Le Roman marocain de langue française

Marc Gontard, Université de Rennes-2

 

Le roman marocain de langue française, avec une centaine de titres publiés ,  forme aujourd’hui un ensemble nettement repérable, au sein de la littérature maghrébine,  de sorte qu’il est possible, avec un demi-siècle de recul, de mieux comprendre son émergence et son évolution, en relation avec l’histoire politique et sociale du pays. Or cette évolution  affecte non seulement la thématique des oeuvres mais aussi et surtout les dispositifs narratifs par lesquels le sens vient à l’écriture.

De l’Exotisme colonial à l’expression identitaire

Depuis l’établissement du Protectorat en 1912, jusque dans les années 50, la littérature de langue française au Maroc reste exclusivement une littérature française sur le Maroc. Le roman marocain, proprement dit, apparaît donc à la même époque et dans les mêmes conditions qu’en Algérie :  dans le sillage de la littérature coloniale. Ce qui explique l’ambivalence de la critique à l’égard du premier roman d’Ahmed Sefrioui : La Boîte à merveilles (1954).

A sa naissance, le roman marocain de langue française est en effet un roman de transition qui tente de donner de la réalité socio-culturelle une vision de l’intérieur en opposition avec les représentations mythiques et idéologiques des écrivains français, voyageurs (Loti, Les frères Tharaud, Camille Mauclair, Henri Bordeaux, Robert Brasillach) ou résidents (Paul Odinot, Maurice Le Glay). Mais la littérature coloniale a eu aussi ses auteurs progressistes et François Bonjean, par exemple (Confidences d’une fille de la nuit, 1939, Reine Yza amoureuse,1947) a sans doute été l’un des modèles de Sefrioui dont il fut le professeur à Fes, puisqu’il lui préfaça son premier livre, tandis que Sefrioui écrivit à son tour la préface d’une réédition marocaine de Bonjean en 1968.

Ce qui frappe donc, dans le premier roman de Sefrioui, c’est un mimétisme du récit qui, par le biais de l’autofiction, s’attache à évoquer la vie quotidienne d’une famille populaire dans la vieille ville de Fes. On y relève certes, une authenticité et une fraîcheur que lui permet la focalisation par le regard d’enfant, mais aussi des procédés qui rappellent le roman exotique comme l’insistance sur le pittoresque et la présence de mots arabes traduits en bas de page ou commentés dans le contexte, dont la visée implique un lecteur étranger à la culture marocaine. Cette hésitation du point de vue entre intériorité et extériorité, authenticité et exotisme, a fait classer Sefrioui dans le courant « ethnographique », appellation péjorative qui désigne une forme inconsciente d’aliénation culturelle que l’on retrouve, au plan de la diégèse, dans l’absence de position claire vis à vis de la situation coloniale. Encore qu’il faille nuancer car s’il n’y a pas d’engagement politique manifeste dans les récits de Sefrioui, le refus d’évoquer la présence française dans l’environnement culturel marocain et le silence imposé à l’enfant quant à cette intrusion, peuvent être lus comme une protestation en creux.  Mais on découvre en outre, dans son oeuvre, un élément formel qui suffit à la réhabiliter sur le versant identitaire, c’est l’intégration au discours romanesque des formes orales du conte appuyées sur un point de vue narratif qui emprunte au soufisme, c’est-à-dire à la mystique musulmane, son mode de structuration du réel.

Culture populaire et vision soufie de l’existence, que l’on retrouve dans le second roman de Sefrioui : La Maison de servitude (1973), constituent pour lui les formes de l’expression, sinon de la revendication identitaire, dans un univers culturel fortement déstructuré par la présence coloniale.

Identité et acculturation

A la même époque, Driss Chraïbi ouvre le roman marocain de langue française à l’expérience inverse. Au lieu de se retrancher sur des valeurs ancestrales, il choisit de faire de son premier narrateur, Driss Ferdi, le lieu d’une « réaction » violente que le récit développe à la manière d’une expérience chimique, entre le milieu marocain traditionnel et la culture française. Le Passé simple (1954) nous raconte en effet la révolte d’un adolescent formé à l’école française contre son père, figure féodale et patriarcale de la grande bourgeoisie marocaine, dont il rejette le despotisme et l’hypocrisie religieuse.  Sans doute ce roman venait-il trop tôt dans le contexte politique de l’époque et le déchaînement de la presse nationaliste contre ce qui, à ses yeux, pouvait porter atteinte à l’identité marocaine, montre à quel point Chraïbi aborde une question sensible : le conflit des cultures. En dénonçant, dans un récit violent et cruel, les tares et l’archaïsme de la famille patriarcale que Driss déserte pour la France,  le romancier semble donner des armes au colonisateur. En fait l’oeuvre ne faisait que commencer. Le second roman, Les Boucs (1955) est le récit d’une désillusion qui pourrait être celle de Driss dont le regard sur la condition des immigrés, en France, nous en révèle la dévalorisation, à travers une quête amoureuse elle-même déceptive.

Etranger à sa propre culture dont il s’est exilé et marginalisé dans son pays d’accueil, le héros chraïbien tente un retour au Maroc à l’occasion de la mort de son père (Succession ouverte, 1962). Il y découvre un pays nouvellement indépendant qui tarde à s’engager sur la voie du progès et malgré sa réconciliation avec l’image paternelle il s’envole à nouveau pour la France assumant définitivement son exil géographique, symbole de sa déchirure identitaire.

Toute l’oeuvre de Chraïbi, dès lors, est marquée par le sentiment de la perte, de l’aliénation, dans la recherche d’une authenticité - individuelle, à travers l’amour (Un ami viendra vous voir, 1967, Mort au Canada, 1975) - ou collective, qu’il s’agisse de la reconnaissance de la femme dans une société qui la marginalise (La Civilisation  ma mère !..., 1972) ou de la préservation de la culture berbère, au-delà d’une Histoire originelle confuse qui est encore celle d’une acculturation.

En effet, il faut lire Une enquête au pays (1981) comme l’aboutissement d’une dégradation culturelle dont le récit parodique ne fait que renforcer le sentiment tragique. A travers l’enquête policière que mènent deux fonctionnaires marocains dans un petit village de la confédération berbère des Aït Yafelman, c’est le renforcement moderne du « Maghzen[1] », hiérarchique, bureaucratique et centralisateur, qui est stigmatisé. Certes, la résistance au pouvoir, de la tribu, aboutira au meurtre du policier en chef,  Mohammed. Mais le retour de son adjoint, l’inspecteur Ali, montre que le village de Raho et d’Ajja n’échappera pas à la répression et que la liberté des berbères montagnards se trouve condamnée à brève échéance, de même que leur culture où subsistait encore un peu de ce rêve édénique des origines. Rétrospectifs par rapport au roman précédent, La Mère du printemps (1982) et Naissance à l’aube (1986), remontent le temps jusqu’à l’ époque, entre mythe et histoire, de ce paradis primitif où sur les bords de L’Oum-er-bia, les Aït Yafelman vivent les dernières heures de ce naturalisme païen qu’incarne le personnage principal, Azwaw. Les troupes du général arabe Oqba Ibn Nafi envahissent le pays et pour sauvegarder la paix de la tribu, Azwaw accepte de se convertir à l’islam et de devenir imam, tout en gardant l’esprit de résistance qui fera de lui le complice de l’embuscade dans laquelle périront Oqba et ses cavaliers.

