Charles BONN
VARIATIONS KATéBIENNES
DE LA MODERNITE LITTéRAIRE
MAGHRéBINE:
L'OMBRE DU PERE ET
LA SéDUCTION
INTERLINGUISTIQUE.
Kateb Yacine n'est pas le premier
écrivain maghrébin de langue française. Il a des prédecesseurs prestigieux.
Mais le rôle symbolique de fondateur qu' il a joué pour la littérature maghrébine
est aujourd'hui reconnu: même si son oeuvre est moins importante que celle,
par exemple, de Mohammed Dib, l'écrivain représente pour tous depuis la
fulgurante découverte de Nedjma en
1956 une sorte de mythe de référence à l'ombre duquel ses successeurs
produisent. Leurs textes renvoient bien souvent à la geste de Nedjma comme
pour s'en autoriser, et pour développer à leur tour cette violence qui les
caractérise pour la plupart, mais qu'ils semblent parfois craindre d'assumer
loin de la tutelle de celui qui le premier dans cet espace osa être aussi
directement iconoclaste.
Avec une violence dans l'écriture et
les prises de position, même contradictoires, qui furent les siennes, Kateb a
été le premier à oser, sur tous les plans, la rupture et la révolte dans
lesquelles il a toujours vécu et écrit. Comme tels l'homme et l'oeuvre ne
passent pas inaperçus, et soulèvent toujours les passions. Et en même temps ils
ne cessent de nous poser la question fondamentale de la littérature, dans son
rapport toujours tragique avec le réel. Tout, ici, est imbriqué, et c'est
peut-être une des raisons pour lesquelles Kateb joue pour les écrivains maghrébins
plus jeunes ce rôle quasi-paternel. Comme beaucoup de grands écrivains, il fut
d'abord un symbole dans sa vie, ses positions, ses contradictions, son refus
perpétuel de tout conformisme à quelque niveau que ce soit. A-t-on assez repris
sur tous les tons la définition que Jacqueline Arnaud en donna peut-être la
première: "Kateb le rebelle"[1]!
"Fondateur", comme
Keblout, Kateb le fut par sa force et son audace d'écrivain dont les nombreux
émules reprennent jusqu'aux tics d'écriture, mais il le fut aussi par la contradiction
même que son excès en toutes choses, y-compris dans la douceur, entraînait
comme nécessairement. Or, l'une des oeuvres des écrivains de la génération
suivante qui fut parfois considérée comme des plus excessives, celle de Rachid
Boudjedra, s'écrit en grande partie en dialogue intertextuel avec celle de
Kateb, dont elle transpose et parodie souvent les modèles narratifs ou les
rythmes prosodiques, tant pour se réclamer d'une littérarité reconnue et
s'autoriser de ce fait une certaine audace, que pour introduire avec le modèle
tout un jeu de transpositions-déformations dans lequel réside une part
essentielle du plaisir de la lecture de L'Insolation[2] par
exemple. On se plaît d'ailleurs depuis quelques années à relever les jeux
souvent subtils des écrivains maghrébins avec le modèle katébien[3]: Si
cette référence peut paraître somme toute banale à tout familier de la théorie
littéraire pour qui il est évident que la littérature n'existe en tant que
telle que dans l'intertextualité, la référence presque exclusive à Kateb,
comme s'il n'y avait pas d'autres modèles maghrébins, interroge: délivreur
d'un langage assumé là où l'usage de la langue française a souvent quelque
chose de contrit face à l'idéologie identitaire exacerbée, Kateb seul a
l'audace qui autorise. Et son pouvoir fondateur et libérateur, malgré les
défaites, lui vient d'une dimension mythique atteinte par sa contradiction
même: "Et le vieux Keblout
légendaire apparut une nuit dans la cellule, avec des moustaches et des yeux
de tigre, une trique à la main (... )
et il semblait à chacun que lui seul avait réellement vécu leur existence dans
toute son étendue - "[4]
La référence à l'oeuvre de Kateb et
la variation à partir d'elle surtout vont ainsi jusqu'à en faire lire le texte
comme une sorte de vulgate, de texte
de base avec tout ce que cette notion peut comporter de rituel peut-être moins
étranger qu'il ne semblerait à l'esprit de l'oeuvre iconoclaste du grand
fondateur. Et c'est en ceci que l'écriture rejoint la doxa, la parole paternelle de la Loi, même s'il s'agit ici de
renverser ensemble toutes les idoles, toutes les lois politiques ou littéraires
contre lesquelles Kateb a toujours combattu, et que ses émules dans un bel
élan unanime continuent à mettre en pièces...avec lui. La dimension iconoclaste
de l'écriture katébienne fonctionne bien ici comme le modèle, comme la Langue
du Père, et comme le schéma
d'identification d'une littérature maghrébine de langue française qui
même si elle est à présent loin de ses éclats des années 70, est toujours
perçue d'abord dans la Société qui l'accueille comme un désordre à la fois nécessaire et craint. Et c'est à travers cette
perception dans laquelle elle se développe qu'elle rejoint le discours psychanalytique.
