DEUXIÈME PARTIE
La Littérature du discours social

 

CHAPITRE I.  LITTÉRATURE ET DISCOURS SOCIAL. 2

Idéologie et Discours social 2

Le Discours social et la littérature. 2

Une image inadaptée. 6

Discours social et Différence. 7

CHAPITRE II.  LA GUERRE N'EST PAS FINIE.. 8

La poésie militante entre l'exaltation du passé et la description du présent 8

La femme dans la Révolution. 10

Les femmes et la guerre dans « Promesses ». 11

Les conventions d'un genre. 12

De la clôture maternelle au cercle fermé de la répétition. 14

Un dirigisme de la répétition ?. 16

L'exclusion de la Différence. 17

CHAPITRE III.  LA SOCIÉTÉ ALGÉRIENNE TELLE QU'ELLE VIT SE RETROUVE-T-ELLE DANS LA LITTÉRATURE DU DISCOURS SOCIAL ?. 19

Les jeunes citadins et la séparation. 19

L'amour impossible et la femme absente. 20

Une expression convulsive. 23

La femme et l'amour dans la littérature « classique ». 25

La description de la société actuelle. 27

Quel vécu ?. 28

CHAPITRE IV.  « MAIS NOUS AVONS SOIF DE LENDEMAINS DE LANGAGE  ». 31

Prêter une voix à la sœur oubliée. 31

La trivialité du réel. 33

Bâtir la Cité. 34

 

CHAPITRE I.
LITTÉRATURE ET DISCOURS SOCIAL

 

Idéologie et Discours social

Espace maternel et Cité : ce sont là des structures profon­des, des éléments de la rêverie première de l'écrivain, comme de l'homme maghrébin. Reflet de la division, de l'opposition ancestrale du bédouin, de l'homme de la steppe, et du citadin veillant jalousement sur ses richesses, cette construction de l'espace imaginaire se retrouve, plus ou moins consciemment, dans toute oeuvre littéraire maghrébine.

À cette structure éternelle, intemporelle, échappant au temps historique, est cependant venu se superposer un devenir. La littérature algérienne de langue française est contempo­raine d'un éveil à l'Histoire. L'écrivain algérien de langue fran­çaise est aussi, et surtout, un intellectuel. En tant que tel il a été amené à prendre position, à se définir par rapport à une idéologie, et même à élaborer cette idéologie. Malek Haddad, Mostefa Lacheraf, Malek Bennabi, sont autant idéologues que créateurs.

Mettre en forme le réel, ou faire surgir l'imaginaire, entre ces deux pôles l'écrivain souvent hésite. Parfois il cherche, aussi, à réunir les deux exigences en une seule. Mais est-ce possible ?

Que ce soit pour lutter contre le colonialisme, dans un premier stade, ou pour prendre part au processus révolution­naire, depuis 1962, l'intellectuel – et partant, l'écrivain – algé­rien n'a jamais pu ignorer l'idéologie. Cette dernière est un élément moteur essentiel dans un pays qui se construit et se définit sans cesse.

Mais si le rôle de l'idéologie est si important, elle aura tendance, pour être plus efficace, à se constituer en Discours social. C'est-à-dire, qu'une fois qu'elle se sera subordonné l'ensemble de la presse, tant écrite qu'audiovisuelle, elle se constituera en norme. Elle gagnera peu à peu tout l'espace de la Cité. Non seulement la presse, mais toutes les organisations de masses, tous les syndicats, tous les mouvements de jeunes seront ses courroies de transmission. Être engagé signifiera penser selon la norme, et la diffuser. Et pour cela les différen­tes organisations seront « normalisées ». Les programmes sco­laires, à tous les niveaux, seront le reflet de ces normes, de ces définitions, conscientes ou non, de la culture nationale, de l'homme algérien.

Dans ces conditions, que devient l'écrivain ? Quel est le statut de l’œuvre littéraire, quels sont ses contenus ?

Le Discours social et la littérature

Dans la littérature algérienne de ces toutes dernières années (depuis 1968), l'analyste est amené une fois de plus à délimi­ter deux espaces, géographiquement mieux définis encore que ceux que nous avons dégagés dans les structures profondes de l'imaginaire : il y a, en fait, deux « littératures » algériennes de langue française. Les romans de Boudjedra, Boumahdi, Bour­boune, Dib, que nous venons de décrire sont publiés en Fran­ce, et plus ou moins bannis, pour ne pas dire interdits, dans le pays de leurs auteurs. Cette littérature de la brisure, de la Différence, « habite une cicatrice », dit Mourad Bourboune dans Le MueZZin. Elle cherche désespérément à retrouver la mère humiliée, mais elle est exclue du sol maternel. Le Dis­cours social n'admet pas ce qui le met ainsi en question jus­que dans ses fondements les plus secrets, les plus douloureux.

Mais il est une littérature du Discours social. (Nous enten­dons ici le mot « littérature » au sens large, c'est-à-dire comme une totalité, un « fonctionnement » global). D'un côté le Dis­cours social suscite et produit des textes en général médiocres. De l'autre il cherche à s'approprier toute une littérature plus brillante, qui s'est faite souvent en dehors de lui, ou tout sim­plement avant lui. Et pour cela il la modèlera selon une cer­taine image.

Toute idéologie a besoin de la caution « culturelle » que lui apporte l’œuvre littéraire. Le Discours social de l'Indépendan­ce va, tout d'abord, imposer une certaine image de la littéra­ture algérienne de langue française, qui l'a précédé puisqu'elle est née bien avant 1962. Pour cela, il dispose d'un atout de poids, paradoxalement, dans le peu d'habitude de la lecture d'une population dont la plus grande partie n'a appris à lire que depuis peu de temps. Il est secondé aussi par la très faible distribution de la littérature algérienne par la S.N.E.D. Nous reviendrons dans la dernière partie de cette étude sur ces deux éléments sociologiques du fonctionnement littéraire. Nous les évoquons ici pour souligner que les moyens par les­quels le public algérien connaît sa littérature sont justement ceux sur lesquels le Discours social peut le plus facilement exercer son contrôle : les programmes et manuels scolaires, et la presse nationale. Les vitrines des libraires, quand elles offrent des textes d'écrivains algériens, dans la fameuse col­lection « Méditerranée » des éditions du Seuil, le font d'habi­tude en conformité avec les programmes du deuxième cycle des lycées, parfois avec ceux des facultés.

Les programmes des facultés ne touchent qu'une minorité d'étudiants en lettres, et laissent encore, jusqu'ici du moins, une relative marge d'appréciation aux enseignants étrangers.. Par contre, les programmes sont formels dans le deuxième cycle de l'Enseignement secondaire : L'Opium et le Bâton de Mouloud Mammeri, 1965, en troisième ; L'Incendie de Moha­med Dib, 1953, en seconde ; Nedjma, de Kateb Yacine, 1956, en première. Dans l'absolu, les dates de publication de ces oeuvres sembleraient assez récentes, et les programmes sco­laires algériens bien plus ouverts à la modernité que les pro­grammes français. Mais outre que ces oeuvres sont le plus souvent traitées à la hâte, au profit de Corneille, Molière, Raci­ne ou La Fontaine, il faut tenir compte de l'extrême jeunesse de la littérature algérienne de langue française, née pratique­ment avec Le Fils du pauvre de Feraoun, en 1950, ainsi que des nombreuses mutations historiques et culturelles qu'a subies le pays depuis cette date. Des oeuvres écrites et publiées avant l'Indépendance appartiennent en grande partie, dans l'esprit de l'Algérien d'aujourd'hui, à une époque révolue. Leur contenu paraît inactuel, lié à la nécessité, dépassée à présent, de l'affirmation de soi face à l'autre. L'Opium et le Bâton est, certes, plus récent, mais le Discours social, au moyen du film tiré du roman, réduit celui-ci à la geste de la guerre de libéra­tion, et supprime toute l'interrogation sur la post-indépen­dance qui sous-tendait le livre.

On trouvera en annexe, sous forme de tableaux, le détail des textes d'écrivains maghrébins figurant en extraits dans les nouveaux manuels du premier cycle secondaire : Lecture et langue française, première année d'enseignement secondaire, Institut Pédagogique National, Alger, 3e trimestre 1967 ; Lec­ture et langue française, deuxième année d'enseignement se­condaire, I.P.N., Alger, 3e trimestre 1968 ; Textes choisis, lan­gue française, troisième année secondaire, I.P.N., Alger, 3e trimestre 1968 et Textes choisis, langue française, quatrième année secondaire, I.P.N., Alger, 1971.

Dans la présentation du manuel de deuxième année, et plus encore de celui de troisième année, les rédacteurs de l'Institut Pédagogique National soulignent l'importance qu'ils ont donnée aux extraits d'auteurs algériens. Dans quel but ? Avant tout pour « refléter les réalités algériennes sous leurs multiples aspects » : ces textes ont donc valeur documentaire, dans un premier stade. On retiendra avant tout des textes « descrip­tifs ». C'est là une première fonction limitative de la littérature nationale. D'ailleurs cette description du milieu a un but pré­cis : « préparer l'intégration future de l'élève dans la société. » Dans quelle société ? La question n'est pas encore posée. Mais la subordination du littéraire au social semble un premier impératif.

L'affirmation suivante pose plus nettement l'idéologie com­me principe premier :

Les thèmes abordés sont conformes à nos options et mettent l'accent sur le travail de l'homme, sur le sens de l'entraide et de la solidarité, sur l'amour de la liberté et la lutte contre toutes les formes d'exploitation, sur le rôle que la science et la technique jouent dans le devenir et le progrès des nations.

Ainsi énoncée, sur un plan volontairement très général, cette thématique se présente d'abord comme celle d'un huma­nisme, à peine teinté de « progressisme » dans la « lutte contre toutes les formes d'exploitation ». Cet humanisme, hérité de la culture occidentale, est à l'antipode de ce que nous avons appelé plus haut l'espace maternel. Il ne peut trouver sa place que dans l'anonymat de la Cité. La mère est absente, étrangère dans cet univers, et n'a pas sa place parmi ces thèmes « con­formes à nos options ».

Cependant, « traduite » dans la littérature algérienne que nous présentent ces manuels, cette thématique humaniste donne un son différent.

« Le travail de l'homme, le sens de l'entraide et de la soli­darité » devient la description de l'unité du clan, de la « karou­ba », dans la société traditionnelle. Unité qui se manifeste par­ticulièrement dans le travail, ou dans les gestes quotidiens et saisonniers de la vie collective du village. « Les travaux et les jours », le lien de l'homme et de la terre, des femmes et de la fontaine. Étude ethnographique d'un univers où l'industriali­sation n'a pas encore pénétré, où le travail est encore celui du fellah, de la tisseuse, ou de l'artisan. Quarante et un, parmi les soixante dix-huit textes maghrébins figurant dans les manuels, vont dans ce sens.

La littérature algérienne, telle que la présentent les manuels scolaires, se réduit donc pour plus de la moitié à l'inventaire, souvent minutieux, de l'univers traditionnel. La description en apparaît comme le ressort essentiel. Ces lectures, d'ailleurs, ne doivent-elles pas apprendre aux élèves le « bien écrire », et le « bien écrire » ne commence-t-il pas par l'art de la descrip­tion ? En bon instituteur, Fouroulou Menrad, dont Le Fils du pauvre serait le récit, et « qui a lu Montaigne et Rousseau, Daudet et Dickens (dans une traduction) [... ] considérait que s'il réussissait à faire quelque chose de cohérent, de com­plet, de lisible, il serait satisfait » (p. 10). La plupart des textes présentés sont ressentis comme exercices d'école, et même parfois d'école française. Qu'importe si la forêt berrichonne de George Sand a été remplacée par le village kabyle de Mou­loud Feraoun, ou par celui de Bni Boublen chez Mohammed Dib. C'est là cependant la meilleure façon de faire retenir les noms de Feraoun ou de Dib par des générations entières d'écoliers [1].

Mais c'est oublier que les lycéens, malgré les efforts de leurs professeurs pour leur y montrer la description de la vie paysanne, et la lente prise de conscience politique des fellahs, ne retiennent de L'Incendie de Mohammed Dib que ce très beau chapitre XVI, où dans le flamboiement d'août le jeune Omar découvre avec émotion, près de la source où elle se baigne, les mystères troublants du corps de Zhor. Or, si L'Incendie est, après La Terre et le Sang, de Feraoun, le plus gros pourvoyeur de textes de ces manuels [2], aucun extrait du chapitre XVI n'y figure ! La découverte du corps, le sentiment amoureux, n'au­raient-ils pas de place dans la société où ces textes doivent « préparer l'intégration future de l'élève » ? Bien plus, la des­cription de l'univers traditionnel qu'il aspire à quitter pour celui, prestigieux, de la Cité technicienne, a-t-elle pour cet élè­ve le même attrait de la découverte que pour le lecteur euro­péen, à qui les romans de la « génération de 1953 » étaient primitivement destinés ? Même si l'univers décrit est bien réel, le lycéen gardera de l'image de sa littérature que lui donnent les manuels scolaires le sentiment de quelque chose d'inactuel, qui ne concerne pas ses aspirations profondes.

Le libellé : « L'amour de la liberté et la lutte contre toutes les formes d'exploitation » ranime en Algérie trop de souvenirs récents pour ne pas être réduit aussitôt au thème de la guerre d'indépendance, ou à celui de la description du système colo­nial. Dix-neuf extraits décrivent les méfaits du colonialisme ou narrent des épisodes de la guerre de libération. Par contre, rares sont les textes d'écrivains algériens illustrant le troisiè­me aspect de l'idéologie qu'on se proposait de souligner : « le rôle que la science et la technique jouent dans le devenir et le progrès des nations ». À peine cinq extraits montrent, « grosso modo », la difficile conquête du savoir lorsqu'on est fils de colonisé. Un seul texte algérien nous montre une réalisation de la science moderne : il s'agit d'une brève description de barrage, par Malek Haddad, dans le manuel de troisième année. Ce sujet est généralement réservé aux textes d'écri­vains étrangers, seuls détenteurs de cette façon de la clé magique du présent, du « moderne ». Or, notre enquête mon­trera le prestige énorme de la science et de la technique, com­me en général de toute la modernité, de toute la nouveauté, chez les Algériens de l'Indépendance.

