LITTÉRATURE ET RÉVOLUTION EN ALGÉRIE

par J. E. BENCHEIKH

Depuis 1962, date de l'indépendance, la production littéraire algérienne, qu'elle soit de langue arabe ou de langue française, n'est pas en crise. Cela supposerait qu'elle est vivante, et qu'elle con­naît une évolution au cours de laquelle surgissent les inévitables difficultés dues à une orientation nouvelle. Le croire relèverait plus d'un acte de foi et d'une manifestation de candeur que d'une analyse lucide de la situation. En fait, cette littérature, du moins si l'on ne considère que sa partie publiée, car il existe toute une littérature du silence, achève de se fossiliser, et se voit opposer une fin de non recevoir prise en charge par les différents groupes qui se la disputent. Ceux-là mêmes qui en sont les producteurs trahis­sent les uns une impuissance, les autres un désarroi qui les disqualifient dans leur rôle après les avoir disqualifiés dans leur oeuvre.

L'Algérie indépendante se veut révolutionnaire et socialiste. Admettons sans en discuter cette pétition de principe. Et consta­tons l'absence totale des écrivains sur le terrain de l'action révolu­tionnaire. Absence et non faillite, puisque cette action n'a jamais été engagée ni même, chose plus grave et plus significative, con­çue et proposée en termes clairs.

Cela n'a d'ailleurs rien de surprenant. Le personnel produc­teur est issu de groupes ou, bien plutôt, de débris de groupes mus par des idéologies composites, confuses, qui ont tant bien que mal survécu à la colonisation, ou en sont nés; qui ont ensuite essayé de s'adapter à la guerre anti-impérialiste; qui ont enfin développé leur effort pour concilier, tant bien que mal, leur idéologie et les directives des régimes de la post-indépendance. On assiste à une suite ininterrompue de phénomènes d'adaptation, d'involution, de rétractation, d'évolution qui ont tissé la très remarquable mosaïque idéologique qui structure la personnalité algérienne.

En attendant que se forge une conscience révolutionnaire au sein des classes prolétarisées, on ne pourra que procéder à l'ana­lyse de débris de littérature. Car il est bien entendu que nous refusons la double qualité d'écrivain révolutionnaire aux scribes besogneux d'une histoire qui les dépasse ou d'une politique qui les ignore. Et s'excluent par ailleurs d'eux-mêmes les écrivants (sic) mus par une idéologie rétrograde, moralisateurs intégristes, ou petits-bourgeois nostalgiques des charmes de l'Occident capita­liste, qui, tous, mènent leur expérience comme on organise une carrière, et offrent leurs écrits comme on postule un prix. En cela même, encore une fois, ils veulent rassembler des fragments d'une idéologie reconnaissable qu'ils s'efforcent d'enchâsser dans les structures qui leur sont imposées et dont ils essaient de se rendre maîtres.

Les instances du pouvoir ne se satisfont plus, après les avoir favorisées, d’œuvres dont la médiocrité littéraire n'a d'égale que la nullité ou la perversité idéologique. Elles ont récemment (hiver 1974) tenté de susciter des débats en vue de favoriser un renou­veau de l'activité littéraire qui servirait d'une caution dont on commence à ressentir le besoin. Ce qui revient à vouloir résoudre sans le poser le problème du rapport des écrivains et de la révolution. Vouloir le résoudre sans le poser - ce qui est déjà significatif - parce qu'on suppose en premier lieu un rapport univoque entre l'écrivain et le politique. Celui-là serait exclusive­ment chargé d'illustrer un discours idéologique à l'élaboration duquel il n'est jamais convié. En deuxième lieu, parce qu'on pré­tend, à partir d'options idéologiques souvent contradictoires, pro­céder à la désignation d'écrivains propagandistes, alors que l'écri­vain révolutionnaire ne peut être, suivant l'expression de Gramsci, qu'organique, c'est-à-dire né dans/de l'action révolutionnaire de la classe productrice, ou rallié sans réserve à elle.

Un écrivain de ce type a-t-il quelque chance de naître en Algérie? Oui évidemment pour peu qu'il prenne en compte les intérêts du peuple. Non s'il ne se charge pas en tant qu'écrivain de la théorisation, donc de l'homogénéisation, d'une pratique révo­lutionnaire au sein de laquelle il se situe.