Comme le discours psychanalytique,
le roman maghrébin de langue française a souvent été perçu dans l'espace dont
il se réclame comme un facteur de désordre, et la "difficulté" de
lecture, par exemple, qu'on lui prête, ou bien au contraire sa réduction à de
gentilles descriptions villageoises, ne sont que des exemples parmi d'autres
d'un évitement qui signale son danger. Quant à Kateb Yacine, il a parfois manifesté
vis à vis de la psychanalyse un refus explicite assez fort, renforcé par des
approches quelque peu maladroites qui avaient été faites de son oeuvre, prise
comme simple document pour un dévoilement public pour le moins impudique de
l'intimité réelle ou supposée du poète. Pourtant peu d'oeuvres de la
littérature du Monde entier montrent un rapport au langage plus proche de celui
de la psychanalyse, particulièrement dans son travail sur le mythe, dans la
constante mise en abyme du jaillissement même du récit, et surtout dans son
rapport à la fois glorifiant et iconoclaste avec la Langue, "gueule du loup" qui l'éloigne de la
culture du Père, et où pourtant le Père lui-même l'a jeté, l'éloignant du même
coup de ce "théâtre enfantin" de la complicité avec la
mère sur lequel débouche soudain le récit autobiographique direct enfin
dévoilé à la fin du Polygone étoilé[5]: le
désordre d'ou surgit la littérature maghrébine de langue française dans une
Société colonisée à l' intégrité identitaire brisée est bien de l'ordre de la
Langue, elle-même inséparable du Roman familial.
Discours psychanalytique et discours
romanesque sont donc cousins au Maghreb, y-compris pour l'oeuvre de Kateb.
Ils se fécondent réciproquement, et leur parenté explique peut-être bien aussi
la relation complexe des écrivains de la génération suivante avec l'oeuvre et
la personne du grand Fondateur. Mais peut-être cette complémentarité, à son
tour détournée, pervertie, permet-elle des modalités plus subtiles ou plus
tragiques de dérobades, car aussi bien la double culture dans laquelle
discours romanesque et discours psychanalytique se développent ne peut-elle
pas être banalisée: elle comportera sans doute toujours une dimension pathogène
et dynamique à la fois qui fonde ces deux discours comme les pratiques
socio-culturelles qu'ils engendrent.
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*
Une des caractéristiques
essentielles du roman maghrébin de langue française est bien souvent de
renvoyer au roman familial tel que l'a décrit Freud dans l'article célèbre
repris par Marthe Robert[6], et qui
dans la Société maghrébine est le non-dicible
dans ce dire public qu'est nécessairement la littérature. Famille-lieu essentiel d'une spécificité culturelle, certes, mais
lieu majeur aussi, est-il nécessaire de le préciser, du théâtre oedipien. Et
famille le plus souvent perçue à travers un récit d'enfance propice à cette
mise en scène, ou qui renvoie directement ou indirectement à cette enfance
comme au système de référence essentiel, comme au point de fuite ou d'horizon
de la plupart des textes.
L'auteur maghrébin le plus connu
pour sa mise en scène du roman familial et le scandale lié à cette entreprise
est sans conteste encore une fois Rachid Boudjedra, même s'il est loin d'être
le seul à le faire. Le désordre katébien comme celui du discours psychanalytique
que met en scène l'énonciation de La
Répudiation[7] sont
conjointement le point de départ de l'écriture de Boudjedra, dont toute
l'oeuvre ultérieure restera travaillée par la figure du père et
l'intertextualité comme jeu croisé avec des langages littéraires valorisés,
Lois concurrentes dont l'opposition est une des dynamiques de son oeuvre. Et,
comme l'était la mise en scène de l'Ancêtre chez Kateb Yacine, le travail de
Boudjedra avec la figure du Père et le désordre de l'intertextualité a dès La Répudiation, son premier roman paru
en 1969, une fonction subversive. Comme le discours psychanalytique qui y est
mis en oeuvre et représenté, le discours romanesque déstabilise la pression du
groupe, ou plutôt du discours groupal, de la norme ou de la "doxa" sur l'individu. Et si cette
déstabilisation n'y profite pas nécessairement à une libération de
l'individu, elle libère du moins une parole individuelle, parfois jusqu'à la
logorrhée.
