Charles BONN
Université Paris-Nord
L' IRREGULARITE DE
L' ECRIVAIN MAGHREBIN FRANCOPHONE:
Nedjma de Kateb Yacine dans le
contexte des années 50
Peu
avant l'Indépendance de l'Algérie et le renversement de perspective qu'allait
entraîner la décolonisation, Albert Memmi déclarait dans une interview que
cette Indépendance amènerait en toute logique la fin progressive de la
littérature maghrébine de langue française et son remplacement par la
littérature de langue arabe, puisque l'arabe allait devenir la langue
officielle des trois pays indépendants du Maghreb. Depuis, ce grand écrivain
tunisien autour de qui avaient commencé à la même époque les recherches sur
cette Littérature maghrébine est revenu sur cette déclaration, qui procédait
vers 1960 de ce qu'on pourrait appeler une sociologie de l'acculturation ou de
l'aliénation culturelle. Dans cette logique sartrienne bien dépassée depuis,
l'identité était en effet perçue comme un tout indissociable: à la fois espace,
histoire et langue, cependant que l'acculturation consistait à ne pas réussir
cette cohérence idéale. C'est peut-être cette logique paraissant quelque peu
simpliste aujourd'hui qui conduisit un autre grand écrivain, Malek Haddad, à se
taire une fois l'Indépendance de son pays acquise. On peut croire cependant
qu'il y eut à de tels silences d'autres raisons, mais là n'est pas notre propos
d'aujourd'hui.
Une
telle logique de l'identité suppose l'espace et la langue comme emblèmes
culturels, d'autant plus efficaces qu'ils sont statiques et clos sur eux-mêmes.
Mais qui, de nos jours, connaît encore une telle identité? Or un colloque sur
la Francophonie qui a choisi pour thème le dysfonctionnement est bien un lieu
où l'on ne peut se satisfaire d'une telle conception: définir un espace et une
culture uniques de la Francophonie, même si cela est encore trop souvent
pratiqué contre toute rigueur scientifique, relèverait de ces utopies tournant
le dos au réel multiple, dont l'actualité politique récente, entre autres, nous
exhibe la faillite.
On
propose donc ici une description de la relation d'une littérature avec ses
espaces de référence se réclamant du mouvant, de l'instable. La littérature
n'est pas monument mais désir, et comme telle sa relation avec les espaces
réels ou imaginaires dont elle se réclame ne peut être que dynamique, mais
aussi déstabilisante par nature. De plus, en ce qui concerne les littératures
francophones du Maghreb, nous nous trouvons devant une dynamique
supplémentaire: celle de l'émergence, elle aussi multiple. Ces littératures en
effet peuvent être considérées comme littératures émergentes, en ce qu'elles
sont un phénomène relativement récent, dans des espaces culturels eux-mêmes
problématiques, où l'expression littéraire de langue française ne connaît pas
encore cette longue histoire littéraire qui confère à d'autres littératures
leur trompeuse assurance. Dès lors se pose pour elles, entre autres, le
problème de leur reconnaissance comme littératures. Ou celui, encore, du
système de références par rapport auquel elles vont trouver leur lisibilité,
leur signifiance. Qui ne voit ici que cette reconnaissance va en partie de pair
avec celle des espaces-nations dont elles se réclament. Mais une chose est de
reconnaître l'indépendance politique des pays anciennement colonisés, une autre
est de leur concéder le pouvoir de produire de la littérature, tant le concept
même de littérature est souvent, qu'on le veuille ou non, un concept
élitiste... D'ailleurs l'expression même de "Littérature maghrébine de langue française" ne signale-t-elle pas ce
qu'une conception "fixiste" de l'identité considère comme une
bâtardise, et que nous voudrions faire accepter ici comme une force?