Fidélité à l’islam, allégeance et insoumission au pouvoir du Maghzen, tel est le dilemme de la culture berbère sur laquelle cette trilogie de Driss Chraïbi porte le regard en mêlant fiction, mythe des origines et histoire du Maroc.  Même si les berbérisants se sont montrés critiques sur le sens même de cette entreprise  romanesque, qui reste fondamentalement une chronique de l’acculturation berbère, elle garde le mérite d’avoir touché à ce problème crucial des rapports conflictuels entre les deux cultures qui constituent la marocanité originaire du pays.

Le récit chraïbien porte donc, au-delà du vertige identitaire,  la double trace du manque et de la quête, individuelle et collective. Cette double caractéristique apparaît  dans ses constructions à structures symétriques articulées sur une dynamique logico-temporelle, une dimension volontiers introspective qui fonctionne sur le mode de l’auto ou du psycho-récit et une mise en oeuvre conflictuelle de la parole dans un dialogue qui prend plus souvent l’allure d’un duel que d’un duo.

« Souffles » : violence du texte et subversion formelle

La période post-coloniale au Maroc, après une courte période de latence, voit l’émergence d’une écriture nouvelle dont les caractéristiques seront  la violence et la subversion.

Le contexte

En effet, le système politique que la France laisse en place en se retirant est le sultanat, converti formellement en royauté par le jeune souverain Hassan II qui accède au trône alaouite à la mort de son père, en 1961. Or dès ses premières heures le régime est confronté à une situation particulièrement conflictuelle à laquelle il va réagir avec violence pour asseoir son autorité sur un pays largement déstructuré où les cadres militaires proches du pouvoir sont d’anciens officiers du protectorat, où la revendication syndicale s’organise autour de l’ex parti communiste et où les militants nationalistes de l’Istiqlal[2] revendiquent leur place dans le redéploiement politique en cours.

Après la répression dans le Rif qui avait ensanglanté la fin du règne de Mohammed V, le roi Hassan II et son bras droit, le général Oufkir, cherchent à décapiter la gauche en visant d’abord les leaders, Moumen Diouri, Cheikh El Arab, le Fqih Basri et surtout ceux dont l’audience risquait de devenir internationale (disparition de Ben Barka, le 29 octobre 1965). Puis les soulèvements populaires (Casablanca, 23 mars 1965) sont écrasés et donnent lieu à une sanglante répression. Face à la violence du pouvoir qui multiplie enlèvements, arrestations, torture, la gauche se radicalise à son tour et des mouvements révolutionnaires clandestins constitués en Front (Al- Jahba) d’obédience marxiste se substituent aux partis et aux syndicats officiels. Les grèves d’étudiants et de lycéens se multiplient, dégénèrent en manifestations, tandis que s’ouvre l’ère des arrestations et  des grands procès politiques avec l’affaire du complot baasiste jugé en 1971 à Marrakech.

 L’armée tente à son tour de s’emparer du pouvoir : coup d’état  de Skirhat, le 10 juillet 1971, dirigé par le général Medbouh et les cadets d’Ahermoumou, attentat contre l’avion royal, le 16 août 1972 sur l’initiative du colonel Amokrane,  qui aboutira à l’élimination du général Oufkir, remplacé par l’un de ses fidèles, le colonel Dlimi.

 Le premier procès contre les frontistes qui s’ouvre en 1973 coïncide avec de violentes grèves étudiantes qui vont entraîner une répression contre l’UNEM (Union Nationale des Etudiants Marocains) et l’UNFP (Union Nationale des Forces populaires), parti socialiste,  tandis qu’à l’intérieur du pays une tentative de subversion armée dirigée par le Fqih Basri échoue. Tout ceci débouche sur un nouveau procès à Kénitra en 1973 où l’on juge, en plus des frontistes, 159 accusés basristes et militants de gauche. Les rafles dans les milieux frontistes se prolongeront jusqu’en 1976 et le dernier procès contre les militants du front s’ouvrira le 3 janvier 1977.

Souffles et l’action subversive

C’est dans ce contexte explosif que naît en 1966 la revue Souffles, dont on mesure mieux aujourd’hui l’importance dans l’orientation et le développement au Maroc d’une littérature post-coloniale de langue française. Fondée par Abdellatif Laâbi autour d’un collectif d’intellectuels, d’écrivains et de plasticiens, Souffles s’engage d’abord dans une action culturelle de refondation qui cherche à penser le problème de l’identité nationale en relation avec la situation linguistique, les pratiques artistiques (littérature mais aussi peinture et cinéma) et les mouvements de libération qui agitent l’Afrique et le Proche-Orient.

Dans le prologue du N°1, qui prend valeur de manifeste, Laâbi revendique ainsi la naissance d’une nouvelle écriture capable à la fois de rompre avec la sclérose des formes et des contenus et de dépasser la problématique de l’acculturation dans laquelle s’inscrit la littérature maghrébine de langue française :

Faut-il l’avouer, cette littérature ne nous concerne plus qu’en partie, de toute façon elle n’arrive guère à répondre à notre besoin d’une littérature portant le poids de nos réalités actuelles, des problématiques toutes nouvelles en face desquelles un désarroi et une sauvage révolte nous poignent. (Souffles N°1, Prologue)

C’est en engageant la littérature dans un mouvement général de contestation et de revendication culturelles que le groupe Souffles lui assigne sa fonction subversive. Car s’il s’agit de rompre avec le passé en déconstruisant, notamment, les modèles académiques et sclérosés,  il s’agit aussi, dans l’optique d’une culture nouvelle à construire, d’être actif dans les luttes qui se livrent au présent. Et deux menaces se précisent à l’horizon immédiat du groupe : la menace néo-coloniale à travers l’extension de la langue française et la menace féodale avec le renforcement du pouvoir politique. C’est sur ce double front que va se jouer le destin de Souffles.