La parole romanesque maghrébine naît
donc bien d'un désordre fondateur: c'est par ce dernier que le roman maghrébin
pourra remplir sa fonction de déstabilisation dans une Société d'autant plus
crispée autour du Dire de la Loi que ce Dire contient en lui-même dès l'origine
sa propre destruction. C'est probablement une des raisons essentielles de ce
pouvoir fondateur paradoxal de l'oeuvre de Kateb, qui ne légitime la
production de ses émules qu'en s'autodétruisant elle-même comme Langue du père,
comme discours d'une identité littéraire, comme cohérence d'une démarche.
Kateb Yacine, homme et oeuvre ici confondus, est ainsi une figure légitimante
essentiellement par la dynamique dans laquelle il se détruit perpétuellement
comme tel. C'est le sens (l'absence de sens?) majeur du Polygone étoilé, sur lequel s'achève le cycle de Nedjma, et qui n'est achèvement, couronnement
de l'oeuvre que parce qu'il pose l'inachèvement comme moteur même de sa
démarche: "Chaque fois les plans
sont bouleversés" en est ainsi une malicieuse phrase-leitmotiv[8].
La lecture, dans ces romans récents
de Boudjedra comme déjà chez le Kateb du Polygone
étoilé, ne doit donc pas seulement chercher le sens de l'inconscient, mais
plutôt approcher la manière dont l'inconscient signifie. C'est encore une des
leçons qu'on peut lire dans l'apparent désordre du Polygone étoilé, "roman" paru dix ans après Nedjma, et dont une dimension essentielle
est précisément la bigarrure, qui s'allie à l'ambiguïté pour produire des significations
imprévues ou burlesques, et soudain féroces précisément par leur ambiguïté, par
le refus de toute construction apparemment "logique" du livre. Car
si Nedjma récusait toute
signification univoque, le registre épique, même distancié, y dessinait la
possibilité d'inventer un sens à venir. La "forme terroriste" du Polygone étoilé, si elle exclut cette
possibilité, constate surtout une perte du sens, ou un sens trop évident pour
avoir besoin d'être découvert dans la polyphonie textuelle. Le double sens de
la phrase-leitmotiv "Chaque fois les
plans sont bouleversés", même s'il est souligné par le poème
burlesque qui dit que "dans le monde
d'un chat/ Il n'y a pas de ligne droite",
ou de la non-détermination historique des "camps" où se retrouvent précipités les héros dès la première
page, apparaît dans l'évidence des juxtapositions inattendues de fragments. La
jubilation ludique de l'écriture devient d'autant plus terrorisme politique
que la dénonciation n'a jamais besoin d'être explicitée: l'absence de
signification est encore la signification la plus cruelle. En désignant le
texte en même temps que son signifié dans une confusion iconoclaste, ce
carnaval du Polygone étoilé peut
être lu aussi comme une dérision
implicite de toute tentative de trouver un sens, peut-être parce que depuis Nedjma qui en dessinait l'absence
désirante, celui-ci s'est désespérément perdu? L'inconscient, comme le montre
Lacan, n'est plus l'objet de la lecture, c'est-à-dire de l'interprétation, mais
le procès de la lecture lui-même. La rencontre de l'autre comme fondement de
la constitution de l'identité passe par la constitution du texte. Elle est
structurée par le rapport entre l'écriture et la lecture.
* *
*
Or le texte romanesque maghrébin se
développe en dialogue avec une lecture problématique: l'espace de lecture dans
lequel il trouve sa signification est double. Bien souvent le même texte
fournit deux significations divergentes selon qu'il est lu dans un contexte
maghrébin ou européen, et les meilleurs écrivains savent adroitement jouer de
cette rencontre entre deux systèmes culturels pour développer des jeux
sémantiques parfois inattendus. Le roman maghrébin, et même la littérature maghrébine
de langue arabe, s'inscrivent sous le signe de l'altérité, de la double
culture, même (et surtout?) lorsqu'ils prétendent la nier.
Dans ces textes, l'altérité est sans
cesse interrogée. L'écriture de langue française, de plus, coupée de la langue
sacralisée du Père que pourtant elle ne peut ignorer, se développe en-dehors
de la Loi du Père, dont elle est meurtre symbolique par son existence
linguistique même. Et cependant elle ne peut ignorer cette place vide du Nom
du Père qui la hante, et dont la béance n'est pas étrangère à l'angoisse
existentielle dont toute cette littérature est parcourue: on retrouve dans les
textes récents ici convoqués la question déjà posée par Rachid dans Nedjma: "Ce sont nos pères, certes; des oueds mis à sec au profit de moindres
ruisseaux, jusqu'à la confluence, la mer où nulle source ne reconnaît son murmure: l'horreur, la mêlée, le vide"[9]:
l'Ancêtre mythique, Keblout le Fondateur et l'origine du mythe tribal
n'avait-il pas déjà transformé l'antique gloire de son Nom en un vide sonore?