Le
dynamisme dont on vient de se réclamer ordonnera aussi notre exposé lui-même,
qui se veut construit symboliquement autour de deux verbes d'action. On y
examinera en effet d'abord comment cette littérature a commencé par décrire un espace de référence, pour
voir ensuite comment très vite elle a commencé à le produire. Or la description et la production vont se révéler ici
deux activités littéraires opposées, en ce que la première suppose l'immobilité
ou en tout cas la non-participation de son objet au processus littéraire, alors
que la seconde s'inscrit dans une mouvance, une irrégularité qu'on veut ici montrer fécondes.
La
littérature maghrébine de langue française a commencé par décrire son espace de référence. On peut même penser, comme le fait
Abdelkébir Khatibi dans son Roman
maghrébin[1], que les premiers
écrivains maghrébins de langue française à être perçus comme tels, parmi
lesquels le plus connu est Mouloud Feraoun, répondaient plus ou moins à la
commande implicite d'une gauche française favorable à la décolonisation:
celle-ci avait à la fois le besoin de découvrir une Société traditionnelle
maghrébine défigurée par un exotisme colonial de pacotille, et celui de
s'opposer au discours justifiant la colonisation comme une entreprise
civilisatrice dans un espace jusque là arriéré. Face à cette négation de toute
civilisation antérieure dans les pays colonisés, "montrer que les Kabyles
étaient précisément des hommes", reprenait ainsi Mouloud Feraoun. Dans
cette perspective, il s'agit donc d'abord de décrire une civilisation
traditionnelle maghrébine différente de la civilisation européenne. Description
dans laquelle une pointe d'exotisme ne sera pas pour déplaire au lecteur
européen, qui cependant ne trouvera pas là nécessairement ce qu'il cherche. Si
le marocain Ahmed Sefrioui va dans le sens de ce désir d'exotisme du lecteur
occidental, les algériens Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri décrivent d'
emblée des villages kabyles dont l'équilibre ancien est définitivement rompu,
soit par la misère dans Le Fils du Pauvre[2] du premier, soit par le
départ des jeunes pour la guerre de 1939-45 et leur retour avec d'autres
modèles de vie dans La Colline oubliée[3] du second. Et Mohammed
Dib dès La Grande Maison et L'Incendie[4] amène explicitement le
lecteur à prendre conscience en même temps que son jeune héros Omar du
mécanisme de l'exploitation coloniale.
Cette
description cependant a vite posé problème, alors même qu'elle répondait à
l'attente d'un public européen naturellement favorable à la décolonisation. La Colline oubliée[5] de Mouloud Mammeri, par
exemple, a été fort mal accueillie par la critique nationaliste qui y vit une
trahison à sa cause dans le fait de narrer la lente agonie d'un village
traditionnel au lieu de montrer l'unanimité d'un peuple en lutte pour sa libération.
On peut sourire aujourd'hui devant ce simplisme critique à forte coloration
jdanovienne, et ne pas en tenir compte tout comme il ne tient pas compte de
l'éminente qualité littéraire du roman. Il n'empêche qu'il révèle un malaise
peut-être difficile à exprimer en termes de critique idéologique. Lutter pour
l'Indépendance d'un pays colonisé est aussi lutter pour la maîtrise du dire sur
soi. La description ethnographique, quelle que soit l'identité culturelle du locuteur,
est en général un discours qui s'est élaboré en tant que cohérence discursive
dans un espace autre que celui qu'elle prend pour objet. Même si elle s'efforce
de donner la parole aux indigènes de cet espace, elle le fait dans un système
de pensée et de discours qui n'est pas le leur. Elle les transforme en objet dans un dire dont l'espace
d'élaboration est ailleurs. Le pôle sujet
de toute description est la civilisation pour laquelle cette description est
élaborée. Et dans le cas des premiers romans maghrébins, qui décrivaient leur
espace "exotique", même si c' était, comme le disait Mouloud Feraoun,
pour "montrer que les Kabyles étaient précisément des hommes", cette
description était surtout à l'usage de ces européens favorables à
l'Indépendance qui y cherchaient une caution culturelle à leur combat
progressiste. Elle pouvait donc être ressentie par une critique nationaliste
comme maintenant l'espace colonisé "exotique" en situation d'objet
d'un discours dont la maîtrise, quelle que fût la position idéologique des
lecteurs visés, n'en appartenait pas moins à l'espace culturel de ces lecteurs,
c'est-à-dire celui de la nation colonisatrice. La relation de pouvoir
qu'entretient toute description entre son pôle sujet et son pôle objet
correspondait alors à la relation de pouvoir effective du système colonial.
