'engagement de sa poésie, dès les Chants pour le onze décembre (1961) est, cette fois, profondément ancré dans une tradition poétique arabe, qu'il y ressuscite avec bonheur et musicalité, profonde érudition aussi. Certains de ses vers sont traduits de l'arabe. D'autres vont jusqu'à reproduire la langue arabe en caractères latins, mêlés à des phrases en français. Il marie ainsi deux traditions, sans oublier l'Espagne et l'Andalousie. Et malgré ce travail poétique et musical, la langue comme les thèmes restent très simples, même si des notes infrapaginales doivent expliquer, parfois, les allusions à la culture arabe trop éloignées des références poétiques françaises habituelles. Quoiqu'il en soit c'est probablement chez Bachir Hadj-Ali qu'on retrouve le plus, même s'il s'agit de poésie devant nécessairement respecter une lisibilité française, une sorte de re-création de cette tradition populaire maghrébine de contestation qu'on signalait plus haut. Et pourtant si la violence et l'horreur sont au rendez-vous, on est frappé par l'absence de haine dans ces poèmes : l'horreur se trouve sans aucun doute rendue avec bien plus d'efficacité dans la musicalité de cette poésie qu'elle ne le serait dans une polémique vite datée. Or ses Chants pour les nuits de septembre ont été publiés en même temps que son témoignage sur L'Arbitraire, en 1966, et la référence à Beethoven du titre de Que la joie demeure (1970) n'est pas que jeu savant : l'ensemble de l'œuvre poétique de ce militant est empreinte de ses recherches sur la musique. Mémoire clairière encore, en 1978, nous donne parmi des textes plus personnels, des réécritures de chants traditionnels particulièrement ciselées. Et même si ses derniers poèmes publiés en plaquette, comme Actuelles. Partitions pour demain (1980) ou Soleils sonores (1985) le sont de manière confidentielle, on y appréciera cette partition à deux voix qu'y chantent ses textes avec les calligraphies de Mohammed Khadda.
*
Surtout connu pour ses romans, Mohammed Dib n'en est pas moins essentiellement poète. Même dans ses premiers romans classés un peu vite comme "réalistes", l'évocation poétique est constante, par exemple à travers les courts poèmes ou chants qu'il fait dire à tel de ses personnages, ou encore dans ce qui me semble être le thème central de toute son œuvre dès ces premiers romans : l'interrogation sur les pouvoirs de la parole, particulièrement lorsqu'elle est confrontée à cet innommable qu'est l'horreur, en l'occurrence ici celle de la guerre.
Dès le premier recueil, Ombre gardienne, publié en 1961 avec une préface d'Aragon, si l'Algérie en guerre et douleur est presque constamment et directement nommée, cette nomination est en quelque sorte transcendée pour vibrer au diapason d'une parole plus profonde et mémorielle. Celle de ce monologue de la nuit qui tout à la fois inquiète et rassure les femmes humbles et "fabuleuses" d'Algérie dans les trois premiers poèmes du recueil, car
Moi qui parle, Algérie,
Peut-être ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes,
Mais ma voix ne s'arrêtera pas
De héler plaines et montagnes (pp. 22-23).
*
Kateb Yacine enfin est sans aucun doute une sorte de symbole vivant de la poésie et de l'engagement, non seulement pour cette époque qui est celle pendant laquelle il a le plus produit, mais pour l'ensemble de la littérature maghrébine, et ce, alors qu'il n'a publié qu'un seul recueil, Soliloques, en 1946. Mais la poésie commande l'ensemble de son œuvre comme de sa biographie : le roman Nedjma (1956) dont on a vu en premier volume la dimension fondatrice, n'est en fait qu'un élément dans le cycle poétique de Nedjma auquel toute l'œuvre peut se ramener, et dont les textes sont dispersés dans les plus grandes revues à travers le Monde entier. La 4° de couverture du Polygone étoilé (1966) précise d'ailleurs cette inscription de toute l'œuvre, poétique, romanesque et théâtrale, autour du noyau qu'en constitue le poème "Nedjma ou le poème ou le couteau", au titre lui-même révélateur, publié en 1948 au Mercure de France. Il est de ce fait impossible de séparer les genres dans cette œuvre en perpétuel mouvement, dans laquelle l'engagement présent (le couteau, et la blessure du 8 mai 1945) est inséparable de la perte de Nedjma, qui est également celle de la langue maternelle, cependant que "le poème" désigne en partie la nostalgie du "diwan", perception arabe de la poésie comme formant un tout, où le texte et la biographie sont liés, de même que l'événement présent et sa résonance mythique. La tragédie n'est donc pas seulement le cycle théâtral Le Cercle des représailles (1959), que clôt le magnifique poème "Le Vautour", mais le lieu, dans l'œuvre entière, où l'histoire et l'engagement s'inscrivent dans une profondeur mythique, tant personnelle que collective, par laquelle Kateb rejoint à la fois, en la transformant, la tradition évoquée plus haut, et la modernité littéraire la plus grande.