"Le fondateur. Nous n'osons plus
déterrer ses trésors. Despote. Liquidateur de notre armée natale, il nous aura
laissé le subtil héritage de ses dettes, la stupeur: l'éternelle nouveauté de
vivre par milliers confondus, sans grande science, et forts de ce royaume
hypothétique."[10]? Or on
a vu comme à la fin du Polygone étoilé
l'écriture s'origine dans la perte de la Langue du Père et l'absence de son Nom comme de sa Loi. Dès lors jeux de mots, calembours, travail dans la Lettre dont
Lacan a montré qu'ils constituent un champ commun majeur entre littérature et
psychanalyse vont multiplier leur productivité dans le passage, non seulement
d'un code à l'autre, mais d'une langue à l'autre. La dualité et parfois la
pluralité des signifiants croisés va ainsi démultiplier les niveaux de sens,
dans un fonctionnement tantôt ludique et joyeux, tantôt aussi traumatisant ou
pathogène, quand il ne s'agit pas, comme c'est le plus souvent le cas, des deux
à la fois.
La question du statut de l'Autre
est, ainsi, posée, tant au niveau de la représentation fantasmatique qu'en
développe l'écriture romanesque maghrébine de langue française qu'à celui de
la dépendance de cette écriture par rapport au lieu d'origine de son langage.
Or, cette dépendance langagière est un autre point de rencontre entre discours
romanesque de langue française et discours psychanalytique au Maghreb,
puisque l'un et l'autre sont perçus d'abord à partir de leur fonction
subversive de langages radicalement extérieurs, et pourtant plus au fait que
n'importe quel autre de la réalité intérieure à l'espace culturel ou
psychique maghrébin.
L'incontournable présence de
l'altérité, dans la langue ou dans le genre littéraires choisis, développe
d'abord l'écriture comme une rhapsodie de l'exil. Exil à la mère sur quoi
cette écriture se fonde, de la blessure et du deuil duquel elle vit, et qu'on
vient de montrer comme cellule fondatrice chez Kateb. L'écrivain se confond
chez Khatibi avec cette Secte des Inconsolés dont parle le Livre du sang[11].
Parole indicible, le roman l'est au
même titre que cette parole de la mère que souvent il met en scène quand il ne
s'articule pas autour d'elle comme le fait Harrouda
de Ben Jelloun. Or, cette parole de la mère ne peut jamais être qu'une parole
rêvée, comme l'osmose que l'écriture dans sa dimension fondamentale de perte,
de deuil, de mélancolie productrice, développe avec son non-être: ce "théâtre intime et enfantin" avec la mère, ce "quotidien complot" avec elle "contre le père, pour répliquer, en vers, à ses pointes satiriques"[12], sur la
perte desquels est construite toute l'oeuvre en français de Kateb Yacine,
comme le montre Beïda Chikhi[13], pour
qui Nedjma ne cesse de ressasser à
tous les niveaux du texte et de ses discours le choc provoqué par le mur surgi
soudainement entre le poète et sa mère. L'écriture et la folie procèdent bien
ici comme on l'a vu, d'une même perte, s'inscrivent dans une même béance jamais
refermée. L'exil est la nature même de textes qui ne vivent que de la perte
irrémédiable de la mère, sans laquelle ils ne seraient pas. Et dans un
premier temps ces textes taisent ce que cette perte a changé dans le rapport au
père.
Cet exil du "je" de
l'écriture à la langue est bien entendu inséparable du contexte de bilinguisme
dans lequel se développent toutes ces écritures de la brisure et de la
séduction. "Quand je danse devant
toi, Occident, sans me dessaisir de
mon peuple", dit La Mémoire
tatouée, entrée en Littérature de Khatibi par une autobiographie subvertie
et perverse, "sache que cette danse
est de désir mortel, ô faiseur de
signes hagards"[14]. Et
dans Le Livre du sang l'auteur précise que la forme originale
de ce rapt où le corps entier est engagé est bien celle de la langue: "Je suis sacrifié à cette langue étrangère
qui sépare mon être"(p.149).