En effet, il n’est pas indifférent, pour l’évolution des formes romanesques au Maroc, que les écrivains qui collaborent à Souffles soient majoritairement des poètes, qu’il s’agisse des membres fondateurs du groupe, Abdellatif Laâbi, Mostafa Nissaboury, Abdellaziz Mansouri, Bernard Jakobiak, ou des collaborateurs qui se reconnaissent dans son action : Abdelkebir Khatibi au Maroc, Mohammed Khaïr-Eddine et Tahar Ben Jelloun en France... Car la notion même de genre romanesque est la première convention que l’écriture subversive du groupe cherche à faire tomber. Dès lors, les formes narratives telles qu’elles se manifestent chez Khaïr-Eddine (Agadir, 1967), Laâbi (L’Oeil et La Nuit, 1969), Khatibi (La Mémoire tatouée, 1971), Ben Jelloun (Harrouda, 1973), doivent se définir en dehors du code romanesque, dans une constante interaction entre le poétique et le narratif. Le premier effet de subversion qui relève d’une rupture avec le passé se traduit donc par une déconstruction de ce genre occidental, véhiculé par l’école et par la culture françaises, qu’on appelle « roman ».

Très vite également, la question de la langue va se poser aux écrivains de langue française même si dans le prologue du N°1 de Souffles Laâbi esquive le problème :

La langue d’un poète est d’abord « sa propre langue », celle qu’il crée et élabore au sein du chaos linguistique, la manière aussi dont il recompose les placages de mondes et de dynamismes qui coexistent en lui.

Cette position va rapidement devenir intenable à cause de l’extension même du français dans le Maroc indépendant, effet pervers d’une politique  de scolarisation massive qui contraint les pays du Maghreb à se retourner vers l’ancienne métropole pour suppléer à la carence de cadres enseignants dont le protectorat porte la responsabilité. La généralisation de l’enseignement en français et le retard de l’arabisation provoquent un vif sentiment d’inquiétude et instituent un contexte de diglossie et de compétition symbolique entre les langues, qui oblige les écrivains à se déterminer par rapport à leur usage du français. C’est ainsi que Souffles, dans un Numéro spécial « Nous et la Francophonie »,  prend ses distances. Tout en rappelant la nécessité d’une unification future de la littérature nationale en langue arabe, Laâbi définit sa pratique du français comme une opération transitoire de transcodage dominée par la défiance :

Notre attitude, nous pouvons la caractériser par la formule de co-existence, mais une co-existence non pacifique, empreinte de vigilance. Nous sommes constamment sur nos gardes. Assumant provisoirement le français comme instrument de communication, nous sommes conscients en permanence, du danger dans lequel nous risquons de tomber et qui consiste à assumer cette langue en tant qu’instrument de culture. (Souffles, N° 18, P. 36)

Tel est le second pôle de la subversion qui  travaille l’écriture de Souffles engagé dans un combat contre la langue étrangère dans laquelle pourtant s’énonce la recherche identitaire. C’est ce que Mohammed Khaïr-Eddine, contraint lui-même, par sa formation, d’ écrire en français, nomme dans une formule restée célèbre, la guérilla linguistique.

Enfin, le groupe Souffles dans son entreprise de refondation fait bientôt l’expérience de l’interdépendance du culturel et du politique. Dès 1968, la revue, devenue bilingue, s’aligne sur la charte culturelle du PLS (Parti de la Libération et du Socialisme : ex parti communiste marocain).  Avec l’arrivée au comité de rédaction d’Abraham Serfaty, elle accentue ses prises de position politiques et à partir du N° 15 (3ème semestre 1969), consacré à la Révolution Palestinienne, s’engage dans la voie  frontiste c’est-à-dire marxiste et révolutionnaire. Ainsi, après avoir rompu avec le PLS, considéré désormais comme un parti révisionniste, Laâbi et Serfaty créent le mouvement Ilal Aman (En Avant) qui à côté des deux autres mouvements révolutionnaires : le Mouvement du 23 mars (souvenir de l’émeute de Casablanca) et le mouvement Servir le peuple, vont constituer le Front.

A la violence du pouvoir et à l’urgence de l’action, les écrivains répondent par une violence du texte où la désarticulation des formes traditionnelles, l’éclatement syntaxique et l’hallucination de la parole, vont devenir les caractéristiques de l’écriture narrative de la nouvelle génération. Mais au-delà même de cette subversion textuelle, les membres du groupe Souffles par leur engagement personnel vont participer au combat pour l’avènement d’une nouvelle culture dans une société libérée où pourra s’épanouir L’Homme total (Laâbi).

La répression ne se fera pas attendre et en 1972, après 22 numéros en français et 6 en arabe sous le nom d’Anfas, le revue est définitivement interdite. Laâbi et Serfaty seront l’un et l’autre arrêtés, soumis à l’interrogatoire et incarcérés à Kenitra avec 138 intellectuels et  militants frontistes. Le premier sera condamné, au procès de 1973, à 10 ans de prison, tandis que Serfaty, arrêté un peu plus tard, se verra infliger la prison à perpétuité, au procès de 1977. L’un des meilleurs témoignages sur la violence, les luttes et les souffrances de cette époque reste le récit autobiographique de Driss Bouissef  Rekab : A l’ombre de Lala Chafia (1989). Il faudra l’action conjuguée des comités de soutien, de la presse internationale et des interventions politiques franco-américaines pour que Laâbi soit libéré, en 1980, après huit ans et demi de prison, tandis que Serfaty devra attendre jusqu’en 1991.

Souffles et l’écriture narrative

Ce bref rappel du combat mené par Souffles va nous permettre de mieux comprendre une écriture qui inscrit la révolte au coeur même du dispositif narratif. En effet, même des écrivains comme Khatibi ou Ben Jelloun qui se sont éloignés du groupe après ses prises de position politiques restent fidèles à un esprit et une esthétique qui font de l’artiste, selon une belle image de Laâbi, un Bloc enraciné et irradiant. Volcan éruptif (Souffles, N° 4, P. 45). C’est cette écriture « sismique » qui se prolonge jusque dans les années 80, que nous allons évoquer à présent à travers les principales oeuvres narratives.

Abdellatif Laâbi

Dans son premier récit, L’Oeil et la nuit (1969), Abdellatif Laâbi choisit de décentrer la forme romanesque occidentale par un dispositif importé de l’arabe : la Rhila ou itinéraire, subdivisée en maqamat ou séances. Mais de cette forme traditionnelle analysée par A. Kilito[3], Laâbi ne retient que la souplesse énonciative qui lui permet d’échapper au cadre logico-temporel du montage réaliste et les possibilités de fragmentation du récit linéaire en « séances » hétérogènes et discontinues. Dès lors, la confrontation symbolique de l’   « oeil » et de la « nuit » commande la désintégration du récit comme par un effet de violence où l’oppression subie est retournée contre le pouvoir oppresseur, tentaculaire et tyrannique. D’où l’éclatement du discours narratif en séquences courtes, désarticulées, hybrides, qui manifeste la révolte d’un je optique aux prises avec la double nuit de l’identité et de l’oppression.

