Le roman maghrébin

Par Charles Bonn.

 

Contrairement à celle de Belgique, de Suisse ou du Québec, par exemple, la littérature maghrébine de langue française est un phénomène relativement récent, puisqu’on n’en a pris conscience qu’après 1950 en Algérie et au Maroc, et que jusqu’aux années 70 la Tunisie, mis à part Albert Memmi, n’avait que peu de romanciers francophones. De plus cette écriture est ici liée aux soubresauts politiques, non seulement par ses thèmes, mais par son existence même, et particulièrement le choix de langue et de genre qu’elle implique. Pourtant on aurait tort de ne lire ces romans qu’à l’aune de l’histoire de la décolonisation dont ils sont certes inséparables : ce serait méconnaître le profond renouvellement formel que l’ambiguïté même de ses conditions d’émergence a permis à cette littérature d’apporter à l’histoire de la littérature mondiale.

Quelle origine ? Quelle langue ?

La question de l’origine est sans nul doute une des raisons de la passion qui anime au Maghreb tout débat sur la littérature nationale de langue française. Car cette question soulève celle de la légitimité, tant sur le plan de la langue que sur celui des contenus politiques et identitaires.

La langue française est ici d’abord, quelle que soit l’utilisation subversive qui en a été faite le plus souvent, la langue du colon, et en tant que telle l’instrument d’une profonde blessure identitaire autant que politique. Le choix de cette langue est parfois vécu comme celui de la capitulation, et il est à l’origine celui des pères défaillants dans leur rôle de garants de la Loi que représente la langue. On trouve une belle illustration de cette capitulation, vécue comme une faillite du père entraînant le sacrifice de la mère, à la fin du Polygone étoilé de Kateb Yacine (1966), où le père du futur écrivain, pourtant fin lettré en arabe, décide :

 de me fourrer sans plus tarder dans la “gueule du loup”, c’est-à-dire l’école française. [...] Jamais je n’ai cessé, même aux jours de succès près de l’institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu... Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés !  (p. 180-182).

Ainsi l’écriture de langue française dans un pays colonisé ou ex-colonisé par la France procède-t-elle d’emblée d’une rupture généalogique. L’écriture se développe dans la blessure de l’être. Et cette écriture sera souvent une écriture tourmentée, détruisant sans fin ses modèles pour mieux les réinventer, dans une sorte de roman familial où la haine de la langue est aussi désir et séduction de cette même langue : « Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel, ô faiseur de signes hagards », dit aussi le Marocain Abdelkebir Khatibi dans La Mémoire tatouée (1971, p. 188).

Il faut peut-être préciser que si la langue française est ici la langue du colon, l’arabe littéraire n’est pour certains écrivains comme Nabile Farès que la séquelle d’un rapt plus ancien, celui de Kahéna l’ancienne reine berbère d’une civilisation orale et hédoniste séduite par Qoceïla l’homme du Livre. Les expériences de création romanesque en arabe parlé sont peu nombreuses en Algérie, contrairement à ce que firent en Tunisie certains écrivains comme Bechir Khraïef insérant au moins des dialogues en arabe parlé maghrébin dans des romans en arabe littéraire. L’arabe littéraire n’est certes pas que la langue du Coran. Il a permis le développement en Tunisie, et à un moindre degré au Maroc, d’une littérature importante même si le roman n’en est pas le genre dominant. Mais en Algérie le retard de pratique littéraire de l’arabe est encore important, ce qui peut également y expliquer en partie la violence du débat linguistique, lequel est beaucoup plus serein en Tunisie. D’ailleurs la reconnaissance littéraire des romans de langue arabe se fait elle aussi ailleurs : non plus à Paris, mais au Caire, à Damas ou à Bagdad, et peut-être un peu tout de même à Tunis.

Les Tunisiens en effet disposent d’une littérature de langue arabe que les Algériens et, à un moindre degré, les Marocains, leur envient, et avec laquelle tous les efforts de l’arabisation n’ont pas encore permis aux premiers de rivaliser. D’ailleurs en Algérie les noms emblématiques d’une production littéraire de langue arabe sont curieusement liés à des périodes de mutation, de rapt historique : c’est Ibn Khaldoun, historien et sociologue de la Conquête arabe, et l’émir Abdelkader, connu surtout pour sa résistance à la colonisation française. De façon comparable d’ailleurs, plus près de nous, les noms des deux écrivains contemporains algériens de langue arabe les plus connus, Abdelhamid Benhedouga et Tahar Ouettar, sont inséparables également de ce qui voulut un temps être une des mutations les plus importantes de l’Algérie socialiste : la Révolution agraire. L’écriture ici est encore une fois violence, ne serait-ce que parce que la langue dont elle se réclame n’est pas exactement celle qu’on parle dans la quotidienneté : elle est au contraire projection volontariste, souvent étatique, d’une Unité arabe d’autant plus réaffirmée que la réalité quotidienne sans fin la dément tout en la proclamant.

