TROISIEME
PARTIE :
LES LECTEURS
CHAPITRE 1. PRÉSENTATION DE
L'ÉCHANTILLON.
Répartition par sexe et âge. Niveau socio-professionnel.
CHAPITRE II. BILINGUISME ET ÉCRIT.
LES CHOIX CULTURELS ET LA LANGUE.
Langue écrite et langue de l'écrit.
CHAPITRE III. ÉTUDE QUANTITATIVE DE LA LECTURE.
Lecture et moyens audio-visuels.
Où se procure-t-on les livres qu'on lit ? (Question 26).
CHAPITRE IV. LES FONCTIONS
DU LIVRE, SELON LES CHOIX CONSCIENTS DE L'ÉCHANTILLON.
CHAPITRE V. MOTIVATIONS DU LECTEUR.
Motivations latentes et projections culturelles.
CHAPITRE VI. LA LITTÉRATURE ALGÉRIENNE DANS L'IMAGE HISTORIQUE DE LA
LITTÉRATURE DES ENQUÊTÉS.
Les auteurs cités et leur importance globale.
Qui cite les écrivains algériens de langue française ?
CHAPITRE VII. L'ATTENTE PROFONDE.
Pour une littérature nationale.
Le Discours social commémoratif.
La remise en question de l'ordre établi (Discours social et
Différence).
La littérature algérienne de langue française est avant tout connue à travers les noms de ses représentants les plus célèbres, et associée au contexte du colonialisme et de la guerre d'indépendance qui l'ont vue naître. Les jeunes générations d'écrivains étant fort peu connues, cette littérature devient, pour de nombreuses personnes interrogées dans l'enquête rapide sur l'image collective de la littérature algérienne dont nous avons parlé au chapitre 1 de la deuxième partie, une sorte de Discours commémoratif, plus ou moins dépassé par le développement actuel de la Révolution.
Or, la réalité de cette littérature est toute autre : d'une part les jeunes écrivains sont profondément engagés dans une contestation radicale du Discours social ; d'autre part la littérature de l'époque coloniale elle-même est bien différente de l'image à quoi le Discours social cherche à la réduire. Sensible aux préoccupations idéologiques de ce Discours social, particulièrement en ce qui concerne le douloureux problème de l'acculturation, elle n'en est pas moins avant tout Discours littéraire, échappant en partie par là aux idéologies.
Une étude, non plus de son idéologie, mais des structures profondes de l'imaginaire qu'elle révèle, nous a permis d'y déceler une construction originale de l'espace, reflet de la construction intime de l'espace par la Société maghrébine. Or, pour autant que l'idéologie ignore cette division du moi profond en espace maternel, clos et secret, et espace de la Cité, où le père toujours recherché est en fait introuvable, il semble qu'il y ait fonctionnement parallèle de deux Discours qui s'ignorent plus ou moins.
Père absent, mère niée en partie parce qu'on craint d'évoquer un rapport ancestralement trouble avec elle : le Discours social parle d'authenticité. Mais cette « authenticité », si elle refuse la Différence critique que lui propose le regard d'Occident, si elle crie un peu vite à l'obscénité, au scandale, à la trahison à propos de Sebti ou de Boudjedra, se prive du même coup de son propre contenu. Une langue savante et raffinée, mais que le fellah des hautes plaines n'a jamais pratiquée, suffit-elle à donner un contenu à ce concept intellectuel d’» authenticité » ?
On peut alors parler d'un double fonctionnement culturel d'un côté les « clercs », la minorité de ceux qui pratiquent l'écrit et vivent avec lui dans une population encore analphabète pour plus des trois quarts. Ce sont surtout eux qui, par la presse, la radio, la télévision, les organismes de masse comme la J.F.L.N., ou simplement par leur entourage professionnel, participent de près ou de loin au Discours social.
D'un autre côté les masses, rurales principalement, dont Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad ont étudié le déracinement [1] et qui ignorent aussi bien le Discours social que le Discours littéraire, ne saisissant que des bribes déformées du premier, et ne concevant même pas le second, puisque la fonction de l'écrivain, qu'il soit « kateb » ou « cheikh », n'a rien de commun dans l'univers traditionnel avec l'écrivain tel que le conçoivent les milieux cultivés.
Discours littéraire et Discours social, si nous les avons vus s'opposer sur bien des points, ne touchent en fait tous deux que les personnes que nous avons appelées les « clercs ». Bien plus, c'est surtout, comme l'a montré en particulier une enquête de Jeune Afrique auprès de ses lecteurs [2], les jeunes cadres masculins de l'indépendance, ou ceux qui s'apprêtent à l'être, qui se sentent concernés par une problématique culturelle, et répondent aux enquêtes sur la lecture.
Malgré ces limites qui ne nous permettront jamais d'évoquer un fonctionnement culturel à l'échelle d'une partie autre qu'infime de la population, nous avons pensé nécessaire d'étudier la littérature algérienne de langue française en tant que fonctionnement, en tant que communication, pour regarder tourner la toupie en mouvement dont parle J. P. Sartre.
L'étude des textes, littéraires ou théoriques, ne suffisait pas. Elle ne pouvait répondre à un certain nombre de questions fondamentales, qui ne sont que rarement posées objectivement par les commentateurs : quelle est et sera la situation de l'écrit de langue française, qu'il ait ou non prétention littéraire, dans un pays de langue arabe, en grande partie analphabète, et de profonde tradition orale jusque dans les gestes quotidiens de la vie citadine [3] ? La littérature de langue française, malgré l'idéal progressiste des écrivains, ne pourra jamais être une littérature populaire, au sens le plus large du mot, si elle ne repense pas fondamentalement ses contenus, ses formes, et ses modes de diffusion. Et pour cela, il lui faut d'abord savoir à qui elle s'adresse, et comment, quelle est l'attitude de ses lecteurs potentiels.
Pour répondre à ces questions, nous avons eu recours entre autres moyens à l'enquête statistique, dont on parlera surtout ici parce que ses résultats sont plus faciles à systématiser que ceux d'entretiens. Cependant le questionnaire utilisé est le résultat, d'abord de très nombreuses interviewes non directives, à bâtons rompus, pratiquées parfois à l'insu de l'interlocuteur, ami, connaissance, étudiant, collègue, commerçant. Un certain nombre de questions sont donc celles qui se sont révélées les plus utiles dans ces discussions.
Ce questionnaire est issu par ailleurs des réflexions d'un an d'un séminaire hebdomadaire de deux heures à la Faculté des Lettres de Constantine. Ce séminaire, largement ouvert, n'a pendant longtemps attiré qu'un petit nombre de personnes étrangères à la section de langue française de la Faculté. Nous avons par contre été invités par la suite à le prolonger dans les locaux de la J.F.L.N. Expérience éphémère, certes, mais qui ouvrait un débat, qui soulevait des questions par lesquels les jeunes « intellectuels » de l'Algérie nouvelle, à qui nous nous adressions, se sont révélés profondément concernés. Comment expliquer autrement la passion qui animait certains débats, que manifestaient aussi de nombreuses personnes dans leurs réponses au questionnaire ?
Placés au cœur d'un phénomène d'acculturation douloureusement ressenti, et qui forme toujours le noyau des plus récentes publications maghrébines, nous nous sommes peut-être aventurés un peu loin parfois de ce qu'on a coutume d'englober dans le phénomène littéraire. Mais la littérature, surtout dans ce pays où elle se forge, peut-elle être séparée de la vie ? Nous avons donc d'emblée refusé, au risque de paraître fastidieux, d'assumer un clivage que nous dénonçons par ailleurs. Puissent certains écrivains maghrébins nous entendre ?
Nous n'avions ni les moyens, ni le dessein de faire cette enquête statistique de façon systématique. Dans des limites si étroites, nous n'avons la prétention ici que de présenter une pré-enquête. Aussi nous sommes-nous contenté provisoirement de 203 questionnaires remplis, pour plus de 400 remis à nos enquêteurs, ou proposés directement.
Nous ne pouvions pas non plus répartir scientifiquement notre échantillon. Mais nous voulions cependant, parmi les « clercs » évoqués plus haut, toucher les catégories les plus diverses. En fait, plus qu'une image de la société algérienne qu'il ne prétendait être à aucun moment, notre échantillon reflète plutôt celle des milieux qu'avec beaucoup d'application un coopérant de passage, et de langue française, peut fréquenter de près ou de loin en deux ans de séjour. Mais ces milieux – est-il nécessaire de le rappeler ? – sont presque les seuls où le livre de langue française ait quelque chance de pénétrer, et c'est en quoi l'échantillon, tout empirique qu'en soit la délimitation, peut malgré tout représenter quelques lecteurs potentiels de ces livres.
Nous avons cherché la plus vaste répartition géographique possible, afin de favoriser les campagnes, ou les personnes qui en sont issues. Il aurait été facile de gonfler les chiffres en obtenant des réponses nombreuses et des questionnaires bien remplis dans les lycées citadins. Nous avons préféré ne retenir, parmi ces lycéens, que ceux, d'origine plus hétérogène, d'une classe de 2e T.M. du lycée technique de Constantine (29 élèves). Les moniteurs stagiaires de l'I.T.E. (niveaux première et terminale) nous ont semblé plus représentatifs dans la mesure où ils étaient pour la plupart d'origine campagnarde (78,5% y sont originaires de douars, ou de petits villages), et où leur scolarité fut rarement régulière.
Dans le même esprit, nous avions laissé des questionnaires à l'école d'agriculture de Djidjelli et à la mairie de Taher, un village de petite Kabylie. Ces questionnaires ne sont malheureusement pas revenus à temps pour le dépouillement. Parmi les lieux d'enquête effective nous comptons cependant deux villages : Sidi Merouane et Telergma, ainsi que deux bourgs agricoles : Oued Athménia et El Khroub.
Enfin, parmi les personnes interrogées à Constantine, un grand nombre n'habite pas la ville, ou si certains, comme les étudiants ou les internes y habitent, ce n'est que temporairement : 176 personnes ont été interrogées en ville (155 à Constantine et 21 à Alger), mais 164 seulement y habitent, et 87 seulement en sont originaires (leurs parents y habitent), soit la moitié environ. 90 personnes sont issues de villages, de douars ou de bourgs agricoles, et si l'on y ajoute les 17 personnes dont la famille habite des petites villes de la région (Sétif, Batna, Djidjelli, etc...), les non-citadins dépassent 52,7% c'est-à-dire la moitié de l'échantillon.
Le déséquilibre est flagrant entre les sexes : 151 hommes et 52 femmes. Il est le reflet d'une société maghrébine qu'on a pu appeler « société sans femmes ». Il est consécutif aussi à notre parti-pris de privilégier les campagnes où, s'il est déjà difficile de trouver des hommes capables de répondre à un questionnaire en français, les femmes sachant lire le français sont l'exception. Aussi ne faut-il pas s'étonner si les femmes ayant répondu sont surtout des enseignantes (14) ou des étudiantes et lycéennes (24), si 8 autres femmes sont des cadres divers ou des employées d'administration, et si seulement 5 femmes sans profession ont répondu au questionnaire, alors que les professions masculines sont relativement plus diversifiées.
Quelle est la profession des personnes interrogées ? Il se produit ici un phénomène révélateur : alors que nous cherchions à sortir du cadre étudiant ou enseignant en allant dans les campagnes, ce sont encore très souvent des étudiants (ou lycéens), des enseignants et des fonctionnaires qui nous y ont répondu. Leur nombre est écrasant : 117 étudiants et lycéens, soit plus de la moitié de l'échantillon. 29 enseignants, 29 fonctionnaires des autres cadres, les professions non intellectuelles et les personnes sans profession se partageant les 28 autres questionnaires.
C'est donc pour la plus grande part dans l'administration et les différents niveaux de l'Université que l'on obtient des réponses à un questionnaire en langue française. C'est également dans ces deux sphères, comme on le verra ensuite plus en détail, que l'écrit de langue française est presque exclusivement pratiqué, ce qui réduit singulièrement le public potentiel de la littérature algérienne de langue française.
Par contre l'origine sociale des sujets est plus hétérogène : 11% de l'échantillon est composé de fils de fellahs, 11% de fils de déracinés des catégories les plus défavorisées : commis, gardiens, journaliers, 20,1% sont fils de commerçants ou d'artisans, 15,2% fils d'ouvriers ou assimilés, 18,2% fils de fonctionnaires non enseignants, 3,4% seulement sont fils d'enseignants, et il n'y a bien sûr plus aucun étudiant parmi les parents des personnes interrogées. Nous serons donc amenés à nous servir plus souvent de cette grille socioprofessionnelle que de celle de la profession des sujets, qui n'aurait été explicite que dans un échantillon plus vaste.
Il faut également un certain niveau d'études pour pratiquer l'écrit de langue française : 52,7% des personnes interrogées ont un niveau de second cycle secondaire, 23,6% des personnes interrogées un niveau d'études supérieures, alors que 3,9% seulement ont un niveau d'études primaires et 16,2% celui du premier cycle secondaire. Nous avons également connu des difficultés pour étaler les tranches d'âge de l'échantillon : si toutes les catégories sont représentées. les 15-20 ans et les 21-25 ans sont nettement majoritaires.
Il s'est donc instauré une sorte de sélection de fait au niveau des réponses au questionnaire. Malgré nos efforts pour toucher des catégories non universitaires ou non étudiantes, ou des tranches d'âge extrêmes, le milieu nous renvoyait d'instinct à l'homme instruit, au lettré francophone, au détenteur de l'écrit, à ces nouveaux clercs que nous définissions plus haut. Dans quelle mesure les catégories que nous n'avons pas pu toucher se sentaient-elles seulement concernées par les questions posées ?