Le second récit de Laâbi, Le Chemin des ordalies (1982), est un texte autobiographique construit comme un roman où le narrateur dédoublé par l’utilisation de la deuxième personne, raconte sa sortie de prison et le dur réapprentissage de la liberté lorsqu’une mémoire à vif le ramène sans cesse en arrière. D’où l’irruption constante dans le récit de séquences analeptiques : arrestation, torture, luttes communes, mêlées à des souvenirs plus lointains de l’enfance, qui viennent sans cesse trouer et obscurcir cette marche vers la lumière qu’est la sortie de prison et le retour à l’aimée :

Libre. Vieux loup des mers carcérales. Si tu es libre maintenant, c’est parce que tu portes cette citadelle, pour le restant de tes jours, gravée au coeur. (P. 199)

Tahar Ben Jelloun

Avec Harrouda (1973), que ses éditeurs ont baptisé « roman-poème », Ben Jelloun reprend à sa manière la forme-itinéraire inaugurée par Laâbi dans L’Oeil et la nuit, avec sa structure d’éclatement et sa violence qui ici emprunte au sexe une autre dimension  de type profanatoire.

Le dispositif de subversion inscrit la dynamique du récit dans un double mouvement de lecture et de prise de parole. La lecture est d’abord celle de l’espace et le déchiffrement qui passe par le regard  de l’enfant, dénonce dans la topographie de Fes une structure idéologique d’aliénation où la ville blanche des notables, siège du pouvoir religieux et patriarcal, frappe d’exclusion le peuple marqué par les couleurs rouge et brune de la terre : artisans et paysans mais aussi la femme et l’enfant. A Casablanca la Ville à venir, la révolte des enfants-oiseaux, allégorie de l’émeute de 1965, est réprimée dans le sang par le poulpe du pouvoir militaro-politique, tandis que Tanger, ville de la nostalgie, où on se souvient de la grandeur passée de l’Andalousie musulmane comme de celle d’Abd-el-Krim, le révolté du Rif, devient la ville de la décadence.  Les zoufris[4] passifs et dépossédés y cherchent l’oubli dans la trahison quotidienne du tourisme sexuel et les fumées du kif.

Mais cette lecture qui, dans sa référence insistance à Roland Barthes, fonctionne comme une sémiologie de l’espace marocain, est aussi une lecture du corps, du corps blessé et opprimé des femmes, livrées au pouvoir et aux fantasmes hypocrites de l’homme. Leur révolte s’exprime à la fois à travers l’image subversive d’Harrouda-Aïcha Kandischa, la sorcière prostituée qui hante l’imagination populaire et par celle de la propre mère du narrateur à qui la parole est ici donnée. D’où la violence du discours maternel : démystification du pouvoir patriarcal, désacralisation, profanation.

Dans ce premier récit, caractéristique de l’écriture de Souffles, apparaissent les motifs essentiels et les procédés d’écriture qui traversent les meilleurs textes de Ben Jelloun, de La Réclusion solitaire (1976) à Moha le fou, Moha le sage (1978) pour culminer avec ce très beau récit-itinéraire : La Prière de l’absent (1981) où un enfant qui apparaît dans le cimetière Bab-Ftouh de Fes va traverser le Maroc pour tenter de régénérer une identité dégradée, en descendant vers  le sud, illuminé par la mémoire glorieuse du Cheikh Ma-El-Aïnin. Et les « séances » vont multiplier, lieux, personnages et narrateurs sur cet itinéraire symbolique qui mêle dans une instabilité modale propre aux récits de Ben Jelloun, réalisme, merveilleux et fantastique.

Mohammed Khaïr-Eddine

Si le terme d’  « écriture sismique » définit admirablement l’écriture de Souffles, c’est  sans doute chez Mohammed Khaïr-Eddine que la métaphore trouve son origine et sa meilleure illustration. Chargé d’une enquête pour le compte de la sécurité sociale dans la ville d’Agadir, après le séisme de 1960, il en tire le titre et le motif de son premier roman qui paraîtra en France, où il choisit de s’exiler après les événements de Casablanca, en 1965.

Le séisme est en effet, chez Khaïr-Eddine, la métaphore d’une violence  disjonctive qui confond dans une même figure honnie, le Père, le Roi et le Fqih, dont la tyrannie conjuguée aboutit à un véritable éclatement de l’être, à une dépossession du moi. Ebranlé dans son affectivité par l’agressivité monstrueuse du père, victime, avec ce peuple dont il se sent solidaire, de la violence du pouvoir, révolté par une religion hypocrite et détournée de ses valeurs spirituelles, Khaïr-Eddine en se réfugiant dans l’exil se trouve voué à l’imprécation, à l’errance et à la nostalgie du sud  berbère, paradis d’une très lointaine enfance qui travaille ses fictions.

C’est autour de ces motifs que se déploie l’oeuvre narrative, après le séisme inaugural d’Agadir (1967) : Corps négatif suivi de Histoire d’un bon dieu (1968),     et surtout Le Déterreur (1973) qui, à la violence iconoclaste des récits précédents ajoute l’horreur d’une histoire de bouffeur de morts  dont la confession à la première personne éclate en une véritable hystérie de la parole où se mime l’impossibilité même pour la conscience de se constituer. Dans ces textes, à dominante narrative, plus encore que chez Laâbi ou Ben Jelloun, le code romanesque vole en éclats et la multiplication des voix narratives, le mélange des genres- récit, poésie, théâtre- la violence même des images qui mêlent le sexe, l’excrémentiel, le bestiaire fantastique, instituent le délire et l’hallucination comme modalités dominantes. Dès lors, ce qui semble caractériser le récit, chez Khaïr-Eddine, c’est sa propre impossibilité, reflet de l’impossibilité d’être de l’auteur lui-même.

Tel est encore le fonctionnement d’Une odeur de mantèque (1973) qui débute comme un conte fantastique à la troisième personne autour de deux personnages : le vieux et le supervieux. Très vite la fiction qui tente de s’élaborer se dissout dans une confrontation de monologues à la première personne, eux-mêmes constitués de multiples micro-récits à travers lesquels vieux et supervieux se disputent l’accès au pouvoir narratif, jusqu’à ce que le vieux y parvienne. Commence alors le récit d’une mémoire qui se vomit en étalant les tares de la société patriarcale avant qu’une crise de conscience ne laisse émerger enfin une parole démystificatrice et subversive où, sous le masque du vieux,  se reconnaît la voix l’auteur lui-même. Confusion pronominale, disjonction généralisée, concurrence des discours,  font de ce récit vertigineux  un espace où la diégèse qui ne parvient pas à s’ordonner en récit unitaire nous offre l’exemple même de ce qu’on peut appeler, chez Mohammed Khaïr-Eddine, le récit impossible.