Une insertion politique complexe

L’écrivain est investi au Maghreb, comme dans la plupart des aires culturelles dites « francophones », d’une fonction politique bien plus importante que celle qu’il connaît en Europe. Et ce, à deux niveaux : du fait de la langue qu’il utilise et du fait de sa maîtrise des codes littéraires internationaux, il est une sorte de relais. En Algérie les écrivains ont joué un rôle important de témoins face à l’opinion étrangère, lors de la guerre d’indépendance. Et il n’était guère besoin pour ceci de développer des plaidoyers nationalistes : la qualité de leur œuvre était souvent plus efficace, quel qu’en soit l’objet. Au Maroc l’emprisonnement d’Abdellatif Laâbi a mobilisé des solidarités intellectuelles dans tous les pays démocratiques, et permis une pression internationale pour le respect des droits de l’homme. Mais cette langue tout comme le genre romanesque, genre importé également, vont mettre l’écrivain francophone en situation d’avoir à exprimer ce qu’il est impossible de dire lorsqu’on est à l’intérieur du cercle de l’identique, et dont l’urgence se fait néanmoins sentir dans la contradiction entre modèles culturels qui déchire ces pays en ce moment. Les années 70 en particulier seront dans les trois pays du Maghreb celles d’un certain malentendu entre les exigences de création d’écrivains qui commencent à être reconnus comme tels, et l’attente essentiellement politique de leurs deux publics.

Les jeunes lecteurs maghrébins attendent de leurs écrivains consacrés une expression de leur mal-être quotidien. Les lecteurs français quant à eux, s’ils gardent une attente essentiellement documentaire, commencent pour certains à s’apercevoir eux aussi des désillusions de la décolonisation, et soutiennent volontiers des oeuvres de contestation violente. Dans les deux cas la dimension proprement littéraire des textes est occultée, et les meilleurs écrivains, comme Mohammed Dib dans ses derniers romans, ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Le prix Goncourt de Tahar Ben Jelloun lui-même n’a pas été attribué au meilleur de ses romans, même si La Nuit sacrée est un texte important.

Si l’écrivain tient au Maghreb une place plus importante qu’en Europe, il vit donc en partie sous le règne du malentendu, ses plus grands admirateurs n’étant pas nécessairement ceux qui perçoivent la dimension essentielle de ses textes. Mais ce malentendu est sans doute commun à la plupart des littératures qu’on a pu qualifier d’« émergentes », en ce qu’elles surgissent d’espaces culturels non reconnus comme « littéraires » jusque là, et ce en général à la faveur d’une actualité politique. L’émergence du roman maghrébin de langue française dans les années cinquante est due en grande partie à l’attention prêtée soudain au Maghreb par une opinion publique internationale attentive aux débuts de la décolonisation. Sa prolifération définitive dans les années soixante-dix peut être attribuée en partie à la désillusion entraînée des deux côtés de la Méditerranée par les nouveaux Etats indépendants, particulièrement à partir de 1965, année du coup d’Etat militaire du colonel Boumédiène en Algérie, mais aussi de la répression des émeutes de Casablanca et de l’enlèvement en France du leader de l’opposition Mehdi Ben Barka pour ce qui est du Maroc. L’opinion publique demande alors, avant même le témoignage politique, des documents pour comprendre ces nouvelles sociétés autrement qu’à travers un exotisme convenu.

Ambiguïtés du genre romanesque

Faire connaître sa société à un public européen suppose tout naturellement la description à laquelle nous a habitué le roman réaliste, et dont Emmanuel Roblès entre autres fournit dans ses récits des modèles ensoleillés qu’on retrouvera dans certaines nouvelles de Dib par exemple. Car le roman est également le genre littéraire le plus prisé par les lecteurs européens de littérature, et il est de plus le genre qui consacre un écrivain, ou une littérature lorsqu’un effet de masse, comme ici, commence à se faire jour. Et par ailleurs le réalisme romanesque est aussi un des modes d’expression privilégiés, depuis le XIX° siècle, de l’engagement en littérature.

On ne se pose donc pas alors la question que des critiques se poseront bien plus tard, de l’inscription de ce genre dans une tradition littéraire proprement maghrébine. Or le roman n’a aucune histoire avant le XX° siècle, non seulement au Maghreb musulman, mais encore dans la littérature arabe elle-même. Les premiers romans arabes paraissent en Egypte à partir de 1920, dans des milieux littéraires très occidentalisés et « modernistes ». Et c’est bien ce qui se passe en Algérie dans les années 1950, par exemple pour Mouloud Feraoun chez qui l’idée de progrès lié au développement de l’école, de type français, est fondamentale. L’école tient d’ailleurs dans tous ces récits une place très importante, qu’on retrouve dans toutes les littératures émergentes.