Le bilinguisme, souligne Martine
Lebas[15] est le
terme ultime de la séduction androgyne pour cet inventeur du concept de
"bi-langue", auteur
également d'un autre roman autobiographique qui s'appelle Amour bilingue[16]. Or le
bilinguisme, s'il met mieux en lumière que toute autre situation le pouvoir
fascinant des mots, développe aussi en eux leur perte inhérente du réel. Le
bilinguisme rappelle ainsi que l'écrivain est, selon la formule de Genette,
celui qui voit et éprouve à chaque instant que lorsqu'il écrit ce n'est pas lui
qui pense son langage mais son langage qui le pense et pense hors de lui[17]. Le
bilinguisme rejoint donc l'écriture dans son expérience fondamentale de
dépossession: dans le vécu de la perte sans laquelle nous ne dirions ni
n'écririons rien. La séduction androgyne du texte khatibien instaure le miroir
d'une absence (d'un exil) à soi, à l'autre, au corps, à l'amour, à la langue,
et le bilinguisme pourrait de ce fait n'être qu'une fiction de l'ambiguïté, un
principe de séduction qui fait advenir le "je" et l'Autre, "l'Autre
en lui-même éloigné". Texte et
folie développent des dires parallèles qui pourraient bien parfois être les
mêmes, dans un univers divisé sans la rupture duquel cependant le langage
n'existerait pas, comme l'amour.
On n'a cependant pas souligné assez
jusqu'ici, qu'une situation de bilinguisme, ou plus généralement de rencontre
et d'interpénétration entre deux ou plusieurs cultures, produit nécessairement
des jeux plus importants qu'ailleurs sur le paraître et sur l'ambiguïté. Dans
la mesure où l'on échange des langages avec toutes les connotations qui les
accompagnent, on est presque automatiquement amené à produire dans le langage
extérieur qu'on vous propose, ce que les propriétaires de ce langage attendent
que vous leur fournissiez comme image de vous. Tout langage comporte une image
implicite de l'Autre, et la communication interne à un système impose à celui
qui y est admis d'y jouer un rôle qu'on lui assigne en partie du fait de ce
qu'on croit savoir de son "origine". De plus, il ne s'agit pas ici
d'un échange interculturel égalitaire, mais bien d'un système de dominance, ou
de paternalisme. La reconnaissance et la nomination, symboles de la
toute-puissance, se font encore en Occident. Et si cet Occident peut souvent paraître
étrange à celui qui y est nouvellement admis, l'étrangeté dicible n'y peut être
que celle de ce nouveau-venu, qui de ce fait, dans une relation de séduction
vitale, sera peut-être amené à "en rajouter" sur l'image exotique ou
lénifiante que l'on attend de lui. Dès les débuts de la littérature maghrébine
un roman comme Les Boucs[18] de
Driss Chraïbi met en scène douloureusement ce dialogue inégal de langages dont
l'un oblige l'autre à souligner certains de ses aspects en fonction d'une
signification possédée par le seul langage dominant. Le mécanisme sera repris
de façon plus humoristique par Kateb Yacine, puis par Mourad Bourboune ou
Nabile Farès, par Boudjedra enfin, qui saura en tirer le plus grand profit.
* *
*
Cette mise en scène de la relation
entre langages et des rôles qu'elle génère fait partie intégrante d'une
littérature qui fut dès ses débuts et qui reste encore une immense lettre
ouverte à l'Occident, dans laquelle les diverses manifestations de l'être et
du paraître sont toujours lourdement investies. Dès lors il convient de
repenser la dérive entre le même et l'autre à travers à la fois le dit et le
non-dit, les excès comme les silences.
C'est probablement autour de la
représentation du père, ou de sa non-représentation, que les hypothèses
avancées ici vont se montrer les plus efficaces. Les itinéraires de Chraïbi et
de Boudjedra sont, de ce point de vue, exemplaires, comme l'était déjà celui de
Kateb Yacine. On a vu comme chez l'un et l'autre l'excès dans la négativité de
la description du père conduisait très vite, d'une oeuvre à l'autre, à
l'amoindrissement ou à la disparition de ce personnage encombrant. Or le père
encombre, dans le rapport de séduction avec la langue française, soit parce
qu'il représente la Loi de la langue du Coran, soit parce qu'il occupe déjà la
place convoitée par le fils: ces écrivains, on le saura vite, sont parfois fils
de notables voyageant fréquemment en France, et enviés pour ces voyages. Dès
lors, la violence contre le père du premier
roman de Chraïbi en 1954, de Boudjedra en 1969 (on pourrait en citer d'autres),
peut être lue comme une manière de l'éliminer, non tant du théâtre familial
que du jeu de séduction de l'Autre, en utilisant pour ce faire le langage le
plus propre à cet autre et le moins assimilé à la Société maghrébine: celui du
schéma oedipien.
Le discours psychanalytique dont
Chraïbi et Boudjedra se nourrissent devient ainsi un langage de la complicité
avec l'Autre pour éliminer le père d'un dialogue où il est de trop, non tant
auprès de la mère qu'auprès de cet Autre dont la faveur est convoîtée. Et on
utilise pour cette élimination le langage occidental que le père, même s'il
maîtrise tous les autres langages de cet Occident, peut le moins accepter, ou
même comprendre. Une fois cette élimination réalisée dans Le Passé simple ou La
Répudiation, par le meurtre oedipien auquel on a trop souvent réduit ces
deux romans inauguraux de leurs auteurs respectifs, le père n'est plus qu'un
pantin ou qu'une absence dans Les Boucs
ou L'Insolation, leurs romans
suivants.