Les premières années de l'Indépendance de l'Algérie connurent une grande effervescence poétique, illustrant cette perception de la poésie comme indissociable des grands bouleversements collectifs. Président de la Commission culturelle du FLN, Mourad Bourboune apportait alors une dynamique qu'il accompagna lui-même d'une production rare mais de très grande qualité, comme ce long poème Le Pélérinage païen (1965) dont la puissance iconoclaste préfigure celle de son roman Le Muezzin (1968). Une première Union des écrivains algériens connut aussi quelques manifestations intéressantes, ainsi que les inévitables brouilles et conflits qui accompagnent dans tous les pays les surgissements de mouvements collectifs en poésie. Mais le coup d'état militaire du 19 juin 1965 devait apporter un coup d'arrêt à cette effervescence, et installer très vite les jeunes poètes dans la rupture, alors même que le pouvoir tentait de canaliser la jeune création dont l'émission radiophonique de Jean Sénac, Poésie sur tous les fronts, vite interdite, avait révélé la soudaine et violente explosion. Jean Sénac a heureusement publié une anthologie [6] de ces jeunes poètes qu'il avait fait connaître, tout comme il avait publié en 1965, l'année même du coup d'Etat, le premier recueil poétique de Rachid Boudjedra, dont on sait la fortune romanesque depuis La Répudiation, paru en 1969 : Pour ne plus rêver (1965). "Nous avons soif de lendemains de langage", disait Bachir Hadj-Ali dans Que la joie demeure, tandis que Jean Sénac caractérisait assez bien dans l'introduction de son anthologie la lassitude chez ces jeunes gens des discours de commémoration, et leur désir d'une parole iconoclaste face aux conformismes qui les étouffaient.
Car la Révolution, disait aussi Bourboune, est "aux mains des avorteurs, pressés de s'asseoir sur le trône". Et la castration se fait au nom des "exigences révolutionnaires", de "l'authenticité" planifiée. Cette "authenticité" était censée s'exprimer, en Algérie, dans la revue Promesses, dirigée au Ministère de l'Information par Malek Haddad devenu l'un des responsables officiels de la Culture [7]. Elle conduisait surtout à privilégier la platitude commémorative et l'autocélébration d'un régime de plus en plus coupé, précisément, de la "réalité sociale" dont il se réclamait. Or, si les numéros de Promesses restaient entassés dans les rayons des librairies, l'Anthologie de Jean Sénac s'y arracha en quelques jours. Il faut dire que l'un des thèmes préférés de ces jeunes poètes était la nuit de noces, à laquelle aussi bien Youcef Sebti (Assassiné par les Islamistes en 1993) ou Hamid Skif, que Rachid Boudjedra avaient consacré des textes particulièrement violents.
Aujourd'hui, on enterre mon chien de sexe.
Les Imams tout autour,
corbeaux des grandes fêtes,
Psalmodient
Son arrivée au paradis
dit Hamid Skif (p. 107), cependant qu'Ahmed Benkamla commente :
Le silence résigné
de Malika est ma fureur (p. 116)
Au Maroc on trouve dans ces mêmes années l'expression contestataire, dans des revues comme Intégral, créée en 1966 par le peintre Melehi, et surtout dans la revue Souffles, qui fut de 1966 à 1972, sous la direction d'Abdellatif Laâbi, le point de départ de toute la nouvelle création littéraire de ce pays. Contrairement à celle des jeunes poètes groupés autour de Jean Sénac en Algérie, Rachid Boudjedra excepté, le rayonnement de cette revue dépassa de loin les frontières du Maroc: Les Algériens Malek Alloula, Hocine Tandjaoui, Mostefa Lacheraf, Rachid Boudjedra y publièrent des textes importants, un groupe de poètes algériens y donna en 1968 le célèbre manifeste "Mutilation". Des tunisiens aussi y écrivirent, ainsi que des européens comme Bernard Jakobiak, qui fut parmi les membres fondateurs.
Cette revue, militante dès le départ, se radicalisera très vite avec notamment Abraham Serfaty. Elle fut interdite en 1972, en même temps qu'Abdellatif Laâbi et Abraham Serfaty furent arrêtés. Il faut dire que contrairement à l'Algérie qui sut longtemps jouer des ambiguïtés d'un discours socialiste, le royaume du Maroc avait révélé dès l'accession au trône de Hassan 2 en 1961 sa nature autoritaire, symbolisée alors par le général Oufkir. Mais au Maroc comme en Algérie l'année 1965 fut particulièrement révélatrice, puisqu'elle connut à la fois la sanglante répression des manifestations de Casablanca le 23 mars, et l'enlèvement en France du leader de l'opposition Mehdi Ben Barka le 29 octobre [8].