Une image inadaptée

Ce désir de modernité a été analysé également par le Secrétariat social d'Alger :

Au plan des consciences individuelles, le désir de modernité s'exprime en termes de besoins : l'Algérien est saisi par une immense faim de terres, d'écoles, de logements, d'emplois, d'automobiles. Il aspire à de nouveaux modes culinaires, à de nouvelles manières vestimentaires, à de nouveaux types de loisirs. Il cherche à voyager à l'étranger. Il voudrait pouvoir profiter de tous les apports de la technique moderne [...] plus il est jeune, plas il se veut à la page [3].

Or, qu'elle décrive l'univers traditionnel, figé hors du temps, qu'elle narre une guerre désormais révolue, ou qu'elle se taise sur les divers aspects de la modernité, que seuls laissent découvrir des écrivains étrangers, la littérature algérienne telle que la présentent les manuels scolaires tourne le dos à ce fondamental désir de modernité.

Par ailleurs la langue qu'elle emploie, le réalisme hérité de l'école française dont on fait l'une de ses caractéristiques for­melles majeures, l'idéal plus ou moins conscient de laïcité qui la sous-tend (il a fallu recourir à Malek Bennabi pour trouver, et placer dans le manuel de troisième année, un texte évo­quant la foi), l'éloignent également de cette recherche de l'au­thenticité, de la personnalité de base, autre versant des aspi­rations collectives d'un pays qui a retrouvé sa souveraineté.

Telle qu'elle est présentée par les manuels, telle qu'elle est modelée par les exigences du Discours social, la littérature algérienne de langue française apparaît donc comme coupée des aspirations de ses éventuels lecteurs, hésitant perpétuel­lement, jusqu'à y dépérir, entre deux phraséologies qu'on a peut-être tort de vouloir trop séparer : celle du Discours social, et celle d'un Discours scolaire, qui est encore celui de l'école française. Le réel, au niveau des pulsions profondes de chaque individu, échappe à ces deux phraséologies.

Ainsi l'image collective de la littérature algérienne de lan­gue française, soigneusement entretenue par la publication régulière, dans la revue Promesses et dans l'hebdomadaire Algérie-Actualité, de récits guerriers plus ou moins heureux, ou au cinéma par ce qu'on a pu appeler le vernis obligatoire du thème de la guerre, finit par se résumer en deux points en dehors desquels il n'y a plus de littérature algérienne, et dont nous empruntons le libellé aux réponses fournies à notre ques­tionnaire :

1. « Ces écrivains ont trop tendance à faire leur autobio­graphie, ou celle de leur village. » « Ils sont désuets. ».

2. « Ils ne parlent que de révolution [4]. Je pense qu'il y a d'autres sujets plus intéressants. ».

La formulation négative, péjorative de ces jugements, ne peut que nous frapper. Elle est significative d'un refus, d'une certaine lassitude du public. Nous avons par ailleurs interrogé des élèves de seconde du lycée de jeunes filles, sur ce qu'elles pensaient de la littérature algérienne. La plupart ont répondu, avec une moue expressive : Ça ne nous intéresse pas, on n'y parle que de guerre ! » Il est vrai que ces mêmes élèves n'avaient lu que quelques extraits de L'Opium et le Bâton, auxquels elles préféraient nettement les illustrés de mode qu'elles se passent en sous-main [5].

Discours social et Différence

La littérature algérienne de langue française est victime dans une large part du divorce que l'on peut relever entre la phraséologie, les mots d'ordre officiels où socialisme, indus­trialisation, authenticité arabo-islamique forment toujours une trinité sans ombres, et la réalité vécue de la vie quotidienne, de ses frustrations, de ses hantises, de ses possibilités laten­tes, et non exploitées. Elle est assimilée aux discours commé­moratifs ou aux films de guerre qui envahissent périodique­ment le petit écran, à ce que Mourad Bourboune, dans Le Muezzin, appelle le « ministère du retour d'âge ». Elle fait partie de ces choses sérieuses auxquelles on croit ; et tout le monde, parmi les jeunes surtout, participe plus ou moins à cet effort de développement, à cette « mystique de l'industrialisation », ne serait-ce qu'en vibrant avec passion à l'écho sur les transistors de la « bataille du pétrole » ou en reprochant à certains poètes de ne pas chanter assez la révolution agraire. Mais justement, cet effort est « collectif ». La bataille écono­mique fait partie de cette grande entité qu'est la « Cité », ou le « politique », au sens étymologique du terme, et que l'on exclut tout naturellement de ce que l'on a d'intime, de per­sonnel, de profond, et qu'on ne révèle parfois pas même à ses proches. Notre analyse nous amènera par la suite à opposer « Discours social » et « Différence », c'est-à-dire tout ce qui échappe au Discours social et qui est parfois création authen­tique, qu'elle soit littéraire ou populaire. Précisons cependant qu'il s'agit de deux aspects contradictoires certes, mais liés, d'un même fonctionnement culturel collectif.


CHAPITRE II.
LA GUERRE N'EST PAS FINIE

La poésie militante entre l'exaltation du passé et la description du présent

Au plus fort de la lutte anticoloniale, les efforts des djou­nouds dans les maquis étaient soutenus parfois par une poésie clandestine en langue arabe ou berbère, le plus souvent chan­tée. Mais avant d'être publiée, cette poésie était vécue. Elle était liée intimement à l'action révolutionnaire qu'elle exaltait et qui la fécondait sans cesse. Elle était jaillissement oral de tous les instants. Même si à telle pièce était attaché le nom d'un poète prestigieux, elle n'en était pas moins ressentie comme l'expression spontanée de l'action présente.

Cette prise sur l'événement, cette intrusion dans la vie quotidienne, la poésie militante de langue arabe ou berbère les devait d'abord à sa diffusion orale. Une fois écrite et publiée, elle se révélera d'une stérilité thématique, d'une pau­vreté dans l'imitation maladroite des formes figées de la grande tradition arabe que le feu de l'action, et le contexte dans lequel elle était dite et chantée (et non lue) ne permettaient pas d'apercevoir. Bien plus, l'approche plus ou moins réussie des clichés littéraires arabes les plus anciens était ressentie confusément par ces hommes du peuple comme la reconquête d'une identité arabo-islamique ruinée par la colonisation ; cliché nouveau, culturel et non plus formel, qui faisait bon marché de l'aspect aristocratique, apopulaire par excellence de la grande tradition classique arabe. On était loin alors de la colossale entreprise de renouvellement qui se fait jour actuellement dans la poésie palestinienne de combat [6].

La poésie engagée de langue française a au contraire le sentiment d'innover, du moins en tant que courant, groupe jamais vu jusqu'alors. Car elle ne nie pas ses emprunts à la poésie française de la Résistance. Éluard surtout est abondam­ment cité, dont la Liberté fournit un modèle imité ouverte­ment par Hocine Bouzaher [7], qui sous-titre « A la manière de Paul Éluard » une poésie où :

Le peuple meurt
Pour étreindre la liberté
Pour insulter
Pour éteindre
Ton nom
Isti'mar.

ou plus ou moins consciemment par Mohammed Dib dans Mot d'ordre :

Nous avons passé la borne de la torpeur
La résignation a fracassé son être
Au lever du soleil
Nous avons balbutié ton nom
Insurrection
Et maintenant nous t'épelons
À chaque halte
Car le vrai ne fait plus silence
Et sous ton idéal
Nous avons lu
Révolution [8].

D'emblée, la poésie algérienne engagée de langue française se tourne en effet, non plus vers le passé, mais vers l'avenir. Si elle ne refuse pas la tradition, si elle exalte au contraire les ancêtres, ou le fondateur, elle veut construire l'homme nou­veau. Elle a trop souffert du racisme pour accepter de nou­velles exclusives, même au nom d'un arabo-islamisme lui­même ferment de révolution.

Je ne veux pas d'un monde ancien
D'une planète battant haut le pavillon du crime.

proclame Henri Kréa [9].

C'est au nom de cet humanisme universaliste qu'elle sentira peut-être mieux que sa sœur de langue arabe l'insupportable scandale de la prison et de la torture. « Présents et absents », Lakhdar et Mustapha emprisonnés, tandis que :

La lune monte à l'échafaud.

Et que :

Une main ouverte
Une main d'étoile
Sur les fronts qui brûlent
A lavé le sang [10]'.

Anna Gréki nous apprend la « Colère devant l'enfant cou­rant devant la guerre », car :

La guerre couperet mâle
a traduit mon enfance
en charniers innocents [11].

Quant à Bachir Hadj-Ali, il sait que :

[... ] taire
Les mille souffrances de la chair
Quand les tenailles arrachent l'ongle
Ce n'est pas facile mes frères [12].

Poèmes de la souffrance, de la révolte, mais jamais de la haine. À son tortionnaire, Leïla Djabali se contente de demander :

Avez-vous caressé les cheveux de vos gosses [13] ?

Et Zehor Zerari, plutôt que de décrire la prison où :

[Ses] rêves fous
Se cognent aux barreaux
Se blessent pour retomber,

nous fait entendre l'appel déchirant d'un train dans la nuit [14]. Est-ce cet art de la litote, et finalement cette absence de haine sous la révolte et l'indignation que leur reprochent en 1971 [15] certains « intellectuels » constantinois pour qui il n'y aurait pas eu avant l'indépendance d'écrivains vraiment engagés de lan­gue française ?

C'est oublier la dénonciation portée par Henri Kréa, « au nom d'un peuple massacré » : « Au printemps de l'année 1958 les fleurs de Paris s'épanouissent sur des prisons [16]. ».

C'est oublier que Malek Haddad, dans Écoute et je t'appel­le, avait dénoncé :

Priorité d'abord pour un matin debout
Priorité partout pour les chansons utiles,

les écrivains fuyant dans l'inengagement, dans l'élégie ou l'esthétisme, alors qu'on torture à la villa Susini.

Au voleur chaque fois qu'un poète se noie
Dans le cœur de sa muse et dans le cœur des mots
Moi les mots que j'écris font des mathématiques
On a tué tant d'Algériens !
……………………………………………………
Pour savoir un amour je sais les némenchas
Le téléphone et la baignoire
……………………………………………………
La chaumière et le cœur
Sur les hauteurs d'Alger
La villa Susini
Est le château de mes amours.

La femme dans la Révolution

Cette amertume de certains responsables actuels à l'égard d'une littérature dont la fonction militante fut loin d'être négligeable a de quoi surprendre. Nous avons pu cependant pousser plus loin la controverse, et découvrir une raison importante à cette attitude : la littérature algérienne engagée de langue française, en s'ouvrant à l'universel, même si elle militait pour la patrie, brisait le cercle de la cité musulmane, et de ses valeurs d'un autre âge. Elle s'instituait par là même en objet de scandale, en ne cachant pas, par exemple, l'entrée en scène, quoique timide, des femmes dans la Révolution. N'est-il pas significatif en 1971 de voir les personnages fémi­nins pratiquement effacés, par des suppressions de scènes ou de passages, dans l'adaptation radiophonique de Rouge l'aube, d'Assia Djebar et Walid Carn, qui avait pourtant représenté l'Algérie en version intégrale au Festival culturel panafricain d'Alger en 1969 ? S'il ne craint pas de montrer les militantes au monde extérieur, le Discours social dans son fonctionne­ment intra muros les renvoie à l'ombre d'où elles n'auraient jamais dû sortir.

Pourtant Fanon avait longuement analysé la mutation des mentalités qu'entraînait la participation des femmes et des jeunes filles à la lutte révolutionnaire. Mais il semble que la vision semi-officielle de la littérature soit avant tout discursi­ve, destinée à asseoir une certaine image, souvent désincarnée, de l'héroïsme révolutionnaire. Si la haine et la complaisance dans la description des atrocités sont le plus souvent absentes des productions du Discours social que nous allons aborder (sauf lorsqu'il s'agit de bandes dessinées), le sont aussi les passions purement sensibles des divers protagonistes. Le mérite d'Assia Djebar est de nous montrer des personnages – surtout féminins – qui avant tout vivent sous nos yeux, dans le sens le plus charnel du terme, et c'est peut-être là que réside le scandale. Entre « l'attente et le souvenir », en quoi se résu­me pour Rachid l'existence des femmes du milieu traditionnel, mères n'ayant pas vécu qui « vivent leur autrefois, pendant que leur enfant le rêve [17] », ces femmes veulent introduire le présent, avec toute son opacité. Or, le Discours social sait exalter – en les nommant plus qu'il ne les analyse – les valeurs du passé ; il sait tendre les volontés unanimes vers un avenir meilleur. Mais ce même Discours social ne frappe-­t-il pas surtout l'observateur, en Algérie, par cette absence de l'opacité charnelle du présent vécu, de l'ici, du maintenant ? Les « progressistes » parlent d'industrialisation et de socialis­me, dans une dynamique tournée vers l'avenir, les conserva­teurs vitupèrent la dégradation des mœurs et réclament un enseignement « originel » ; rares sont ceux qui, comme Assia Djebar, permettent à une catégorie donnée de la population, et plus encore aux femmes, de retrouver dans un livre la quo­tidienneté de leur existence actuelle, même si certains aspects – pourquoi pas ? doivent en paraître futiles.