Ne sommes-nous pas en présence d'univers qui s'ignorent, qui fonctionnent indépendamment les uns des autres ? Les clivages sociaux qui se manifestent partout en matière de lecture, comme l'a montré en particulier l'enquête de l'I.L.T.A.M. sur Le Livre et le Conscrit [4], se compliquent ici de clivages linguistiques mais aussi de parti-pris culturels ou spirituels. C'est dans cet écheveau complexe qu'il nous appartiendra de déterminer à qui s'adresse la littérature algérienne de langue française, mais aussi de situer dans un contexte plus général le phénomène de lecture en langue française. La réponse, ou l'absence de réponse à notre enquête, constitue déjà un élément notable d'appréciation.
La moitié des enquêtés ne coche qu'une des trois langues proposées, comme la question le laissait entendre. Pourtant 41,3% en cochent deux, et 7,3% en cochent trois. Si l'on note que les personnes interrogées savaient au moins lire le questionnaire en français, on peut supposer que la majorité de l'échantillon est au moins bilingue. Seules les 39 personnes qui affirment parler le plus facilement le français (19,2% de l'échantillon, alors que tous les sujets étaient algériens) laissent planer un doute.
Il n'en va pas de même de la langue écrite ; le français y est nettement en tête ; 65,5% de l'échantillon lorsqu'il est la seule langue écrite, 91,6% si l'on y ajoute les 53 personnes écrivant les 2 langues. Il devient donc par excellence la langue de l'écrit pour la majorité des personnes interrogées (13 personnes seulement dans notre échantillon déclarent écrire de préférence en arabe).
Cette fonction du français comme langue de l'écrit est particulièrement nette chez les bilingues arabe + français. à l'oral, dont 48,1% écrivent les deux langues, 50,6% le français seulement, contre 1 écrivant mieux l'arabe que le français. Elle l'est encore plus chez les bilingues berbère + français (le berbère ne s'écrit pas [5], qui tous (5 sur 5) écrivent en français. D'ailleurs 63% des personnes ne déclarant parler que l'arabe écrivent en français uniquement et 10,8% dans les deux langues. 88,2% des sujets ne parlant que berbère sont dans le même cas.
C'est surtout chez les parents des personnes interrogées (donc dans la génération qui a évolué sous le régime colonial) que cette séparation entre la langue de l'écrit et la langue de l'oral est nette. L'ancienne génération n'écrit pas souvent ses lettres elle-même : si dans 95 réponses c'est le cas, on préfère plus souvent avoir recours à un membre de la famille, à un ami ou à un écrivain public (67,4% des réponses vont dans ce sens). Et dans ce cas, 77,3% des lettres écrites par un tiers le sont en français, la proportion de lettrés étant néanmoins plus forte chez les gens qui écrivent en arabe.
Il peut être intéressant de comparer la langue usuelle des sujets avec leur âge ou leur sexe. Nos conclusions cependant, sur un si petit échantillon, ne pourront être généralisées. Quoiqu'il en soit, et dans notre échantillon, il semble que le bilinguisme oral régresse : 48,3% des 26-30 ans le pratiquent, 40% des 21-25 ans, 31,2% des 16-20 ans. Le bilinguisme régresse surtout au profit de la langue arabe, qui passe de 12,9% chez les 26-30 ans, à 17,1% chez les 21-25 ans, et à 32,5% chez les 16-20 ans. La langue française régresse aussi à l'écrit, où elle est pratiquée par 80% des 21-25 ans, et 53,7% des 16-20 ans, dont 12 (15%) écrivent plutôt en arabe, ce qui n'est le cas d'aucun des 21-25 ans, et d'aucun des 26-30 ans. La progression de la double écriture (français + arabe), de 17,1% chez les 21-25 ans à 30% chez les 16-20 ans montre les progrès assez rapides de l'enseignement de la langue arabe.
Les femmes, on l'a vu, sont très peu nombreuses dans notre échantillon, et n'y représentent qu'une frange de la population féminine, la seule qu'il nous ait été possible de toucher. La langue française est ressentie par elles comme un auxiliaire de taille dans leur révolte contre la tradition. Elle est un peu le langage par lequel elles affirment leur existence, leur naissance au monde, pour reprendre la formule de Mammeri dans Le Sommeil du juste. Entre les hommes et les femmes qui ne cochent qu'une langue parlée, il y a une sorte de renversement presque symétrique dans l'importance de ces langues dans l'échantillon. 26% des hommes ne cochent que l'arabe, contre 13,4% des femmes ; par contre 17,3% des hommes ne cochent que le français, contre 23% des femmes. 3,8% des femmes écrivent mieux l'arabe que le français, contre 7,3% des hommes.
Il faut confronter ces résultats avec les réponses à la question 10 : autant les femmes et jeunes filles de la nouvelle génération que nous avons touchées parlent plus volontiers le français que les hommes, autant dans la génération précédente le français était avant tout l'apanage masculin, par l'ouverture sur l'extérieur, sur la Cité, sur la modernité qu'il supposait. La femme, gardienne des traditions, était exclue ou s'excluait d'elle-même de la Cité. 43% des personnes interrogées parlent « parfois » le français avec leur père, 9,8% toujours, 39,9% seulement affirment ne jamais le parler avec lui. Il en va tout autrement avec la mère : 73,3% des sujets ne parlent jamais le français avec elle, 3,4% toujours, 19,2% « parfois ».
Le rapport est donc exactement l'inverse d'une génération à l'autre. Dans la mesure où les femmes actives de la nouvelle génération que nous avons touchées aspirent à l'ouverture, où elles veulent conquérir l'espace urbain et la modernité d'où leurs mères se retranchaient, elles se servent du français comme d'une arme, comme d'un Sésame. Et les jeunes gens le savent, qui affirment tous que les jeunes femmes et jeunes filles citadines le parlent bien plus volontiers qu'eux (95% de réponses dans ce sens), et qui nous confient que c'est en français qu'on fait sa cour à une jeune citadine algérienne. Le français est lié au changement de la vie, et à son amélioration. Les sujets qui sont les plus nombreux à affirmer qu'ils parlent mieux le français que l'arabe sont issus des familles les plus démunies, sont fils de journaliers, de gardiens, ou d'hommes de peine (31,8% de cette catégorie sociale, alors que la moyen-_ ne générale est de 19,2%) et font le parallèle entre leur promotion sociale et leur connaissance de cette langue, connaissance dont ils tirent plus de fierté que les autres.
La concentration de fait qui s'est produite au niveau des professions ne nous permet malheureusement pas de tirer des conclusions valables sur l'utilisation des langues par catégorie socio-professionnelle du sujet. Soulignons simplement que parmi les 13 personnes qui affirment écrire l'arabe mieux que le français, 12 sont des étudiants, le treizième étant commerçant.
Le choix de la langue d'écriture a donc valeur de choix culturel conscient, ce choix étant au centre de nombreuses discussions, parfois violentes, entre étudiants, et les commerçants se montrent par ailleurs les personnes les plus attachées à la tradition, particulièrement en matière morale.
Les professions des parents étant mieux réparties dans l'échantillon, le rapport entre elles et les langues écrites par le sujet sera donc plus significatif de choix dans l'éducation, et de la valorisation de telle ou telle langue, pratiquée ou non, par les familles. Ainsi, 81% des sujets issus des milieux les plus défavorisés n'écrivent que le français, aucun d'entre eux n'écrit l'arabe seul. Les fils de commerçants au contraire fournissent le plus grand nombre d'arabisants exclusifs (12,1% contre – dans cette catégorie sociale – un seul fils de fonctionnaire, et personne ailleurs). Mais la plupart des individus qui écrivent l'arabe écrivent également le français, c'est donc parmi ceux qui écrivent les deux langues qu'il faut chercher les arabisants. Et là nous trouvons les fils de paysans : s'ils écrivent tous le français, les fils de fellahs de notre échantillon sont les plus nombreux à y joindre la pratique écrite de l'arabe (52,1% contre 22,7% en moyenne dans les autres catégories), peut-être parce qu'ils sont les plus conscients de la nécessité de préserver un ensemble de valeurs tout en s'ouvrant à la modernité [6] ?
La langue est véhicule de valeurs. Son choix, on l'a vu, est souvent une prise de position culturelle dans le cadre d'un Discours social que nous retrouvons évidemment ici. Prise de position qui, logiquement, doit se retrouver dans l'attitude des sujets face à l'Europe, dans leur ouverture à la Différence.
Il peut donc être intéressant aussi d'examiner, à titre de sondage, l'attitude vis-à-vis de l'Europe des deux groupes linguistiques extrêmes : les 20 « arabisants intégraux », c'est-à-dire les 20 personnes ayant coché l'arabe à la fois comme langue parlée, comme langue écrite, et comme langue parlée entre eux par les parents, et les 6 « francisants intégraux », c'est-à-dire ayant coché le français aux mêmes questions. Le refus de l'Europe (question 16) n'est jamais exprimé par les francisants intégraux. Par contre 3 arabisants intégraux refusent l'Europe, pour des raisons nettement politiques : 2 d'entre eux craignent le racisme, le 3e ne veut pas cautionner les inégalités sociales qu'il craint d'y rencontrer. Le désir d'aller en Europe est plus partagé que le refus, et pour des raisons différentes selon les groupes. 35% des arabisants souhaitent ce voyage, surtout pour des raisons d'ordre culturel. Les francisants intégraux pensent surtout (la moitié d'entre eux) y trouver plus de confort, de produits à acheter.
Mais ces groupes extrêmes sont trop peu nombreux pour être véritablement représentatifs ici. Ils le seraient si notre échantillon était plus vaste. Il nous faut donc avoir recours aux blocs linguistiques oraux et écrits moyens (question 7). On s'aperçoit alors que le refus d'aller en Europe est plus net chez les francisants (15,3%) que chez les arabisants (6,5%), ce que confirme le pourcentage intermédiaire de ceux qui cochent les deux langues : 13,2%. Ce refus est partout justifié à 50% par le racisme, mais si chez les arabisants les raisons familiales de ne pas partir viennent immédiatement après cette peur du racisme, les francisants semblent plus politisés, puisqu'ils soulignent surtout les inégalités sociales que certains ont connues comme émigrés, et l'un d'entre eux exprime de façon très violente un refus consécutif aux atrocités de la guerre.
Cependant, comme on l'a déjà vu, l'Europe attire plus qu'elle n'est refusée, et ce, à cause de la vie culturelle dont on déplore souvent avec énergie l'absence en Algérie (40,4%), à cause aussi des facilités plus grandes dans les contacts humains, particulièrement entre hommes et femmes (26,8%), du plus grand confort, et de l'abondance de biens qu'on y trouverait (16,9%), ou tout simplement parce qu'on voudrait voyager. Mais c'est chez les francisants que le manque culturel (40,9%, contre 23,9% chez les arabisants) se fait le plus sentir, et c'est eux seuls qui ont des amis et correspondants en Europe. C'est eux encore qui désirent, plus que les arabisants, avoir une vie plus indépendante (13,5% contre 8,5%) ou participer davantage à la vie sociale et politique (13% contre 9,7%).
Si la langue française, pour les catégories les plus défavorisées, est le plus sûr moyen d'accéder à la Cité, et donc au confort, ceux qui la pratiquent de préférence ou exclusivement sont aussi les sujets marquant les plus grandes distances par rapport au Discours social et à son refus de la Différence (que le Discours social aurait tendance à appeler dépersonnalisation).
De ce tour d'horizon de la pratique linguistique au sein de notre échantillon on peut donc déduire tout d'abord que le français est la langue de l'écrit, de la technicité et du monde moderne. La pratique exclusive de l'arabe procède toujours d'un choix culturel. La langue est plus qu'un simple outil de communication : elle est hautement valorisée, ressentie à tous les niveaux comme portant en elle tout un univers de valeurs celles de la tradition, de l'authenticité et de la religion. pour l'arabe, celles de la modernité, de l'aliénation mais aussi de la liberté individuelle, de la laïcité enfin pour le français.
Dans ces conditions il ne faudra pas s'étonner si les deux littératures en présence se révèlent investies elles aussi par le lecteur éventuel d'un ensemble de valeurs a priori, qui sont attachées en grande partie à la langue dont elles se servent.
Pourtant l'arabisation se généralise, et l'on a vu que la langue arabe, à une exception près, n'est écrite le plus facile ment dans notre échantillon que par les moins de 20 ans. Cette enquête ne peut donc que décrire la situation en 1971, et il conviendrait de la recommencer dans quelques années pour mesurer une évolution devenue irréversible. Il est certain par exemple que la valorisation des deux langues principales en présence n'est plus la même chez la jeune génération, au moins chez les garçons, plus pénétrés que leurs aînés par une thématique officielle dans laquelle l'arabisation est un objectif révolutionnaire essentiel.
Avant d'étudier la lecture proprement dite, il convient de la replacer dans le contexte général des circuits d'information dans lesquels sont intégrées les personnes interrogées. Ceci est d'autant plus important qu'il nous appartient de décrire quelque peu une tradition orale dont l'étendue a été soulignée par Abdallah Mazouni [7], et qui jouera un rôle non négligeable dans l'attitude vis-à-vis du livre, et du livre algérien en particulier. Entre le livre et les moyens audio-visuels tels que radio ou télévision, que choisira l'algérien qui est souvent le premier de sa famille à savoir lire, bien plus, à pénétrer dans l'univers du XXe siècle ?
C'est pourquoi la possession chez soi d'un appareil de radio ou de télévision a dû d'abord être recensée. D'emblée on note une très forte pénétration de ces moyens de communication parmi les personnes, relativement fortunées, qui nous ont répondu : 45% de ces personnes possèdent uniquement un poste de radio, 1,9% possèdent uniquement un poste de télévision, 49,7% possèdent les deux, 2,4°ib seulement ne possèdent ni l'un ni l'autre. En cumulant les réponses nous pouvons donc dire que 94,7% des personnes interrogées possèdent un récepteur de radio, 51,6%, un récepteur de télévision.