Après son retour au Maroc, en 1980, négocié par L.-S. Senghor, Khaïr-Eddine inaugure un modèle narratif plus linéaire avec Légende et vie d’Agoun’chich (1984) qui donne forme à sa nostalgie parisienne du sud berbère, lieu mythique d’une identité mise en pièce. C’est à travers les aventures épiques d’une sorte de bandit d’honneur qu’il choisit en effet d’incarner le sud héroïque et rebelle. Mais il y a dans Agoun’chich trop d’éléments qui renvoient à la figure paternelle pour que l’identification soit totale et la désertion finale du personnage fait de l’espace sudique le lieu ambivalent d’une introuvable identité.

Abdelkebir Khatibi

Si Abdelkebir Khatibi qui a collaboré aux premiers numéros de Souffles reste dans la mouvance du groupe, son itinéraire est cependant plus personnel, plus singulier et sans doute plus surprenant pour qui le lit superficiellement. En effet, il n’y a pas, chez Khatibi, l’unité de ton que l’on relève par exemple chez Ben Jelloun ou chez Khaïr-Eddine (le dernier roman excepté). Chez lui, chaque texte expérimente un nouveau dispositif, de sorte qu’il reste sans doute le plus inventif des écrivains de sa génération. Mais au-delà de cette recherche textuelle permanente, son itinéraire a la cohérence d’une réflexion qui s’élabore autour de l’opposition binaire identité/différence, pour évoluer vers les notions d’aimance et d’étrangeté à travers lesquelles il tente de métaphoriser une identité plurielle qui, au plan de l’écriture, passe par la bilangue.

La Mémoire tatouée (1971) se présente comme l’Autobiographie d’un décolonisé et il est vrai que le récit semble se plier aux lois du genre en évoquant sur le mode linéaire et chronologique les années de formation avec déjà, cependant, suffisamment d’ellipses narratives pour que l’on retrouve ici une structure proche des séances (les maqamat) dans ce discontinu caractéristique de l’écriture Souffles. La naissance, tout d’abord, inscrit dans le nom propre une double allégeance à l’islam : Abd-el-Kebir : le serviteur du Grand et à l’écriture : Khatib : l’écrivain. Les études, au lycée franco-marocain de Marrakech verront se développer dans une crise latente entre l’apprentissage de la langue étrangère à travers laquelle l’identité se dédouble et le goût de l’écriture par laquelle l’être tente de se reconstituer. Puis c’est le départ pour Paris, les études à la Sorbonne, les voyages en Europe, le corps de l’étrangère et la découverte plénière de l’autre dont la langue est inscrite en soi. Expérience totalement ambivalente, euphorique et hagarde, au sens mallarméén  : le mot revient souvent sous sa plume comme pour désigner cette « haie », cette séparation, ce clivage que la langue de l’autre institue. C’est à ce moment que le récit autobiographique, déjà dédoublé en récit de soi et discours sur soi, éclate en théâtre vocal avec l’affrontement Double contre double où s’expriment l’écart tensif,  la violence intersticielle, qui fondent l’être bilingue dans la perte de l’origine et l’altérité à soi.

Le Livre du sang (1979) peut se lire comme une mise en parabole du couple dialectique identité/différence dont Khatibi développe le paradigme à partir des oppositions binaires :  origine/effacement, amour/séparation, beauté/mort, bien/mal... Mais le paradigme s’incarne ici dans une fiction mystique empruntée à l’histoire du pète soufi Jalal Eddine Roumi, amoureux de son maître spirituel Chem’s de Tabriz qui, à cause de lui, abandonne la confrérie qu’il dirige à Konia pour aller s’enfermer à Baghdad. Le fils de Jalal, Sultan Walda, part alors à la recherche du Maître et le ramène au sein de la confrérie. Mais les disciples de Roumi le jetteront dans un puits pour mettre fin à cet amour qui perturbe l’ordre de la secte. C’est pour chanter son « inconsolation » du Maître que le poète mystique écrira l’un de ses plus beaux textes : Matnaoui (Le Duel) à partir duquel, Khatibi forge, pour l’un des personnages, le nom de Muthna.

L’intertextualité entre le texte de Roumi et Le Livre du sang, est soulignée par l’insertion en italique, dans le roman, d’extraits du Matnaoui, mais Khatibi s’écarte très vite de sa source. Chez lui, l’action, atopique et intemporelle qui se déroule dans la Secte des Inconsolés articule autour du Maître un couple androgynique dont l’Echanson représente l’attirance pour le Même : l’amour mystique, l’identité, le bien, tandis que sa soeur Muthna incarne la tentation de l’Autre : l’amour érotique, la différence, le mal. Ecartelé par sa passion pour ce corps impossible, le Maître, figure allégorique de l’être bilingue, se trouve dépossédé de lui-même, s’ouvrant à la folie et au suicide, tandis que Muthna, symbole pervers de l’altérité est égorgée par les fidèles de la secte. Le Livre du sang illustre ainsi la violence de l’être clivé et tout en mimant dans son écriture même la transe mystique, le roman dans sa beauté étrange et fascinante apparaît comme une prémonition de cette folie sanglante du même et de l’origine, qui travaille aujourd’hui, d’une manière tragique le corps intégriste, au Maghreb.

Avec Amour bilingue (1982), Khatibi met en récit le dédoublement linguistique de l’identité dans la passion d’un couple mixte où l’amante étrangère, symbole de la séduction par où se creuse l’écart à l’origine, représente le travail de la langue française dans et par rapport à l’arabe. Le discours sur l’identité se trouve donc ici narrativisé dans la relation ambivalente entre les deux instances du récit : Il (le Récitant) et Elle (l’Etrangère). Mais de cette expérience va surgir la conscience d’une identité nouvelle qui se construit dans l’entre-deux, dans la bilangue, au-delà de toute traduction, dans cet intraduisible, corps imprononçable, que Khatibi évoque en termes de palimpseste ou de simulacre, double espace de jouissance et de folie.

L’Après Souffles : vers un récit postmoderne

Les dispositifs narratifs inaugurés par Souffles fonctionnent, dans la littérature marocaine de langue française, jusque dans les années 80. Politiquement, la décennie suivante voit l’élimination de l’extrême-gauche et le renforcement du régime hassanien qui parvient, avec l’épisode de La Marche Verte (1973) et la récupération du Sahara, contre le Polisario, à obtenir un consensus national. Le parlementarisme, institué par le pouvoir, fait des partis de gauche - le PPS et l’USFP[5]- des instances officielles dont la combativité a été émoussée par les épurations de la période précédente et les états-majors louvoient entre la tentation du jeu démocratique et la crainte de se compromettre avec un régime qui n’en respecte pas toujours les règles.