A
cette dépendance du fait de la description venait s'ajouter une autre
aliénation littéraire: celle du genre romanesque. Ce genre en effet n'a guère
de tradition dans la littérature arabe. S'il est pratiqué par les romanciers
arabes depuis les années 20, c'est dans l'optique affichée d'une imitation de
l'Occident. Car ce genre introduit précisément dans le fonctionnement
littéraire arabe le réalisme, et, partant, la description dont on vient de
parler. Mais le roman est dans les années 50 le genre quasi-imposé par les
éditeurs français dont dépendent les débuts de cette littérature. Il manifeste
donc par sa seule existence comme genre dominant de cette littérature naissante
la dépendance culturelle de celle-ci par rapport à l'espace littéraire
français, qui est aussi l'espace de la consécration littéraire, par la critique
entre autres.
Or
on constate si l'on consulte les statistiques de production de cette
littérature[6] que si le roman
descriptif est le genre dominant de ses débuts, le genre romanesque, certes, se
maintient par la suite, mais avec une écriture qui perturbe sérieusement les
canons descriptifs du genre. Kateb Yacine surtout apporte en 1956 un
bouleversement radical avec Nedjma[7], classé certes comme
roman par l'éditeur, et proche peut-être en ce sens des écritures d'avant-garde
de l'époque comme le Nouveau Roman ou des textes comme ceux de Faulkner ou
Joyce, mais qui détruit radicalement l'écriture descriptive romanesque traditionnelle,
jusque là seule de mise en cet espace littéraire encore balbutiant dans les
années 50. Ce roman met à mal la chronologie par l'entrecroisement de plusieurs
récits qui se répondent comme en écho. Y est bousculée aussi l'unicité du point
de vue puisque les personnages principaux y sont alternativement narrateurs des
différentes actions, dont certaines sont la narration par un autre personnage
d'un autre récit, etc. Surtout, point de description. Ou alors les récits à
tendance descriptive de la 1° et de la 5° des 6 parties du roman retournent la
bipolarité traditionnelle du roman ethnographique ou exotique: ce sont ici les
colons français qui vont apparaître comme exotiques dans la narration
développée par les protagonistes algériens.
Après
cette sorte de "retour à l'envoyeur" opéré par l'écriture de Nedjma par rapport au modèle descriptif
du roman français réaliste traditionnel, on a bien l'impression que la
description s'est tarie dans la production romanesque maghrébine significative.
Certes, la valorisation de l'écriture au Maghreb est telle que nombreux sont
les écrivains d'un jour qui racontent maladroitement leur enfance dans des
récits scolaires qu'on nous montre ça et là. Mais aucune oeuvre significative
ne vient reprendre le modèle inauguré par Feraoun, avant 1970, avec le trop peu
connu Village des Asphodèles[8] d' Ali Boumahdi, qui
inaugure ainsi une sorte de 2° émergence d'une écriture romanesque maghrébine
atypique. Il faut dire qu'en 1970 l'actualité n'est plus à la décolonisation.
La situation est peut-être bien à nouveau celle d'une émergence, dans laquelle
Boumahdi sera suivi à partir des années 80 par une nouvelle génération de
romanciers descriptifs et parfois nostalgiques, comme Rabah Belamri, ou, encore
par d'autres inclassables qui eux aussi inaugurent sur le mode de la
description: les romanciers de ce qu'on a appelé la "2° génération de
l'émigration".