Ces chiffres sont énormes, si on les compare à ceux figurant dans l'enquête de l'I.L.T.A.M. sur Le Livre et le Conscrit, faite en France en 1962-63 [8]. Il convient donc de répéter tout d'abord que notre échantillon n'est pas représentatif de l'ensemble de la population algérienne, mais uniquement de la partie de cette population sachant quelque peu lire le français. Or nous avons vu que le français est la langue d'ouverture sur le monde, sur l'extérieur. Rien d'étonnant si ce désir d'ouverture s'accompagne des moyens les plus immédiats de la réaliser. D'autre part nous libellions la question : « Avez-vous chez vous la radio... etc... », ce qui ne signifiait pas forcément la possession personnelle. Quoiqu'il en soit, l'un au moins de ces moyens audio-visuels semble se trouver dans presque toutes les familles algériennes comportant au moins un de ces « nouveaux clercs » qui ont répondu à nos questions.
Si la confrontation de ces données avec celles de l'habitat n'est pas forcément significative [9], il pouvait être intéressant par contre de voir quels groupes linguistiques sont les plus pourvus de ces appareils : mais là encore les groupes extrêmes sont trop restreints, et la répartition sociale au sein des groupes n'est pas la même. Or, l'achat d'un récepteur de radio ou de télévision représente une dépense plus lourde dans un budget algérien moyen qu'en France. Il nous aurait donc fallu des groupes linguistiques socialement plus divers que les nôtres pour que l'appréciation fût possible.
Il faudrait, pour mesurer l'importance de la tradition orale, pouvoir comparer les réponses à la question 23 avec celles qu'on aurait obtenues en France dans un échantillon semblable. Mais, compte tenu du nombre élevé d’» intellectuels » que nous avons relevé dans notre échantillon (étudiants, enseignants et fonctionnaires), et qui devraient privilégier l'écrit, on sera frappé par l'importance du contact direct, du rapport oral de personne à personne dans la diffusion de l'information. Si le journal (41,9%) et la radio (26,4%) viennent en tête parmi les réponses, 20% des personnes interrogées avouent préférer l'information colportée par les amis, la famille, ou encore « radio-trottoir », selon la savoureuse expression d'un des jeunes constantinois interrogés.
Ce chiffre peut paraître maigre à première vue, mais si l'on tient compte de l'ordre dans lequel les différents moyens sont proposés, de la survalorisation du journal, dont la lecture, pour celui qui est parfois le premier membre de sa famille à savoir lire, est un acte souvent ostentatoire, de l'incongru apparent des derniers moyens de diffusion proposés, on peut estimer la réalité nettement supérieure à ces 20% avoués. C'était bien d'ailleurs ce qui ressortait des interviewes nondirectives qui ont précédé et préparé l'enquête par questionnaire : 50 à 60% des personnes interrogées avouaient alors, surtout pour leur appréciation des faits politiques, se faire une opinion beaucoup plus dans leurs discussions avec leurs amis que par la lecture de la presse nationale. Enfin, on constate que les moyens audio-visuels totalisent un nombre de réponses plus important que le journal (48,3%), et que si on les compte parmi les moyens de diffusion oraux, l'écrit devient nettement minoritaire, à 42% contre 58%.
Où lit-on le plus le journal ? Les différences ne sont guère notables si l'on considère l'habitat, du moins dans notre échantillon. Il en est de même pour les catégories sociales, difficilement exploitables, comme on l'a vu. Elles se font jour cependant si l'on considère la langue orale des sujets : si les francisants et les bilingues sont proches de la moyenne d'ensemble de lecture du journal, les arabisants ont le taux le plus faible (34,7%) et les personnes de langue berbère (kabyle ou chaouia) dont il n'avait pas encore été question jusqu'ici, ont le taux le plus fort (47%).
A quoi attribuer cette différence ? D'abord à la faible implantation de la télévision (8,8%, la moyenne d'ensemble étant 22%), qui ne comporte pas (ou peu) de programmes en langue berbère, alors que la radio, qui en comporte, est en bonne place dans cette catégorie (32,3%). Le journal, en langue française le plus souvent, alors que de nombreuses émissions de la télévision sont en langue arabe, semble donc remplir ici pour des raisons avant tout linguistiques la fonction de la télévision.
Il ne faut pas oublier non plus que les berbères fournissent
la plus forte proportion d'émigrés, et que leur séjour en France leur a donné souvent des curiosités que
seuls les journaux étrangers peuvent satisfaire. Il ne nous a malheureusement
pas été possible de retenir à l'exploitation mécanographique la question 6
(« Quels journaux lisez-vous de préférence »). Mais un sondage
manuel parmi les personnes citant des journaux français ou étrangers y laisse
apparaître 40% des personnes ayant coché le berbère à la question 7, personnes
qui ne représentent que 8,3% de l'échantillon.
La question était :
« Combien de livres avez-vous lus dans les trois derniers
mois ? ».
En groupant les réponses,
on obtient les résultats suivants.
Aucun : 10,8%.
1 ou 2 : 33 %.
3,
4, 5 : 37,4%.
Entre 6 et 10 : 8,8%.
11 et plus : 8,3%.
Nous nous attendions à un
faible taux de lecture, dû en particulier à la pauvreté des librairies (l'un
de nos enquêtés, qui achèterait ses livres « chez les bouquinistes de la
rive gauche du Rhumel » (!), souligne que la raison essentielle de son peu
de lectures est qu'il n'y a « pas de choix chez les libraires, à part M'Quidech [10] et la cuisine
française »). C'est pourquoi nous avons porté à 3 mois le temps de lecture
de 4 semaines proposé par la question 14 de l'enquête de l'I.L.T.A.M., et fragmenté
en 4 le groupe de 0 à 9 livres en 4 semaines, dans lequel nous aurions pu
mettre la totalité de notre échantillon.
Nous constatons que notre
échantillon, pourtant composé en majorité d’« intellectuels », lit
beaucoup moins que ne lirait un échantillon socialement analogue en France. Les
« gros liseurs » étant fort peu nombreux, nous avons additionné les
deux dernières catégories. Ainsi 17,1% des personnes interrogées lisent 6
livres et plus en 3 mois. Mais dans
cette nouvelle catégorie, l'écart entre les niveaux d'instruction constaté en
France par l'I.L.T.A.M. [11] n'est guère apparent puisque 22,9% des personnes
d'un niveau d'études supérieur lit plus de 5 livres en 3 mois, les personnes
d'un niveau primaire n'étant qu'à 12,5% dans ce cas. On constate que les
personnes du niveau premier cycle secondaire sont à 24% dans cette catégorie,
soit proportionnellement plus nombreuses que celles du niveau supérieur.
Dans 1a catégorie 3 à 5
livres, si le niveau supérieur est représenté à 45,8%, le niveau primaire l'est
à 37,5%. Là encore l'écart est
faible. Posséder un certain niveau d'études en Algérie ne signifie donc pas
forcément qu'on lira beaucoup plus de livres. Si aucune des personnes ayant un
niveau d'études supérieur n'avoue n'avoir lu aucun livre depuis 3 mois, 12,1%
des personnes du second cycle secondaire sont dans ce cas, pour seulement 25%
du niveau primaire de notre échantillon.
Il convient ici et nous
le répétons dans cette étude, de pousser un cri d'alarme. Rien ne sert
d'alphabétiser si l'on n'offre pas par la suite la possibilité de lire. Les
étudiants de littérature française de l'Université de Constantine mettent de 3 à 6 mois à se procurer la moitié
seulement des livres du programme le plus simple, en ayant recours à des
parents émigrés car sur place on ne trouve rien [12].
Comment se répartit la lecture des livres par rapport à l'âge des sujets ? C'est dans les tranches extrêmes que la non-lecture est la plus forte : 25% chez les moins de 15 ans, 5111% chez les plus de 40 ans. Pour la faible lecture (1 à 2 livres), les 31-41 ans sont les plus nombreux. Le pourcentage le plus fort que nous enregistrons est celui des 26-30 ans lisant de 3 à 5 livres en 3 mois : 54,8% de leur tranche d'âge. Dans la même catégorie, ils sont immédiatement suivis par les 16-20 ans (38,7%) et les 21-25 ans (38,2%).
La lecture moyenne est donc le fait surtout de la jeune génération (à partir de 16 ans) et des personnes devenues adultes depuis l'indépendance (20-30 ans), pour lesquelles la progression est très nette par rapport aux 31 ans et plus, qui lisent très peu. On mesure là l'extension de la scolarisation qui apportera avec elle une plus grande lecture. Mais comment étendre la lecture si les livres sont introuvables ?
Parmi les possibilités envisagées, nous avions omis la location payante, qui se pratique beaucoup ici, selon le système de la vente suivie du rachat à moindre prix le même jour. Mais ce système ingénieux que l'un des sujets nous a rappelé concerne surtout les illustrés, que lisent ainsi avec ferveur des grappes de jeunes inactifs, en plein air sur les places publiques.
Voici les
résultats groupés :
Emprunt en bibliothèque |
23,1% |
Prêt d'amis |
35,9% |
Achat à Constantine ou dans la région |
25,6% |
Alger ou étranger |
6,8% |
Parents |
2,4%. |
Toujours en comparant aux résultats obtenus par l'I.L.T.A.M. auprès des recrues françaises, on constate tout d'abord le taux extrêmement faible de lecture des livres des parents : 2,4% contre 25%. Le livre est donc un phénomène neuf en Algérie. Il n'a jamais fait partie des habitudes culturelles, et si la génération qui nous occupe s'en sert infiniment plus que celle qui l'a précédée, sera-ce suffisant pour créer dans les familles futures des habitudes de lecture, pour susciter le lecteur ?
Est faible également l'achat de livres, alors que nous nous adressions surtout à la catégorie socio-professionnelle qui en France achète le plus de livres [13] : 25,6% contre 48,4% dans l'enquête de l'I.L.T.A.M. Le chiffre ne change pas de beaucoup si nous y ajoutons les 6,8% d'étudiants qui font venir d'Alger et surtout de l'étranger les livres du programme et les livres interdits (comme La Répudiation de Rachid Boudjedra, dont l'interdiction a constitué une incitation inestimable à l'achat). Il souligne surtout la faiblesse grandissante d'un réseau de distribution commerciale, aussi bien à Alger qu'en « province », puisque 23,8% des étudiants algérois interrogés achètent leurs livres, soit moins que la moyenne d'ensemble de l'échantillon.
Il est vrai que les étudiants algérois interrogés bénéficient de bibliothèques universitaires, et les fréquentent à 57,1%, soit près de 3 fois autant que leurs condisciples constantinois (Droit et Lettres), qui n'ont recours que dans 22,8% des cas à ce moyen.
Quoiqu'il en soit, le prêt reste le système le plus pratiqué par celui qui veut lire. Le prêt en bibliothèque, malgré les difficultés, est important parce que notre échantillon est composé surtout d’» intellectuels », et les campagnards interrogés fréquentent logiquement assez peu les bibliothèques (5,5%). Le moyen le plus courant de se procurer les livres reste le prêt d'amis, nettement plus développé qu'en France : 35,9% de l'échantillon, 38% du total des réponses obtenues à cette question, alors que par rapport à ce total le résultat de l'I.L.T.A.M. [14] se réduit à 33,5%. Et l'on aurait certainement obtenu un chiffre plus important si on avait laissé aux enquêtés la latitude de donner plusieurs réponses.
Celui qui déclare acheter ses livres, en effet, les achète-t-il vraiment ? La possession de livres n'est-elle pas ici plus qu'ailleurs le signe extérieur d'accession à la modernité, et au-delà d'elle, au confort ? Ce n'est donc pas un hasard si les personnes qui déclarent acheter leurs livres font surtout partie de celles qui désirent ressembler (questions 35) « à celui qui a beaucoup de livres chez lui » (26,3%), ou « à celui pour qui les machines les plus compliquées n'ont plus de secrets » (28,3%), alors que celles qui voudraient savoir par cœur le Coran (même question 35) sont les moins nombreuses à acheter leurs livres (17,6%), suivies de près par celles qui voudraient savoir parfaitement l'arabe classique (20,6%).
Posséder des livres est ressenti comme le signe d'une ascension sociale, et celui qui aspire à cette ascension n'avouera pas volontiers qu'il est obligé de recourir à la richesse d'autrui. Le taux déjà élevé du prêt d'amis doit donc être haussé, celui extrêmement faible de l'achat rabaissé, pour avoir une image de la réalité. Ce qui aggrave encore nos remarques amères sur la diffusion du livre, mais souligne l'extrême mobilité des quelques livres en circulation, même si l'on préfère à 81,5% conserver un livre qui a plu, et si parmi les personnes qui recourent au prêt d'amis cette proportion ne tombe qu'à 72,8%.
Nous avons proposé volontairement une liste assez longue (15 possibilités) englobant les différentes catégories de lectures les plus courantes en Algérie, telles que notre pré-enquête nous avait aidé à les cerner. Nous avons mêlé genre et contenu, au niveau de la formulation, pour la rendre aussi parlante et précise que possible.
Nous avons enfin prévu jusqu'à 6 possibilités de réponses dans le codage. Rares sont les personnes interrogées (11 en tout) qui dépassaient ce nombre de réponses, alors que la liste de journaux proposée à la question 6 était souvent cochée en entier, surtout chez les lycéens. La moyenne des réponses est de 3,32 par individu. Nous pouvons donc affirmer que malgré l'étendue de la question, les réponses ont été données de façon très sélective.
Voici les réponses globales :
Je ne lis rien |
0,4% |
Poésie |
19,2% |
Romans-photos |
11,3%. |
Illustrés, bandes dessinées |
13,7% |
Classiques |
21,1% |
Policiers |
43,3% |
Romans d'amour |
40,3% |
Histoires de Djeha et autres contes algériens |
16,7% |
Romans algériens |
49,7% |
Livres scientifiques |
31% |
Livres de géographie |
9,3% |
« Que sais-je ? » |
19,2% |
Coran et livres de piété |
14,7% |
Poésie algérienne |
15,2% |
Livres politiques |
25,6% |
Si la quantité de livres lus nous semblait faible tout à l'heure, nous ne pouvons que souligner ici la valorisation extrême de la lecture : un seul enquêté a avoué qu'il ne lisait rien. Et pour cause : c'est le seul analphabète de l'échantillon. Même si on lit peu ou si on ne lit pas, on a donc toujours honte de l'avouer.