Les émeutes « de la faim » qui ébranlent encore le Maroc en 1984,  et la situation insurrectionnelle qui, pendant une semaine, coupe la ville de Fes du reste du pays, à la veille de la guerre du Golfe,  prennent déjà une tout autre tournure et annoncent la montée de l’intégrisme, favorisée par la création, dans les universités, de départements d’études islamiques. En voulant susciter, face au danger de la gauche révolutionnaire, un contre-pouvoir, le régime va ainsi mettre en place une nouvelle opposition, bien plus redoutable, de sorte qu’aujourd’hui, dans une situation où les partis gouvernementaux se sont discrédités et  où la gauche déliquescente perd son enracinement populaire, la menace intégriste laisse se profiler, dans le futur contexte de la succession au trône alaouite, un horizon d’incertitude, sinon de violence.

Ce renversement de la donne politique qui résulte de  l’appauvrissement des classes populaires, sensibles aux arguments intégristes mais aussi du désarroi des intellectuels et de la classe moyenne, marginalisés par le cynisme du libéralisme économique, sur fond d’explosion démographique, engendre en littérature deux types d’attitudes. Ou l’écrivain de langue française s’inscrit dans la  lignée contestataire de Souffles en poursuivant la quête d’une émancipation collective contre les forces de régression. C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’émergence, en littérature, de la revendication féminine. Ou, face au blocage d’une société qui le renvoie à lui-même, l’ écrivain se replie sur une problématique plus personnelle du moi en déchiffrant dans sa propre dualité les signes d’une étrangeté par laquelle il accède à l’aventure de l’être postmoderne.

Les Continuateurs de Souffles

Tard venu à l’écriture après s’être engagé en politique, Edmond Amrane El Maleh révèle un vrai talent de romancier en publiant coup sur coup : Parcours immobile (1980), Aïlen ou La Nuit du récit (1983), Mille ans un jour (1986), Le Retour d’Abou El Haki (1991). Souvent proche des récits  de Souffles, ses textes portent  la marque d’une violence inaugurale qui détermine chez le narrateur une sorte d’errance identitaire. Mais chez El Maleh, Juif Marocain, cette violence opère sur l’être un double marquage. Il s’agit d’abord de la rupture inter-communautaire entre Juifs et Arabes qui a contraint la population israélite du Maroc à quitter en un jour ce pays, où depuis mille ans elle avait tissé des liens étroits avec la culture arabo-berbère. Or cette violence subie s’est retournée en agression anti-arabe et le sionisme dont El Maleh dénonce l’action en Palestine, est l’autre pôle de la blessure qui traverse son oeuvre narrative.

Nostalgie, déchirure, critique des idéologies totalisantes comme le communisme ou le sionisme, dénonciation de la nouvelle bourgeoisie marocaine et des pratiques autoritaires du pouvoir, ces thèmes s’entrelacent dans des récits où l’alternance des points de vue et des trames narratives, les interférences linguistiques entre le français et des éléments de langue sépharade ou d’arabe dialectal, donnent à l’écriture une épaisseur où se récrée, dans la jouissance de l’imaginaire et le plaisir de conter, un peu de l’être perdu.

Abdelhak Serhane apparaît, quant à lui, davantage comme un épigone de Souffles. Les trois romans qu’il a écrits jusqu’à présent : Messaouda (1983), Les Enfants des rues étroites (1986), Le Soleil des obscurs (1992) peuvent apparaître comme une critique virulente de la société marocaine à travers les chroniques de familles éclatées qui prennent pour cadre la ville d’Azrou dans le Moyen-Atlas, dont il est originaire. Et il est vrai que l’on trouve dans ses romans une violente dénonciation de la société patriarcale dans ses archaïsmes, son hypocrisie, sa brutalité, dont les victimes sont principalement les femmes et les enfants. Mais en dépit de son intention critique, cette littérature marque un recul par rapport à Souffles dans la mesure où la violence n’y apparaît que comme élément thématique, comme simple contenu, dans le surcodage de séquences érotiques où l’acte sexuel ne se décline que sur le mode sanglant du viol. Car, cette violence, insoutenable, parfois, se trouve narrativisée  d’une manière chronologique et linéaire qui renoue avec le réalisme engagé, contre les dispositifs formels de subversion qui font tout l’intérêt de Souffles. En outre, il faut reconnaître que la problématique de Serhane aujourd’hui était celle de Chraïbi en 1954 (Le Passé simple), de Boudjedra en 1969 (La Répudiation), de Ben Jelloun en 1973 (Harrouda) et que loin de les prolonger, il tombe trop souvent dans la réécriture sinon dans le plagiat. Mais Serhane est un écrivain qui se cherche, face à des modèles qui le fascinent, et par lesquels il fallait sans doute qu’il passe pour parvenir à exprimer ce qui fera sa spécificité.

La revendication des femmes

Si la revendication des femmes passe d’abord par le discours de l’homme (Chraïbi, Ben Jelloun, Serhane), le travail, en langue française, d’universitaires et de sociologues marocaines comme Fatima Mernissi (Sexe, Idéologie, Islam, 1983, Le Maroc raconté par ses femmes, 1984), Soumaya Naaman-Guessous (Au-delà de toute pudeur, 1989), Souad Filal (L’Incontrôlable désir, 1991), a largement ouvert la voie à l’expression littéraire des femmes.

Certes, la production reste encore assez faible et la plupart des romancières n’en sont qu’à leur première publication. Toutefois, depuis Aïcha la rebelle (1982) d’Halima Benhaddou les titres se succèdent régulièrement et de nouveaux auteurs se révèlent de manière continue : Leila Houari (1985), Noufissa Sbaï (1987), Nouzha el Fassi (1990), Fatiha Boucetta (1991), Rachida Yacoubi (1995), Hanan El-Cheikh (1995), Bahaa Trabelsi (1995)... Pour ces romancières l’urgence étant de témoigner de la difficulté des relations homme-femme dans une société patriarcale et musulmane. L’écriture emprunte ses modèles au récit autobiographique (Rachida Yacoubi : Ma vie, mon cri, 1995),  le plus souvent converti en autofiction (Fatiha Boucetta : Anissa captive, 1991). Ainsi la plupart de ces romans se présentent-ils comme le récit d’un apprentissage qui mène l’héroïne de l’enfance à la vie conjugale avec des variantes narratives qui accordent  toujours une place essentielle à l’expression d’un moi dont l’expérience peut prendre une valeur d’exemple. Autour du personnage central gravitent généralement d’autres figures de femmes qui expriment, selon les milieux sociaux ou les contextes familiaux,  les possibles existentiels de l’être féminin au Maroc.