La
nouveauté majeure d'un texte comme Nedjma,
en balayant le modèle descriptif hérité, était d'abord d'attirer l'attention
sur le fait même de narrer, de produire un récit dans des normes de lisibilité
surprenantes. Ce faisant, Nedjma pose
l'existence d'une narration issue de l'espace culturel même dont elle se
réclame. C'est ce que souligne la naïve introduction de l'éditeur, qui a
ressenti le besoin de "naturaliser" en quelque sorte pour le lecteur
français principal destinataire du roman en 1956, cette écriture surprenante.
Et de façon fort révélatrice cette préface s'abrite derrière une différence
supposée dans la conception du temps de la civilisation arabe par rapport à
celle de la civilisation occidentale. C'est-à-dire qu'elle gomme l'étrangeté
textuelle en la cachant derrière un exotisme de contenu censé l'excuser. Dans
sa naïveté, cette préface au demeurant bien paternaliste montre d'abord que la
provocation a réussi...
Car
de quoi s'agit-il en fait? De rien de moins que de produire un espace culturel
nouveau par l'existence même d'un récit inouï, irréductible à des modèles
hérités. Un récit irrégulier, si l'on
reprend ici la perspective d'ensemble de ce colloque. Certes, on a pu montrer
avec raison bien des points communs entre l'écriture de Nedjma et celle des Nouveaux Romanciers qui lui sont contemporains.
Mais la différence est fondamentale, en ce que le Nouveau Roman peut être
d'abord considéré comme le développement de la mort du Roman traditionnel. Il
est inconcevable sans l'antériorité d'une longue lignée de romanciers reconnus
à la suite desquels il peut être considéré comme réalisant une logique
d'auto-destruction inscrite dans la nature même du genre[9]. Le Nouveau Roman n'est
possible, comme entreprise de critique d'un modèle littéraire, que dans un
espace de longue tradition littéraire, à l'identité culturelle collective
indubitable du fait entre autres de cette longue histoire littéraire. Tel n'est
pas le cas dans l'espace culturel algérien, qui est encore en 1956 un espace
culturel à venir. Un espace en tout cas qui n'a jamais été dit en français que
dans des discours littéraires ou anthropologiques dont le centre est ailleurs. Un
espace aussi qui tente en même temps d'écrire sa propre histoire, condition
même de son existence, par les armes.
Mais
créer une nation par les armes serait une entreprise vaine sans la création
parallèle ou antérieure d'une identité collective par des récits. Car tout
espace culturel suppose une mythologie, c'est-à-dire un ensemble de récits dans
lesquels se reconnaissent tous ceux qui ont conscience d'appartenir à cet
espace. On peut dire ainsi que l'espace identitaire, n'existant pas dans la
nature quoiqu'en disent les intégrismes de tout poil, est produit par ses
récits mythologiques plus qu'il ne les produit. L'identité est perpétuelle
mouvance, et cette mouvance est précisément le signe de sa vitalité, de sa
légitimité... Et le texte littéraire ou oral, à partir du moment où sans renier
les intertextualités sans lesquelles il ne serait que signes inefficaces, il
assume son irréductibilité à un discours élaboré ailleurs, participe à la
création de cette identité, non tant en la proclamant comme discours explicite,
que par sa seule existence de texte à l'irréductibilité reconnue. Ainsi la
littérature n'est pas un luxe pour les nations nouvelles le plus souvent
confrontées aux difficultés du Tiers-Monde: elle est au contraire, de par son
existence même et non par son message ce qui fait exister ces identités
nouvelles. C'est ce qui explique que le débat sur la littérature soit toujours
aussi passionné dans ces pays: l'enjeu y est bien plus important que dans des
espaces qui sont toujours à repenser, certes, mais plus à créer. La
littérature, principalement par ses récits imaginaires ou réels, est créatrice
d'être, par ce que les linguistes ont appelé la fonction performative de son
discours.
Or
Nedjma est d'abord accumulation de
récits, dont l'exubérance qualifiée de baroque par certains[10] attire l'attention du
lecteur sur leur nature même de récits, sur leur logique narrative, sur leur
agencement, sur leur emboîtement surprenants, "irréguliers" encore.