D’un point de vue littéraire, le choix du genre romanesque, destiné au départ à une lecture en « métropole », peut donc être considéré comme une aliénation au moins aussi grande que celle du choix de la langue française. Aucun des repères implicites du genre n’est en effet familier ici. Aussi ne sera-t-on pas étonné par exemple qu’avant même de publier La grande Maison, son premier roman, en 1952, Mohammed Dib ait publié dans Forge, Alger républicain ou Liberté des articles sur les romanciers américains ou soviétiques, avec une orientation progressiste marquée. Le choix du genre romanesque est un choix progressiste, mais paradoxalement ce progressisme est aussi dépersonnalisant, car ses implicites ont été définis ailleurs.

On peut en dire autant du réalisme descriptif, élément essentiel du progressisme lié à l’histoire du genre romanesque. Le village sur lequel s’ouvre Le Fils du pauvre est décrit du point de vue du touriste étranger, tout comme Verrières dans Le Rouge et le Noir l’est du point de vue du parisien : l’un et l’autre sont supposés découvrir ces sites exotiques depuis LA Civilisation qu’ils représentent, et dont les normes deviendront ainsi dominantes. Mais si cette instauration d’un pouvoir dans la description peut paraître un élément anecdotique de la conception du Monde de Stendhal en ce qui concerne Le Rouge et le Noir, elle double dans les romans de colonisés la relation de pouvoir sur laquelle repose le fonctionnement colonial.

Le débat sur la langue et la signification politique de son utilisation a longtemps occulté et occulte encore bien souvent celui, bien plus significatif en littérature, du genre littéraire dominant ici (même si les plaquettes de poésie sont peut-être légèrement plus nombreuses : l’important ici est l’impact du genre au niveau de la réception d’une littérature) : le roman. On a vu au chapitre précédent que le roman occupait au Machrek, et particulièrement au Liban, une place nettement moins importante. Mais dans les autres genres littéraires le problème de la dépendance par rapport aux modèles littéraires occidentaux se pose aussi davantage au Maghreb qu’au Liban, où la question de la langue française est peut-être également moins politisée.

En fait les deux questions sont liées, et il est significatif que le groupe d’écrivains contestataires regroupés au Maroc autour d’Abdellatif Laâbi et de sa revue Souffles ait développé son action en même temps sur l’un et sur l’autre : ce groupe considérait la langue française et le genre romanesque à la fois, comme un héritage impérialiste, certes, mais indispensable pour combattre cet impérialisme sur son terrain. La langue française comme le roman permettent en effet de bénéficier, grâce aux circuits d’édition parisiens, d’une audience qu’on n’aurait jamais trouvée autrement. Comme le montre Marc Gontard, ces écrivains vont développer une « violence du texte » dans leur écriture, plus subversive que ne le serait une dénonciation purement dénotative, dans un style plus traditionnel. En même temps qu’ils tenteront, comme Mohammed Khaïr-Eddine, de dynamiter la langue française de l’intérieur, de façon à ce que le lecteur français se sente étranger dans sa propre langue, ils procéderont de même avec les genres littéraires hérités, dont la déconstruction est certainement plus importante au Maghreb que dans aucune autre des littératures francophones. Les écritures des marocains Khaïr-Eddine, Khatibi, ou du tunisien Meddeb, pétries d’une culture qu’elles retravaillent pour nous la rendre « étrange » plutôt qu’étrangère, déconcertent fortement une lecture « sage ».

Moins théorisée, cette déconstruction du roman était déjà dix ans plus tôt en Algérie la caractéristique principale de l’un des textes les plus importants des littératures francophones : Nedjma (1956) de Kateb Yacine. Et elle sera reprise sous des formes différentes par la plupart des romans maghrébins les plus significatifs. On peut dès lors se demander si cette violence formelle, avant même d’être théorisée par le groupe de Souffles, n’était pas inscrite dans les conditions mêmes de surgissement de cette littérature, et particulièrement dans ce rapt culturel déjà évoqué. La domination coloniale d’abord, et plus encore ensuite la dépendance post-coloniale ont engendré une relation inextricable de désir et de meurtre qui sollicite peut-être dans l’écriture son implicite le plus tragique.

Violentant, ainsi, les formes littéraires héritées par lesquelles passe nécessairement sa lisibilité, le roman maghrébin n’est pas le plus souvent d’une lecture de tout repos, même si certaines de ses réalisations sont d’écriture tout à fait traditionnelle (et reposante de ce fait, diront certains lecteurs...). Mais cette relative difficulté de lecture de beaucoup de ses textes, si elle s’est souvent présentée elle-même comme subversive, ce qu’elle est sans aucun doute, est peut-être aussi une réponse, consciente ou non, au paternalisme de bien des lecteurs. La communication avec certains publics s’installe ainsi dans un malentendu entretenu par la complémentarité entre lecture exotique et lecture militante, qui l’une et l’autre passent à côté de l’activité majeure de l’écrivain :la littérature.

 

Extrait de Littérature francophone. Tome 1 : Le Roman. Ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Xavier Garnier. Paris, Hatier, 1997, pp. 179-184.