Les femmes et la guerre dans « Promesses »

Nous avons choisi d'étudier les nouvelles de Promesses, de janvier 1970 à juin 1971, parce que la nouvelle est le genre sur lequel portent le plus les efforts de promotion de la création au Ministère de l'Information et de la Culture. La nouvelle est un genre plus « transportable » que le roman. Sa brièveté lui permet d'être publiée dans des périodiques, comme Pro­messes, revue du Ministère de l'Information et de la Culture. paraissant en principe (sauf interruption) tous les deux mois, ou encore l'hebdomadaire Algérie-Actualité. Elle nécessite donc un investissement financier moins important, et plus directe­ment « rentable » que le roman. Mais surtout elle est plus populaire que ce dernier. Elle demande un effort de lecture moins soutenu que lui : la lecture du roman le plus simple réclame une concentration infiniment plus grande, et surtout plus longue que celle d'une nouvelle. Celle-ci a donc théorique­ment plus de chances de toucher des lecteurs non « intellec­tuels ». Nous avons vu Promesses lu sur les plages. Nous n'y avons guère vu de roman algérien. D'ailleurs lorsqu'on a dépensé vingt dinars pour acheter un livre des éditions du Seuil, il devient un investissement tel qu'on ne prendra pas le risque de le perdre ou de le souiller à la plage [18]. Enfin, la nouvelle répond à une tradition bien connue dans la littéra­ture arabe : cette dernière excelle dans ce genre court ; elle ne connaît que peu de romans [19]. Ceci est si vrai que près de la moitié des nouvelles publiées dans les premiers numéros de Promesses étaient traduites de l'arabe. D'ailleurs Promesses a son frère jumeau en langue arabe : Amal.

De Promesses, les femmes sont presque toujours absentes. Ou du moins elles n'occupent que rarement le devant de la scène. Douze des dix-huit nouvelles de notre corpus, soit les deux tiers, sont consacrées à la guerre. Dans ces douze nou­velles les femmes, quel qu'ait été leur rôle de fait dans cette guerre, tiennent une place secondaire. Il est vrai que les mili­tantes décrites par Fanon sont le plus souvent citadines, alors qu'à en croire nos statistiques sur cette revue, la guerre n'aurait presque été qu'une affaire de fellahs : deux seule­ment, parmi les nouvelles de Promesses ayant pour thème la guerre, se situent dans un cadre citadin, et là aussi les femmes sont effacées, vivent même totalement en dehors de l'action révolutionnaire. Une seule fois, deux femmes apparaissent dans un contexte guerrier, et campagnard de surcroît : il s'agit d'une pièce de théâtre de Mohamed Ouahes, au titre évocateur de « Rahim, ou le chemin de l'éternité [20] ». Deux femmes, sans jamais sortir de chez elles, si ce n'est pour mourir, y tiennent un rôle relativement important. Cependant il convient de noter, outre qu'elles ne sortent jamais, que ce sont l'épouse et la mère de Rahim. Une femme peut-elle être autre chose ? Surtout, deux faits rendent ces deux personnages parfaitement invraisemblables – Mina, la mère campagnarde misérable, qui ne vit que de ses mains, se pose face à sa bru comme la parfaite et prolixe doctrinaire en matière de théories révolu­tionnaires. Et c'est elle qui poussera son fils au maquis ; quant à Louisa la tendre épouse, est-il vraisemblable en Algérie, même en période de guerre, qu'un autre homme que son mari fasse irruption chez elle et soit bien accueilli, simplement pour lui donner des nouvelles du combat (et au spectateur par la même occasion, à qui on n'a pas jugé nécessaire de montrer l'action que Bachir raconte longuement) et les commenter ?

Les conventions d'un genre

Si nous avons insisté autant sur la place des femmes dans cette production guerrière de Promesses, c'est qu'à travers elles on saisit le plus facilement la convention de récits qui se ressemblent trop entre eux, dans un enchaînement répé­titif dont nous avons parlé ailleurs [21] pour rendre compte de la diversité des situations effectivement vécues par le peuple algérien en guerre.

Il s'agit le plus souvent d'un souvenir, vécu ou fictif. Sou­venir d'une attaque aérienne qui a décimé la « famille » des maquisards dont le héros recherchera toujours la « chaude amitié protectrice [22] », « massacre d'un village » que A. Mecheri n'arrive pas à oublier [23], mort d'un enfant étouffé involontai­rement par sa mère pour l'empêcher d'alerter par ses cris une patrouille qui passe [24]. Ce souvenir obsédant est la principale motivation de l'écrit, parfois la seule. C'est peut-être une forme non négligeable de littérature populaire que celle de ces témoi­gnages bruts, dont certains commencent par : « Je dis diffi­cilement car je n'ai que mon C.A.P., nais les souvenirs sont plus forts que le vocabulaire et la grammaire. Ce sont ces souvenirs qui m'ont poussé à écrire » ou encore par :

Je ne peux plus oublier
J'ai peur encore aujourd'hui
De crier [25].

Mais il faut reconnaître qu'elle gagnerait à être renouvelée un souvenir individuel, si poignant soit-il, ne saurait rempla­cer l'analyse politique qui fait cruellement défaut dans ces nouvelles, comme d'ailleurs dans nombre de récits français sur la Résistance. Dix ans après, ne pourrait-on essayer de faire le point, de sortir du cercle de la répétition pour débou­cher sur l'analyse ?

Ce témoignage d'une expérience solitaire impose presque naturellement, du moins chez nombre d'écrivains débutants, la présence d'un personnage central, qui seul est soumis à un début d'étude psychologique. Ce personnage peut être le nar­rateur, et les récits à la première personne sont nombreux. C'est parfois un personnage fictif, comme Belkacem le traître, dont nous voyons la déchéance progressive dans « L'Esprit du mal », de Mouloud Achour [26]. L'auteur prend déjà plus de recul lorsqu'il crée, comme dans « Le Marchand de jasmins » (est-ce le père, est-ce le fils ?) de Mourad Yellès [27], un noyau bicépha­le, mais symbolique : le père soumis aux colons sera tué à la place de son fils, marchand de jasmins comme lui, qui vient de commettre un attentat.

Autour de ce noyau moteur (un ou deux personnages, tou­jours masculins), les autres personnages ne sont le plus sou­vent que des fonctions : le chef des maquisards dont la mort est apocalypse, « Je n'oublierai jamais son visage crispé, la sueur ruisselant sur ses joues et l'éclat sauvage qui donnait à ses yeux rougis un aspect de fin du monde [28] » ; le gendarme au « képi tristement célèbre », qui « ne se déplaçait jamais sans s'abreuver du sang des Kabyles [29] » ; la mère et les sœurs, le plus souvent confinées dans des tâches ménagères et ne sortant pas de chez elles, si ce n'est pour montrer à l'occasion l'unité de tout le village contre l'envahisseur, ou contre le traître. Cette unité, affirmée de façon constante dans toutes les nouvelles ayant pour cadre la campagne (alors qu'en ville la guerre est l'occasion d'opposer la passivité des parents à l'engagement des jeunes hommes) peut même être cruelle lorsqu'elle s'exerce contre le simple d'esprit qui n'a rien com­pris et plaisante volontiers avec le capitaine de la S.A.S. [30].

Par leur répétition d'une nouvelle à l'autre, le ton du témoignage halluciné, où les images violentes se suivent.

Je regardais
Nos maisons fouillées
Détruites, brûlées
S'écrouler
Je regardais
Nos femmes frappées
Par les soldats Enragés
Je regardais
Mon père traîné
Exécuté
Sans être enterré
Sans avoir le temps de prier
De crier
De me faire un signe [31],

la réduction des personnages « secondaires » à des fonctions toujours semblables, l'absence d'analyse politique d'ensemble et l'unité obligatoire du village, théâtre d'opération que l'on préfère à la ville, semblent bien devenir quelques-unes des conventions tacites d'un genre.

De la clôture maternelle au cercle fermé de la répétition

La plupart de ces nouvellistes sont jeunes. Ils sont tous nés entre 1942 et 1955. Et les plus jeunes sont les plus nom­breux. Ils n'ont pratiquement tous (seize sur dix-sept, et Laadi Flici n'en a écrit que deux) publié qu'une nouvelle dans Pro­messes. Comment expliquer le recours, non seulement au thème de la guerre, mais encore à un modèle-type de nouvelle, dans ces textes qui sont souvent les premiers et parfois les seuls publiés par leur auteur ?

On a vu combien était grande la fierté révolutionnaire chez les jeunes algériens aussi bien lycéens qu'apprentis ou cam­pagnards. Cette fierté est une force importante au service du socialisme algérien. C'est un acte de foi quotidien, alimenté par la conscience d'avoir vaincu – et de vaincre encore, à propos du pétrole par exemple – l'impérialisme. Cette con­science est entretenue par la presse, la radio et la télévision qui n'oublient aucun « glorieux anniversaire » ; elle l'est aussi par l'omniprésence du thème de la guerre dans le cinéma algérien. On sait le succès de L'Opium et le Bâton [32].

Nous hasarderons ici que c'est par cette thématique guer­rière, cette « révolution » au passé, que l'adolescent franchit le plus souvent le seuil difficile entre l'univers familial clos sur soi, hors du monde et resserré, et le monde extérieur, celui des valeurs universelles, celui de la Cité, d'un engage­ment loin de tout particularisme, que l'on découvre et appré­hende avec un enthousiasme d'autant plus fébrile que la chaude intimité familiale y est difficilement perméable.

On revient ici à cette opposition fondamentale entre le temps historique de la Cité, de la civilisation moderne, seul endroit où l'engagement, valeur abstraite et inscrite dans l'historicité, est possible, et le temps – et l'espace – de la terre-mère, ou de la caverne. Jean Déjeux a montré la dénon­ciation chez Assia Djebar de la « tranquillité océanique des origines, [de] la moiteur du h'ammam, [du] narcissisme du cercle ancestral où l'on s'aime soi-même dans un vivre entre soi infantile [33] ». Assia Djebar montre comment dans l'univers maternel « la vie devenait cercle, et le cercle rassurant. Un cercle cela paraît complet, cela redonne la béatitude de l'em­bryon dans le ventre obscur [34] ».

La position lovée, circulaire et moite du fœtus dans le ventre obscur ne peut trouver de contraire plus radical pour l'adolescent algérien que les crépitements des armes automa­tiques. Et pourtant n'avons-nous pas relevé tout à l'heure chez ce rescapé du maquis la nostalgie inguérissable de « la chaude amitié protectrice » de ses compagnons disparus ? Ce souvenir rend le héros aussi inadapté au monde réel et présent, il le sépare de la même manière que ne ferait pour d'autres la han­tise de cette clôture irresponsable et chaude de l'espace ma­ternel. Et le culte du souvenir guerrier, surtout lorsqu'il est aussi peu politisé que dans Promesses, n'est-il pas également une manière de se retrancher du monde réel et actuel, d'igno­rer que le temps historique va inexorablement vers l'avant, qu'on veuille ou non le suivre ? On ne sort donc du cercle que pour en retrouver un autre. La répétition a rattrapé l'engage­ ment lui-même, qui se voulait différence, et qui devient con­formisme.

Ce rythme circulaire est encore plus marqué lorsqu'on con­sidère que l'expérience narrée a très souvent été vécue par l'écrivain ou ses proches. Pour un « écrivain » né en 1950 ou plus tard, la révolution, c'est souvent un souvenir atroce et précis qui a marqué profondément son enfance. Et les enfants sont nombreux au centre de ces nouvelles : celui qui voit tuer son père devant ses yeux dans « Le Massacre d'un village », « l'ami d'enfance qui me capturait des oiseaux dans le jardin » chez Nadir Ait Ouali [35], ou encore le petit garçon qui donne son titre à la nouvelle d'Ahmed Semra [36]. Faut-il citer le petit Youm, étouffé par le « sein immense et blanc » de sa mère, dans « Un soir du côté du Dhurdhura » [37] ?

Or le thème de l'enfance est un thème connu dans la litté­rature algérienne de langue française, et ressenti comme une de ses composantes essentielles par le public. Le Fils du pauvre de Feraoun, La Grande Maison et L'Incendie de Dib, pour ne citer que quelques oeuvres, ont imprimé dans l'image collec­tive que s'en font les lecteurs le sentiment qu'une oeuvre algé­rienne est le plus souvent construite autour d'une enfance celle-ci n'est-elle pas le plus sûr moyen de retrouver ses origi­nes, de revenir aux sources pour l'intellectuel acculturé ; et en même temps de montrer au lecteur français l'univers tradi­tionnel algérien, qu'il ne soupçonnait pas derrière l'assimila­tion superficielle de l'écrivain ? Bien plus, quand on sait le prestige de Feraoun, en tant que personne [38], et que Le Fils du pauvre fut justement la première oeuvre de cet écrivain-insti­tuteur, il n'est pas exclu de voir en lui une sorte de modèle inconscient. On se moule plus ou moins sur l'auteur du Fils du pauvre, même si on parle de la guerre, qu'il n'abordait qu'avec douleur. Le retour à l'enfance est aussi un retour aux enfan­ces d'une littérature algérienne hésitante, et qui n'a pas fini de se chercher.

Un dirigisme de la répétition ?

N'oublions pas cependant que ces nouvelles sont le plus souvent les fruits de la création du prix Redha Houhou en 1969, et que ce prix, comme la rédaction même de Promesses, est placé sous la tutelle du Ministère de l'Information.

Le prix Redha Houhou a été instauré en 1969, pour récom­penser les deux meilleures nouvelles (une en langue arabe, une en langue française). Si les nouvelles retenues par le jury de ce prix étaient de fait celles portant sur la guerre, ce thème devient imposé pour les grands prix nationaux des Arts et des Lettres en 1972, année il est vrai du Xe anniversaire de l'Indépendance nationale. L'annonce du Ministère de l'Infor­mation et de la Culture y déclare explicitement.

Les thèmes des oeuvres présentées au concours doivent être inspirés du combat mené par le peuple algérien pour sa libé­ration et la reconquête de sa souveraineté, de sa personna­lité et de ses valeurs sur tous les plans. En particulier, la résistance contre le colonialisme, la lutte armée de libération et l'édification nationale constituent la trame de fond de ces oeuvres.

Mais ces prix n'ont pas encore la diffusion publicitaire ni les motivations commerciales de nos prix Goncourt et de nos prix Fémina. Ils couronnent par ailleurs des « écrivains » jeunes mais épisodiques. Ils ne représentent donc pas encore en Algérie cette consécration, cette institutionalisation de la per­sonne, génératrice de « la mort littéraire qui accompagne le succès », que voit en eux Robert Escarpit dans les sociétés possédant une ancienne tradition littéraire. Les deux lauréats de 1969 ne sont auteurs, à notre connaissance, que de la nouvelle primée. Messieurs Merzak Begtache et Abderrahmane Arab sont loin d'être devenus des mythes ou des totems : qui se souviendra lors de leur prochaine publication, si on ne le rappelle, qu'ils furent les lauréats 1969 du prix Redha Hou­hou ?