Il semble paradoxalement, avec le recul, que cette violence politique déclarée puisse expliquer en partie le soudain dynamisme littéraire marocain de la fin des années soixante, lequel devait se développer de façon spectaculaire dans les années soixante-dix, alors que les premières années de l'indépendance de ce pays avaient été plutôt celles d'une relative stagnation littéraire. Souffles et Intégral furent créés par des comités d'intellectuels engagés au lendemain des événements de 1965. De plus, après l'interdiction de Souffles et l'emprisonnement de Laâbi en 1972, suivis par le premier procès contre les "frontistes" (l'opposition d'extrême-gauche) en 1973, c'est précisément en 1973 que le relais fut pris un temps, de 1973 à 1978, par une revue dont le jeu de mots du titre disait bien la référence : Pro-C [9]. De même les recueils poétiques publiés alors aux éditions Atlantes, également dirigées par Abdellatif Laâbi, étaient à thématique explicitement politique.
Parmi les poètes de la mouvance de Souffles, Khaïr-Eddine fut celui qui pratiqua le plus la dislocation des frontières entre les genres, parallèlement à une véritable "guérilla linguistique" contre la langue française. Et si l'écriture de Khatibi et surtout de Ben Jelloun sont plus de séduction que de violence, cette séduction n'en est pas moins, selon la formule célèbre de Khatibi citée au premier volume, une "danse de désir mortel". L'écriture de Khaïr-Eddine dans les années soixante et soixante-dix est bien celle du séisme, par la violence politique de ses thèmes, mais surtout par celle qu'il fait subir à la langue comme aux genres consacrés, ce que fait aussi Abdellatif Laâbi dans son premier volume publié, Race, en 1967. Les recueils que Laâbi produit ensuite en prison seront plus didactiques, conformément peut-être à une attente de ses lecteurs, pour qui il est devenu une sorte de symbole : Les titres en sont significatifs : L'Arbre de fer fleurit (1974), Le Règne de Barbarie (1976), et enfin Sous le bâillon, le poème (1981).
Cette dynamique de la contestation sera aussi le point de départ d'écritures qu'elle n'empêche guère d'être exigeantes elles non plus : celle de Mostefa Nissaboury (Plus haute mémoire, 1968; La Mille et deuxième Nuit, 1975), co-signataire avec Mohammed Khaïr-Eddine du manifeste fondateur "Poésie toute" en 1964, et celle de Mohamed Loakira (L'horizon est d'argile (1971), Marrakech (1975), Chants superposés (1977) en particulier, développent une poésie de la perte du lieu de mémoire aux sonorités remarquables. La polémique soulevée en 1976 lors de la publication en 1976 sous la direction de Tahar Ben Jelloun de l'anthologie La Mémoire future est cependant révélatrice du débat que connaissent toutes les poésies "engagées", entre les exigences des œuvres personnelles et celles de la lutte collective dont elles sont souvent issues.
En Tunisie également, une très belle revue, Alif (11 numéros parus, de 1971 à 1980), dirigée par Lorand Gaspar, Jacqueline Daoud et Salah Garmadi, joua dans cette époque un rôle important, à la fois de plaque tournante pour la jeune poésie de tout le Maghreb (elle publia plus de textes algériens que de textes tunisiens), et de porte ouverte vers l'extérieur. Mais les véritables stimulants pour l'éclosion de la poésie tunisienne francophone à la fin des années soixante furent indiscutablement la personne et l'œuvre de Salah Garmadi. Dans le pays maghrébin dont la culture arabe avait été le moins délabrée par la présence coloniale et où la littérature de langue arabe est très importante, Garmadi, par ailleurs fortement militant d'opposition, jouait harmonieusement avec la rencontre des deux langues d'expression, par exemple en publiant des recueils bilingues comme Avec ou sans et Allahma alhayya (1970), ou encore dans ses travaux d'universitaire. Il récusait ainsi avec humour, tout en le prenant à bras le corps, l'argument oiseux de la langue, pour utiliser pleinement les possibilités de dire l'interdit qu'offre plus volontiers l'espace de la langue française. Or du fait peut-être d'une plus grande maîtrise du bilinguisme, la poésie tunisienne des années soixante et soixante-dix sait prendre avec l'engagement oppositionnel indubitable qui est le sien, une distance humoristique, qu'on trouve sous une forme parfois noire dans Nos ancêtres les Bédouins (1975), du même auteur, alors que l'autre grand poète qui se révèle dès cette époque, Moncef Ghachem, est peut-être encore plus grave, dans son beau recueil Car vivre est un pays (1978).