Chraïbi le premier a eu l'honnêteté
dès Succession ouverte[19] de
montrer que le père une fois répudié ne peut plus être réintégré dans une
continuité fusionnelle ouvertement décrite ici comme le seul objet, déceptif,
du désir, bien plus que la mère. Le meurtre du Père une fois réalisé grace à un
récit oedipien de connivence avec l'Autre, pour le séduire, on se retrouve
devant une triple perte, pour avoir vendu son âme en entrant dans le langage
mortel de l'Occident, déjà nommé "gueule
du loup" par Kateb pourtant. La séduction de l'Autre ne réussit pas
nécessairement, même au prix de ce sacrifice propitiatoire. La lecture exotique,
principal facteur de mise à distance de l'écrivain maghrébin par l'Occident,
peut même se retrouver renforcée par la caricature qui a été donnée du Père. Sacrifiés
sur l'autel de l'Autre, Si Zoubir comme Le Seigneur vingt ans avant lui n'en
enchaînent pas moins leurs fils "à
leur ombre impossible à déraciner", comme d'ailleurs celle de Kateb
dont on reprend ici la formule célèbre. Mais la continuîté fusionnelle avec lui
que ce meurtre a rompue semble définitivement perdue. Alors, il ne reste plus
à ceux dont l'oeuvre est la plus nourrie par le texte katébien qu'à vitupérer
contre lui, plus fort si possible que les intégristes même... Et là, on
préfère soudain ignorer le discours psychanalytique dont on s'était servi
d'abord, et éviter les lieux où l'on risquerait la confrontation avec le réel.
* *
*
Pourtant chez beaucoup de ces écrivains
le père fait un retour en force dans l'écriture romanesque depuis quelques
années. De plus en plus directement autobiographique, l'oeuvre de Boudjedra se
rapproche en même temps de la figure du père, non plus honni comme dans La Répudiation, mais glorifié dans La Macération[20], qui
est un véritable hymne à sa mémoire...post-mortem
il est vrai... De même Tahar Ben Jelloun chez qui le père n'avait jamais eu une
grande présence, lui consacre en entier son dernier livre, Jour de silence à Tanger[21]. Et
l'un et l'autre de ces deux livres se caractérisent peut-être aussi plus que le
restant de l'oeuvre de leurs auteurs par une présence en quelque sorte palpable
du temps. Celui d'une succession bien
réelle entre le père et le fils, mais celui également du labeur d'écrire: cette écriture qu'on disait fusionnelle avec la
mère en l'absence pesante des pères dont l'"ombre" hantait cependant
Rachid dans Nedjma, serait-elle en
train d'abandonner un exhibitionnisme que certains trouvaient complaisant
mais dans lequel le père en effet était écarté, pour reconnaître enfin la
continuïté de la Lettre et du Nom, que malgré son enfouissement le père
continue à représenter tous deux?
Or précisément les ancêtres de Raho
Ait Yafelman, descendants du légendaire Azwaw, ont enfoui le nom de la Tribu à
l'arrivée des cavaliers de l'Islam[22], comme
la Femme sauvage chez Kateb avait caché la tête de l'ancêtre Keblout. Et voici
que c'est Azwaw lui-même, père autrement puissant que le Seigneur du Passé simple, parce qu'il est en paix
sereine avec la nature (et peut-être avec l'inconscient?), qui vient délivrer
sa fille dans Naissance à l'aube[23] et
mettre dans le chemin de la vie Tarik, le fondateur de dynasties.
Le temps du père, longtemps occulté,
est retrouvé, même si c'est aux jeunes générations d'en opérer le
défouissement, comme le fait Selma dans Le
Démantèlement[24] en
soutirant son histoire à Tahar El Ghomri, rescapé du maquis ayant perdu
presque toutes les traces de son passé. Et c'est encore une jeune femme, symbolisant peut-être mieux que
le narrateur des premiers romans le travail
d'écriture, qui se réconcilie par cette écriture avec laquelle elle se confond
symboliquement, avec son identité sexuelle et avec sa filiation, dans La Pluie du même auteur. L'écriture,
alors que les fils ont perdu le réel en dansant devant l'Occident une danse
dont le père ne connaissait pas le pas, ne serait-elle pas en train, avec le
retour au référent auquel on assiste d'ailleurs dans toutes les littératures,
d'emboîter le pas à ces jeunes femmes jusqu'ici silencieuses et qui pourtant retrouvent,
avec le père, le temps et le nom, le réel enfin?