Le danger n'est pas là. Le prix Redha Houhou est une institution. Il n'est malheureusement que cela. S'il stimule quel­ques talents, il ne correspond absolument pas à ces « vastes mouvements d'opinion sortant des entrailles du peuple avant même que la tête soit concernée », que l'auteur de La Révolu­tion du livre souhaiterait découvrir dans les prix distribués par les jeunes nations actuellement en gésine d'une littéra­ture [39]. D'un fonctionnement uniquement bureaucratique, le jury de ce prix « est composé de cinq membres désignés cha­que année par le Ministre de l'Information », et il « établit [lui-même] son règlement intérieur » (articles 7 et 8 du règle­ment) [40]. Nous avons appris l'existence de ce prix à la derniè­re re page d'un numéro de Promesses mais personne ne nous en a parlé. L'institution fonctionne en circuit fermé.

Quoiqu'il en soit, un tri est opéré, mais selon des critères fort peu explicites : « [...] dans nos critères de sélection de manuscrits l'authenticité passe avant la qualité de l'écriture. » De quelle « authenticité » s'agit-il ? Le mot en effet revient à plusieurs reprises dans ce texte, qui apparaît comme une sorte d'autojustification après un an de publication plus ou moins régulière de la revue Mais la seule précision qu'on nous donne : « Car ce qui est dit est admirable : l'amour profond du pays, l'espoir en l'homme, la solidarité avec les opprimés, etc... Et c'est là, dans un premier temps, que réside l'essen­tiel », est trop vague, répond trop peu à l'assurance de ce terme d'authenticité pour nous satisfaire.

Résolument hostiles à ces publications semi-officielles, cer­tains de nos étudiants dénoncent avec virulence un dirigisme de la répétition qui leur fait évoquer le jdanovisme, et qui se cache mal sous ce critère d'« authenticité [41] ».

Cette « authenticité » se réclame explicitement dans ce texte des qualités du cœur, et contient implicitement une condam­nation, comme cette « écriture politique » que stigmatise Ro­land. Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture [42]. Sinon pour­quoi citer cette lettre de l'un des jeunes « écrivains » de la revue :

Tes poèmes sont flous, tes poèmes sont squelettiques, me disent mes amis les intellectuels, ceux qui se prennent pour les dieux de la poésie [...] l'humble main qui les écrit [...]. Quant à moi, ces critiqueurs matois qui bavent autour de moi, je les hais : leur cœur de pierre est plus myope que celui d'un âne têtu.

Et voici désignés la cible de cette condamnation, dans une magistrale et manichéenne opposition des humbles à ces critiqueurs matois et myopes, au cœur de pierre que sont : les intellectuels. Le Discours social commémoratif se pose comme valeur. Il « implique le refus de l'altérité, la négation du dif­férent, le bonheur de l'identité et l'exaltation du semblable [43] », autrement dit, il appelle la répétition. La création littéraire institutionnalisée fonctionne, formant un cercle parfait sur elle­-même. Et de ce cercle, l'altérité, la différence sont excluses.

L'exclusion de la Différence

Ceci est encore plus net si l'on compare L'Opium et le Bâton, roman de Mammeri, à son adaptation cinématographi­que par Ahmed Rachedi en 1970. Le drame personnel de l'in­tellectuel acculturé, le docteur Bachir Lazrak, personnage central du roman, est expédié dans les toutes premières ima­ges du film, où il devient surtout une hésitation entre le calme confort d'un appartement cossu d'Alger et la vie rude du maquis. Sa maîtresse, une française – horreur ! – disparaît purement et simplement, de même qu'est effacé tout l'épisode marocain, en rupture totale de ton avec le reste du roman, et où le personnage vivait une bien curieuse idylle avec Itto. Auprès de cette jeune berbère, Bachir refuse un moment de « hurler avec les loups » (L'Opium et le Bâton, p. 245), et il lui confie son écœurement dans une lettre qu'elle ne lira pas : « je n'ai pas trouvé le remède, mais je suis monté sur la tour et j'appelle » (p. 380). Il est vrai que cet épisode contient un bien curieux procès de « traîtres », auquel Itto veut assister, et qu'on y rappelle la prophétie de Bachir sur les jeunes indé­pendances à venir : « Quand les gouvernants n'auront plus de pain à donner au peuple ils lui jetteront des traîtres à la pelle pour assouvir sa faim » (p. 232). Le Maroc indépendant est à la fois un havre et une île pour le combattant algérien. Mais Itto y introduit la différence, une interrogation essen­tielle sur le futur. Elle brise le cercle de la répétition, elle ternirait l'optimisme « western » du film : alors que le roman se termine sur l'écrasement du village kabyle sous les obus de la S.A.S., le film au contraire nous montre l'explosion de la réserve de munitions française, symbole d'une victoire pro­chaine des maquisards. Et le refus de la morale traditionnelle, la revendication d'un amour choisi et assumé, sont trop à l'encontre de la chaste pudeur au nom de laquelle on fait jouer à Marie-José Nat, non pas l'épouse d'Ali mais sa sœur, l'épouse étant elle aussi supprimée.

Force nous est donc de constater une pauvreté thématique, une répétition des mêmes schémas, et un refus tacite de tout ce qui pourrait briser ce cercle de la répétition, dans les écrits « littéraires » algériens de langue française publiés sur place autour du thème de la guerre. Il semble qu'on laisse à la presse et au théâtre le soin d'aborder certains sujets absents ici. La définition d'une identité, d'une culture algériennes ori­ginales, qui avait préoccupé les « classiques », de Feraoun à Bourboune, en passant par Malek Haddad et Kateb ou Lache­raf, est de plus en plus, du moins sur le sol algérien, du ressort des théoriciens et des journalistes.

Si le jeune « écrivain » de Promesses semble fuir le réel dans une évocation répétitive du passé, l'intellectuel quant à lui se détourne de ces publications, et s'adresse de préférence à la presse, à la poésie marginale, ou au théâtre d'avant-garde.


CHAPITRE III.
LA SOCIÉTÉ ALGÉRIENNE TELLE QU'ELLE VIT SE RETROUVE-T-ELLE DANS LA LITTÉRATURE DU DISCOURS SOCIAL ?

Jeunes filles à marier
Diaprures naissances futures
Innocence de la soie
Vos chansons vos chances sont légères
Et les siècles pesants
Bachir Hadj Ali [44].

Les jeunes citadins et la séparation

Il est cependant un autre lieu où, régulièrement, des nou­velles sont publiées : l'hebdomadaire Algérie-Actualité. Dans Promesses, la guerre est le thème central de douze des dix­-sept nouvelles formant l'échantillon. Algérie-Actualité, par contre, ne présente ce thème que deux fois dans vingt-six nou­velles [45]. Les sujets d'Algérie-Actualité sont pris dans la réalité actuelle, algéroise surtout, car c'est d'un milieu citadin, beau­coup plus occidentalisé que les lecteurs « provinciaux » de Pro­messes, qu'Algérie-Actualité est l'expression, si l'on en juge par les enquêtes sur les embarras de la circulation, l'ana­chronisme des transports urbains et autres préoccupations citadines qui sont, avec l'industrialisation, le fond informatif de l'hebdomadaire. Aussi est-ce là que se trouvent les trois nouvelles ayant pour sujet l'ambition des jeunes cadres, ou leur arrivisme. Et c'est à propos d'un inextricable « embou­teillage » de voitures dans les artères de la capitale qu'on nous parle fort spirituellement de l'arabisation [46].

À la ville en effet l'unité de l'individu et du clan se défait. C'est de l'affirmation de l'individu en tant que tel, et au besoin de sa rupture avec le cercle de la famille et du village, lieu de l'identité collective où tout recul vis-à-vis du groupe est exclu, que naît l'esprit critique, que jaillit la crise. Dans une de ses enquêtes citadines, l'hebdomadaire parle de « l'éclatement de la famille traditionnelle » à la ville. On assiste à une sorte d'atomisation de la société. C'est dans sa séparation d'avec le groupe, séparation souvent douloureuse et difficile, que l'in­dividu découvre soudain ses exigences. Même si Promesses leur consacre cinq nouvelles, que nous étudierons ici, les jeunes cadres de l'Algérie nouvelle ne pouvaient se trouver que dans un hebdomadaire citadin, et quelque peu séparé lui aussi du circuit institutionnel de la presse, ne serait-ce que par son rythme de parution.

Les jeunes générations et leurs difficultés forment le pre­mier plan de quinze nouvelles d'Algérie-Actualité, auxquelles il faudrait ajouter cinq nouvelles de Promesses sur le même thème. Soit un total de vingt. Sur les cinq nouvelles de Promesses, trois présentent les « jeunes » au passé, face à la guerre ; mais des deux autres, l'une est la mise en question du mariage traditionnel, l'autre vise et décrit fort bien le fossé qui se creuse entre les jeunes cadres attirés par la capitale, et les villages dont ils sont issus. Ce sont toujours de jeunes citadins, même dans les deux nouvelles dont l'action se passe en partie au village (« Oeuvre utile » et « La Génération au sommet [47] »), et leurs problèmes sont le plus souvent des pro­blèmes personnels, ou du moins vécus comme tels.

Ces jeunes citadins vivent leur séparation, leur arrache­ment du monde ancien de telle façon que très souvent ils s'opposent à leur père. Frantz Fanon a montré comment le combat révolutionnaire avait entamé l'autorité absolue et le respect total dû au père, devant qui, seul, le silence était pos­sible, dans la famille algérienne. Et c'est bien par cette lutte, dans laquelle les fils s'engagent contre la volonté du père, comme dans « Je reviendrai » de Rabah Lounis [48], ou à son insu, provoquant sa mort sans le vouloir, comme dans « Le Marchand de jasmins » de Mourad Yellès [49], que semble com­mencer cette division. De ce conflit de générations, l'ancienne sortira humiliée et vaincue. Le marchand de jasmins meurt avant d'avoir eu le temps de comprendre l'activité de son fils. Dans « Le Vieillard et la ville » de Said Belanteur, l'humiliation du grand-père est complète ; son petit-fils chargé de le recueil­lir ne le connaît même pas, et le considère comme un colis encombrant : « Ali ne cédera pas à son premier réflexe de refuser le colis, il désamorcera doucement le pétard, il le rangera soigneusement dans un coin du salon, au lieu de le rejeter sur le trottoir et de risquer ainsi l'explosion et l'at­troupement de la foule [50] ». Le même auteur, s'il assiste impuis­sant et nostalgique à la ruine de l'univers traditionnel, est loin de porter de la sympathie à la jeunesse occidentalisée qui l'entoure. Il nous décrit dans « Fugue en ré mineur » les méfaits de l'éducation « trop » libérale d'une jeune fille : Faty finira par disparaître avec son professeur de piano lorsque son père lui refusera de renoncer au sacrifice du mouton de l'Aïd [51].

Selon cet auteur, l'incompréhension et le fanatisme sont donc du côté des jeunes, et les vieilles générations font figure de sacrifiées, malgré leur évidente bonne volonté. De plus, ce scandale provient de la culture occidentale et des mariages mixtes, que condamnent au même moment avec violence les Séminaires sur la pensée islamique [52]. Faut-il s'étonner si, dans « Les Plaques illisibles », du même Saïd Belanteur, le salut vient des enfants qui seuls, avec leur « innocence » et leur simplicité, possèdent cette science absolue du bonheur futur l'écriture du Coran ?

L'amour impossible et la femme absente.

Les jeunes générations cependant trouvent dans ces nou­velles des interprètes plus sincères de leurs aspirations. Et tout d'abord de leur nostalgie, plus ou moins avouée ou con­sciente, d'un amour libéré des contraintes du mariage tradi­tionnel ou de la honte ancestrale.

Le héros de « Mariage moderne » de Abdelouahab Arfi est un jeune homme âgé de 30 ans qui fait lui-même sa douzième demande en mariage. Il se heurte à ses futurs beaux-parents qui exigent des conditions incroyables pour laisser partir « leur trésor de fille », conditions qui semblent de la dernière incon­gruité au jeune homme. Il y a en effet de quoi ; après avoir demandé 300 000 AF de dot (sdak) sa future belle-mère ajoute :

- Attends, mon fils, clama la charognarde. Ce n'est pas fini. Il reste encore des conditions à définir. Le sdak d'ac­cord, c'est fait. Mais, le soulier de son Père, le sein de sa Mère, la cravache, la siagha, le cafetan, la zorna de Boualem Titich, les taxis, le kebche, le henné, le bain nuptial, la sela­kha (écorcheuse)... les inviteuses, les fkirates, etc... et lescadeaux... [...].
- Qu'est-ce que le soulier ?
– De l'argent pour ton beau-père, répondit la matrone. 400 dinars seulement.
Pour la circonstance, l’intéressé intimidé baissa la tête et rougit un peu.
- Et le sein ?
- De l'argent pour moi, puisque j’ai allaité ta future…
– Et le sdak ?
- De l'argent pour nous, clama le couple. [53].

Cependant, point de description du sentiment amoureux dans cette nouvelle, si ce n'est cette phrase qui fait preuve d'une bien curieuse vision de la femme : « La petite Zouina m'avait bien marqué et le cœur et la rétine. ».

Ce sentiment n'apparaît en fait que dans quatre nouvelles, alors que quatorze portent sur la guerre, dans les deux revues réunies. De plus, on ne le trouve, dans l'échantillon retenu, que dans Algérie-Actualité. Les jeunes gens de Promesses sem­blent ignorer son existence. Dans deux nouvelles d'Algérie-Actualité l'amour apparaît comme un sentiment éprouvé soli­tairement, et son objet, que ce soit la « dame en bleu » de Mouloud Achour ou ce jeune homme au « corps presque vautré dans un fauteuil [qui] se curera les dents avec une allumette » lors de sa première rencontre avec la jeune fille « rougissante, balbutiante, maladroite dans ses gestes », qui croyait l'aimer [54], déçoit toujours. Dans ces deux nouvelles, l'amour est donc présenté comme un rêve, comme une utopie que le réel déçoit forcément car l'un et l'autre ne sont pas de même nature.