Face à la dimension parfois tragique de textes comme ceux de Garmadi ou Ghachem, aux recueils trop rares, l'œuvre proliférante de Hedi Bouraoui [10], qui vit au Canada, peut surprendre par la candeur des bons sentiments internationalistes qu'elle développe sans recul, quant à elle, mais à un rythme soutenu et avec des inventions linguistiques dont on ne mesure pas toujours la nécessité. On n'en appréciera que davantage la haute tenue poétique d'œuvres très personnelles comme celles de l'un des plus anciens poètes tunisiens francophones, Claude Benady, déjà signalé (Un été qui vient de la mer, 1972; Marguerite à la source, 1975), ou encore celle de Sophie El Goulli (Signes, 1973; Nos rêves, 1974).
La fin des années soixante-dix voit une stagnation de ces dynamiques de groupes cristallisées par quelques revues symboliques. Cette stagnation des expériences collectives est accompagnée, en même temps que du développement des œuvres de poètes déjà cités, du surgissement de nombreux jeunes poètes dont certains, comme Tahar Djaout en Algérie, vont devenir à leur tour, parfois, des symboles d'une nouvelle réalité politique tragique. Le Maroc et la Tunisie verront au contraire leur poésie se développer par une inscription pluriculturelle dans laquelle on peut voir la marque d'une reconnaissance littéraire acquise. La dépendance de l'écriture par rapport au politique va progressivement y reculer au profit de l'inscription dans une culture mondiale, dans une intertextualité où la question de l'identité sera de moins en moins vécue sur le mode du monologique.
Cette libération de l'écriture au profit d'un dialogue des littératures et des mythologies se trouve surtout, en Tunisie, chez un poète comme Chems Nadir (de son vrai nom Mohammed Aziza). C'est toute la mémoire méditerranéenne qui bruisse, au travers d'un verbe souvent ample et savant, dans ses deux recueils aux titres programmatiques : Silence des sémaphores en 1978, Le Livre des célébrations en 1983. Majid El Houssi (Ahmeta-O et Iris Ifriqiya en 1981) lui aussi aime à croiser les différentes cultures entre lesquelles s'inscrivit son itinéraire biographique : l'Italie ici retrouve la Berbérie ancienne et Jugurtha, dans un dialogue entre les mythes dont l'écriture rappelle parfois celle d'Abdelwahab Meddeb. Ce dernier est certainement le romancier tunisien le plus important de ces dernières années, avec Talismano en 1979 et Phantasia en 1986, dont l'écriture pourrait aussi bien être qualifiée de poétique. On en retrouve le caractère quelque peu hautain et l'exigence souvent déconcertante dans son recueil tout aussi érudit, Tombeau d'Ibn Arabi, en 1987. Mais ce verbe hautain est sans doute un moyen nécessaire pour réinscrire la culture arabo-musulmane dans une généalogie perdue, un des thèmes les plus importants de cette œuvre riche. Car le projet de Meddeb, on l'aura compris, est également philosophique.
La Méditerranée et ses cultures diverses tient également au cœur d'un jeune poète cherchant la rencontre entre arabité et francité dans une œuvre abondante, volontiers bilingue : Tahar Bekri (Le laboureur du soleil, 1983; Le Chant du roi errant, 1985; Le Cœur rompu aux Océans, 1988; Poèmes à Selma, 1989; Les chapelets d'attache; 1993; Les Songes impatients, 1997). Ces poèmes sont ceux du voyage et de l'exil, avec un travail souvent intéressant sur la rencontre des codes. L'exil est peut-être aussi une des motivations qui ont poussé le romancier et sociologue tunisien le plus reconnu, Albert Memmi, à nous livrer en 1990 un très agréable recueil où perce la nostalgie de la communauté juive de Tunis, Le Mirliton du ciel. Samir Marzouki quant à lui joue avec humour d'une rencontre entre cultures qu'il vit sans complexe, ce qui lui permet parfois une belle causticité, dans ses deux recueils Braderie (1990) et Je ne suis pas mort (1996), cependant que Moncef Ghachem continue une œuvre à la fois vigoureuse et sensuelle, où la mer tient une importante présence quasi-physique (Cap Africa, 1989, Nouba et Orphie, 1997).
Les deux écritures tunisiennes les plus intériorisées et les plus profondes de ces dernières années sont celles, si différentes l'une de l'autre, de Abdelaziz Kacem, qui s'était signalé en français (Il écrit également en arabe) en 1983 avec Le Frontal, et confirme en 1994 la gravité de sa parole exigeante dans L'Hiver des brûlures, et celle d'Amina Saïd, même si les deux auteurs ne sont pas de la même génération. Amina Saïd est également la plus reconnue internationalement parmi les poètes tunisiens, pour ses recueils dont la parution est à chaque fois un événement : Paysages, nuit friable, 1980; Métamorphoses de l'Ile et de la vague, 1985; Sables funambules, 1988; Feu d'oiseaux, 1989; Nul autre lieu, 1992; L'Une et l'autre nuit, 1993; Marcher sur la terre, 1994.