D’où la mise en place, le plus souvent, d’un récit linéaire à la première personne dont l’intrigue réside dans la prise de conscience de la féminité comme identité refoulée ou agressée, ce qui entraîne un mouvement de révolte contre le pouvoir masculin aliénant  : celui du père, de l’époux ou de l’amant. Souvent cette révolte, pour ce qui concerne le roman de langue française, passe par le détour de l’étranger qui favorise ou accentue la prise de conscience. Si Zeida dans le roman de Leila Houari  (Zeida de nulle part, 1985) est d’origine fassie, très jeune elle a émigré en Belgique avec sa famille; Anissa, le personnage de Fatiha Boucetta  a vécu dans son enfance en Italie et en Europe; Leila, chez Bahaa Trabelsi (Une femme tout simplement, 1995) part faire ses études en France tout comme Boutaïna, chez Nafissa Sbaï (L’Enfant endormi, 1987) qui, à son retour au Maroc, impose à sa  famille le mariage mixte avec un Français.

La structure d’apprentissage impose donc au récit féminin sa forme et rares sont pour l’instant les romancières qui échappent à la prégnance du modèle. Notons toutefois la double focalisation à l’oeuvre dans le roman de Fatiha Boucetta qui nous immerge d’abord dans la conscience d’Anissa, par l’intermédiaire de son journal, avant d’élargir le point de vue dans un psycho-récit à la troisième personne. Leila Houari choisit un mode d’énonciation plus discontinu, plus proche du récit poétique pour nous raconter la tentative avortée de Zeida dont le moi, obscurci dans l’exil, cherche à retrouver une lumière intérieure en retournant vivre au Maroc. Mais au bout du périple elle se rend compte qu’elle est devenue étrangère à ce pays où son comportement de femme libre la rend vite indésirable. Reprenant l’avion pour l’Europe elle réalise qu’il lui faut désormais assumer, dans son étrangeté culturelle,  son moi-femme qui constitue sa véritable identité.

 C’est peut-être le roman de Noufissa Sbaï qui, en enchâssant les récits autour de trois figures féminines, Boutaïna, Yezza, Hayat, nous donne le plus intensément le sentiment du vertige et de l’écoeurement face à la répétition de ce drame circulaire qui, du viol à la prostitution, en passant par la répudiation, livre les femmes au bon vouloir de l’homme dont l’injustice et l’hypocrisie se trouvent confortés par le pouvoir juridico-religieux.

Vers un récit postmoderne

Si le postmodernisme émerge en France à la faveur de la crise, en traduisant une sorte de scepticisme devant l’échec des valeurs de la modernité qui accordaient au progrès technique l’idée de l’émancipation de l’homme, cet état d’esprit se radicalise depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement à l’est du bloc communiste qui matérialisent ce que Lyotard appelle l’incrédulité à l’égard des méta-récits. Problématique occidentale... certes, mais la mondialisation ne laisse guère aujourd’hui de pays à l’écart des grands bouleversements de la pensée, surtout pas le Maroc dont la plupart des romanciers concernés vivent en France. C’est vrai pour Chraïbi, depuis 1945, pour Khaïr-Eddine, depuis 1965, pour Ben Jelloun, depuis 1971, pour Laâbi qui après une brève tentative de réinstallation au Maroc est revenu en France. Quant à Khatibi, le seul qui réside au Maroc de manière continue, ses fréquents séjours à l’étranger et sa participation au Collège International de Philosophie, à Paris, aux côtés de J. Derrida, en font sans doute le plus informé des romanciers marocains de langue française.

Les traits postmodernes que révèle aujourd’hui le roman marocain, en relation avec un massif retour du sujet, sont  la pratique de l’auto-référence, la mise en oeuvre de dispositifs hétérogènes de métissage et d’hybridation ainsi que le recours à la réécriture et au pastiche.

La tentation métanarrative qui détourne l’énoncé romanesque en discours sur lui-même apparaît chez Laâbi dans Les Rides du lion (1989). Si le récit s’annonce comme une méditation à la première personne sur les problèmes de l’écriture, très vite le dédoublement, en figures actoriales, du moi scripteur, donne à la réflexivité une dimension auto-ironique. Ainsi, Aïn (l’oeil) qui reprend, sous forme de personnage, la figure optique de L’Oeil et la nuit, refuse-t-il de se lancer dans une description à la manière de Balzac, tandis que Hdiddane, autre dédoublement de l’instance narrative en figure populaire, entreprend malicieusement de biffer et de réécrire toute une séquence. Cette activité métanarrative dont l’humour apparaît dès le titre du livre,  manifeste chez Laâbi un désir de recul par rapport à son image d’ écrivain révolutionnaire, qui tend à se figer dans les attentes du public. Car, chez lui aussi, l’enthousiasme des grandes Vérités a fait place, après la violence même de l’expérience carcérale, à une sagesse prudente face aux redéploiements en cours dans le monde.

Si le narrateur de Khatibi, dans Un été à Stockholm (1990) n’est pas à proprement parler un écrivain, comme chez Laâbi, c’est un traducteur, interprète en simultané, dont le métier consiste à vivre entre les langues. Son aventure de l’interlangue est donc celle du récit lui-même, redoublée dans un second effet de réflexivité par l’expérience transculturelle de Descartes en Suède dont le cinéatre italien Alberto Albertini écrit le scénario.

Mais c’est surtout chez Ben Jelloun que la métafiction envahit l’espace du roman. A partir de L’Enfant de sable (1985), notamment, il inaugure un dispositif complexe dans lequel le conteur populaire, tel qu’il existe encore à Marrakech, sur la place Jemaâ el Fna, devient la figure majeure de l’instance narratoriale. Le discours sur le récit se trouve dès lors pris en charge par les commentaires du conteur qui harangue sa halqa (le cercle des auditeurs)  et par une constante mise en reflet de l’écriture ( de la métaphore du récit comme itinéraire cadastré par des portes, au jeu intertextuel qui introduit dans le roman la figure de Borgès) . Un tel dispositif ouvre le roman suivant :  La Nuit sacrée (1987) et se retrouve dans La Nuit de l’erreur (1997) où les conteurs Dahmane et Jamila sillonnent le pays dans une camionette pourvue d’un micro, pour conter l’histoire de Zina dont ils tirent leur subsistance. Leur récit s’élabore entre deux modèles qui gèrent la réflexivité de l’écriture : l’hypertexte des Mille et une nuits (« Raconte une histoire ou je te tue ») et l’hypotexte de Salman Rushdie, Haroun ou la mer des histoires, qui désigne la menace mortelle à laquelle s’expose le romancier, face à un pouvoir aveugle et répressif.