Ou bien c'est une curieuse passion : Zine, dans « Mésallian­ce » de Mouloud Achour [55], s'attachera, non pas à une femme, mais à une pierre précieuse. Certains de nos étudiants ont vu dans cette nouvelle une manière détournée de peindre l'amour malgré la censure. Et de fait, la description de cette passion pourrait s'appliquer à un amour quelque peu recherché pour une femme. L'analogie serait donc possible. Mais faut-il aller aussi loin ? De toute manière il n'y serait pas question d'un sentiment partagé.

Une seule nouvelle en tout cas nous décrit un amour parta­gé et total : « Leïla » de Samia Nacim [56]. Est-ce un hasard si cette nouvelle est écrite par une femme ? Mais la réalisation de cet amour est impossible, car les mères des deux amants se chargeront de les séparer. Échec donc, mais pire encore : échec inévitable, que l'auteur semble accepter avec fatalisme. L'amour existe donc, mais il faut y renoncer par respect des convenan­ces et des traditions.

Finalement il ne transparaît aucune révolte, au nom de l'amour, dans les nouvelles publiées par Algérie-Actualité. Cette révolte, apparaît cependant, mais impuissante et condam­née d'avance, dans une des toutes premières nouvelles publiées par Promesses, et qui n'a pas figuré dans notre corpus : « Le Fils du gendarme » de Mouloud Achour [57]. C'est l'histoire d'un jeune homme dont le père a violé la fiancée, viol suivi du suicide d'Houria, puis de Rachid, qui ne peut rien contre le coupable : « On ne peut rien entreprendre à l'encontre de celui à qui l'on doit le jour » avait dit le vieil oncle Ali, non sans ajouter que « la volonté de Dieu est impénétrable ». La révolte du héros ne peut donc s'exprimer que dans sa visite silencieuse à la morte entourée de femmes stupéfaites, puis dans la mort elle-même, où il rejoint l'image d'Houria qui l'appelle. Notons pourtant que toutes les précautions sont prises pour que la nouvelle soit « acceptable » : le coupable est un gendarme à la solde des Français, ce qui atténue sensible­ment l'accusation, d'autant plus que nous n'apprenons qu'in­directement, par une exclamation silencieuse de Rachid, en quoi consiste le crime ; c'est au lecteur seul qu'il appartient d'analyser le fait, et éventuellement ses causes. Les automo­bilistes obligeants à l'affût d'une aventure ne peuvent être par ailleurs que des fils de colons. Enfin, la mention du couvre-­feu vient rappeler qu'on est en pleine « nuit coloniale », au compte de laquelle on pourra également inscrire ce regretta­ble incident. Seulement, toute atténuée qu'en soit la révolte, cette nouvelle est la seule, avec « Leïla », dont nous avons déjà parlé, à la montrer. Mais Leïla aussi se suicide. Toute tentative d'émancipation féminine est forcément vouée à l'échec, ou alors franchement ridiculisée, comme dans « Fugue en ré mineur ».

En dehors de Leïla et d'Houria, les jeunes filles ou jeunes femmes représentées sont des caricatures, comme Faty [58], ou de simples silhouettes avant tout ménagères, dont le modèle pourrait être Nor-el-Bassar [59], la, jeune héroïne aveugle de la nouvelle de Safia Ketou. Ne réunit-elle pas toutes les qualités que l'on peut demander à une femme : la gaîté, la douceur, le dévouement, le calme, le don de savoir consoler, calmer et comprendre ses frères et sueurs, et enfin celui de savoir conter des histoires ?

Aussi, lorsque la misère de sa famille sera la plus grande, trouvera-t-elle selon un schéma bien connu des contes mer­veilleux de tous les temps et tous les lieux, l'homme que le « groupe μ » de Liège [60] appelle l'adjuvant, ou encore le convo­cateur, qui viendra nanti du prestige de la technique [61] dans l'humble chaumière campagnarde. « Convocateur », ce person­nage l'est à plus d'un titre, si l'on suit l'analyse du « groupe μ » : il arrive par hasard et en silence, sans être attendu ni même remarqué par « la radieuse créature aux multiples ta­lents ». Il est « bouleversé, il [a] l'impression d'être dans un autre monde, à l'atmosphère pure, irréelle, vivifiante », de la même façon que John Fitzgerald Kennedy est « subjugué » selon Paris-Match en ouvrant par hasard son téléviseur où apparaît la chanteuse Barbra, qui, elle non plus, ne le voit pas à ce moment-là. Si John Fitzgerald Kennedy a la gravité du président des États-Unis, notre « convocateur » a, lui, celle du « vieil ami de la famille », du « vieillard ». Mais, cette res­pectabilité, que lui confère son âge, ne lui serait cependant d'aucun secours pour faire sortir Nora de l'ombre qui doit être la sienne malgré son surnom lumineux, s'il n'était assis­té par la mère de l'aveugle, dispensatrice de clarté ». D'ail­leurs la morale pointilleuse qui interdit à une jeune fille de se produire en public est triplement sauve, puisque non seule­ment on ne voit pas Nora sur les bandes magnétiques où ses contes sont enregistrés, mais encore on n'entend pas sa voix : le texte de ces bandes sera transcrit dans un livre.

Ce qui ne l'empêchera pas d'apporter « un bienfait certain à [ses] lecteurs puisque [ces contes] font réfléchir les égoïstes, les avares et même les malfaiteurs » ! Enfin, telle Mireille Mathieu dans Paris-Match, mais la comparaison ne figure pas dans le texte, « à présent Nora a un métier lucratif lui per­mettant d'aider pécuniairement ses parents ». La boucle est refermée, non sans avoir englobé dans son circuit la guerre et ses séquelles. « Nor-el-Bassar a vraiment bien mérité son nom lumineux. Elle est le soleil des aveugles du coeur. ».

Elle n'est malheureusement pas le soleil de toutes celles, de plus en plus nombreuses, qui représentent comme Leïla et Houria :

toute une génération victime ; cette génération instruite pour avoir une place dans la société mais éduquée pour ne pas en avoir ; cette génération pour qui la possession d'un métier devrait entraîner une certaine indépendance, mais qui a été tellement éduquée pour être soumise qu'elle n'arrive pas à l'acquérir ; cette génération qui, de par son métier, a des rapports avec des hommes, mais qui a été éduquée dans l'idée que c'est péché de parler à un homme ou de monter dans son automobile ; cette génération enfin que les aînés jalousent et maltraitent, furieux d'être bien souvent obligés de devoir leur entretien à ces jeunes « dévergondées » [62].

Cette génération est pratiquement absente des nouvelles étu­diées. Or elle compose la plus grande partie des lectrices d'Algérie-Actualité.

Ces lectrices parlent donc d'Assia Djebar, du moins lors­qu'il s'agit d'étudiantes qui peuvent payer 21,50 dinars Les Alouettes naïves, ou se le faire prêter par une camarade. Et lorsqu'on demande aux étudiants des travaux personnels, plus de la moitié d'entre elles et d'entre eux proposent « la situa­tion de la femme, ou de la jeune fille, ou du couple, etc... », dans la littérature algérienne.

Une expression convulsive.

Le 21 mai 1971 Mustapha Toumi publie dans El Moud­jahid un « poème » : un texte redondant et bien prosaïque, malgré un interminable détour historique. Sous le titre « Fem­me... Femme... Femme... », c'est un long réquisitoire con­tre l'émancipation féminine, au nom de tous les clichés les plus éculés de « l'éternel féminin » : à la femme, « éternelle contestataire » qui se plaint des retours tardifs de son mari, celui-ci répond en effet.

Et puis d'abord, pourquoi veux-tu faire semblant de com­mander puisque tu sais, TOI, qu'en réalité, en finalité et en définitive, c'est
TOI qui commandes [...].

avant de conclure :

[... ] Alors laisse-moi croire ; laisse-moi rêver. Continue simplement à être ce que tu as toujours été
C'est-à-dire Femme, Femme, Femme
Jusqu'au bout des ongles
Jusqu'au bout des lèvres.

Ce texte valut à son auteur toute une série de dont celle de Tania I., du lycée Frantz Fanon :

En réponse à votre article de ce même jour, Je crie : non !
Non ! nous ne voulons plus continuer ce que nous avons toujours été !
Nous ne voulons plus être ce que la femme représente pour vous !
Nous ne voulons plus laisser le monde parler de nous sans nous en mêler ! Non ! […]
Vous devriez savoir, Monsieur, que la personnalité féminine traditionnelle n'existe plus.

Ou celle d'un groupe de jeunes filles du lycée technique du Caroubier :

 [...] Toutes les femmes du monde se sont réveillées d'un long sommeil ; il ne reste que la femme algérienne... Tou­jours la dernière. Où est notre U.N.F.A. [63] aux débuts floris­sants ? Répondez !
Avez-vous vu un organisme en Algérie qui dort plus que l'U.N.F.A. ?

Puis une polémique s'engagea [64] dans laquelle Tania se vit répondre par un lycéen de Blida :

Il y a des filles, comme vous peut-être, qui veulent vivre d'une façon américaine et que (sic) ses pauvres parents tra­vaillent jour et nuit, souffrent physiquement et moralement, ont sacrifié leur vie pour elle, pour qu'elle ne connaisse pas la misère, les problèmes de la vie adulte. Eux, ils n'avaient pas de chances comme vous l'avez. ils ont connu la guerre et le travail [... ] s'ils sont analphabètes c'est la faute du colo­nialisme [... ].
Pour la religion, je ne parle pas, c'est vraiment catastro­phique 1 Avouez, est-ce que c'est vrai ?

Cette dernière lettre, beaucoup plus que les clichés impor­tés et occidentaux du « poème » de Mustapha Toumi, situe le niveau où se pose véritablement le problème de l'émancipa­tion féminine. Il explique aussi, en partie, le silence des nou­velles de Promesses. De Tania à ce lycéen de Blida, aucun dialogue n'est possible, car leurs univers culturels ne peuvent pas communiquer. Les jeunes filles occidentalisées dont Tania se veut le porte-parole sont ressenties comme étrangères, com­me dépravées, par la conscience publique. Une des lettres au Moudjahid ne les montre-t-elle pas « dans les boulevards », parlant « tantôt en français, tantôt en anglais, tantôt en langue berbère, mais jamais en langue arabe » ?

Entre sa mère, à laquelle plus qu'un autre peut-être l'ado­lescent algérien se sent attaché par mille fibres secrètes, et sa condisciple en révolte, le lycéen actuel, ou le jeune employé, découvre un fossé qu'il lui est impossible de combler. De cette étrangère à laquelle il craint de s'affronter, et qu'il n'arrive pas à comprendre (peut-être ne le veut-il pas ?), il préfère se détourner, au moins lorsqu'il écrit, et trouver dans la guerre que lui ont racontée ses parents et ses maîtres un sujet bien plus rassurant et plus facile, un banc d'essai au sein duquel il s'affirmera dans un univers connu... laissant à sa mère le soin de lui trouver l'épouse idéale qu'il préfère pour le moment nimber d'une auréole de mystère. Le monde féminin n'est-il pas mystérieux par essence, et donc indescriptible ? Tout « révolutionnaire » qu'il se veuille, le jeune « écrivain » se détournera, ainsi, d'un sujet dont la « pudeur » ancestrale, join­te à son propre tremblement devant la blessure de l'altérité, devant la différence – sexuelle, culturelle –, lui interdisent de parler.

 

La femme et l'amour dans la littérature « classique ».

Et pourtant les problèmes de l'amour et de la femme ont été abordés dans la littérature classique » algérienne d'expres­sion française. On sait la passion de Feraoun pour ses person­nages féminins, que ce soient les tantes de Fouroulou dans Le Fils du pauvre, ou bien Chabha dans La Terre et le Sang, ou encore Dehbia dans Les Chemins qui montent. Avec combien de tendresse l'écrivain ne suit-il pas la révélation progressive de l'amour chez Chabha, puis chez Amer, et enfin leur rencon­tre, quand leurs yeux chantent la plénitude de leur bonheur [65] ? Combien lamentable est la nuit de noces d'Ouiza dans Les Chemins qui montent, si on la compare à l'amour de Dehbia pour Amer, fils d'Amer.

Cependant chez Feraoun déjà, dans La Terre et le Sang comme dans Les Chemins qui montent, la malédiction vient toujours en contre-point de l'élévation, de la plénitude que représente la rencontre-aveu. Dans La Terre et le Sang, ce n'est que le bruit de la porte du cousin Hocine, mais ce bruit annonce déjà le dénouement fatal. Dans Les Chemins qui montent (p. 191-195), la malédiction est une réflexion, chez Amer, sur l'impossibilité de vivre un amour heureux, lorsqu'on est un de ces « damnés de la terre » que décrit Fanon. Elle est aussi ce viol de Dehbia qui précipitera le dénouement tragique, tout en dévoilant brutalement les limites du « progressisme » d'Amer en matière d'émancipation féminine, dévoilement lourd de signification pour l'avenir. Que devient pour Amer la per­sonne de Dehbia, si elle n'a plus sa virginité ? « Je ne tiens plus à toi », dit-il, et il continue :

Oh, ce ne sont pas les principes qui me gênent. Simplement un tout petit caprice. Tu étais ce caprice qui me réconciliait avec tout, et avec moi-même, qui allait me rendre compré­hensif et lâche. Un tout petit caprice qui devait m'apporter le bonheur. Un amour neuf et pur que je ne méritais certes pas, que le hasard s'apprêtait à m'offrir, que je me disposais. à voler. Tu n'es plus rien ! (p. 217-219.).

Kateb Yacine dénonce d'autre part l'« inévitable consomp­tion du zénith » des mariages bourgeois traditionnels.

Kamel s'est marié parce que sa mère l'a voulu
Nedjma s'est mariée parce que sa mère l'a exigé [66].