Si la poésie marocaine est née plus que ses deux voisines, et plus tardivement de ce fait, d'une dynamique de la violence politique, cette dernière va se traduire dans les textes par la récurrence de la figure de l'errance. Obsédés par le Maroc meurtri dans son corps, bâillonné dans ses mots sous un "linceul de silence", ces poètes plus que d'autres développent leur écriture en mouvance, en "itinéraire", mot qui revient d'ailleurs souvent pour désigner la table des matières de romans comme l'emblématique Harrouda, de Tahar Ben Jelloun par exemple. L'errance en effet est rendue obligatoire par le séisme qui a frappé le pays, à l'image de la ville d'Agadir sinistrée.
Mais elle est aussi et surtout celle d'une forme se réclamant de la "guerrilla linguistique", selon l'expression célèbre de Mohammed Khaïr-Eddine, le poète qui l'a également le mieux illustrée, tant dans son existence que dans son écriture. Le banni, le héros et le poète chez lui ne font qu'un, dans une assimilation évidente de la biographie et de l'œuvre. La révolte rejoint dans ses recueils (Nausée noire, 1964, Soleil arachnide, 1969; Ce Maroc !, 1975; Résurrection des fleurs sauvages, 1981 ; Mémorial, 1991) une représentation de la personne du poète personnellement confrontée à celle du roi, dans une marginalité dont l'aspect volontiers délirant fait sens. Le poète errant devient ainsi dans son personnage, avec lequel l'homme s'est confondu jusqu'à sa mort en 1995, une vivante incarnation du collectif et de la poésie à la fois. Et ce, jusque dans ses violentes contradictions, parmi lesquelles son retour au Maroc de 1980 à 1989 n'est pas la moindre.
Toute autre est la fonction fondatrice de l'action plus encore que de l'écriture, chez Abdellatif Laâbi : Khaïr-Eddine a participé à la fondation de la revue Souffles, Laâbi l'a faite vivre, et a confondu avec elle sa propre existence. Mais précisément on arrive là à une autre continuité entre l'homme et le poète. Les lettres de prison de Laâbi à sa femme Jocelyne dans Chronique de la citadelle d'exil (1983) se confondent en quelque sorte avec les poèmes dont ils sont indissociables. On n'en appréciera que plus la distance prise par l'auteur après sa libération dans Les Rides du lion (1989) avec la figure dans laquelle on l'avait quelque peu figé : ce récit autobiographique introduit d'une manière fort intéressante un dédoublement de la personne à travers les formes poétiques traditionnelles arabes de la "rihla"(itinéraire) et des "maqamat" (séances), qui nous montre au moins qu'en poésie rien n'est donné d'avance. Depuis la sortie de prison de l'auteur, l'œuvre poétique de Laâbi se développe à travers des recueils où l'expérience de la répression et du cri, encore centrale dans le dernier recueil paru, Fragments d'une genèse oubliée (1998) est en quelque sorte réévaluée, tant dans une dimension politique plus générale, que dans un approfondissement personnel d'une grande richesse, dont la polyphonie tragique est parfois saisissante : Discours sur la colline arabe, 1985; L'écorché vif, 1986; Tous les déchirements, 1990; Le soleil se meurt, 1992; L'étreinte du monde, 1993; Le spleen de Casablanca, 1996.
Chez Tahar Ben Jelloun, le plus reconnu des écrivains marocains, la confusion entre la biographie et l'écriture serait plus difficile, ne serait-ce que parce que dès l'époque de Souffles dont il était déjà l'un des poètes les plus accomplis avec des recueils comme Hommes sous linceul de silence (1971) ou Cicatrices du soleil (1972), il vivait déjà en France. Ceci ne l'empêche pas de faire du corps meurtri de son pays et de ses paroles interdites des thèmes de choix dans une écriture à la grande densité onirique, là encore souvent commune à ses poèmes et à ses romans. La blessure, chez lui, trouve une parole d'autant plus forte qu'elle passe souvent par les mots de la tendresse, les images de la nature et des rêves proliférants. Ses recueils, presque tous publiés chez Maspéro, puis aux éditions du Seuil, sont cependant moins nombreux que ses romans : Après la blessure marocaine des deux premiers recueils, il consacre à la Palestine Le discours du chameau en 1974, et à la guerre du Golfe le recueil bilingue paru au Seuil en 1991, La Remontée des cendres, où ses textes alternent avec les textes en arabe de Kadhim Jihad, inscrivant ainsi la poésie de Tahar Ben Jelloun plus que les romans, dans une sorte de voix collective de l'ensemble des pays arabes meurtris, qu'on avait déjà trouvée en 1980 dans A l'insu du souvenir.