La quête du père qui fut l'un des
premiers thèmes de recherche sur l'oeuvre de Kateb qui est probablement la plus
étudiée, à juste titre, de la littérature maghrébine, semble trouver ainsi
bien tardivement un début de réponse. Et c'est bien curieusement aussi dans le
temps où Kateb le fondateur disparaît. Mais en même temps disparaît aussi,
peut-être, une thématique oedipienne à connotation essentiellement virile, que
l'on trouvait dans les gros schémas de La
Répudiation en 1969, alors que dès 1954 Driss Chraïbi en manifestait déjà
implicitement le malaise dans Le Passé
simple. Pourtant, dans le même temps qu'elle réhabilite le Père, l'écriture
de Boudjedra dans La Pluie ou même
déjà dans Le Démantèlement, semble
revendiquer sa féminité: est-ce une nouvelle manière d'inscrire l'écriture
maghrébine dans cette sorte d'inceste originel, de dévoration qui la hante
depuis l'origine obscure de Nedjma?
* *
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La mort de Kateb Yacine et le
développement d'une lecture psychanalytique de la littérature maghrébine un peu
moins grossière que celle qui avait longtemps prévalu dans un espace où le
discours psychanalytique comme le discours romanesque sont encore un désordre
venu de l'extérieur, nous a ainsi permis de souligner que la relation complexe
d'écrivains comme Boudjedra ou Khatibi avec l'auteur de Nedjma, alors même que ce dernier est surtout un iconoclaste, est
de l'ordre de la relation avec la Loi et son Discours, symbolisés par le Père
et la Langue. Or, de quelle Langue, et partant de quelle Loi s'agit-il ici?
Khatibi comme Boudjedra inscrivent explicitement la relation bilingue comme
une relation de séduction. Mais cette séduction interlinguistique sur quoi se
fonde le texte littéraire maghrébin est à son tour un essentiel désordre. C'est en ceci qu'elle rejoint
le plus le désordre fondateur katébien. Et ce désordre légitime à son tour
cette trahison qu'est toute
écriture, mais plus encore une écriture entre deux langues. Trahison qui
rejoint la perte de la Mère dans
laquelle Le Polygone étoilé faisait
commencer l'écriture. Mais trahison aussi du Père, obstacle, non tant pour une
possession de la mère que pour cette séduction interlinguistique dans laquelle
il occupe déjà la place depuis Kateb encore. Le discours psychanalytique par
lequel se fondent les premiers textes de Boudjedra, de Khatibi ou de Ben
Jelloun et grace auquel Chraïbi déjà fondait le roman marocain dans Le Passé simple est ainsi une manière
de danser dans la Langue de l'Autre un pas que le Père ne saurait apprendre.
Pourtant le retour récent du Père dans les derniers livres de ces auteurs,
concommitant d'une description insistante de la féminité de l'écriture, et les réactions
parfois surprenantes des intellectuels algériens à la mort de l'auteur de Nedjma posent à nouveau la question qui
dès le départ n'avait cessé de hanter cette littérature: d'où s'écrit-elle?
Résumé:
La mort de Kateb Yacine et le
développement d'une lecture psychanalytique de la littérature maghrébine un peu
moins grossière que celle qui avait longtemps prévalu dans un espace où le
discours psychanalytique comme le discours romanesque sont encore un désordre
venu de l'extérieur, montrent que la relation complexe d'écrivains comme
Boudjedra ou Khatibi avec l'auteur de Nedjma,
alors même que ce dernier est surtout un iconoclaste, est de l'ordre de la
relation avec la Loi et son Discours, symbolisés par le Père et la Langue. Or,
de quelle Langue, et partant de quelle Loi s'agit-il ici? Khatibi comme
Boudjedra inscrivent explicitement la relation bilingue comme une relation de
séduction. Mais cette séduction interlinguistique sur quoi se fonde le texte
littéraire maghrébin est à son tour un essentiel désordre. C'est en ceci qu'elle rejoint le plus le désordre fondateur
katébien. Et ce désordre légitime à son tour cette trahison qu'est toute écriture, mais plus encore une écriture
entre deux langues. Trahison qui rejoint la perte
de la Mère dans laquelle Le Polygone
étoilé faisait commencer l'écriture. Mais trahison aussi du Père, obstacle,
non tant pour une possession de la mère que pour cette séduction
interlinguistique dans laquelle il occupe déjà la place depuis Kateb encore.