Quel est le véritable sens de la quête des quatre amants de Nedjma ? Est-ce la recherche d'un amour qu'ils savent impos­sible ? Ou à travers Nedjma, n'est-ce pas leur mère qu'ils recherchent ? Mère aussi, pour le narrateur de Qui se souvient de la mer, de Dib, que son épouse Nafissa. Lorsqu'il finit par la rejoindre dans l'ombre chaude des profondeurs, qu'a-t-il trouvé au juste, et l'effondrement de la cité n'est-il que celui de l'univers colonial ? La Révolution enfin rencontrée est-elle, fut-elle cette abolition du temps, dans un espace d'en-deça – espace utérin ? – que trouve le narrateur, dont la plume alors se tait, car tout est consommé ?

Seul amour où l'épouse finit par supplanter la mère : celui de Mokrane et d'Aazi dans La Colline oubliée de Mouloud Mam­meri. Mais Mokrane meurt dans la neige au col de Tizi N'Koui­lal au moment de retrouver enfin Aazi redécouverte : il n'y a pas d'amour heureux.

Dès la littérature « classique » algérienne [67], une sorte de fata­lité semble donc peser déjà sur le sentiment amoureux. L'amour est toujours impossible. Bien plus : rares sont les personnages qui y croient. Et s'ils le font, ils s'en avisent toujours trop tard. Si l'on suit les analyses marxistes du roman français du XIXe siècle, c'est le plus souvent la société bourgeoise qui s'oppose à la réalisation d'un amour auquel les personnages croient de toute leur âme. Dans les romans « clas­siques » algériens, l'impossibilité est au niveau des personna­ges – du personnage masculin le plus souvent – eux-mêmes réaliser leur amour serait sortir d'un cercle dont la mère très souvent tient les clefs, même si ce cercle dans lequel revient Bachir Lazrak dans L'Opium et le Bâton, après son escapade marocaine et l'amour impossible qu'il y rencontre, est celui de la Révolution. La mère, comme Nafissa, est toujours présente, sous une infinité de visages, dont la variété n'est qu'illusion éblouie.

Assia Djebar est ressentie par de nombreuses jeunes algé­riennes comme le porte-drapeau de leur émancipation, elle qui décrivait dès 1956 la situation et les préoccupations des jeunes citadines à demi libérées – du moins en façade – d'aujour­d'hui, guerre en plus. Cette description – et son objet - peuvent paraître bien décevants cependant pour le lecteur issu d'un univers culturel où la négation de la personnalité fémi­nine se fait de façon moins avouée que dans l'Islam : quelles sont les véritables intentions de La Soif (1957), premier roman d'une Algérienne de vingt ans, publié chez Julliard, et qu'on a comparée alors à Françoise Sagan ? Les aventures scabreuses et embrouillées que relate le livre pourraient plus facilement servir d'argument à ceux qui vitupèrent la « dégradation des mœurs » que de plaidoyer pour l'émancipation féminine. Il faut attendre Les Enfants du Nouveau Monde (1962) pour voir les héroïnes de Djebar chercher leur libération ailleurs que dans un égotisme maladroit et coupé du réel, dans une confusion des aspirations qui reste cependant celle de nom­breuses jeunes algériennes actuelles. Les militantes évoquées ici (enfin ?), même si elles avouent avec Lila n'avoir jamais eu faim, car elles appartiennent à la bourgeoisie, commencent à jeter sur leur situation un regard un peu plus détaché de l'individualisme. Elles y perdent en profondeur psychologi­que, deviennent des types dans cette vaste fresque d'une société algérienne à un moment donné de son histoire, fresque comme les aimera le cinéma algérien par la suite (dans un film comme La nuit a peur du soleil, par exemple).

C'est également à une sorte de montage que se livre la romancière des Alouettes naïves [68](1967), à partir d'éléments quelque peu disparates. Mais le roman a le mérite, rare dans la littérature algérienne, de décrire dans sa partie centrale un couple, et la fondamentale nouveauté qu'il représente en pays musulman. Et tout aussi inhabituelle, pour ne pas dire scan­daleuses, sont les militantes de ces deux derniers romans, dans la mesure où sortant de l'ombre – dans tous les sens du mot – où elles se sont toujours tenues, elles s'affirment presque en égales de l'homme.

Assia Djebar semble bien être la seule, parmi les roman­ciers algériens qui ont décrit la guerre d'indépendance, à y avoir montré les femmes dans un rôle autre que secondaire. C'est de quoi lui sont reconnaissantes les jeunes algériennes d'aujourd'hui, du moins celles, issues des mêmes milieux sociaux que ses héroïnes, qui la lisent. Mais l'« émancipation » qu'elle nous présente est tout aussi illusoire, parce que coupée d'une analyse plus globale de la société maghrébine. Le cercle n'est pas vraiment brisé.

La description de la société actuelle.

Si la pudeur, ou la méconnaissance réciproque née d'une éducation cloisonnée, empêchent de parler des jeunes filles et jeunes femmes en révolte, la société algérienne et la Révo­lution dont elle se réclame sont-elles décrites dans la littératu­re nationale telle que la présente ou la produit le Discours social, particulièrement dans Promesses et Algérie-Actualité ?

Deux nouvelles – deux seulement ! – font allusion assez courageusement au cloisonnement qui s'installe entre les cadres citadins, attirés par la capitale, la vie à l'européenne qu'on y mène, et les campagnes déshéritées dont ils sont issus, la vraie et misérable réalité du pays.

Dans « La Génération au sommet » de Larbi Boulkroun [69], un jeune cadre convaincu et sincère découvre lors d'un bref voyage dans son village natal qu'il faut vivre l'abandon des campagnes dans l'épaisseur du présent, avant de planifier dans le futur un bonheur théorique et abstrait :

Ouvre tes yeux et ton cœur, [lui dit son ami Farid] et tu com­prendras combien il est gratuit de se dire : « Tout sera fait, notre pays est en marche vers le développement. » Mais nous, à quoi servons-nous ? Qui jouera le rôle d'exécutant ? Et où est la place véritable d'un certain nombre d'entre nous ?

Voici qu'il n'arrive plus à communiquer avec les compagnons de son enfance. La conversation avec Farid n'est qu'une excep­tion inexplicable.

Mansour n'arrivait pas à nouer un dialogue simple et natu­rel. Il lui semblait que les habitants de C... prononçaient des mots à la place d'autres, que des idées banales écartaient les propos que la logique commandait de penser. On parlait pour ne rien dire. On se serait cru dans un monde de rêve, façonné pour la mise en scène, un univers taillé à grands coups de folie. Comment ces gens avaient-ils pu changer à ce point ? Ou bien était-ce lui qui avait changé ? Ce qui était malheureusement sûr, c'est ce fossé qui le séparait d'eux et qui faisait de lui un étranger dans son propre berceau. Il était à C... depuis deux jours et la vie continuait à se dérou­ler comme une bande dessinée où il fallait deviner chaque parole à peine chuchotée, interpréter le moindre geste ébau­ché.

La rencontre et la lente communication par le travail entre jeunes citadins et villageois sont analysées par Mouloud Achour dans « Oeuvre utile [70] », dont le titre à lui seul est tout un pro­gramme. C'est également le retour à la terre, et surtout le travail parmi les campagnards, qui réconcilient le héros de la nouvelle précédente avec lui-même, comme avec la morale du plan. Le ton des deux nouvelles est finalement celui d'un enthousiasme socialiste généreux. Si toutes deux montrent la difficulté de communication entre les jeunes cadres de demain et les campagnards pour qui peu de choses ont changé, que nous apprennent-elles véritablement sur la vie campagnarde actuelle ?

La révolution agraire est à l'ordre du jour. Les principes en sont exposés souvent dans la presse, le parti déclenche des campagnes d'explication et de jeunes troupes de théâtre mon­tent des spectacles sur ce thème [71] : où est la nouvelle, ou l'écrit littéraire, quel qu'il soit, qui montrerait comment cette révolution est vécue par les intéressés [72] ?

L'émigration a douloureusement préoccupé Feraoun ; elle a fait de Kateb un éternel errant, de Malek Haddad un déra­ciné, dans Le Quai aux fleurs ne répond plus. Elle aussi fait l'objet de montages théâtraux (Le Figuier et l'âne-chèvre, en arabe dialectal, par le G.A.C. en 1971, Mohammed prends ta valise, par Kateb Yacine et le Théâtre de la Mer, en 1972). Le cinéma y a consacré plusieurs films, dont Mektoub, de Ghalem, et le récent document d'Annie Tresgot : Les Passa­gers. Une seule des nouvelles de notre « corpus » la prend pour cadre : « Un Flacon de sang » [73]. Et de plus elle reste dans des généralités, se cantonne le plus souvent dans une phraséologie sur la société de consommation et ses méfaits :

[... ] les gens de cette société ne sont que des cervelles élec­trifiées d'automatismes, des corps sans âme...
[... ] Maamar vivait dans la fresque formidable de l'assas­sinat du Moi.

Ces formules montrent certes que leur auteur s'est approprié quelques aspects de l'idéologie de mai 1968 en France. Mais que signifient-elles pour un jeune lecteur algérien de 1970 ? Et le lecteur averti, s'il approuve cette critique de l'univers capitaliste, s'il constate avec l'auteur que dans les villes d'Eu­rope ou d'Amérique « les banques se dressent désormais plus haut que l'église », l'approuvera-t-il lorsqu'à cette société cor­rompue il oppose le monde arabe, monde religieux où l'hom­me est encore humain et donc libre ? La seule issue possible, la seule alternative au capitalisme serait-elle la religion ? C'est là retomber dans des clichés manichéens que nous avons sou­lignés par ailleurs : clichés chers malheureusement au Dis­cours social algérien, ou arabe en général, qui cherche déses­pérément à faire du socialisme et de l'Islam une seule et même chose [74]. Sous les slogans multiples ou les phrases incompré­hensibles qui émaillent son texte, l'auteur de cette nouvelle a-t-il pensé à la portée symbolique de la fin ? Le héros qui défendait cette pensée pour le moins complexe finit cul-de-­jatte et se suicide...

Quel vécu ?

Si les nouvelles que nous avons étudiées effleurent les pro­blèmes de la société algérienne actuelle : la mutation des mœurs, l'évolution de la femme et la découverte de l'amour sans trop de honte, la réforme agraire et l'émigration, il semble donc qu'aucune ne pose véritablement ces problèmes tels qu'ils sont vécus par les intéressés. Le conflit des générations est décrit, soit dans le contexte d'une guerre à présent dépas­sée, soit dans l'optique résolument nostalgique et conservatri­ce de Saïd Belanteur. L'amour est un rêve, ou à la limite une utopie à laquelle il faut renoncer au nom du réel et des con­ventions. D'ailleurs malgré leur révolte, les femmes et les jeunes filles instruites et laborieuses, conscientes de repré­senter un futur dont il faudra tenir compte, sont toujours réduites à une image stéréotypée et facile de la femme, qui en fait surtout une étrangère dont la pudeur interdit encore de parler. Quant aux campagnes, elles se contentent d'être le cadre obligatoire et conventionnel des actions de l'A.L.N. : leur délaissement actuel, malgré les projets de réforme agrai­re, n'est évoqué que dans l'optique de jeunes cadres citadins, pleins de bonne volonté et d'enthousiasme. L'émigration enfin est escamotée sous une idéologie confuse, qui ne nous dit pas comment l'Islam qu'elle préconise nourrira les familles des émigrés.

Dix ans après l'indépendance, ces nouvelles frappent donc surtout par leur coupure du réel vécu. Nous avons souligné dans la conscience des jeunes « écrivains » de Promesses une relative difficulté, malgré la phraséologie révolutionnaire, à se détacher de la mère, et du regard sur le passé qu'elle pré­serve, ainsi qu'un certain tremblement devant l'altérité du futur. Le réel, l'actuel, le vécu sont délaissés, au profit de l'exaltation répétitive d'un passé guerrier stéréotypé [75]. La « littérature » du Discours social est fuite devant le réel, retour au giron mater­nel dans les nouvelles guerrières des adolescents de Pro­messes.

Quant aux « écrivains » plus mûrs d'Algérie-Actualité, ou bien ils passent sous silence les problèmes angoissants de la société actuelle, ou bien ils les escamotent en leur faisant subir le moule d'une bonne conscience qu'il faut se garder de trou­bler.

Dans les deux cas, il convient de souligner une sorte de « pudeur » de l'écrivain devant le fait vécu. La tradition litté­raire arabe n'a pas l'habitude d'appeler un chat un chat et l'inceste, le viol ou la torture par leur nom.

Il serait déplorable que nos poètes continuent à chanter le lion-du-désert, la bien-aimée-aux-dents-de-perles et autres fadaises à l'usage des illettrés. Au lieu de ce simplisme poé­tique, signe de faiblesse et finalement de mépris pour « ce pauvre peuple ignorant », il serait temps d'aller résolument à la rencontre des langages littéraires les plus avancés,

disait déjà Kateb Yacine en 1956 [76]. C'est là souligner, certes, la nécessité de l'innovation, du renouvellement thématique et formel d'une littérature qui se réduit le plus souvent, comme le cinéma égyptien de grande consommation, à ces « douces limonades » que l'auteur de Nedjma fustige par ailleurs.

C'est oublier cependant que, si peu que ce fût, toutes les idées et préoccupations modernes, guerre de libération com­prise, n'ont le plus souvent été exprimées ici, de manière autre qu'allégorique, qu'en français, c'est-à-dire dans la langue de la Cité, mais aussi celle de l'autre. Or, les problèmes les plus urgents de l'heure, ceux que la littérature du Discours Social évite ou escamote, sont protégés, défendus de toute intrusion d'un langage, surtout laïque, par ce que nous avons appelé la clôture de l'espace maternel. Parler, dans la langue de l'autre, de la situation de la femme, et plus encore de la mère, est ressenti comme une profanation par ceux-là mêmes qui souhai­teraient une évolution. Et ce refus de nommer, de décrire un état dont on ressent confusément la blessure ou la honte est d'autant plus net lorsqu'il s'agit de le faire par écrit. L'écrit de langue française est le lieu par excellence de la laïcité, dans une civilisation où les fonctions de la parole sont encore en grande partie sacrées, surtout dans les milieux traditionnels. Jean Duvignaud a montré, dans une oasis du sud tunisien, que :

ici, la parole, c'est la petite phrase apprise au kouttab (école coranique) ou dans la famille, un « que la journée te soit claire et illuminée » ou un « Dieu te donne ce que tu sou­haites », sans autrement préciser le souhait ou la prière, quelques phrases qui servent à guérir les maladies ou à accompagner un enfant qui naît, un moribond qui râle. Le reste appartient à la conversation des femmes entre elles, aux plaisanteries, aux brèves constatations sur la maladie, l'enfantement, les dettes, le tatouage, la nécessité de tuer un chevreau [77].