S'il n'a pas, comme Tahar Ben Jelloun, été consacré par le roman, Mohammed Loakira n'en développe pas moins avec constance une œuvre de grande qualité, dont l'errance est peut-être un des thèmes majeurs. Après ses deux premiers recueils déjà signalés, son œuvre poétique développe avec une belle régularité une perception très personnelle des espaces de vie ou d'absence et une grande exigence d'écriture (Chants superposés, 1977; Moments, 1981, Semblable à la soif, 1986; Grain de nul désert, 1994). De plus, cet écrivain crée dans un dialogue fréquent avec des peintres marocains, dont on sait qu'ils représentent une école particulièrement riche.
Cette attention à la rencontre des langages est également une des préoccupations majeures du poète dont la théorisation de la "bi-langue" ou de l'"aimance" a été la plus féconde, dans ses romans surtout, pour la création et la définition identitaire marocaines, Abdelkebir Khatibi. Car s'il a participé activement à l'expérience de Souffles, Khatibi présente le poète comme Le Lutteur de classe à la manière taoïste (1976), titre de son premier recueil. Les deux recueils suivants (Dédicace à l'année qui vient, 1986, Le livre de l'aimance, 1995) poussent à l'extrême cette dialectique du silence et de la parole, que projette une écriture du désir particulièrement exigeante.
Bien d'autres noms seraient à citer dans cette poésie marocaine, comme celui d'Abdallah Bounfour (Atlassiques, 1980), Mohammed Alaoui Belrhiti (Ruines d'un fusil orphelin, 1984), Noureddine Bousfiha (Safari au sud d'une mémoire, 1980), Abdelmajid Benjelloun (Etres et choses le même silence, 1976) et de beaucoup d'autres. Par la focalisation qu'elle opéra dès l'époque très politisée de Souffles, sur l'écriture elle-même autant que sur ses contenus, par la rencontre qu'elle a systématisée entre univers culturels différents mais aussi avec d'autres langages comme la peinture, la poésie marocaine est certainement la plus préoccupée par la modernité de son dire.
Du fait du semi-monopole d'Etat de l'édition, on a pu s'attendre d'abord, dans les années soixante et soixante-dix, à une sorte de bipartition de la production poétique algérienne : les poètes les plus novateurs, comme Nabile Farès, Tahar Djaout, Hamid Tibouchi, Habib Tengour, et surtout Mohammed Dib, publient en effet leurs textes à l'étranger, cependant que les éditions nationales algériennes retiennent plutôt des poètes à la thématique tiers-mondiste ou commémorative plus proche de celle du discours officiel, comme Ahmed Aroua (Quatre recueils en 1969), Nadia Guendouz (Amal, 1968; La corde, 1974), Lazhari Labter (Novembre, mon amour, 1978), et même Assia Djebar (Poèmes pour l'Algérie heureuse, 1969). Pourtant les choses ne sont pas si simples : Noureddine Aba, dont les textes sont de solide facture consacrée et dont la thématique rejoint parfois les précédentes, a publié son œuvre abondante (Gazelle après minuit, 1978; C'était hier Sabra et Chatila et Gazelle au petit matin, 1983; Mouette, ma mouette, 1984) entièrement à l'étranger. Il est vrai que ses thèmes, d'un bel humanisme qui l'a conduit à créer dans les années 80 un "Prix Noureddine Aba", devenu jusquà la mort du poète en 1996 une référence pour la consécration des écrivains algériens, sont bien plus diversifiés que ceux du discours officiel algérien : l'amour entre autres y tient une place importante. Inversement Djamal Amrani est probablement le poète le plus publié par la SNED ou l'ENAL qui lui succéda (Bivouac des certitudes, 1968; Aussi loin que mes regards se portent, 1972; Entre la dent et la mémoire, 1981; La plus haute source, 1983; Au jour de ton corps, 1985; Déminer la mémoire, 1986; Vers l'amont, 1989), sans compter ses textes innombrables dans la presse nationale. Mais si souvent il reprend des aspects du discours officiel, il sait aussi le miner par une exaltation toute méditerranéenne du corps, qui le rapprocherait plutôt de Jean Sénac.
Parmi les nouveaux poètes surgis dans la rupture des années soixante-dix, il convient de citer d'abord Nabile Farès, plus connu lui aussi pour ses romans, mais qui d'emblée dynamita ce genre par une écriture diversifiée. Car si Le Chant d'Akli (1971), Chants d'histoire et de vie pour des roses des sables (1978), L'Etat perdu (1982), L'exil au féminin (1986), Le voyage des exils (1996) sont présentés comme recueils poétiques, c'est plus comme poème que comme roman que se lit un très beau texte comme L'Exil et le désarroi (1976). En fait il en va chez Farès, comme chez le marocain Khaïr-Eddine par exemple, d'un refus fondamental de la clôture de tout langage. La blessure politique, celle de la révolution trahie, celle de l'occultation du fond berbère et païen du Maghreb, ou plus profondément celle de la violence de ce monde, est toujours violence langagière. C'est pourquoi la parole écrite chez lui est souvent dévorée par l'oralité de l'ogresse, et quand celle-ci se tait, le texte exhibera jusque dans sa matérialité, comme dans L'Etat perdu, sa propre impossibilité, quitte à déconcerter les lecteurs les mieux disposés.