Phénomène récent, assimilé comme on l'a vu à l'accession à la Cité, la lecture est un acte sérieux, avant tout dispensateur de connaissances. Les classiques et les livres scientifiques tiennent une place importante dans les lectures avouées, même si ces « lectures » restent peut-être au niveau de la déclaration d'intention. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas tant la lecture réelle dont nous avons vu la faiblesse, que l'attente qui se manifeste devant le livre. Et dans cette attente l'image qu'on se fait des fonctions du livre est essentielle.
Si l'on ajoute les classiques, les livres scientifiques, la collection « Que sais-je ? » et les livres de géographie, les livres « sérieux », ceux qui détiennent la clé magique du savoir, de la « technique » (les classiques, qui apprennent surtout à bien parler français, sont curieusement assimilés à cette technique qui sans la langue française est inaccessible) ont été cochés par 81 % des personnes interrogées. La fonction du livre est avant tout de délivrer un savoir. Et les discours officiels, que ce soit ceux des responsables de la « Révolution Culturelle » ou bien ceux du ministre de l'Enseignement originel ne font qu'insister dans ce sens.
Le Discours social rejoint ici et utilise à son profit l'une des seules motivations connues de la lecture, phénomène trop récent pour être vraiment assimilé. Cette fonction pédagogique de la lecture – avec la faiblesse du marché « officiel », depuis l'interdiction de la presse du cœur, le marché parallèle étant florissant – explique le petit nombre des personnes avouant lire des romans-photos (11,3%) ou des illustrés et bandes dessinées (13,7%) [15]. Le roman policier (43,3%) et le roman d'amour (40%) tiennent une place importante, certes, mais bien moindre que celle qu'ils prenaient dans l'enquête de l'I.L.T.A.M.
Fait notoire, et qui accentue encore cette fonction sérieuse du livre : les livres politiques sont cochés par 25,6% de l'échantillon. Ce serait une preuve supplémentaire que malgré nos efforts nous avons touché surtout les catégories « intellectuelles » de la population, si l'examen des corrélations entre le choix du livre politique et la profession du sujet ne nous apprenait que le livre politique ne représente que 10,8% des choix des étudiants, et 16% des choix des enseignants, contre 50% chez les employés et cadres moyens, et 33,2% chez les ouvriers et assimilés. De même ce sont les niveaux d'études primaires (42,8%) et premier cycle secondaire (38,8%) qui font le plus souvent figurer le livre politique dans leurs réponses, alors que les niveaux deuxième cycle secondaire (22%) et supérieur (30%) semblent, soit se détourner de ce genre, soit savoir combien il est peu représenté chez les libraires.
N'est-ce pas ce que confirme la corrélation avec les aspirations du sujet : les personnes désirant connaître parfaitement la langue et la littérature françaises (question 35) sont les moins nombreuses proportionnellement (5,5% de leurs réponses) à choisir les livres politiques, alors que les plus nombreuses sont celles qu'attirent les machines et la technique (10,4% de leurs réponses).
Toute l'ambiguïté ici réside bien entendu dans la définition même du mot « politique », et de son corollaire « l'engagement », dans un pays dont la presse réclame tous les jours une plus grande politisation des masses, un « engagement révolutionnaire » de l'administration, des étudiants, etc., et semble curieusement entendre par là, une plus grande perméabilité aux mots d'ordre de ce que nous appelons par ailleurs le Discours social.
Un fait est certain en tout cas, c'est la prodigieuse réceptivité des jeunes gens des classes moyennes à la thématique de ce Discours social. En ce sens on peut parler d'une « politisation » intense des jeunes lycéens ou employés, en particulier, qui participaient avec une flamme inconnue ailleurs à des polémiques comme celle qui entourait en 1970-71 le conflit pétrolier. Cet intérêt, même univoque, pour les affaires de son pays ou pour la lutte anti-impérialiste dans le monde se manifeste par exemple dans la proportion extraordinairement élevée de jeunes gens d'Algérie ayant répondu au questionnaire de Jeune Afrique dont nous avons déjà parlé (plus du tiers – 36% – des lecteurs ayant répondu dans l'ensemble des pays – France comprise – où l'hebdomadaire est diffusé). Et nous le retrouvons dans la passion, parfois véhémente, avec laquelle ces jeunes gens ont répondu à nos questions. Même si, au nom d'une conception plus critique du terme, on conteste ici le mot « politisation », on peut affirmer une extraordinaire propagation du Discours social parmi les nouvelles générations, sauf dans les Facultés de langue française et certaines grandes classes de lycées, où la remise en question du Discours social se fait cependant de façon bien moins nette que dans les deux pays « frères » de l'Est et de l'Ouest du Maghreb.
* *
*
Restent la poésie, et les trois aspects principaux de la littérature algérienne : la poésie algérienne, les contes populaires (littérature orale le plus souvent, mais les courtes facéties de Djeha ou de Bahloul sont parfois reprises par la presse),, et surtout le roman algérien, qui totalise de loin le plus fort pourcentage de réponses à cette question : 49,7% de l'échantillon.
Le succès de la poésie (19,2%) a peut-être de quoi surprendre. Encore faut-il préciser ce qu'on entend par poésie : le pourcentage aurait-il été aussi fort si au lieu d'être placée en tête, cette possibilité de réponse s'était trouvée en fin de question ? Par « poésie », on entend très souvent « littérature », au sens noble du terme. Mais au Maghreb la poésie jouit d'un prestige, dû en grande partie à celui de la poésie arabe, qui surprend les bibliothécaires avec qui nous avons pu parler. Éluard, certes, mais aussi La Fontaine, sont parmi les auteurs les plus demandés à la bibliothèque de Biskra. Surtout, poésie signifie parole dite, noble oralité, alors que le roman est un genre qu'on lit, mais qu'on n'écoute pas.
On pourrait d'ailleurs voir un indice de la précision avec laquelle ce terme de poésie est ressenti dans le fait que ce ne sont pas les mêmes personnes qui choisissent la poésie en général ou la poésie algérienne : si la poésie en général plaît surtout aux personnes attirées par la langue et la littérature françaises (question 35 : 33,3% des personnes ayant choisi ce modèle), elle n'est cochée par aucune des 17 personnes qui voudraient savoir par cœur le Coran, et ne l'est que par 3 des 24 qui voudraient savoir parfaitement l'arabe classique, la poésie algérienne au contraire est choisie surtout par les personnes qui voudraient savoir l'arabe classique (24,9%), et un peu moins (19,8%) par celles qu'attire la littérature française. Notons cependant qu'elle n'a guère plus de succès que la poésie en général parmi les émules du Coran : un seul d'entre eux la coche. Noble, orale, expression par excellence de la littérature, la poésie est aussi un genre profane, même si on fait plutôt référence, en ce qui concerne la poésie algérienne, à Mohamed Laïd Khalifa (poète de langue arabe) qu'à Jean Amrouche ou Mohammed Dib. Elle est de toute façon, peut-être parce qu'on la sent comme une expression originale de la personnalité maghrébine et arabe, bien plus populaire ici qu'en France.
Revêtus du même prestige de l'oralité, jaillis des plus anciennes et vivantes traditions familiales et collectives, perpétuellement renouvelés par l'invention de tous, sont les contes populaires, dont Djeha et Bahloul sont les héros facétieux les plus connus. La répartition des réponses à leur propos se fait d'une manière différente que pour la poésie, mais bien révélatrice du clivage culturel entre ce que nous appelons ailleurs les valeurs de la « Terre » et celles de la « Cité ». C'est chez les personnes désirant savoir par cœur le Coran, et qui cochaient très peu la poésie [16], que Djeha est le plus populaire (23,4%).
Le même personnage de tradition orale est plus ou moins violemment rejeté par les personnes qu'attirent les valeurs de la Cité : 13,8% seulement chez celles qui désirent posséder des livres, 12,3%, taux le plus faible, chez les adeptes de la langue arabe classique, écrite (alors que le Coran se récitait par cœur dans la même question), 14,7% chez ceux – élément le plus nombreux de l'échantillon – qu'attire la technique des machines modernes.
Il est remarquable de plus que si les adeptes de la langue arabe classique sont les plus farouches adversaires de Djeha, les personnes qui préfèrent et connaissent quelque peu la littérature française sont au contraire presque autant attirées par son humour, par sa négation de la Cité, et de l'écrit qui l'institutionnalise, que les personnes désirant savoir par cœur le Coran ! C'est ici que se vérifie ce que nous disions plus haut des livres politiques, expression par excellence du prestige de la Cité et du Discours social. Djeha, prestige de l'oralité truculente, malicieux et irrévérencieux, échappe perpétuellement aux institutions, qu'il nie. La politique, et son support le discours écrit, c'est d'abord, dans un pays en voie de développement, la mise en place d'institutions stables, toujours plus ou moins rigides, qui finiront un jour par avoir raison de la liberté fondamentale, ontologique de Djeha, ou de celle encore plus inquiétante d'Abou Yezid, l'homme à l'âne. Ce n'est donc pas un hasard si, à la question 32, les sujets manifestant le plus d'hostilité aux conteurs d'histoires (37,5%) sont ceux qu'attire l'arabe classique, alors que ceux que ces conteurs attirent le plus sont encore ceux qui voulaient savoir par coeur le Coran (41,1%), suivis de près par ceux qu'attire la littérature française [17] (33,3%).
La langue française déposséderait-elle moins la tradition que l'arabe classique ? Ceux qu'elle attire sont, du moins semble-t-il, les sujets les plus réfractaires aux consignes du Discours social, où l'arabisation tient une place de choix, à côté de l'industrialisation et d'une lutte diffuse contre le maraboutisme et tout ce qui peut être taxé de « régionalisme », de « particularisme séparateur ».
Malgré l'exiguïté de notre échantillon, nous avons donc pu vérifier, en constatant des résultats analogues à deux questions voisines mais différentes, notre intuition théorique de départ : à l'opposition Terre-Cité que nous développons par ailleurs correspond parallèlement l'opposition oral-écrit, ou tout simplement celle de Djeha et du « politique », c'est-à-dire celle de l'éternelle irrévérence populaire et de l'instauration d'institutions stables, rigides, qu'elles se nomment socialistes ou capitalistes. L'idéologie, quelle qu'elle soit, ou encore ce que nous appelons le Discours social, qu'il soit « progressiste » ou « réactionnaire », est un fait de la Cité, dont Djeha sera toujours prêt à gripper l'un des mécanismes, de même que la tradition orale toujours triomphante au Maghreb y semble nier l'écrit de toute éternité. Qu'il le veuille ou non, l'écrivain maghrébin devra tenir compte de cette réalité fondamentale.
Le roman est le genre le plus connu et le plus fourni de la littérature algérienne de langue française. Entre 1945 et la fin décembre 1970, Jean Déjeux donne la répartition suivante par genres : pour l'Algérie seulement, 50 romans et récits, dont 21 depuis le ler juillet 1962 ; 6 recueils de nouvelles et contes ; 93 recueils de poèmes ; 14 pièces de théâtre publiées ; soit au total 184 ouvrages [18]. Si le nombre de recueils poétiques est légèrement supérieur au nombre de romans, il s'agit en fait de textes introuvables, peu connus par la plupart, et qui ne sont accessibles que dans des plaquettes à tirage limité, ou dans des anthologies peu nombreuses : celle de Denise Barrat Espoir et Parole est la seule à avoir une diffusion autre qu'exclusivement universitaire, à l'inverse du Diwan algérien de J. E.. Bencheikh et J. Levi-Valensi, ou de l'étude de Jean Déjeux sur La Poésie algérienne de 1830 à nos jours. Ne sont véritablement lus et diffusés, par les éditions du Seuil principalement, que les romans, et nos enquêtés ne s'y sont pas trompés, qui y ont vu l'expression même de leur littérature nationale de langue française (alors que la poésie est davantage ressentie comme genre lié à la langue arabe).
Le roman algérien vient donc en tête des genres choisis consciemment par nos enquêtés. La moitié de l'échantillon (49,7%) a coché ce genre. Les enseignants l'ont coché à 51,6%, suivis de près par les étudiants (51%). Leurs raisons ne sont peut-être pas les mêmes. Nous avons souligné cette sorte d'assimilation à Mouloud Feraoun, lui-même instituteur, qui se produit chez de nombreux enseignants, pour qui la personne de l'auteur du Fils du pauvre ou du Journal représente assez bien leur propre itinéraire entre deux cultures, et l'idéal d'humanisme qui reste pour eux le don le plus précieux de l'école française. On a vu que les extraits de Feraoun sont omniprésents dans les manuels scolaires.
Les étudiants ont été formés par ces maîtres, ont approché des romans algériens dans l'enseignement secondaire. Certains d'entre eux savent également que si le roman de langue française fut souvent une arme dans la lutte anti-coloniale, il n'a pas perdu sa fonction de contestation de l'ordre établi. Selon Geneviève Serreau [19] les étudiants d'Alger ont lu La Répudiation dans leur grande majorité. Et nous savons que quelques exemplaires introuvables du livre circulent activement parmi les étudiants de Constantine. Aucun par contre des commerçants interrogés n'a coché ce genre. Si l'on sait le conservatisme manifesté par ailleurs dans cette catégorie socioprofessionnelle en Algérie, on ne pourra que souligner que le roman de langue française est ressenti comme venant de l'extérieur, et porteur à ce titre d'innovation et d'esprit critique parfois, ce dont certains ne peuvent que se méfier.
Cette innovation, ce changement sont au contraire souhaités par les enquêtés issus de famille modeste, chez qui le roman algérien connaît le même succès que la langue française 63,6% des fils de manœuvres et de concierges, gardiens, etc... cochent ce genre, suivis de près par les fils d'ouvriers : 61,2%. Vouloir connaître le roman algérien va de pair avec un désir d'ascension sociale, d'ouverture plus grande à la Cité.