C'est-à-dire que le corps même de ces récits, leur existence même comme tels
finissent par devenir plus importants que ce qu'ils racontent, qui n'est jamais
ce que les personnages à qui ils s'adressent en attendent. Que ces récits
racontent la tribu dispersée comme le sont à la fin du roman les principaux protagonistes
de l'action "présente" est certes important et significatif, mais ne
prend sa pleine dimension qu'à travers la dispersion des récits multiples qui
le disent, et qui se montrent pour ce faire en perpétuelle gestation, comme la
nation elle-même si l'on en croit Rachid. Leurs interruptions et leurs ruptures
sont d'abord le signe de leur difficulté à être produits, et leurs emboîtements complexes montrent que leur objet
principal est la difficulté de ce surgissement. C'est ainsi que je propose de
lire par exemple les 3° et 4° parties comme la mise en spectacle de ce
surgissement difficile, indispensable et cependant décevant de récits dont
l'existence même dépend et qui pourtant s'inscrivent sans cesse dans le
malentendu.
Une
lecture simplement événementielle ou thématique déjà y voit essentiellement
l'histoire de Rachid en quête du récit que doit lui faire Si Mokhtar de
l'origine de Nedjma, et indirectement de la sienne propre qu'il poursuit dans
sa quête de Nedjma. Mais ce récit est sans cesse entrecoupé et ne donne aucune
vraie réponse. De plus la narration de Rachid est elle-même l'objet du récit de
Mourad qui l'enveloppe, et qui raconte comment Rachid lui fit ces aveux
difficiles sous l'emprise de la fièvre. Mais ce qui est intéressant entre la 1°
et la 2° moitié de la 3° partie, est de voir que le récit de Rachid rapporté
d'abord à la 3° personne par Mourad finit par être repris à la 1° personne par
Rachid lui-même: le récit a bien généré son narrateur! Or cette production du
narrateur par son propre récit, à l'opposé d'une "logique" courante,
si elle relève déjà ainsi d'une première irrégularité, s'inscrit dans une autre
irrégularité au niveau de la construction des chapitres du roman: ce changement
de personne du narrateur a lieu au moment même où la première moitié de cette
3° partie a déroulé ses 12 chapitres, et où contrairement à toute logique, la
numérotation recommence ensuite à 1, pour dérouler une nouvelle série de douze
chapitres. Et il en sera de même dans la quatrième partie, et la sixième.
L'irrégularité ici est productrice. Mais en même temps elle introduit
l'ambiguïté, et d'abord celle de la personne elle-même de Rachid, indissociable
de celle de la numérotation des chapitres. Pourtant le récit de Rachid ainsi
surgi avec sa personne de narrateur ne répondra pas à la curiosité de Mourad
sur la nature de la relation de Rachid et de Nedjma, puisqu'à cet objet attendu
de ce récit se substitue un autre objet: celui du récit attendu par Rachid de
la bouche de Si Mokhtar. Mais Si Mokhtar à son tour, au lieu de répondre à
l'attente de Rachid, narre l'histoire de la Tribu, et entraîne à son tour
Rachid et Nedjma au Nadhor, lieu de l'origine et d'une réponse attendue à la
question de l'identité, et dont le récit néanmoins exhibe sa propre invraisemblance...
Et pourtant c'est probablement dans ce récit le plus irrégulier, le plus
problématique de tous, qu'une lecture avertie pourra découvrir le plus de
révélations du romancier sur l'origine de son écriture... La réponse, ici, se
donne en se cachant. Le sens n'est peut-être que dans le non-sens qui répond
obligatoirement à la seule question fondamentale et pourtant nécessairement
toujours insatisfaite sur l'origine.