Si l’auto-référence permet à l’écriture, dans une perspective postmoderne, de marquer l’écart entre textualité et réalité, un autre aspect majeur de l’évolution du roman marocain de langue française est la pratique du métissage textuel, comme réponse, directe ou indirecte, à la problématique de la double culture. Chez Khatibi, en effet, la réflexion sur le bilinguisme qui s’est d’abord élaborée en termes passionnels de déchirure et de fascination (Amour bilingue) a mis en jeu un nouveau concept, l’aimance, afin de substituer à la violence de la relation passionnelle, les rites de courtoisie et d’hospitalité de la relation aimante (Par-dessus l’épaule, 1988). La bilangue, désormais langue de l’aimance, devient chez l’étranger professionnel dont il revendique le statut, le signe d’une identité plurielle, métisse, comme toute identité prise dans la dynamique de l’histoire, contre le mythe fondamentaliste de la pureté de l’origine. Cette problématique qui rejoint, dans un autre contexte, la revendication créole (Bernabé, Confiant, Chamoiseau), se trouve particulièrement à l’oeuvre dans Un été à Stockholm.

En effet, le nom propre du narrateur, Gérard Namir, se constitue en signe métis inscrivant à la fois l’occidentalité comme appartenance et l’origine comme palimpseste dans la mesure où pas une seule fois, dans le roman, le Maroc n’est nommé comme espace identitaire. Le même effacement de l’origine caractérise l’énonciation car dans le discours à la première personne du narrateur toutes les références culturelles qui construisent la deixis du sujet sont françaises. Enfin, c’est en Suède, à travers une quête de l’aimance que Gérard Namir va vivre une aventure transculturelle qui l’ouvre à l’étrangeté, dans une expérience limite de décentrement, de déterritorialisation de l’être et du moi.

La défense du métissage, la transgression des huis-clos identitaires et la revendication d’une dimension planétaire de l’existence aboutissent de même, chez Laâbi, à cette phrase d’explicit qur laquelle s’achève Les Rides du lion :

Il advient que la pays n’a plus de nom car tous les noms lui vont à merveille.

Chez Ben Jelloun, l’étrangeté du sujet bilingue, comme métaphore de l’être postmoderne, se manifeste dans l’ hybridation des formes narratives qui fait de l’énonciation orale du conte populaire un dispositif labyrinthique de montage, selon une technique éprouvée par Borgès, l’un des « conteurs » de L’Enfant de sable. Ainsi, dans La Nuit de l’erreur, quatre narrateurs entreprennent de raconter huit histoires qui mobilisent pas moins de douze personnages. Or le caractère labyrinthique des romans de Ben Jelloun traduit précisément l’indicible et le trouble du corps bilingue dont l’étrangeté à soi se trouve métaphorisée par l’ambivalence sexuelle d’Ahmed-Zahra (L’Enfant de sable, La Nuit sacrée) ou par l’ambiguité ontologique de Zina, née d’un viol perpétré par quatre hommes, la Nuit de l’Erreur, en qui on ne peut départir le sujet maléfique de l’être de lumière.

Il faudrait signaler une autre dimension postmoderne du roman marocain dans cette série policière que Chraïbi organise autour des aventures de l’inspecteur Ali : L’Inspecteur Ali (1991), Une place au soleil (1993), L’Inspecteur Ali à Trinity College (1994),  L’Inspecteur Ali et la CIA (1996).  Ce nouveau cycle romanesque correspond en effet à certains développements du récit postmoderne : retour de l’intrigue, réécriture des genres populaires, avec, comme l’écrit Umberto Eco, ironie, de façon non innocente[6]. C’est ce que semble confirmer, en tout cas, la Page 4 de couverture d’Une place au soleil :

Oui : le temps n’est-il pas venu en effet de dérouter, de faire dérailler vers d’autres voies cette littérature dite maghrébine dont je suis l’ancêtre en quelque sorte ?

Pour ne pas conclure

Sans doute l’évolution du roman marocain de langue française, considérée dans le détail, n’est-elle pas aussi linéaire que cette étude le laisse supposer. Dans toute histoire, même littéraire, il y a du récit et il peut apparaître, ici et là, des bifurcations ponctuelles, des retours en arrière, des expériences solitaires, que le point de vue panoramique a tendance à estomper. Ainsi Ben Jelloun est-il capable d’écrire des récits à intrigue convenue qui peuvent apparaître comme des concessions à une attente du public : Les yeux baissés (1991) et la question féminine au Maroc, L’Homme rompu (1994) et le problème de la corruption...De même, après l’aventure extrême d’Un été à Stockholm,  Khatibi revient, dans Triptyque de Rabat (1993), à une problématique territoriale où la représentation du pouvoir politique interfère avec les scénarios d’émancipation de trois femmes, dans trois récits qui se déploient en forme de triptyque.

Toutefois, le processus socio-littéraire que nous avons décrit permet de comprendre dans ses grandes lignes la genèse, l’évolution et la situation actuelle du roman marocain de langue française. Aujourd’hui, dans un contexte linguistique marqué par le reflux du français et malgré le prix prohibitif des livres importés, il faut signaler la persistance d’un désir d’écrire dans cette langue. A Paris, les éditions l’Harmattan publient régulièrement des premiers romans dont les auteurs vivent et travaillent au Maroc ou sont installés en France. Mais surtout, il faut souligner l’action, sur place, de petits éditeurs comme Edino, Eddif ou Le Fennec, qui, face à un lectorat restreint, publient de nouveaux auteurs dont l’écriture reste, certes, souvent imitative,  avec parfois d’heureuses surprises, cependant,  comme cet étrange roman d’Abdelfattah Kilito qui, il est vrai, n’est pas un novice en écriture : La Querelle des images (1995).

Peut-on voir là autre chose qu’un épiphénomène dans un mouvement général de régression dont le signe le plus sûr reste l’absence de renouvellement, chez les grands éditeurs, de l’actuelle génération ? C’est ce qu’affirmait Khaïr-Eddine dans un entretien donné peu avant sa mort[7], c’est ce que la prochaine décennie nous permettra sans doute d’apprécier.

 

Extrait de Littérature francophone. Tome 1 : Le Roman. Ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Xavier Garnier, Paris, Hatier et AUPELF-UREF, 1997, pp. 211-228.

 



[1] : Nom de l’administration centrale du sultanat par opposition à l’état de « Siba » ou de dissidence qui a longtemps caractérisé les tribus berbères.

[2]  : Parti nationaliste de centre droit, dondé par Allal El Fassi.

[3] : Les Séances : récits et codes culturels chez Hamadhani et Hariri, Paris, Sindbad, 1983.

[4] : ouvriers en dialecte populaire marocain.

[5] : PPS, Parti du Progès et du Socialisme (ex. PLS), parti communiste dirigé par Ali Yata; USFP, Union Socialiste des Forces Populaires, (ex. UNFP), parti socialiste dirigé par Abderrahim Bouabid.

[6] : Apostille au Nom de la rose, Paris, Grasset, 1985, P. 77.

[7] : Entretient avec Abdelrhaffar Souiriji : En langue française -et c’est regrettable- je ne vois encore rien venir.