C'est pourquoi le taux le plus faible de lecture avouée de romans algériens se trouve chez les personnes ne parlant et dont les parents ne parlent que le français [20] : 33,3%, alors que les enquêtés dont l'arabe est la langue dominante ont un taux voisin de la moyenne de l'échantillon (41,1% ou 60% selon la manière dont on les regroupe).
Le taux le plus fort est celui des enquêtés d'origine berbère : 64,5%. Cela signifie, certes, que le roman algérien, celui de Feraoun ou de Mammeri, est dans sa plus grande partie un phénomène kabyle. Mais aussi pour les berbères, le français représente traditionnellement le seul accès possible à l'écrit, et leur conquête de l'écriture française s'est faite justement au moyen de ce genre étranger entre tous, destiné à la lecture par l'Autre, symbole de l'altérité – et de la dépersonnalisation – qu'est le roman. Le succès avoué de ce genre est par surcroît inversement proportionnel au niveau d'instruction 60,6% chez les personnes d'un niveau premier cycle secondaire, 51,3% dans le second cycle secondaire, 43,5% au niveau supérieur.
Symbole de l'écrit, le roman algérien est logiquement, comme le livre politique, opposé aux conteurs. Les personnes qui pensent qu'on devrait s'intéresser davantage aux histoires des conteurs (question 32) cochent donc moins souvent le roman algérien (43,3%) que celles qui refusent de s'attarder à ces « sottises » (52,8%), et à la négation latente de la Cité qu'elles supposent. Enfin, la combinaison des réponses sur le roman algérien et de celles à la question 35 le montre à la fois associé à l'écrit et à la langue française, de toute manière à la dépersonnalisation. il est choisi surtout par les personnes qui voudraient maîtriser parfaitement langue et littérature françaises (66,6%) et par celles pour qui posséder beaucoup de livres chez soi représente un idéal : 63%. Il n'est coché par contre que par 29% des personnes désirant savoir par cœur le Coran, et par 33,3% de celles qu'attirent les prestiges de l'arabe classique.
La lecture est donc d'abord projetée comme un acte sérieux. Lire, que ce soit en français ou en arabe, signifie potentiellement passer d'un univers dans l'autre, de l'espace Terre-Mère à celui de la Cité. Cette motivation se manifeste particulièrement pour le roman algérien, lié à la découverte désirée de l'altérité, à la pénétration souhaitée dans la Cité des autres. Et ces « autres » peuvent être aussi bien les Français que les modernes technocrates de l'Algérie socialiste.
Cette fonction sérieuse est renforcée à l'extrême si l'on demande directement aux gens les raisons de leur lecture, ou de leur désir de lecture (question 44). Mais il est évident qu'à une question si directe les sujets auront tendance à donner des réponses moralisantes. Il faudra donc corriger ces motivations conscientes par l'étude des motivations latentes, au moyen d'une question indirecte : question 43. Ces motivations latentes seront peut-être moins importantes à connaître ici que s'il s'agissait d'une étude de marché en système capitaliste. Elles sont malgré tout essentielles si l'écrivain veut nouer un véritable dialogue avec son public, répondre à l'attente profonde de ses lecteurs, et non se contenter, comme trop le font, de suivre les mots d'ordre du Discours social. Il n'y a de communication littéraire que si les lecteurs se sentent concernés au plus profond par leur lecture.
Les motivations conscientes affirment un déséquilibre écrasant au profit des fonctions « sérieuses ». Voici par ordre d'importance dans l'échantillon, puis ramenées à 100% (les enquêtés pouvaient cocher plusieurs réponses) les motivations conscientes de la lecture.
S’instruire |
70,9% |
27,4% |
Se perfectionner en français |
43,3% |
16,7% |
Se perfectionner dans son métier |
39,4% |
15,2% |
Se distraire |
38,4% |
14,8% |
Se changer les idées |
37,4% |
14,4% |
Se perfectionner en langue arabe |
16,7% |
6,4% |
Rien d’autre à faire |
11,8% |
4,5% |
Total |
257,9% |
99,4% |
soit 2,6 réponses par sujet en moyenne (le maximum ayant été de 3).
Le petit nombre de personnes désirant se perfectionner en langue arabe s'explique par le fait que notre échantillon est composé essentiellement de francisants. L'importance respective des deux langues aurait-elle été inverse si nous avions posé nos questions en arabe ? Des arabisants interrogés oralement nous disent que ce n'est pas sûr, le français représentant pour eux aussi une ouverture plus grande sur le monde. Quoiqu'il en soit, ce critère est essentiellement mouvant, et ne pourra nous occuper ici. L'important est de voir qu'il s'agit de l'arabe écrit, de même qu'il s'agit du français écrit, c'est-à-dire dans les deux cas de la langue de la Cité, et non de celle de la mère. Il convient donc, les deux langues ayant des fonctions voisines, d'additionner leurs pourcentages : les deux langues écrites totalisent ainsi 60% de l'échantillon. Se perfectionner dans l'une des deux langues écrites devient donc la deuxième motivation avouée, avec une importance presque égale au très vague « s'instruire », qui n'exclut d'ailleurs pas l'apprentissage de ces langues écrites.
Le prestige de la langue écrite – arabe ou français – est incontestable dans un pays où l'analphabétisme des trois quarts de la population est ressenti comme une tare. Mais en même temps il souligne que la pratique, même orale, de ces langues n'est pas un fait allant de soi, donné avec la vie dans l'espace maternel des origines. Elle est au contraire le moyen de conquérir l'espace de la Cité, et de s'approprier ses prestiges. C'est pourquoi lisent pour se perfectionner en langue française les personnes qui désirent connaître cette langue et sa littérature (question 35 : 63,3%), mais également celles qui voudraient avoir beaucoup de livres chez elles (41,1%). Cependant quelle que soit la manière dont les réponses aux différentes autres questions découpent notre échantillon, on s'aperçoit surtout que le désir de se perfectionner dans ces langues de l'écrit est uniformément réparti.
Au niveau des motivations conscientes, le livre est donc assimilé à l'espace de la Cité. Quelle que soit la langue écrite dont il se sert, l'écrivain est condamné à une sorte d'extranéité. Nanti des prestiges de la Cité, et hautement valorisé en tant que tel, il est cependant exclu plus ou moins de l'intimité de l'espace maternel. Le français ou l'arabe écrit ne sont pas pratiqués par la mère.
Mais inversement on concevra difficilement que le livre scrute l'espace maternel et ses réalités quotidiennes ou cachées. Le livre est plus ou moins condamné au conventionnel : conventionnel de la « bien-aimée aux dents de perle » qui n'existe que dans l'univers mythique de la poésie arabe, conventionnel du thème de la guerre chez les jeunes « écrivains » en langue française de la revue Promesses, dont il a été question dans notre deuxième partie.
Il s'agissait, dans la question 43, d'une sorte de test projectif, dont nous avons repris l'idée et certains titres à l'enquête de l'I.L.T.A.M., mais que nous avons adapté à la réalité que nous voulions étudier.
Sauf le dernier (Délivrez la Fidayia), les dix titres, correspondant chacun à un type de motivations, étaient fictifs. Les enquêtés devaient en cocher 2, et confirmer ainsi, ou infirmer les motivations explicites [21] exprimées par ailleurs.
Voici les résultats bruts, par ordre d'importance réponses :
Hommes en grève |
33,4% |
Maquisards du Djebel |
27,5% |
Boulevard des tristesses |
27% |
Délivrez la Fidayia |
23,6% |
Le Bel Amour de Pamela |
19,2% |
Ma mère fut répudiée |
18,2% |
L'Inspecteur Brown a des ennuis |
13,7% |
Par le trou de la serrure |
10,8% |
Les Poèmes de Si Mokhtar |
7,8% |
Ringo se venge |
7,8% |
Total : |
189% |
Presque tous les sujets ont donc donné les 2 réponses demandées [22].
La première place d'Hommes en grève confirme la fonction sérieuse du livre notée plus haut (nous ne proposions pas de titres scientifiques), tout comme le prestige du livre politique. Elle souligne d'autre part la politisation de notre échantillon. D'ailleurs les intellectuels ne sont pas forcément les plus nombreux à choisir Hommes en grève : chez les étudiants, Boulevard des tristesses vient en tête de peu (29,9% contre 29%).
Il convient de préciser, davantage qu'il n'a été fait jusque là, ce qu'on entend par politique ici : le succès de Maquisards du Djebel nous y aidera, qui assigne d'emblée à la littérature algérienne une fonction, celle de glorifier le combat des Moudjahidine, donc de s'insérer dans le Discours social commémoratif. C'est à sa plus ou moins grande fidélité à cette consigne qu'on mesurera son « engagement ». Pourtant ce titre accuse un succès bien moins grand chez les enseignants (20,6%) que chez les autres fonctionnaires (34,4%, taux le plus fort), alors que ces mêmes enseignants sont les plus nombreux dans leur catégorie à demander Hommes en grève : 37,9%. Faut-il en conclure, si l'on connaît le malaise de la F.T.E.C. [23], plus ou moins interdite d'expression ou « normalisée », que cette catégorie sociale est la seule à faire une relative différence entre les deux conceptions de l'engagement ou de la politisation qui s'affrontent ici ?
Les étudiants, qui boudaient plus haut le livre politique dans le choix par genre, donnent ces deux titres à égalité parfaite (29%) et semblent leur préférer à tous deux Boulevard des tristesses ; il est vrai que leur catégorie socioprofessionnelle comporte l'élément féminin le plus important (pourtant nettement minoritaire là aussi). On est attiré à la fois par le réalisme « made in France » contenu dans le mot « Boulevard » (où sont les boulevards dans les villages ou petites villes d'Algérie ?), et par l'intellectualisme pessimiste et sentimental de « tristesses ». Ce titre évoque Françoise Sagan, comme on nous l'a souvent précisé lors des tests du questionnaire. Il rappelle aussi Assia Djebar. C'est une certaine image de la vie, où l'expression des sentiments serait permise, mais dans un espace autre (sauf pour les algérois) que celui où l'on vit. Finalement c'est encore le prestige de la Cité.
Délivrez la Fidayia [24] était le seul titre connu que nous ayons proposé, volontairement. Il s'agit d'un roman d'espionnage algérien, édité à grand succès par la S.N.E.D. dans une série maintenant florissante et dont le théâtre est bien sûr la révolution palestinienne. La différence entre son succès relativement important, et le peu de succès du roman policier à coloration volontairement anglo-saxonne ou « impérialiste », intitulé L'Inspecteur Brown a des ennuis, est éloquente, même s'il faut l'atténuer par le fait que Délivrez la Fidayia soit un titre connu : dans ces choix avoués (sont-ils vraiment le reflet de ses motivations « latentes » ?), le lecteur potentiel préfère une fois de plus suivre les consignes du Discours social.
Pourtant le roman policier jouissait d'un assez grand prestige dans le choix avoué par genre : n'y venait-il pas tout de suite après le roman algérien ? D'autre part la pré-enquête et les tests du questionnaire nous ont permis d'établir que L'Inspecteur Brown a des ennuis était effectivement ressenti, tantôt comme policier, tantôt comme roman d'espionnage. Mais il a souffert de la présence de Délivrez la Fidayia, qui avait le double avantage d'être connu, et de répondre à une thématique de révolution arabe conforme aux options du Discours social. Enfin il faut souligner que les romans policiers et d'espionnage français ou américains ont été longtemps introuvables en Algérie, si ce n'est au marché noir ou dans les Centres Culturels Français [25]. Ce genre jouit donc d'un prestige – celui du fruit défendu – démesuré par rapport à sa lecture effective.
Le fruit défendu était évoqué aussi dans le titre : Par le trou de la serrure, emprunté à l'enquête de l'I.L.T.A.M. pour la motivation érotique qu'il y représentait. Mais, pas plus que Ma mère fut répudiée, ce titre n'a obtenu le succès escompté (10,8%), alors que Le Bel Amour de Paméla est retenu par près du 1/5 de l'échantillon (19,2%). Ici se vérifie encore ce que nous disions plus haut de l'espace de la Cité, ou de l'altérité, auquel est dévolu le livre. Paméla est de toute évidence une étrangère dont le nom fait rêver, même si on lui préfère la localisation plus parisienne évoquée par Boulevard des tristesses. Le trou de la serrure évoque dangereusement, au contraire, la clôture de l'espace maternel, et ce n'est pas un hasard si 8 sur 10 des personnes ayant choisi ce titre cochent aussi Ma mère fut répudiée. Mais la tendance générale est de refuser cette effraction.
Les sujets qui choisissent Ma mère fut répudiée (18,2%), lorsqu'ils choisissent également Par le trou de la serrure, le font donc en partie parce qu'ils n'analysent pas en eux-mêmes ce trouble rapport d'agressivité à la mère (et plus tard à l'épouse qui la remplace) que Jean Déjeux a décrit dans son étude Du parental au conjugal [26]. Mais à ceux-là s'ajoute une minorité qui cherche au contraire à dénoncer la situation de la femme en Algérie, dont leur mère leur fournit un exemple frappant. Aussi ne s'étonnera-t-on pas si ce titre, comme Hommes en grève, connaît son succès le plus fort (24,1%) chez les enseignants. Ils sont ici suivis de près par les étudiants (17,9%), pour qui ce titre pouvait évoquer celui de La Répudiation de Rachid Boudjedra. Au contraire, ouvriers et employés sont 2 en tout à cocher ce titre, signe du refus que nous analysions plus haut.