Le discours psychanalytique par lequel se fondent les premiers textes de
Boudjedra, de Khatibi ou de Ben Jelloun et grace auquel Chraïbi déjà fondait
le roman marocain dans Le Passé simple
est ainsi une manière de danser dans la Langue de l'Autre un pas que le Père ne
saurait apprendre. Pourtant le retour récent du Père dans les derniers livres
de ces auteurs, concommitant d'une description insistante de la féminité de
l'écriture, et les réactions parfois surprenantes des intellectuels algériens
à la mort de l'auteur de Nedjma
posent à nouveau la question qui dès le départ n'avait cessé de hanter cette
littérature: d'où s'écrit-elle?
[1]) ARNAUD, Jacqueline. Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le
cas de Kateb Yacine. Paris, L'Harmattan, 1982, Tome 2, p. 400.
[2]/ BOUDJEDRA, Rachid. L'Insolation. Paris, Denoël, 1972.
[3]/ Je donne quelques exemples dans le dernier
chapitre de mon récent petit ouvrage sur Nedjma:
BONN, Charles. "Nedjma" de
Kateb Yacine. Paris, PUF, 1990, pp. 113-123.
[4]/ Nedjma,
p. 134.
[5]/ KATEB, Yacine. Le Polygone étoilé. Paris, Le Seuil, 1966, p. 180: "Y
croyait-il lui-même?/ Ma mère soupirait; et lorsque je me plongeais dans mes
nouvelles études, que je faisais, seul, mes devoirs, je la voyais errer, ainsi
qu'une âme en peine. Adieu notre théâtre intime et enfantin, adieu le quotidien
complot ourdi contre mon père, pour répliquer, en vers, à ses pointes satiriques...
Et le drame se nouait./ (...)/ Jamais je n'ai cessé, même aux jours de succès
près de l'institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du
lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l'écolier de sa
mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, aux frémissements
réprobateurs d'une langue bannie, secrètement, d'un même accord, aussitôt
brisé que conclu... Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage,
les seuls trésors inaliénables - et pourtant aliénés!"
[6]/ FREUD, Sigmund.
"Der Familienroman der Neurotiker", in RANK, Otto. Der
Mythus der Geburt des Helden.
Leipzig et Vienne, 1909. Repris par ROBERT, Marthe, Roman des origines et origines du roman. Paris, Grasset, 1972, 365
p.
[7]/ BOUDJEDRA, Rachid. La Répudiation. Paris, Denoël, 1969.
[8]/ Par exemple pp. 10-11, 96-97 et 131. Pour un
développement de cette lecture du Polygone
étoilé, je me permets de renvoyer
à: BONN, Charles. Le Roman algérien de
langue française. Paris, L'Harmattan, 1985, pp. 191-213.
[9]/ KATEB, Yacine. Nedjma, cité, p. 97.
[10]/ KATEB, Yacine. Le Polygone étoilé, cité, p. 17.
[11]/ KHATIBI, Abdelkebir. Le Livre du sang. Paris, Gallimard, 1979, 165 p.
[12]/ KATEB, Yacine. Le Polygone étoilé. cité, p. 181.
[13]/ Dans sa communication au colloque "Apports de la psychopathologie
maghrébine", Université Paris-Nord / Institut du Monde Arabe, Paris, 5
et 6 avril 1990. Textes à paraître. Les communications que je reçois pour ce
colloque servent en partie de point de départ à la présente réflexion, dont le
prétexte est cependant pour moi la mort de Kateb Yacine, que je considère comme
le Père indéracinable vis-à-vis de qui les réactions récentes de la classe
intellectuelle, si surprenantes, ne peuvent s'expliquer si l'on ignore cette
relation. Non citées directement comme celles de Beïda Chikhi ou de Martine
Lebas, les communications de Hafid Gafaïti et de Saloua Ben Abda m'ont
également beaucoup servi.
[14]/ KHATIBI, Abdelkebir. La mémoire tatouée. Paris, Denoël, 1971, p. 188.
[15]/ Dans sa communication au colloque "Apports de la psychopathologie
maghrébine", déjà nommé, et dans son excellente thèse de doctorat de
3° cycle: Ecriture et érotisme chez
Abdelkebir Khatibi. Nantes, 1983.
[16]/ KHATIBI, Abdelkebir. Amour bilingue. Montpellier, Fata Morgana, 1983.
[17]/ GENETTE, Jean. Figures, 2. Paris, Le Seuil, 1969.
[18]/ Paris, Denoël, 1955, 196 p.
[19]/ Paris, Denoël, 1962, 180 p.
[20]/ Paris, Denoël, 1985, 293 p.
[21]/ Paris, Le Seuil, 1990, 123 p.
[22]/ CHRAIBI, Driss. La Mère du printemps. Paris, Le Seuil, 1982, 217 p.
[23]/ Paris, Le Seuil, 1986, 187 p.
[24]/ BOUDJEDRA, Rachid. Le Démantèlement. Paris, Denoël, 1982, 307 p.