Certes, les personnes susceptibles de lire en français partici­pent à une laïcité plus grande de la parole écrite, mais la res­sentent comme telle, et font du français la langue de la techni­que, ce qui l'exclut davantage encore de la clôture sacrée. Ni les nouvelles de Promesses, ni celles d'Algérie-Actualité n'enta­ment cette clôture. Certaines, comme « Nor et Bassar », en colmatent sérieusement les brèches.

Même s'il se veut révolutionnaire, le Discours social tient donc compte, dans la littérature qu'il secrète, qu'il produit, du profond conformisme de la société sur laquelle il se greffe. « Dame ennemie du changement » veille. Ses moyens de pres­sion sont nombreux et pesants. Si le socialisme, donc la laïcité, est l'un des piliers de ce Discours social, l'« authenticité » en est le deuxième fondement. Et qu'importe si ces deux exigen­ces se contredisent, particulièrement sur le problème de l'émancipation féminine.

Au moins, la répétition des souvenirs guerriers offrait, dans les nouvelles de Promesses, un terrain d'entente. « L'autre » était à la fois celui qui s'opposait aux aspirations révolution­naires des intellectuels, et celui dont la trop forte présence culturelle risquait de briser, de dissoudre le cercle rassurant du « vivre entre soi ».


CHAPITRE IV.
« MAIS NOUS AVONS SOIF DE LENDEMAINS DE LANGAGE 
[78] ».

Cependant, cette répétition dont l'enchaînement cyclique n'a d'égal que la pauvreté thématique et formelle débouche sur la stérilité. La publication de Promesses se fait irrégulière, et les livraisons en sont de plus en plus minces. Si des lycéens et quelques jeunes employés de bureau lisent la revue, les étudiants affectent d'ignorer son existence. Un sondage rapide auprès de lecteurs d'Algérie-Actualité nous permet d'affirmer que l'hebdomadaire doit son succès beaucoup plus aux enquê­tes sur la vie citadine vécue, ou à ses sporadiques articles de critique théâtrale et cinématographique (Kemal Bendime­red est peut-être le seul « critique » en Algérie, dont les articles ressemblent quelque peu à ce que l'on est en droit d'attendre de ce genre), qu'aux nouvelles auxquelles il consacre une double page.

Par contre, le contingent importé de l'Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, de Jean Sénac, s'arrache en quel­ques jours dans les librairies d'Alger, si bien qu'aucun exem­plaire n'arrive à Constantine, où les lecteurs se sont d'ailleurs directement approvisionnés en France. Lorsque ces mêmes poètes donnent un petit récital le 20 avril 1972, la grande salle de l'Université Populaire de Constantine est littéralement sub­mergée, malgré l'absence de publicité donnée à la manifesta­tion.

Devant la stérilité de sa propre production, le Discours social cherche ailleurs la caution littéraire dont il a besoin. C'est oublier qu'il n'y a pas si longtemps l'émission de Jean Sénac à la R.T.A., « Poésie sur tous les fronts », avait été supprimée. Or, de nombreux jeunes algériens s'y reconnais­saient, y voyaient un moyen inespéré de s'exprimer, envoyaient, envoient encore des manuscrits de plus en plus nombreux. Parlant des jeunes poètes qu'il avait fait connaître, Jean Sénac souligne les raisons de ce blocus soudain : « Dans un pays frappé d'hibernation, parce qu'ils témoignent contre les castra­teurs pour un soleil possible, ils incarnent cette contre-culture qu'on accusera de toutes les tares de l'occident [79]. ».

Prêter une voix à la sœur oubliée.

Comment s'opère cette « castration » ? Au nom, et au moyen, paradoxalement, des exigences révolutionnaires. Parce qu'ils mettent l'accent sur la situation de la femme, contradiction majeure, et donc nécessairement passée sous silence, entre les deux tendances du Discours social évoquées plus haut, on les accuse de se « cantonner dans une désuète inspiration senti­mentale », de « chercher leur inspiration ailleurs que dans le quotidien » et, partant, de « ne pas tenir compte des réalités sociales [80] ».

Et pourtant, y a-t-il une « réalité sociale » plus brûlante en Algérie que la situation de la femme ? Les jeunes poètes au :

[...] verbe incandescent
la fièvre à la bouche.

vont donc, comme Hamid Skif, déchirer leurs mots,

pour en faire une
conscience-mitrailleuse [81].

Leur agressivité, à la mesure du poids de silence qu'on cher­che à leur imposer, frappera d'emblée au point le plus brû­lant : la nuit de noces. Et qu'importe si Sebti, la décrivant, reprend un moule légué par le « Déjeuner du matin » de Pré­vert : l'essentiel est de toucher juste, de dénoncer la solitude et l'étouffement, l'amour que toute une société hypocrite rend impossible.

Il a mis la clef dans la serrure
Il a frappé avec violence
Il a poussé la porte avec est entré
Il a marché
Il a soulevé le voile
Il m'a relevé la tête
Il m'a ricané au nez
Il m'a déshabillée
Il s'est déshabillé
Il ne m'a rien dit
Il a cassé un miroir
Il a tout fait
Il a très vite fait
Il est sorti
Il avait bu
et moi j'ai pris les draps
entre mes dents
et je me suis évanouie [82].

La plainte poignante de la jeune femme, chez Sebti, Skif pour sa part la complète par le coup de poing viril de la « Chanson pédagogique couscous » :

PIM PAM POUM
Aujourd'hui les noces

PIM PAM POUM
Cadillacs,
Mercédès,
Villas.
Couscous au sang chaud.

PIM PAM POUM
Mes mains serrées jusqu'à n'en plus pouvoir
Mes lèvres dans la bouche
Mon sexe devant moi
J'attends ma sœur
Ma future femme.

PIM PAM POUM
Une voix dans le noir
La sœur qui supplie.

PIM PAM POUM
Couscous au sperme chaud
PIM PAM POUM
Le Cadi qui essuie
PIM PAM POUM
Le VIOL est fini [83]

L'essentiel reste de toute façon que pour la première fois [84] de jeunes poètes algériens parlent pour leurs sœurs silencieuses.

Le silence résigné
de Malika est ma fureur,

déclare Ahmed Benkamla [85].

La trivialité du réel.

Pour soulever ce « linceul-couleur de dieu », les jeunes poètes crient la trivialité du réel, proclament l'existence, avant toute chose, de leur corps soudain découvert. Et cette affir­mation est déjà blasphème pour les imams embaumeurs :

Aujourd'hui, on enterre mon chien de sexe.
Les Imams tout autour,
Corbeaux des grandes fêtes,
Psalmodient
Son arrivée au paradis.

Auparavant,

Ils ont longuement discuté
Sur
L'éventualité de l'embaumer [86].

Les intellectuels révolutionnaires eux-mêmes ont tendance à nier la trivialité du réel, qui pourtant soutient leurs « rêves en révolte ». Dans un poème inédit, Hamid Skif leur rappelle.

Nous étions les dieux de la société du FER
MAIS...
les sommiers grinçaient un peu trop [87].

Les imams embaumeurs, les pères oppresseurs et les révo­lutionnaires eux-mêmes, dans leurs rêves planétaires, nient scan­daleusement une jeunesse qui veut s'exprimer, par-delà des célébrations qui déjà ne la concernent plus, car « la vieillesse enferme le chérubin dans un escalier en forme de clitoris », dit encore Sebti dans « Espérance désespérée », et Azeggagh de s'écrier :

Arrêtez de célébrer les massacres
Arrêtez de célébrer des noms
Arrêtez de célébrer des fantômes
Arrêtez de célébrer des dates
Arrêtez de célébrer l’Histoire
La jeunesse trop jeune à votre goût
Insouciante et consciente
Sait [88]

Or, la première exigence de cette jeunesse est celle d'un amour sans culpabilité, d'une reconnaissance de l'autre, qu'est la femme :

Je voudrais dormir à tes côtés sans gêne
enlacer ton cou sans l'avilissement lointain
[...]
Je voudrais que tes mains arrachent les clous qu'on m'a imposés [89].

Et c'est encore l'exigence lumineuse d'un amour partagé que proclame le si célèbre « Hayat » de Rachid Bey [90].

 

 

Bâtir la Cité.

Cependant, si le chant de ces jeunes poètes est ouverture, provocation souvent, il n'est jamais rupture. La violence du cri est appel d'une réponse. Si la Cité à laquelle ils aspirent doit être.

[...] non conforme aux
Suicides prémédités [91],

ils ne s'en placent pas moins dans une optique constructive. Leurs interventions aux journées de la jeune poésie algérienne, à l'organisation desquelles nous avons participé (Constantine, les 20, 21 et 22 avril 1972), surtout celles de Youcef Sebti et Hamid Skif, celles aussi des poètes de langue arabe, allaient dans le sens d'un désir de participation au processus révolu­tionnaires [92]. Ces poètes réclament leur place dans la Cité. Ils se glorifient de chanter la réforme agraire, et de l'avoir fait, comme Jean Sénac et Youcef Sebti, bien avant que la presse lui donne l'importance qu'elle a prise en 1972.

Brisent-ils le cercle ou se contentent-ils de l'agrandir ? Le fait que l'Assemblée Populaire Communale de Constantine ait pris, à l'occasion de la semaine culturelle de 1972, l'initiative d'une telle rencontre, laisse penser qu'ils ne sont peut-être pas autant considérés comme iconoclastes qu'on le croyait. Après tout, « les problèmes auxquels se heurte la femme algérienne dans ses aspirations légitimes pour accéder au monde moderne et à la libération par le travail et la participation à la vie sociale active » n'ont-ils pas été évoqués par Ahmed Kaïd, responsable de l'appareil du Parti, dans sa conférence du 10 avril 1970, à Alger, sur les « Contradictions de classes et contradictions au sein des masses [93] » ? Malgré les campagnes du ministère de l'Enseignement originel, malgré le frein social et tout le poids des traditions, l'idéologie de l'industrialisation et de la Révolution agraire reconnaît peu à peu une demi éman­cipation féminine, du moins dans certaines couches de la socié­té, comme une nécessité économique.

Il serait vain de se lancer dans la bataille de l'édification de notre économie, en acceptant purement et simplement une véritable auto-amputation et entérinant le fait que la moitié du peuple soit inutilisable parce que jusqu'à présent inutili­sée. Un peuple dont les femmes sont ainsi parquées, est un peuple à moitié atrophié,

disait encore Ahmed Kaïd dans la même conférence. L'opposition de Youcef Sebti ou Hamid Skif au Discours social n'est donc peut-être qu'illusoire. Sinon, pourquoi Hamid Skif, lors des rencontres de Constantine, aurait-il répondu à une question : « Maïakowski, oui, Mandelstam, non ! », et pour­quoi Youcef Sebti y aurait-il développé une longue diatribe contre Boudjedra, Bourboune, et les autres écrivains algériens vivant et publiant à l'étranger.

Pourquoi également cette exclusion sans appel du poète libanais Adonis (Ali Ahmed Saïd), fondateur de la revue Chi'r (Poésie), et dont les Chants de Mihyâr le Damascène parais­sent en ce moment en traduction française [94], à qui les jeunes poètes de langue arabe présents reprochent avec beaucoup d'assurance ce qu'ils appellent sa « collusion avec l'impérialis­me » ?

Pourquoi enfin ce silence obstiné sur celui qui.

Serre le poing
Derrière les barreaux [95],

Bachir Hadj Ali, alors même qu'on dénonce fort justement l'emprisonnement d'Abdellatif Laâbi au Maroc ? Il est vrai que la « Cité » dont Laâbi est victime ne se cache pas d'être « impérialiste », alors que Hadj Ali chante d'une voix émue :

O vous qui craignez la vérité
Maîtres du silence
………………………………
Rendez-moi rendez-moi
Les oeillets de la guerre.

Il est vrai aussi que ces oeillets rouges sont ceux de la mère, et si les nécessités du combat ont fait un moment sortir celle-ci de l'ombre, seuls des exilés ou des emprisonnés parlent encore de sa mise au supplice par les pères-sacrificateurs et triomphants, « Maîtres du silence ».

Les œillets rouges de la mère
Les oeillets cramoisis de l'hiver
Ont vécu ce qu'a duré la guerre
Rendez-les moi rendez-les moi
Ne les mettez pas en serre [96].

Les « nuits de noces » de cette jeune poésie ont fait scan­dale. Mais finalement la nuit de noces n'est qu'un moment, et Boudjedra qui en avait parlé avant eux ne s'arrête pas lorsque « le viol est fini ». Pour lui, la fête continue, mais de fête de la sœur, c'est devenu celle de la mère :

Puis la cuisine à faire
Les langes à laver
Les coups à esquiver
Et les gosses à refaire
Jusqu'à n'en plus pouvoir.

Un trait rouge
Un trait noir
Un trait blanc
Et la fête continue.
Sans le moindre sourire [97].

La Cité à la construction de laquelle les poètes réunis à Constantine veulent participer exclura peut-être « Les suicides prémédités », mais où donc y trouverons-nous le plus simple sourire, si la mère, blessure secrète, en est bannie ?

Le lendemain de ces rencontres, une participante qui tient à conserver son anonymat devait nous remettre le texte suivant :

Pour la face borgne du monde
il n'y a que vergers bancals et fruits
greffés.

Le bandeau sur l’œil
le poète enchaîné
Clame la Beauté sociale
et tait
sa voix.

Pour chercher l'Espérance
le poignard dans le cœur
Pour forger l'Aujourd'hui
à l'écart de la
tare

Qu'il cache,
du mensonge.
Qu'il cultive,
de la lèvre
Qui tremble de
Peur.