Les recoupements les plus significatifs se font cependant avec les réponses à la question 35. Selon l'idéal culturel du sujet, les titres choisis varient de façon marquée. Le tableau ci-contre nous permettra à la fois de délimiter le type de lecture des différentes catégories culturelles de notre échantillon, et de regrouper les titres proposés en quelques grandes tendances dominantes dans la lecture des personnes interrogées,
La catégorie culturelle la plus « occidentalisée », la plus américanisée même, est celle, la plus importante de l'échantillon (33%), qui désire « connaître les secrets des machines les plus compliquées ». Le prestige de la technique va de pair avec celui de l'Inspecteur Brown : cette catégorie est la seule à lui donner un succès aussi grand qu'à Délivrez la Fidayia (20,8%). Elle est par ailleurs fortement attirée par les résonances parisiennes de Boulevard des tristesses (29,8%), qui recrute cependant en priorité les personnes désirant connaître parfaitement la langue et la littérature françaises (30%).
|
Avoir
beaucoup de livres |
Savoir
par cœur le Coran |
Savoir parfaitement l’arabe classique |
Connaître parfaitement la langue et la
littérature françaises |
Connaître les secrets des machines |
Moyenne |
Délivrez la Fidayia |
28% |
35,2% |
37,4% |
10% |
20,8% |
23,6% |
Boulevard des tristesses |
28% |
17,6% |
8,2% |
30% |
29,8% |
27% |
Par le trou de la |
5,2% |
17,6% |
12,4% |
13,2% |
10,4% |
10,8% |
serrure |
|
|
|
|
|
|
Ma mère fut répudiée |
17,4% |
1 indi |
29% |
23,2% |
13,4% |
18,2% |
|
|
vidu |
|
|
|
|
Maquisards du Djebel |
26,2% |
35,2% |
37,4% |
16,6% |
29,8% |
27,5% |
|
|
2 |
|
|
|
|
Hommes en grève |
36,8% |
indi- |
41,6% |
36,6% |
32,8% |
33,4% |
|
|
vidus |
|
|
|
|
Le Bel Amour. de Paméla |
15,6% |
23,4% |
8,2% |
36,6% |
19,4% |
19,2% |
L'Inspecteur |
|
|
2 |
2 |
|
|
Brown a
aes |
0,4% |
L7,6% |
indi- |
indi- |
20,8% |
13,7% |
ennuis |
|
|
vidus |
vidus |
|
|
Ringo se venge |
10,4% |
L7,6% |
0 |
0 |
5,2% |
7,8% |
Les Poèmes de. Si Mokhtar |
8,6% |
1
indi- |
2 indi- |
20% |
2 indi- |
7,8% |
|
|
vidu |
vidus |
|
vidus |
|
Boulevard des tristesses connaît logiquement son taux le plus faible dans les catégories qui refusent le plus nettement la culture occidentale : celle qui veut savoir parfaitement l'arabe classique (8,2%) et celle qui voudrait savoir par cœur le Coran (17,6%). Ces deux catégories sont également les plus perméables aux mots d'ordre de révolution arabe, puisqu'elles sont les plus nombreuses à demander Délivrez la Fidayia (37,4% et 35,2%), ou Maquisards du Djebel (mêmes chiffres que pour Délivrez la Fidayia), titres qui tous deux obtiennent leur taux le plus bas chez les personnes désirant connaître parfaitement la langue et la littérature françaises (10% et 16,6%). Par contre la différence est totale entre ces deux catégories « arabisées » en ce qui concerne les deux titres « engagés », selon l'acception française du terme, que nous proposions : si Hommes en grève obtient son taux le plus élevé chez les personnes désirant savoir l'arabe classique (41,6%), il n'est retenu que par 2 personnes désirant savoir par cœur le Coran. Il en va de même pour Ma mère fut répudiée (29% contre une seule personne), avec une différence d'importance entre ces deux titres due, comme on l'a dit plus haut, à ce que le deuxième est ressenti comme intrusion parfois insupportable dans l'espace maternel.
Contrairement à l'analyse rapide de certains étrangers, les personnes désirant savoir parfaitement l'arabe classique sont les plus « engagées » de l'échantillon, et ce, dans les deux sens du terme (même s'il ne s'agit pas toujours des mêmes individus) : obéissance aux mots d'ordre du Discours social (ils sont les plus nombreux à choisir Délivrez la Fidayia et Maquisards du Djebel) mais aussi engagement critique face à la société dans laquelle on vit et à ses normes : c'est chez eux que Ma mère fut répudiée est le plus prisé.
C'est que l'engagement est, des valeurs de la Cité, la plus irréductible à l'espace maternel. Lorsque le fils y est gagné, la mère, à plus ou moins longue échéance, est sacrifiée, comme tante Aloula après le départ de Yahia et d'oncle Saddek [27]. Et c'est certainement l'une des plus grandes faiblesses de la littérature « officielle », que de nier ce conflit, qui fait selon Jean Duvignaud [28] l'essence même du tragique, « supplice des anciens dieux sur la scène urbaine ». Est-ce un hasard si l'un des écrivains qui ont le mieux décrit ce « supplice », quoique chez un père apparemment gagné aux valeurs nouvelles, dans L'Élève et la Leçon, Malek Haddad, est aussi celui qui observe actuellement le silence le plus systématique [29], et si Le Village des asphodèles d'Ali Boumahdi débouche sur le silence ?
Cette ouverture à la Cité, et cette irréductibilité à l'espace maternel, les mêmes personnes désirant savoir parfaitement l'arabe classique les manifestent encore à propos d'un dernier titre : elles étaient les plus nombreuses à déclarer, dans le choix par genre, leur attachement à la poésie algérienne ; 2 d'entre elles seulement choisissent ici Les Poèmes de Si Mokhtar, contre 20% des personnes désirant connaître parfaitement la langue et la littérature françaises.
Ces dernières sont
les plus nombreuses à choisir Boulevard
des tristesses (30%) et Le Bel Amour
de Paméla (36,6%), et les moins nombreuses, on l'a vu, pour Délivrez la Fidayia et Maquisards du Djebel. Si
elles s'intéressent aux Poèmes de Si
Mokhtar [30] et retiennent volontiers Ma mère fut répudiée (23,2%), elles sont en situation d'exil
culturel et cherchent volontiers l'évasion. On peut alors se demander avec
raison si elles représentent véritablement un public valable pour une
littérature algérienne, même de langue française : donneront-elles à
l’œuvre algérienne la réponse qui la fera vivre, feront-elles tourner la
toupie que décrivait Jean-Paul Sartre ? Nous touchons là certainement la
catégorie aux réactions les plus complexes, puisqu'elle refuse le Discours
social qu'elle reconnaît dans Délivrez
la Fidayia et Maquisards du Djebel, est
tentée par l'évasion sentimentale facile du Bel Amour de Paméla, mais cherche par ailleurs à retrouver ses
racines au-delà du Discours social dans les Poèmes
de Si Mokhtar, et à concilier ce désir de racines et ses exigences
occidentales en remettant en question la situation de la femme dans Ma mère fut répudiée. Espoir ou
désespoir ? L'avenir seul nous le dira.
Il était hors de notre dessein, et de toute manière irréalisable, vu l'exiguïté de notre échantillon, d'étudier l'image historique de la littérature, telle que se la représentent les personnes interrogées. C'était l'un des buts de l'enquête de l'I.L.T.A.M., à laquelle nous avons repris l'idée de la question 19 : « Quels sont les 5 écrivains que vous connaissez le mieux ? » Cependant nous avons volontairement changé le libellé de la question pour y introduire un critère de choix qui n'était pas, explicite ni même voulu dans l'enquête sur les conscrits, dont le propos, encore une fois, était différent.
Il s'agissait pour nous de déterminer avant tout la place de la littérature maghrébine par rapport aux autres grandes masses à quoi nous réduisons après notre pré-enquête l'image de la littérature possible : les auteurs « scolaires », les auteurs. « pour intellectuels », les lectures récréatives, enfin. Ce n'est là cependant qu'un premier sondage. Une enquête plus rigoureuse pourra le préciser par la suite.
839 réponses ont été obtenues en tout, soit 4,1 par enquêté, ou, si l'on élimine les personnes qui n'ont rien répondu (11,3% de l'échantillon), 4,66 réponses par personne ayant répondu à cette question, soit près du maximum (qui était fixé à 5). Cela prouverait une fois de plus, s'il en était encore besoin, le fort niveau d'instruction de notre échantillon qui est aussi celui des seuls lecteurs qu'une littérature de langue française écrite pourra jamais toucher en Algérie.
Voici comment ces réponses se répartissent par rapport aux grandes masses définies plus haut (en ordre décroissant) :
|
|
|
||
Auteurs scolaires. |
|
|
||
Classiques scolaires français |
243. |
|
||
Auteurs du XIXe siècle français |
102. |
|
||
Total |
345. |
|
||
soit 41% des réponses
obtenues. |
|
|
||
|
|
|
||
Auteurs maghrébins et
arabes. |
|
|
||
Feraoun |
100. |
|
||
Dib |
82. |
|
||
Mammeri |
59. |
|
||
Kateb |
30. |
|
||
Autres auteurs maghrébins de langue française. |
15. |
|
||
Auteurs algériens plus récents |
3. |
|
||
Auteurs arabes |
21. |
|
||
Total |
310. |
|
||
soit 37% des réponses
obtenues. |
|
|
||
|
|
|
||
Auteurs « pour
intellectuels ». |
|
|
||
|
Auteurs du XXe siècle, littérature française |
110. |
||
|
Marx, Lénine, Mao Tsé-Toung |
5. |
||
|
Frantz Fanon |
1. |
||
|
Soljenitsine |
1. |
||
|
Total |
116. |
||
|
soit
13,9% des réponses obtenues. |
|
||
|
|
|
||
|
Lectures de détente. |
|
||
|
Gros tirages français |
53 |
||
|
Romans policiers |
15. |
||
|
Total |
68. |
||
|
soit
8% des réponses obtenues. |
|
||
Une première remarque s'impose : le faible nombre des auteurs « de détente », catégorie dans laquelle nous avions classé pêle-mêle la plupart des romans à grand tirage français ou étrangers et les romans policiers : les auteurs de ce dernier genre ne totalisent que 1,7% des réponses. Il est vrai que les lectures de détente sont justement celles où le nom de l'auteur, critère universitaire et « sérieux », compte le moins, et que « connaître », dans le libellé de la question, incitait peut-être aux réponses « sérieuses ». Quoiqu'il en soit, le faible pourcentage enregistré par cette catégorie confirme et met encore davantage l'accent sur la fonction sérieuse de la lecture relevée plus haut.
D'ailleurs c'est surtout l'école, ou le lycée, qui apprennent à connaître les noms d'écrivains. Aussi la catégorie d'auteurs « scolaires » : est-elle la plus importante (41%), et parmi ces auteurs les « classiques » viennent-ils en tête. Ne lit-on plus après l'école ? Ces remarques confirment la faiblesse de la lecture extra-scolaire, et l'importance des programmes et manuels étudiés dans la deuxième partie, chapitre I.
D'importance presque égale à celle des auteurs « scolaires » sont les écrivains maghrébins ou arabes : 37% des réponses soit 1,5 écrivain maghrébin par sujet interrogé. Ce serait un résultat encourageant, si nous ne constations d'emblée l'importance démesurée des 4 « phares » de la littérature algérienne : Feraoun, Dib, Mammeri et Kateb' qui, même si Dib et Kateb [31] sont en pleine période créatrice, n'en sont pas moins connus uniquement par des oeuvres anciennes [32], et assimilés par l'image collective de la littérature algérienne à l'époque coloniale qui les vit naître. On peut donc difficilement parler, à leur propos, de communication, de « littérature en tant que fonctionnement », si ce n'est par le biais des extraits des manuels scolaires. Ce qui aurait pour conséquence, à la limite, d'assimiler ces auteurs à un bagage purement scolaire.
Certes ; les manuels que nous avons étudiés sont trop récents pour avoir servi au plus grand nombre des personnes interrogées, mais ils sont le reflet d'une image scolaire de la littérature algérienne dont participent les réponses de nos enquêtés. Une coïncidence troublante : dans ces manuels (première et quatrième année secondaire), Mouloud Feraoun totalise 36,6% des textes d'auteurs algériens cités ; sur le total des réponses à notre questionnaire citant Feraoun, Dib, Mammeri et Kateb, soit les 4 écrivains algériens « scolaires », Feraoun totalise 36,9%. Et si l'ensemble des écrivains maghrébins totalise 37% des réponses à notre questionnaire, ces écrivains fournissent également 37% des textes illustrés du manuel de seconde année secondaire. Ces rapprochements sont peut-être faciles : ils montrent cependant que les manuels sont le produit d'une image collective de la littérature algérienne qu'ils tendent à institutionnaliser. Mais inversement, si les auteurs algériens ou maghrébins connus par nos enquêtés se réduisent à ceux qu'on retrouve dans les manuels scolaires, ou peu s'en faut, la toupie en mouvement de Jean-Paul Sartre n'est-elle pas déjà en train de prendre sa place, respectable, mais figée dans le musée du patrimoine national ?
Il nous a paru intéressant de savoir malgré tout quelles personnes citaient le plus souvent les écrivains algériens de langue française. Nous voyons alors que 102 personnes, soit la moitié de l'échantillon, citent au moins 2 fois (sur 5) des écrivains algériens.
Ces personnes sont le plus souvent d'origine modeste (fils de chaouch, chômeurs, ouvriers : 59%), et déclarent parler plus facilement arabe que français (59% chez les personnes parlant le plus facilement arabe, 33% seulement chez les personnes parlant le plus facilement français).
Les écrivains algériens sont donc associés au Discours social de l'Indépendance : ils sont cités le plus souvent par ceux à qui cette Indépendance a apporté un mieux-être, une vie meilleure que celle de leurs parents. Mais ils sont aussi les écrivains dont le Discours social parle le plus, par la presse ou l'école. Aussi ne sera-t-on pas étonné de les voir cités surtout par les personnes d'un niveau d'études primaire ou secondaire (58% pour ce dernier), et bien moins par celles qui ont un niveau d'études supérieur (35%) ; ou encore par celles qui déclarent n'avoir lu aucun livre dans les 3 derniers mois (question 25 : 59%), alors que les plus grands lecteurs (11 livres et plus) sont aussi ceux qui citent le moins d'auteurs algériens (35,2%).