Faute de susciter au sein des masses productrices une idéologie révolutionnaire cohérente, qui commence par mettre à bas les pans encore solides du conservatisme élitiste, les instances du pouvoir ne pourront accréditer que de médiocres simulateurs ou d'habiles bureaucrates de la culture. Les vrais écrivains, et il en existe quoiqu'on ne puisse et ne doive pas exagérer l'importance de talents prometteurs mais révélés dans des oeuvres par trop minces, les vrais écrivains donc se tairont ou s'useront trop vite dans la clandestinité, faute d'une liberté essentielle, vitale, irré­ductible, qui leur permettrait de jouer le rôle qui doit être le leur.

 

Prié de rédiger une préface à cet ouvrage, j'ai tenu à situer le problème en termes d'idéologie, car il m'apparaît que ces prémis­ses sont indispensables pour tirer un maximum de profit de l'ana­lyse proposée par Charles Bonn. Celui-ci procède en effet, dans les deuxième et troisième parties de son ouvrage, à l'étude de la mise en place du discours social (en fait il s'agit de bien autre chose) dans les oeuvres, puis à un essai de typologie du lecteur en Algérie. Il rassemble là des informations fort intéressantes et utiles qui pourront justement alimenter l'analyse de type idéolo­gique qui reste à faire, et que nous jugeons indispensable dans cette phase initiale de la constitution d'une littérature.

Non d'ailleurs que je rejette une approche plus littéraire ou que j'en nie l'utilité. La première partie est consacrée à une reconsti­tution bachelardienne de la poétique de l'espace et de celle de la rêverie. Mais même ici, l'auteur ne peut, et pour cause, échapper au discours idéologique qui sous-tend la structure spatiale et la rêverie. Il est convenu qu'aucune écriture n'est innocente. Et il est tout à fait discutable qu'une structure soit « éternelle, intempo­relle, échappant au temps historique » comme l'affirme Bonn, et parfaitement illusoire de croire en même temps qu'un devenir peut venir se superposer à elle, alors qu'en fait il se l'approprie, la réorganise, ou la brise pour en faire naître une nouvelle. Par quoi le réel se distingue de l'imaginaire mais ne s'oppose pas à lui. L'imaginaire n'est jamais qu'une hypothèse non réalisée, un possi­ble, que justement l'histoire se charge de consacrer ou qu'elle per­siste à refuser. Contre-réel ou pré-réel, l'imaginaire, à moins de verser dans l'absolu de l'idéalisme, n'est pas un en-soi.

Cela dit, qui a son importance, il me plaît d'affirmer que l'étu­de de Charles Bonn est importante parce qu'elle se veut critique et non point seulement descriptive. Elle irritera, c'est inévitable, mais j'apprécie hautement une impertinence qui fait souvent mouche, et peut redonner à ceux qui en manquent, le sens de leur mesure. Mais un préfacier n'est pas forcément un panégyriste, et l'auteur serait lui-même surpris que je n'engage pas avec lui un dialogue sur le fond.

Pour avoir- étudié les oeuvres, par l'analyse des structures de l'imaginaire puis du discours social, puis fourni un portrait du lecteur, à partir d'une base statistique qui ne peut être tenue que pour indicative, l'auteur a délaissé me semble-t-il un très important objet d'étude, à savoir l'écrivain lui-même, et non point tant sa personnalité que ses références idéologiques telles qu'elles affleurent dans sa langue, son langage et son écriture, et telles qu'elles régissent son projet. Certes, c'est une lecture qui nous est proposée, mais en fin de compte cette lecture se veut englobante, elle vise à réorganiser les significations. Elle ne traver­se plus seulement l’œuvre, elle en authentifie la compréhension.

Et c'est là que se situe la difficulté à quoi s'expose l'auteur. Nous en donnerons un seul exemple propre à éclairer le débat qui sera sûrement ouvert. L'Islam est une donnée fondamentale de la culture maghrébine. En Algérie, son idéologie exerce une pression telle qu'en 1973 le Gouvernement, qui n'a jamais manqué de rap­peler son attachement aux valeurs islamiques, a tout de même jugé indispensable de mettre au pas les intégristes musulmans, ceux-là mêmes qui ne laissent échapper aucune occasion de tirer à boulets rouges sur la production littéraire de langue française, en attendant d'avoir pour cible une littérature de langue arabe qu'ils jugeraient subversive. Ce qui prouve bien qu'il est très diffi­cile en fin de compte de détacher la production de langue fran­çaise du contexte arabo-islamique dans lequel elle se situe pour s'en réclamer ou le rejeter. Le discours littéraire ne saurait échap­per, ici pas plus qu'ailleurs, aux idéologies.