La meilleure conclusion partielle, alors que nous avons vu dans le chapitre I combien les mécanismes de la « Culture », au sens nietzchéen du mot, tendaient ici à se calquer sur des structures « humanistes » et européennes, nous l'emprunte­rons sans rien y ajouter à Georges Bataille, dans sa « Lettre à René Char sur les incompatibilités de l'écrivain » :

Nous avons assisté à la soumission de ceux que dépasse une situation trop lourde. Mais ceux qui crièrent étaient-ils plus éveillés ? Ce qui vient est si étrange, si vaste, si peu à la mesure de l'attente... Au moment où le destin qui les mène prend figure, la plupart des hommes s'en remettent à l'ab­sence [98] .

 



[1] À la question « Connaissez-vous un homme savant? », posée, en arabe le plus souvent, lors d'une enquête porte à porte que nous avons effectuée en 1970, à Ain M'Lila, bourg agricole du Constanti­nois, une sur deux des personnes qui répondaient nommait Mou­loud Feraoun.

[2] Six extraits en tout, La Terre et le Sang arrivant à douze parce qu'il est le seul texte algérien retenu en lecture dirigée, dans le manuel de quatrième année.

[3] Secrétariat social d'Alger, Algérie nouvelle et semblable, mutations sociales et personnalité de base, mars 1970, p. 18.

[4] Pour le lecteur étranger, il faut peut-être préciser que « révolu­tion » renvoie le plus souvent à la guerre de libération. C'est le cas ici.

[5] Précisons cependant que ce désintérêt pour la thématique offi­cielle est visible surtout chez les jeunes filles. Les garçons au contraire s'intéressent et se passionnent beaucoup plus tôt que leurs camarades français pour les grandes questions politiques nationales ou internationales. Il est vrai que c'est avec une absence désarmante d'esprit critique, et dans une adhésion quasi-totale aux poncifs de la presse officielle.

[6] Voir en particulier Abdellatif Laâbi, La Poésie palestinienne de combat. Nous n'avons pu disposer que de fort peu de traductions de cette poésie algérienne en langue arabe. Citons cependant, sans les considérer comme représentatifs de l'ensemble de cette pro­duction, quelques vers d'une poésie recommandée en 1931 - donc avant la lutte de libération proprement dite -, par Ech-Chihâb, le journal des Oulémas, pour être récitée par les enfants des écoles et les scouts musulmans :

« Enfants de l'Islam, le monde manque d'hommes bien dirigés; Montrez-lui votre religion pour qu'il la suive, cette religion de la raison, de la conscience, et qui s'impose comme les lois de la nature.

(...) [refrain] Les cimes! Tendre vers les cimes est le devoir du musulman ! Tout ce qu'il y a de bien dans le monde remonte à nous uniquement!

Les cimes! Nous sommes le peuple de tous les progrès.

Les cimes! Quant à moi j'y tends de toute ma vie, de tout mon sang!

Nous sommes les purs, les glorieux, l'élite!

C'est pour nous que le Ciel s'est abaissé sur la terre quand il y a fait descendre, avec le Coran, les vertus de l'Homme sublime, étoile de la terre, Mahomet, ainsi que toutes les aspirations généreuses.

(...)

Pourquoi l'Islam a-t-il eu le désert pour berceau? - Pour que chaque musulman soit un lion !

Citation empruntée à Jean Déjeux, La Poésie algérienne de 1830 d nos jours, p. 48.

Quelque maladroite qu'ait été le plus souvent la poésie engagée de langue française, on peut du moins reconnaître que chez elle, le souffle révolutionnaire cherchera une universalité, un humanisme sans frontières assez différent de l' « humanisme limité » (à l'hom­me en tant que musulman) dont L. Gardet parle dans La Cité musulmane, Paris, Vrin 1954.

[7] Des voix dans la Casbah, p. 124, cité par J. Déjeux, Ibid., p. 68.

[8] « Mot d'ordre », dans l'Action poétique, 1958, numéros 3-4, p. 20. Pour les sources d'inspiration de cette poésie on se référera en particulier à J. Déjeux, La Poésie algérienne .... p. 67-68.

[9] Henri Kréa, « Corps et biens », cité par J. Déjeux, La Poésie algé­rienne..., p. 82.

[10] Kateb Yacine, « Présents et absents », Espoir et Parole, poèmes algériens recueillis par Denise Barrat, p. 125-126.

[11] Anna Gréki, Algérie, capitale Alger, p. 69, cité par J. E. Bencheikh et J. Levi-Valensi, Diwan algérien, p. 89.

[12] « Nuits algériennes », Espoir et Parole, p. 106.

[13] « Pour mon tortionnaire, le lieutenant D. », Espoir et Parole, p. 100.

[14] « Contre les barreaux », dans Espoir et Parole, p. 131.

[15] Au cours des causeries que nous avons faites sur la littérature algérienne à la J.F.L.N.

[16] La Révolution et la Poésie sont une seule et même chose, cité dans Diwan algérien, p. 159.

[17] Assia Djebar, Les Alouettes naïves, p. 286.

[18] Promesses ne coûte qu'un dinar cinquante, et se trouve dans tous les kiosques.

[19] Sur la forme différente de ces genres dans les deux langues de la littérature algérienne, on consultera avec profit l'excellente thèse de Ph.D. d'Aïda Bamieh, The Development of the novel and short story in modern algerian literature, Université de Londres, School of Orien­tal and African Studies, janvier 1971.

[20] Promesses, no 13, mai-juin 1971.

[21] C. Bonn, « Un vestige du passé dans un pays tourné vers l'avenir », Hebdo-T.C., jeudi 13 avril 1972.

[22] Azzedine Chabane, « L'Arc-en-ciel », Promesses, no 6, avril 1970.

[23] A. Mecheri, « Le Massacre d'un village », Promesses, no 7, juin 1970.

[24] Laadi Flici, « Un soir du côté du Dhurdhura », Promesses, no 6, avril 1970.

[25] Ibid.

[26] Promesses, no 10, décembre 1970.

[27] Promesses, no 13, mai-juin 1971.

[28] Azzedine Chabane, « L'Arc-en-ciel », Promesses, no 6, avril 1970.

[29] Mouloud Achour, « L'Esprit du mal », Promesses, no 10, décem­bre 1970.

[30] Laadi Flici, « Plus beau, plus blond », Promesses, 1970.

[31] A. Mecheri, « Le Massacre d'un village », Promesses, no 7, juin 1970.

[32] Ceci n'est plus tout à fait exact en 1974, depuis la naissance et le développement du cinéma djidid, dont l'exemple le plus connu est Le Charbonnier, de Bouamari, et le changement de direction de l'O.N.C.I.C.

[33] Jean Déjeux, La littérature maghrébine d'expression française, Tome 2, p. 231.

[34] Assia Djebar, Les Alouettes naives, p. 374.

[35] « Le Goût du sable », Promesses, no 6, avril 1970.

[36] « Le Petit Garçon », Promesses, no 10, décembre 1970.

[37] Nouvelle citée, Promesses, no 6, avril 1970.

[38] Il représente une sorte de modèle plus ou moins conscient pour des générations d'instituteurs, d'inspecteurs primaires, de profes­seurs formés à l'école française. De plus son assassinat par l'O.A.S. lui a conféré le respect dû aux martyrs.

[39] Robert Escarpit, La Révolution du livre, p. 166

[40] Promesses, no 6, avril 1970.

[41] Les citations du comité de lecture sont extraites du no 6 de Pro­messes, p. 7.

[42] R. Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, p. 21-28.

[43] Roland Barthes, Mythologies, p. 87.

[44] Bachir Hadj Ali, « Cristal », Que la joie demeure, p. 61.

[45] Notre « corpus » d'Algérie-Actualité va du l janvier 1970 au 30 avril 1971.

[46] Saïd Belanteur, « Les Plaques illisibles », Algérie-Actualité, 1970.

[47] Mouloud Achour, « Oeuvre utile », Algérie-Actualité, 20 décembre 1970. Larbi Boulkroun, « La Génération au sommet », Promesses, no 6, avril 1970.

[48] Rabah Lounis, Promesses, juin 1970.

[49] Promesses, no 13, juin 1971.

[50] Algérie-Actualité, 1970.

[51] Algérie-Actualité, décembre 1970.

[52] Constantine, août 1970 et Oran, juillet 1971, sous la direction de Mouloud Kassim, ministre de l’enseignement originel. Voir des extraits du séminaire d’Oran dans nos annexes.

[53] Promesses, décembre 1970.

[54] Dans « Jour de pluie » de Yasmina Saddek, Algérie-Actualité, jan­vier 1970.

[55] Algérie-Actualité, janvier 1971

[56] Algérie-Actualité, 10 janvier 1971.

[57] Promesses, no 2, juin 1969.

[58] Saïd Belanteur, « Fugue en ré mineur », Algérie-Actualité, décem­bre 1970.

[59] Safia Ketou, « Nor et Bassar », Promesses, no 6, avril 1970.

[60] « Les biographies de Paris-Match », Communications, no 16, « Re­cherches rhétoriques ».

[61] Ne porte-t-il pas un magnétophone, moderne épée magique du prince charmant ?

[62] L'analyse est d'une de nos étudiantes.

[63] Union Nationale des Femmes Algériennes.

[64] El Moudjahid du 28 mai et du 11 juin 1971.

[65] Mouloud Feraoun, La Terre et le Sang, p. 168 ss, 173-174, 192-197.

[66] Yacine Kateb, Nedjma, p. 67-68.

[67] C'est-à-dire, « grosso modo », les textes publiés avant 1962 et aux­quels certains voudraient – ignorance, facilité ? – réduire la litté­rature algérienne.

[68] Les trois romans d'Assia Djebar évoqués ici, tout comme Les Impatients (1958), ont paru chez Julliard.

[69] Promesses, no 6. avril 1970.

[70] Algérie-Actualité du 20 décembre 1970.

[71] En fait, la troupe de la J.L.F.N., le G.A.C., dont les animateurs nous faisaient participer fin 1971 à leurs préparatifs enthousiastes d'un spectacle sur ce thème, qui devait avoir les rues de Constan­tine pour théâtre, connut début 1972 de soudaines « difficultés » pour ce montage, au moment même la presse et le gouverne­ment déclenchaient le processus de révolution agraire. L'on ne peut qu'être surpris par l'abandon de ce sujet à un moment pareil, pour le remplacer par un autre, bien moins en rapport avec l'actualité immédiate.

[72] Cette analyse, qui date de l'hiver 1971-72, est quelque peu dépassée en 1974, dans la mesure où la Révolution agraire s'est imposée au cinéma avec Le Charbonnier de Bouamari, et constitue à présent le nouveau thème quasi-obligatoire des dernières nouvelles de Pro­messes. Mais ce film comme ces nouvelles, si leur dessein est géné­reux, frappent une fois de plus par leur méconnaissance de la réalité vécue. La Révolution agraire a remplacé la guerre, mais les struc­tures et les poncifs de ces nouvelles restent le plus souvent les mêmes, et la fin du Charbonnier est d'une naïveté désarmante.

[73] Mohammed Benayat, « Un Flacon de sang », Algérie-Actualité, août 1970.

[74] Voir l'analyse que faisait Jean Déjeux dès 1964 de cet amalgame difficile, même si ceux qui le prônaient alors ne sont plus les mêmes qu'aujourd'hui : Jean Déjeux, « Décolonisation culturelle et monde moderne en Algérie », Confluent, no 43, ler trimestre 1965, p. 6-26.

[75] ou, en 1974, d'une image, également stéréotypée, de la Révolution agraire.

[76] « Interview », Les Lettres nouvelles, no 40, 1956, p. 109.

[77] Jean Duvignaud, Chebika, p. 39.

[78] Bachir Hadj Ali, « Printemps perdu », Que la joie demeure, p. 78.

[79] Jean Sénac, Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, p. 35.

[80] D. E. Merdaci, « Les journées de la jeune poésie algérienne », El Moudjahid, 21 avril 1972. Nous avons envoyé, en tant qu'organisa­teur, personnellement mis en cause dans cet article, une réponse au journal, qui n'a jamais eu le courage de la publier.

[81] Hamid Skif, « Contre-poème », cité par Jean Sénac dans l'Antholo­gie.., p. 106.

[82] « Nuit de noces », cité par Jean Sénac, Anthologie..., p. 43.

[83] Ibid., p. 109.

[84] Voir cependant la nuit de noces décrite par Feraoun dans son roman Les Chemins que montent, et « la mariée », poème de Rachid Boudjedra, dans Pour ne plus rêver, p. 64.

[85]  « Dame ennemie des changements », cité par Jean Sénac dans Anthologie..., p. 116.

[86] Hamid Skif, « Poème pour mon sexe », cité par Jean Sénac,  Anthologie...p. 107.

[87] Hamid Skif, « Rêve inachevé », poème inédit, écrit à Alger en 1970. Le même poème se trouve dans L’Héritage, d’Ahmed Azeggagh, p. 39.

[88] Chacun son métier, cité par Jean Sénac, dans Anthologie…, p. 18.

[89] Sebti, « Espérance désespérée », poème inédit.

[90] Cité par Jean Sénac dans Anthologie.... p. 66.

[91] Youcef Sebti, « Espérance désespérée ».

[92] Rachid Bey et surtout Djamal Imaziten ont cependant nettement manifesté, dans ces journées, leur refus de participer au Discours social.

[93] Publiée par l'Entreprise Algérienne de Presse, 94 pages, 1970. Cita­tion empruntée aux extraits publiés par la Revue de Presse, no 148, octobre 1970.

[94] Traducteur : M. Barbot, chez Jérôme Martineau, Bibliothèque ara­be. Voir les extraits publiés avant la sortie de l'ouvrage, dans Alif, nouvelle revue littéraire tunisienne, no 1, décembre 1971, p. 101-114.

[95] Bachir Hadj Ali, « Qénitra », Que la joie demeure.

[96] « Les œillets rouges », Que la joie demeure, p. 25.

[97] « La Mariée », Pour ne plus rêver, p. 66.

[98] Georges Bataille, « Lettre à René Char sur les incompatibilités de l'écrivain », Rome, Botteghe Oscure, no VI, automne 1950, repris dans L'Herne : René Char, Paris, 1971, p. 31.