Lorsqu'on n'a qu'une culture littéraire limitée, on sait cependant citer le nom des écrivains algériens. On ne sera donc pas étonné si ces écrivains algériens sont cités à 69,5% par les personnes choisissant le roman-photo à la question 39, contre 32,5% chez celles choisissant les classiques et 35,8% chez celles choisissant la poésie.
C'est ce qui nous confirme dans l'idée que ces écrivains, et Feraoun surtout, sont ressentis avant tout comme personnes qui contribuent à la fierté d'être algérien, et bénéficient à ce titre du prestige de l'écrit auquel ils ont participé. Ce n'est pas par leurs oeuvres qu'on les connaît : c'est parce que leur personne fait partie du patrimoine national, au même titre que les héros de la Révolution, mais avec un degré moindre dans la glorification : aucune rue d'Alger ou de Constantine ne porte encore le nom de l'un d'entre eux, le panthéon littéraire des noms de rues se réduisant le plus souvent, dans les villes algériennes, à Reda Houhou, Rachid Ksentini, Larbi Ben M'Hidi, Ben Badis et parfois Frantz Fanon.
Le Discours social auquel les écrivains algériens sont associés par l'image collective est commémoratif, inactuel, tourné vers le passé et inadapté en tant que tel, à la fois aux réalités du présent et aux espérances de l'avenir. C'est pourquoi les personnes cochant le moins ces écrivains sont également celles qui, à la question 17, déclarent désirer une vie plus indépendante (29,4%, taux le plus faible, contre 65% aux personnes préoccupées par la matérialité de leur ascension sociale : « réduire des difficultés matérielles »), ou avoir cette activité sociale ou politique que le Discours social souvent leur refuse (32,4% dans cette catégorie).
Nous ne serons plus étonné à présent de voir que les personnes désirant connaître la langue et la littérature françaises (question 35) sont peu nombreuses à citer des écrivains algériens de langue française (40%), alors que ces mêmes écrivains sont cités par 54,1% des personnes désirant savoir l'arabe classique, et 59,7% de celles qu'attirent les secrets des machines les plus compliquées : associés au Discours social, et rejetés en tant que tels par la première catégorie, dont nous avons décrit la situation d'exil culturel, ils sont assumés au contraire avec fierté par le nationalisme des seconds. Ils font enfin partie, avec l'école qui les véhicule, du prestige de la Cité pour les derniers. Quand on saura que les personnes désirant savoir par cœur le Coran sont peu nombreuses (41%) à citer des écrivains algériens, on constatera également que le livre algérien est frappé chez eux du même ostracisme que le livre en général, et qu'il n'est pas question pour lui non plus de pénétrer l'espace maternel. Il est donc évident que l'effraction violente de Boudjedra ou des jeunes poètes présentés par Jean Sénac dans cet espace inviolable, si elle rencontre l'adhésion enthousiaste de jeunes intellectuels eux-mêmes en violente rupture de ban, ne saurait qu'être réprouvée par l'opinion commune. Mais de toute manière, si l'écrivain algérien veut sortir du cadre quelque peu rigide où nous l'avons vu placé par la seule réputation – plus que par la lecture – de ses aînés, il lui faudra choquer, heurter, briser. Et c'est peut-être l'une des raisons de son actuelle violence.
Quoiqu'il en soit, nous avons donc été amenés à préciser l'image collective de la littérature algérienne de langue française, qui se réduit presque à 4 auteurs, pour ne pas dire à 3, et qui de toute façon aura tendance à se caractériser par l'inactuel. Les jeunes écrivains algériens, même s'ils arrivaient à être publiés et diffusés par des responsables culturels qui préfèrent les nier, sauraient-ils s'imposer à leurs lecteurs, face au poids si lourd de leurs grands aînés ?
Si l'image collective de la littérature algérienne qui transparaît à travers les réponses à nos questionnaires pouvait nous sembler figée, liée à un Discours social que nous avons qualifié de commémoratif, l'attente que nous avons découverte dans le public en lui demandant quels devraient être les thèmes d'une éventuelle littérature algérienne actuelle (que le plus souvent il ne connaît pas) est un élément encourageant.
Cette attente est soulignée par le fort pourcentage de réponses à une question pourtant « littéraire » et abstraite, et placée de surcroît à la fin d'un questionnaire déjà fort long nous avons obtenu 1198 réponses, soit 5,9 par sujet, à la question 46 : « Si vous connaissiez un écrivain algérien d'aujourd'hui, de quels sujets lui conseilleriez-vous de parler ? » (suivie d'une liste de 9 thèmes, établie lors de notre pré-enquête). Nous avions rédigé cette question de manière à éviter le plus possible le malentendu qui s'est parfois glissé dans sa compréhension lors de la pré-enquête ou du test d'un premier questionnaire. On risquait en effet de comprendre : « de quels sujets parlent les écrivains algériens ? » Le test du questionnaire nous laisse supposer que malgré une rédaction que nous avons voulue la moins équivoque possible, le contresens a été commis dans 10% des cas environ. Mais c'est là un maximum assez faible. Ce n'est toutefois qu'une supposition, difficilement vérifiable.
Malgré ce malentendu possible, les deux thèmes à quoi l'image collective réduit le plus souvent la littérature algérienne, c'est-à-dire la guerre d'Indépendance et la peinture de la société traditionnelle, et auxquels le Discours social, dans des revues comme Promesses, voudrait réduire la production actuelle, sont loin d'être les plus cochés, puisque tous deux sont en dessous de la moyenne des « oui ». Mais voyons les résultats
Accueil des
principaux thèmes par les lecteurs éventuels |
Oui |
Inutile |
Non |
Total des refus |
Rapport
Oui/(Inutile+Non) |
Mêmes sujets que les écrivains français |
10,8% |
17,7% |
23,6% |
41,3% |
0,26 |
Lutte avant 1962 pour l'Indépendance de l’Algérie |
44,3% |
12,8% |
7,3% |
20,1% |
2,2 |
Problèmes politiques de l'Algérie d’aujourd’hui |
63% |
4,9% |
2,9% |
7,8% |
8 |
Vie et moeurs des fellahs |
47,2% |
9,8% |
5,9% |
15,7% |
3 |
Valeurs éternelles de l'Islam |
35,9% |
14,7% |
5,9% |
20,6% |
1,7 |
Plan quadriennal |
40,8% |
7,8% |
4,9% |
12,7% |
3,2 |
Problèmes de la jeunesse et de la famille dans l’Algérie actuelle |
71,4% |
3,4% |
0,4% |
3,8% |
18,7 |
Situation de la femme et problèmes du couple au Maghreb |
65,5% |
5,4% |
1,9% |
7,3% |
8,9 |
L'émigration |
48,2% |
4,4% |
1,9% |
6,3% |
7,6 |
TOTAUX |
427,1% |
80,9% |
54,7% |
135,6% |
|
Taux moyens |
47,4% |
8,9% |
6% |
15% |
|
Une première remarque s'impose : la revendication d'une littérature authentiquement nationale est flagrante. Le premier choix possible est retenu un très petit nombre de fois (10,8%) et totalise au contraire le plus grand nombre de refus : 41,3%. D'ailleurs ces refus sont d'autant plus nets que c'est le seul choix à propos duquel les « non » l'emportent sur les « inutile ».
Si la « lutte avant 1962 pour l'Indépendance » et « vie et mœurs des fellahs » obtiennent respectivement 44,3% et 47,2% des « oui », ces thèmes sont tous deux en dessous de la moyenne des pourcentages dans cette colonne (47,7%) même s'ils s'approchent de cette moyenne. Ils sont également, le premier surtout, parmi les thèmes les plus refusés par le public (20,1% et 15,7%). On sent donc à leur égard une certaine lassitude, ou pour le moins un désintérêt qui affecte, on l'a vu, l'ensemble de la littérature algérienne de langue française lorsqu'elle est réduite à ces deux thèmes.
Où ce refus est-il le plus caractérisé ? 26% des étudiants refusent le thème de la guerre, contre 6% seulement des fonctionnaires ou employés. Le refus va grandissant avec le niveau d'instruction : 7,5% dans le premier cycle secondaire, 22,2% dans le deuxième cycle, et 51,6% au niveau supérieur ; ou avec la quantité de livres lus : nul chez ceux qui ne lisent aucun livre, il monte à 30% parmi ceux qui en lisent le plus. Enfin le rapport entre le nombre de réponses « oui » pour ce thème, et celui des « inutile » ou des « non » (oui / non -I- inutile) accuse, à la question 35, une différence énorme selon qu'il est : de 1,1 chez les personnes désirant connaître parfaitement la langue et la littérature françaises, ou de 4,3 chez les personnes désirant savoir parfaitement l'arabe classique. Une fois de plus, la première de ces deux catégories affirme ses distances vis-à-vis du Discours social.
« Les valeurs éternelles de l'Islam » est le thème proprement algérien ou maghrébin à la fois le moins demandé (35,9%) et le plus refusé (20,6%) : le rapport entre les « oui » et les « non » ou « inutile » n'est que de 1,7 (il était de 2,2 pour la guerre d'Indépendance, et de 3 pour la peinture de la société paysanne). Il est intéressant de constater cependant que ce rapport est le plus fort chez les fonctionnaires non enseignants (6), et le plus faible chez les enseignants et étudiants (1,3 et 1,4), qui se montrent ainsi une fois de plus les catégories socio-professionnelles les plus « laïcisées » de l'échantillon. Le refus de glorification de l'Islam va aussi grandissant avec le niveau d'instruction : il est de 11,4% chez les sujets du niveau premier cycle, 23,4% dans le second cycle, 41,7% au niveau supérieur ; ou avec l'habitude de la lecture : 16% chez ceux qui n'ont lu qu'un ou deux livres en 3 mois, 21% chez ceux qui en ont lu de 3 à 5 et 49,8% chez ceux qui en ont lu 6 ou davantage.
L'ouverture à la Cité, donc à la laïcité, des personnes désirant (question 35) savoir parfaitement l'arabe classique, est confirmée ici encore par le fait qu'elles sont les plus nombreuses, proportionnellement (33,3%), à refuser les « valeurs éternelles de l'Islam » et la négation du progrès, du temps historique qu'elles impliquent, alors qu'une seule des personnes désirant savoir par cœur le Coran exprime ce refus, et 19,8% des personnes désirant connaître parfaitement la langue et la littérature françaises : l'exil culturel se manifeste ici par l'indifférence, la non-réponse. Cette dernière catégorie est donc également la moins nombreuse à cocher « oui » pour ce thème (13,2%), alors que les personnes désirant connaître l'arabe classique le cochent malgré tout à 29%, mais bien moins souvent que celles qui veulent savoir par cœur le Coran (52,8%) ou même que celles qui veulent posséder beaucoup de livres chez elles : 42%.
Deuxième volet, laïque cette fois, du Discours social noncommémoratif : le plan quadriennal. « Le plan quadriennal atteindra ses objectifs, même s'il nous faut dix ans pour les réaliser ! », fait dire inlassablement la malice publique à l'un des hommes les plus célèbres de l'Algérie d'aujourd'hui, tant pour ses hautes fonctions [33] que pour ses bons mots involontaires. Ce thème est moins souvent refusé que le précédent (12,7%), et coché positivement un peu plus souvent : 40,8%. Nous pouvons en déduire tout d'abord qu'il se manifeste assez peu d'hostilité à un certain dirigisme de la création littéraire, à sa subordination aux impératifs économiques, pour ne pas dire à un certain « réalisme socialiste ».
L'Islam était refusé par conviction politique ou par agacement personnel. Il l'était en tant qu'Islam, et non en tant qu'illustration de l'Islam dans l’œuvre littéraire. Le plan quadriennal, dont la nécessité est reconnue par tous, soulève donc bien moins de refus, puisque ceux-ci seraient d'ordre purement esthétique, littéraire, et non politique. Les personnes exprimant leur refus de ce thème sont de ce fait surtout celles dont le niveau d'instruction est suffisant pour les avoir amenés à se poser le problème du jdanovisme (38,7% de refus au niveau d'études supérieures, contre 11% dans le secondaire), alors que le refus de l'Islam, même s'il y avait progression, était plus réparti, particulièrement dans le deuxième cycle secondaire où il atteignait 23,4%.
Les quatre thèmes propres au Discours social, que nous l'ayons appelé « commémoratif » ou « non-commémoratif », obtiennent donc un succès honorable certes, mais ne dépassant jamais la moyenne des « oui » obtenus : 47,4%. C'est au contraire à leur propos que se dessinent des oppositions marquées, oppositions d'ordre politique plus que littéraire d'ailleurs, comme on a pu s'en rendre compte.
Les oppositions tombent à des taux très bas lorsqu'il s'agit des trois derniers thèmes proposés. Inversement ces thèmes sont de loin les plus « demandés » par les personnes interrogées. C'est aussi pour les « Problèmes de la jeunesse et de la famille dans l'Algérie actuelle » et « La situation de la femme et le problème du couple dans l'Algérie et le Maghreb d'aujourd'hui » que le nombre des non-réponses est le plus faible 17,2%, contre 40% pour l'ensemble des thèmes vus précédemment.
Cela pourrait apparaître en contradiction avec ce que nous avons dit plus haut sur l'inviolabilité de l'espace maternel par l'écrit, et sur le peu de succès du titre imaginaire Ma mère fut répudiée. Mais la contradiction est au sein des enquêtés eux-mêmes : le titre Ma mère fut répudiée les choque, parce qu'il pose trop brutalement le problème de la femme, en l'abordant dans l'un de ses aspects ressentis comme les plus honteux, la répudiation, et surtout parce qu'il s'en prend à la mère, beaucoup plus inviolable encore que l'épouse. De plus, on a vu que les réponses à la question qui nous occupe ici étaient d'ordre bien plus politique et social que proprement littéraire.