Or, et je le regrette, l'auteur est visiblement prudent dès qu'il s'agit d'Islam, et se contente d'en référer à l'Orient de Berque ou de lancer des boutades qui ne sauraient tenir lieu d'analyse (il parle par exemple « d'idéologie confuse, qui ne nous dit pas com­ment l'Islam qu'elle préconise nourrira les familles des émigrés »). Si l'on voyait le moindre intérêt à manier des arguments de cette aune, on pourrait se demander quel crédit accorder à l'opinion d'un chrétien sur les rapports de l'Islam et du socialisme. Tant qu'à invoquer des travaux, ceux de Maxime Rodinson et d'Abdal­lah Laroui s'imposaient tout naturellement.

Tout cela n'est point une mauvaise querelle, mais je sais trop comment sera lu cet ouvrage en Algérie pour ne pas signaler tout de suite quelques erreurs dont on profitera pour escamoter le vrai débat [1]. Car celui-ci est ouvert; il était nécessaire qu'il s'instituât. Et que Charles Bonn ait eu le courage de poser certaines ques­tions, l'honnêteté de ne reculer devant aucune observation, dût­-elle déplaire, encourage à croire que le moment est venu où l'on cessera de croire que les problèmes n'existent pas parce qu'on évite d'en parler. Il est significatif à cet égard de constater que le signataire de cet ouvrage n'est pas algérien. À ceux qui mettront ce fait en évidence, qui relèveront les constantes références à la litté­rature française, les comparaisons fréquentes avec le lecteur fran­çais (toutes choses qui sont évidemment peu utiles à notre com­préhension de la production algérienne), il faut répondre tout net que l'on n'est jamais si bien puni que par où l'on a péché. Qu'on veuille bien prendre acte qu'aucun ouvrage présentant une analyse du même type que celle-ci n'a été écrit par un Algérien. Et je ne parle pas des deux ou trois ineptes histoires de la littérature algé­rienne de langue arabe qui ont été éditées depuis quelques années. Ces besogneuses compilations, ignorant jusqu'aux règles les plus élémentaires du travail scientifique, offrent des commentaires paraphrastiques d'une pauvreté si consternante qu'ils ne suscitent même plus l'indignation.

Mais si la critique est médiocre, les grandes oeuvres rares, les revues d'une indigence affligeante, si l'on proclame à intervalles réguliers l'état de crise, il faudrait peut-être rechercher les raisons d'une situation que tout le monde condamne, mais que, finale­ment, tout le monde entretient pour ne pas avoir à affronter de redoutables débats.

Si nous retenons la seule hypothèse qui puisse être la nôtre, celle de la naissance d'écrivains révolutionnaires, jouant pleine­ment leur rôle dans l’œuvre immense qui les attend, assumant en toute liberté leurs multiples responsabilités, nous reconnaissons par là-même que les conditions nécessaires à sa réalisation ne sont pas réunies. Ces écrivains, ils existent, ou sont prêts à exister pour peu qu'on leur offre un projet idéologique homogène, et toute liberté pour le traduire en art. Alors ils pourront tailler en pièces la notion même de littérature avec son cortège de genres et de règles ; avec ses rapports irréversibles de l'écrivain au consomma­teur; avec ses circuits commerciaux reflétant une structure éco­nomique conçue pour le profit d'une minorité. Ils pourront s'em­parer de cette langue arabe aussi vivante, aussi belle, aussi effi­cace qu'aucune autre, mais que les clercs entendent confisquer à leur profit pour continuer à échanger entre eux les signes d'une culture d'élite figée sur ses schèmes. Grâce à cette langue et à ce langage nouveaux, ils iront à la quête du réel à condition que rien ni personne ne prétendent leur interdire de le voir tel qu'il est. Ils auront aidé ainsi leur peuple à réinterpréter le monde.

 

J. E. BENCHEIKH

Professeur à l'Université de Paris VIII Vincennes

Paris, le 5 avril 1974

 

 



[1] La poésie de langue arabe a bel et bien décrit les combats de la résistance, la souffrance des prisonniers etc... et n'a pas de leçon à recevoir en ce domaine d'un pseudo-universalisme européen. Il fau­drait tout de même la lire avant de la juger. Dernière remarque de détail, il en est d'autres, Louisa est un prénom fort usité en Algérie. Au nom de quoi s'étonne-t-on de le voir employé ?