Depuis son assassinat en 1993, Tahar Djaout est malheureusement devenu une sorte de symbole de la parole dérangeante, qu'il représentait politiquement plus comme journaliste [11] que comme poète. Pourtant dans l'une ou l'autre activité on retrouve sous la gravité des thèmes ce qui est peut-être le plus insupportable pour l'obscurantisme : une écriture essentiellement ludique, jusqu'à la gratuité apparente parfois dans ses recueils poétiques (Solstice barbelé, 1975; L'Arche à vau-l'eau, 1978; Insulaire & Cie, 1980; L'Oiseau minéral, 1982; Pérennes, 1996), et de cette gravité malicieuse, la tendresse non plus, comme celle d'émouvantes évocations d'enfance, n'est jamais bien loin.
La dimension ludique de l'écriture est comparable chez Habib Tengour. Le jeu et la provocation culturelle sont là aussi une manière appréciable de contrer la pesanteur des discours de pouvoir, dont le mensonge est désigné indirectement par la déconstruction de textes dont le mythe d'Ulysse et son errance entre les formes comme entre les époques et les discours pourrait bien être un point focal, s'il fallait absolument en trouver. Et là encore il est difficile de séparer la poésie des recueils présentés comme tels (Tapapakitaques, 1976; La nacre à l'âme, 1981; Schistes et Tahmad II, 1983; L'Arc et la cicatrice, 1983) de la prose ou des jeux avec l'autobiographie de ces récits poétiques baroques que sont Le Vieux de la Montagne (1983), Sultan Galièv ou la rupture de stocks (1985), ou L'Epreuve de l'Arc (1990).
On ne peut manquer de citer encore, parmi bien d'autres, Hamid Tibouchi (Mer ouverte, 1974; Soleil d'herbe, 1974; Il manque l'amour, 1977; D'ailleurs, ça ne peut plus durer, 1978; Parésie, 1982; Pensées neige et mimosas, 1994), également peintre-graphiste de talent, Ahmed Azeggagh (Les récifs du silence, 1974; Blanc, c'est blanc, 1987), Arezki Metref (Mourir à vingt ans, 1974; Abat-jour, 1991), Ahmed Kalouaz (Cette cité coïncée, 1977; Attention fragiles, 1997), Ghaouti Faraoun (Fortifications pour vivre, 1978, Mémoire excisée, 1981), Amine Khan (Colporteur : poèmes prosaïques, 1972-1975, 1980; Visions du retour de Khadidja à l'opium, 1989), Abderrahmane Lounès (Poèmes à coups de poing et à coups de pied, 1981; Noces de cendre, 1985), Rabah Belamri (Les herbes de l'âme, 1992; Pierres d'équilibre, 1993, Corps seul, 1998), Mohamed Sehaba (Chronique du silence, 1986), Rachid Boudjedra (Greffe, 1984), Abdelmajid Kaouah (La jubilation du jasmin, 1986), Jamel Eddine Bencheikh (Les mémoires du sang, 1988, Jardin pour René Char, 1989, Transparence à vif, 1990; Alchimiques, 1991; Parole montante, 1996).
Le plus grand poète maghrébin, on l'a dit dès le début, est sans conteste Mohammed Dib. Et son œuvre embrasse toute cette littérature maghrébine francophone, puisque son premier poème important, "Véga", était publié en 1947 dans la revue Forge, à Alger, et qu'il vient de nous donner en 1998 un très beau recueil : L'enfant-jazz, montrant une fois de plus le constant renouvellement de son écriture, encore une fois différente ici de celle de son recueil précédent : L'aube Ismaël (1996). C'est pourquoi on a choisi de terminer ce bref panorama sur ses textes de maturité, même si ce qu'on va y décrire est en fait une constante de toute son œuvre, dès avant les romans de la trilogie "Algérie" pour lesquels il est le plus connu.
L’inspiration orphique est une constante de l'œuvre dibienne. On la trouve dès le poème "Véga". Cependant l’écriture comme la parole est femme, et de la femme elle tire sa « tiède matière de désir » (Omneros, 1975, p. 21), tout comme sa fonction salvatrice de nomination de l’être. Habel est ce héros qui se confond en partie avec l’écriture, et à qui toutes les choses viennent demander un nom. Inversement le poète de Feu, beau feu (1979) est celui qui demande à la femme, à travers l’intensité érotique de son dire : « passante nomme-moi » (p. 99).