Plus que d'un programme pour écrivains, il pourrait s'agir ici, dans la manière dont les enquêtés comprennent la question, d'un programme pour gouvernants, ou du moins pour organisations chargées de l'éducation des masses. Il ne faut pas oublier que le rôle du lettré en pays arabe est traditionnellement un rôle de censeur, de conseiller, d'homme vénérable et prêchant d'exemple, et que l'on y fait difficilement la différence entre l'écrivain, tel qu'on l'entend dans la tradition occidentale, et le sage tel qu'on le conçoit ici, à qui sa fréquentation de l'écrit donne d'abord des qualités morales.
Or, les problèmes de la jeunesse et de la femme, dont on réprouve la situation présente sans oser braver l'opinion à leur propos, relèvent de la compétence de ces sages que sont dans la mentalité publique les hommes de lettres algériens, à qui leur autorité devrait permettre de modeler, de changer cette opinion. Nous assistons donc ici à une sorte de réaction contre ce qu'on a appelé la « conspiration du silence » autour des problèmes de la jeunesse et de la femme. On ne choisira pas soi-même le roman Ma Mère fut répudiée, mais on donnera procuration à l'homme de lettres qu'est avant tout l'écrivain de parler en notre nom et place. C'est ce qui explique le nombre incroyablement bas de refus du thème de la jeunesse et de la famille (3,8%), et le taux considérable du rapport entre le nombre de « oui » et celui des « inutile » ou des « non » à la même question : 18,7.
D'ailleurs cette inviolabilité de l'espace maternel reparaît malgré tout dans le refus du deuxième thème, deux fois plus important que celui du premier : 7,3% est, certes, un taux assez bas ; il prouve cependant l'existence d'une résistance à ce thème qui eût probablement été plus forte dans un échantillon plus diversifié. Ce sont en effet les enseignants, dont nous avons vu par ailleurs qu'ils étaient les plus nombreux à choisir Hommes en grève et Ma mère fut répudiée, donc à montrer leur engagement critique, et non plus seulement nationaliste, qui cochent « oui » à 93% pour les problèmes de la jeunesse, à 82,5% pour ceux de la femme, alors que les étudiants et lycéens, dont certains sont encore trop dépendants de cet espace maternel, et effrayés peut-être par l'idée d'en briser la clôture, sont relativement moins nombreux à cocher « oui » pour la situation de la femme et du couple, et sont les seuls dans l'échantillon à cocher « non ».
Ce sont les plus grands liseurs qui veulent le plus voir dénoncée la situation de la femme dans les livres algériens ; ils sont 76,2% de ceux qui ont lu 11 livres et plus en 3 mois dans ce cas, et le taux va diminuant à mesure que diminue l'habitude de lecture : 72,3% pour ceux qui ont lu de 3 à 5 livres, 66,9% pour ceux qui n'en ont lu que 1 ou 2, et 40,8% pour ceux qui n'en ont lu aucun. Ce minimum reste malgré tout un taux élevé.
Ici encore, les personnes déclarant, à la question 35, vouloir savoir parfaitement l'arabe classique, se montrent les plus résolument ouvertes à la Cité, en cochant la situation de la femme à 78,9% (contre 63,3% seulement des personnes désirant connaître la langue et la littérature françaises), et l'espace maternel est le mieux préservé de l'écrit par les personnes désirant savoir par cœur le Coran, qui ne sont que 5 en tout à cocher ce thème, et chez qui le quotient des « oui » par les « non » ou « indifférent » est le plus faible : 1,6 pour une moyenne générale de 8,9 à ce thème.
Les pourcentages de réponses dans l'un ou l'autre sens obtenues par les « problèmes de la jeunesse et de la famille » s'avèrent, sans que nous entrions ici dans le détail, rigoureusement parallèles à ceux concernant la « situation de la femme et du couple ». Dans les deux cas, les personnes les plus ouvertes à la Cité sont aussi celles qui désirent voir l'écrivain traiter ces thèmes.
L'écrit reste donc lié à la Cité, où s'affrontent partisans et adversaires du Discours social. Pourtant, s'il savait assumer ce rôle de sage que lui confère toute une tradition, l'intellectuel convaincu répondrait à une attente, en essayant par la persuasion de faire évoluer les normes sociales dont beaucoup reconnaissent qu'elles sont sclérosées.
Quant à l'écrivain, s'il arrivait à dépasser le double écueil de sa non-diffusion par les instances responsables, et de l'image de la littérature dans laquelle on cherchera à le mouler en tant qu'écrivain algérien, il rencontrerait certainement un immense écho en traitant ces thèmes sociaux qui lui tiennent à cœur. Le succès de scandale de La Répudiation pourrait laisser la place à toute une littérature de remise en question s'insérant dans un authentique dialogue, du moins avec la minorité ouverte à la lecture.
Conclusion qui semble encourageante du moins au niveau de l'attente du public susceptible de lire, le niveau de la politique culturelle étant tout différent, et infiniment plus lié aux fluctuations du Discours social ou tout simplement du Discours politique.
La plus grande partie des personnes interrogées ne sait que répondre aux questions 47-48, sur la langue dont « doit » se servir l'écrivain algérien, ce qui nous confirme dans l'opinion maintes fois affirmée par Jean Sénac, ou par l'équipe de la revue Souffles, que le problème de la langue n'est à l'heure actuelle qu'un faux problème, l'arabe écrit étant la langue de la Cité au même titre que le français.
Les vrais problèmes sont dans le choix des thèmes, dans leur fidélité ou leur opposition aux slogans du Discours social, dans celui du genre, dans l'alternative écrit ou oral surtout, dans un pays en grande partie analphabète, où la lecture ne répond à aucune tradition, et cherche à s'implanter désespérément alors que la démographie galopante rend toute scolarisation purement formelle, et qu'à l'autre bout de l'échelle sociale les moyens audio-visuels jouissent chez ceux qui pourraient s'habituer à lire d'un prestige dangereux pour l'installation de cette habitude.
C'est pourquoi il ne faut pas être trop optimiste en voyant qu'à la question 49 (« De quelle manière pensez-vous qu'un écrivain pourrait le mieux rendre compte de l'âme algérienne ? »), les « romans dont l'intrigue se passerait dans l'Algérie d'aujourd'hui » sont le plus souvent cochés (48,7% de l'échantillon). Les deux autres « succès » : « la vie de l'Émir Abdelkader » (26,1 %) et « la poésie populaire » (23,6% ), le taux au contraire infime de « la poésie moderne » (7,8%) ou des très vivants « contes de Djeha », bien plus connus des enquêtés que les grands romans de leur littérature, sont là pour prouver encore une fois qu'on ne sort pas si facilement d'une conception de la littérature comme activité estimée, certes, mais pratiquée par d'autres, et réservée à l'usage des autres.
[1] Entre autres dans Le Déracinement.
[2] Voir les résultats dans Jeune Afrique, no 558, 14 septembre 1971.
[3] Sur l'importance de la tradition orale dans la vie quotidienne, voir en particulier Abdallah Mazouni, Culture et Enseignement en Algérie et au Maghreb.
[4] Le Livre et le Conscrit, une enquête du Centre de Sociologie des Faits littéraires dirigé par Robert Escarpit, enquête de Nicole Robine, rédaction d'André Guillemot, Cercle de la Librairie, Paris, 1966, diffusé par l'Institut de Littérature et de Techniques Artistiques de Masses (I.L.T.A.M.), Université de Bordeaux III.
[5] Ou du moins son code graphique est très rarement utilisé.
[6] Il faut préciser cependant que dans les « communes indigènes », l'arabe était utilisé comme langue administrative à l'époque coloniale et peut donc plus facilement y représenter la langue de l'écrit.
[7] Abdallah Mazouni, Culture et Enseignement en Algérie et au Maghreb, p. 81-96.
[8] Op. cit., p. 23.
[9] On a vu la différence entre les lieux d'habitat des sujets, et ceux de leurs parents. Or ce « chez vous » de notre question est trop vague pour qu'il nous soit permis d'affirmer dans lequel de ces lieux se trouve nécessairement l'appareil.
[10] Publication régulière de bandes dessinées algériennes.
[11] Les jeunes gens ayant un niveau d'études supérieur y sont à peu près deux fois plus nombreux, proportionnellement, à lire 10 livres en 4 semaines que ceux ayant un niveau inférieur. (Enquête de l'I.L.T.A.M., p. 34.).
[12] Les stocks des libraires constantinois, principalement en ce qui concerne la littérature française, ne sont jamais à jour. Leur non-renouvellement est dû en partie à l'implantation d'un dépôt – minuscule, mal fourni et incommode – de la SNED (Société Nationale d'Édition et de Diffusion, ex « Messageries Hachette », monopole d'État sur toute l'importation de livres, sur l'édition algérienne, ainsi que sur l'importation, l'impression et la diffusion de toute la presse), où viennent désormais se fournir les étudiants, seuls et sporadiques acheteurs de livres bien trop chers. De plus, ce dépôt est mal situé et sans étalage possible, le plus souvent vide de clients, alors que les anciennes librairies, relativement spacieuses et attirant la clientèle par les journaux, les illustrés, la papeterie et le tabac, que ce dépôt ne vend pas, sont situées sur une artère très animée du centre « à l'européenne » de la ville, près des lycées, du centre culturel français – seule bibliothèque commode – et de nombreux administrations et commerces. Ainsi l'implantation de ce dépôt, loin de favoriser la diffusion de la littérature algérienne, et du livre en général, semble bien l'avoir freinée, en diminuant le nombre des points d'exposition et en se limitant à une clientèle exclusivement étudiante ou coopérante. Le titre même de « Librairie scientifique et technique », complaisamment étalé sur sa minuscule vitrine, et le ton des articles de la presse locale saluant son ouverture en 1970 sont là enfin pour démontrer que dans l'esprit de ses promoteurs la lecture ne saurait avoir d'autre objet que se fournir un savoir utile, clé d'une rapide ascension sociale et bureaucratique. Il faut illustrer ces propos par un échantillon de la prose journalistique de notre étudiant Fellah Salah, qui a fourni en 1970 la plus grosse part de la page culturelle du quotidien local An Nasr « Dans un pays comme le nôtre où chaque jour apporte de nouvelles victoires, de nouvelles conquêtes, où chaque jour appelle à de nouveaux efforts, à d'autres sacrifices, l'ouverture d'une librairie n'est plus qu'un fait divers mais... intervenant à un moment où d'immenses efforts sont déployés pour scolariser l'ensemble des enfants algériens, à un moment où s'offre à nous l'image exaltante d'un peuple qui travaille le jour et étudie le soir, elle s'impose à l'esprit comme un événement. ». Quand on voit les effets de cet « événement », quand on sait d'autre part que les instances universitaires refusent de créer les cours où les personnes qui « travaillent le jour » pourraient « étudier le soir », et qu'en deux ans à Constantine nous avons pu assister successivement à la fermeture de la Cinémathèque et à l'étouffement du théâtre, on ne peut que souligner combien le Discours social, le discours journalistique et administratif, tourne en vase clos sur lui-même, combien il constitue un « discours parallèle », qui dispense d'une véritable analyse des faits.
[13] Voir l'enquête de l'I.L.T.A.M., p. 37.
[14] Op. cit., p. 34.
[15] Il est vrai que notre échantillon était composé en partie des catégories socio-professionnelles traditionnellement les moins touchées par ces genres.
[16] « Dans mon village », nous dit un ami algérien, « tous les adultes connaissaient par cœur le Coran. Toutes les femmes, sans exception, étaient analphabètes. Or ce sont elles, et elles seules, qui meublaient nos nuits d'enfance. Quant à la poésie, je ne me souviens pas avoir entendu parler d'elle durant mon séjour à la campagne. Mais le Coran n'est-il pas la poésie par excellence ? ».
[17] Un ami professeur d'Arabe précise : « Les textes de lecture en arabe sont tous sérieux et le fond est presque toujours le même, c'est-à-dire moral, moralisateur... Du reste, j'ai toujours assisté à des comédies en dialecte et à des tragédies en arabe classique ( !) ».
[18] Voir, à la page 219 de nos annexes, ses dernières statistiques qu'il a bien voulu nous communiquer.
[19] Dans une lettre du 23 septembre 1971, répondant aux questions que nous lui avions posées.
[20] Groupe « Y » dans notre code de dépouillement mécanographique.
[21] Nous préférons « explicites » à « conscientes » car dans quelle mesure les réponses à la question qui nous occupe sont-elles vraiment innocentes dans notre public ?
[22] On comparera ces résultats avec ceux de l'enquête de l'I.L.T.A.M., p. 55.
[23] Fédération des Travailleurs de l'Éducation et de la Culture (syndicat des enseignants).
[24] Youcef Khader, Délivrez la Fidayia !, Alger, S.N.E.D., 1970, 202p.
[25] Depuis l'automne 1972, on les voit à nouveau chez les libraires.
[26] Essai inédit, 1969.
[27] Nabile Farès, Yahia pas de chance.
[28] Jean Duvignaud, Spectacle et Société. Voir à ce sujet le chapitre VI de notre première partie.
[29] Nous venons d'apprendre qu'il s'apprêterait à publier un essai intitulé Une littérature pour rien : la négation n'est-elle pas pire encore que le silence ?
[30] Mais ce sont surtout des étudiants en lettres, parmi lesquels il s'est même trouvé quelqu'un pour corriger Si Mokhtar en Si Mohand, rétablissant ainsi le titre des éditions universitaires du poète kabyle.
[31] Il en est de même pour les « écrivains » de langue arabe avec aussi les « 3 phares » : Ben Badis Ibrahimi (le père du Dr Taleb), Mohamed Laïd (cité plus haut) et Moufdi Zakaria, auteur de l'hymne. national. Les manuels scolaires en langue arabe tendent à les populariser, surtout le dernier.
[32] Kateb Yacine fait exception depuis que L'Homme aux sandales de caoutchouc et Mohamed prends ta valise, joints à un désir de récupération par les responsables culturels, lui ont permis de s'insérer plus ou moins dans ce que le Discours social comporte de plus authentiquement révolutionnaire et de faire parler de lui comme vivant et présent.
[33] Qu'il a dû quitter récemment.