La femme à laquelle s’adresse le poète de Feu, beau feu « redonne la main au chant qui se désole dans la pierre et à la pierre elle-même qui erre orpheline sans gîte » (p. 95). C’est bien par son pouvoir de nommer qu’elle met fin à l’orphelinage. Aussi cette parole est-elle tout autant silence. Car si la femme est la parole qui délivre, elle est aussi celle qu’on trouve au-delà de la mort, dans « plus noir eros », dernier groupe de poèmes d’Omneros, alors même que « thanateros » a déjà célébré l’union de l’amour – et du verbe – avec la mort :
puis antérieur à toute
parole
comme une obscurité
oublieuse
l’agenouillement d’une
chevelure (p. 143).
Si l’amour et l’écriture sont nomination de l’être, ils en sont aussi la perte. Cette perte est bien souvent la réponse ultime, le sens même et l’absence vertigineuse de sens. Entre la nomination de l’être et sa perte, l’amour, comme l’écriture, habitent donc un lieu de l’entre-deux où tous les contraires s’échangent. Lieu privilégié entre un espace et un autre, entre un sens et son contraire, mais aussi entre une parole et son locuteur, entre ma voix et « l’autre voix » issue de cet espace insondable qui me fait face et dont j’entends la parole sous ma propre voix.
Ces jeux sur le rapport ambigu entre la parole et le sens auront du moins montré la vanité de poursuivre un sens toujours fuyant, dans une chasse où le gibier n’est peut-être pas celui qu’on pense. La parole ne préserve l’être que si elle accepte de jouer avec le sens comme avec l’objet, au lieu de chercher comme le « cri qui court » à les emprisonner. Le langage, lorsqu’il se veut pouvoir par la saturation du sens, devient obésité :
Il restera toujours un chaînon il restera toujours une fourmi il restera toujours une étoile et le mot sur la page refusera de s’inscrire complètement et vous recommencerez à recomposer ses lettres dans tous les sens et il en naîtra des mots masqués avec lesquels votre savoir grossira jusqu’à l’obésité et l’obésité occupera le trône
dit l’un des textes des « Pouvoirs » [12], qui dès lors renvoie aussi ce titre à sa signification politique.
*
Par-delà son rapport aisément identifiable avec l'actualité politique du moment, auquel elle doit certes une part essentielle de son dynamisme, la poésie maghrébine toute entière n'a-t-elle pas montré dans toute son histoire un rapport problématique avec le pouvoir du sens ? Et n'est-ce pas dans ce rapport de désir et de défiance à la fois que se dessine dans les littératures du Monde entier la liberté même de la parole poétique ?
Extrait de Littérature francophone. 2. Récits courts, poésie, théâtre. BONN, Charles & GARNIER, Xavier (Dir), Paris, Hatier - AUPELF/UREF, 1999, p. 164-178.
[1] Par exemple dans Maghreb, littératures de langue française, Paris, Arcantère, 1993, p. 79 : 640 recueils de poésie, pour 361 romans, de 1945 à 1989.
[2] Banque de données réalisée et diffusée sous forme de CD-Rom par la Coordination internationale des chercheurs sur les littératures du Maghreb, association loi 1901 domiciliée à l'Université Paris 13.
[3] Tunis, Mirages, 1934.
[4] Gallimard, 1972.
[5] Ces poèmes de la guerre, souvent poignants, ont été pour beaucoup rassemblés dès 1963 par Denise Barrat dans une anthologie restée célèbre : Espoir et parole, Paris, Seghers.
[6] Anthologie de la nouvelle poésie algérienne. Paris, Saint-Germain des Prés, coll. Poésie 1, n° 14, 1971.
[7] 19 numéros parus, de 1969 à 1974.
[8] On sait maintenant que les services secrets français jouèrent un rôle capital dans cet enlèvement.
[9] Le sous-titre disait "Pro-Culture", mais l'homophonie avec "Procès", c'est-à-dire avec l'actualité politique dominante au Maroc cette année-là, était évidente.
[10] Musoktail, 1966; Immensément croisés, 1969; Tremblé, 1969; Eclate module, 1972; Vésuviade, 1976; Sans frontières, 1979; Haïtuvois, 1980; Ignescent, 1982; Vers et l'envers, 1982; Echosmos, 1986; Reflet pluriel, 1986; Poésies, Sfax, 1991; Arc-en-terre, 1992; Emigressence, 1992; Nomadaime, 1995;
[11] Essentiellement à Algérie Actualité. Peu de temps avant sa mort, il venait de fonder lui-même l'hebdomadaire Ruptures, qui ne lui a pas survécu.
[12] Formulaires, p. 81.