On
a comparé cet emboîtement des récits à celui des 1001 Nuits. Et certes il est comparable aussi parce que dans les
deux textes la vie même du narrateur dépend de sa capacité à raconter: le récit
est la vie même. De plus Les 1001 Nuits
ont cet avantage de présenter un modèle non français... Un modèle de lecture
idéologiquement plus acceptable... Seulement
Les 1001 Nuits sont narration triomphante: leur énonciation et leur
enchaînement sont jubilatoires, et de fait une fois la narration réalisée,
Shéhérazade y a gagné la vie sauve et l'amour. S'il y a parfois dans Nedjma une dimension jubilatoire dans le
rythme épique des récits de Si Mokhtar par exemple, ce dernier n'est qu'un
bouffon qui mourra de façon grotesque d'une décharge de chevrotines dans le
gros orteil, cependant que celui à qui s'adressait son récit et qui est aussi
le point de convergence de la plupart des récits qui composent le roman,
Rachid, n'arrivera pas à terminer son propre récit, qui se perdra face au
journaliste endormi, dans la fumée du kif et au-dessus de la caverne de
l'origine, sur laquelle tout récit n'est que duperie... Et c'est depuis la
prison où l'a mené sa mauvaise interprétation du réel qu'il réduit à un récit
futile lui aussi inachevé, que Mourad nous raconte comment Rachid lui avait
raconté son histoire si difficile à surgir et jamais achevée.
C'est
peut-être par cette absence de réponse ultime que l'oeuvre de Kateb est la plus
riche et la plus irrégulière encore, alors même que les positions idéologiques
affichées, parfois de façon pittoresque, par l'auteur, semblaient souvent
relever d'un très grand simplisme. Ce qui n'a pas empêché l'écrivain de rompre
avec Alger républicain, le grand
journal communiste de l'Algérie colonisée, et de proclamer son refus, à
l'encontre de Brecht par exemple, de subordonner la poésie à la doctrine.
Bien
sûr, il y a l'irrégularité de la langue française, et le développement contre
toute attente d'une littérature de plus en plus abondante contrecarrant tous
les pronostics idéologiques. Mais cette irrégularité de la langue imprévue va
tirer elle aussi sa fécondité de la rupture avec le lien ombilical et
l'exhibition encore une fois de cette rupture. Aboutissement du cycle de Nedjma, Le Polygone étoilé[11] se termine sur une
soudaine irruption de l'autobiographique que l'épisode onirique du Nadhor dans Nedjma suggérait en le camouflant sous
l'insensé apparent. L'origine de l'oeuvre imprévue en langue française de
l'enfant qui semblait destiné à rimailler en arabe comme toute sa famille de
lettrés traditionnels est bien cette "gueule du loup" de la langue
française dans laquelle le père décide de jeter l'enfant, lui faisant perdre le
"théâtre intime et enfantin" avec la mère, mais gagner sa propre
voix, qui se développe à partir de la souffrance même de cette "seconde
rupture du lien ombilical" et s'en nourrit. Parmi les quatre protagonistes
principaux de Nedjma, Mustapha est de
toute évidence celui qui représente le travail d'écriture, ne serait-ce que
parce que ses narrations sont le plus souvent représentées comme écrites, par
exemple par des titres comme "Journal de Mustapha" qui n'apparaissent
jamais lorsque ce sont les autres personnages qui narrent. Mais c'est également
à Mustapha qu'est dévolu de retenir sa mère, folle après la perte de ses fils,
de se jeter dans le vide depuis le fameux pont Sidi M'Cid de Constantine[12]. Le secret de
l'écriture est peut-être bien dans ces "chants brisés de mon enfance"[13] qu'entend Rachid au
Nadhor lorsque vient se coucher près de lui Nedjma nue, peut-être convoitée par
le nègre gardien de l'origine, sortant d'un chaudron en tout point semblable au
chaudron à tout faire de la mère-Femme Sauvage.
Après
Kateb Yacine, la plupart des écrivains maghrébins qui comptent ont développé
une écriture dont l'irrégularité, précisément, surprend. Tous ces textes sont
hors-normes, produisent à chaque fois une lisibilité nouvelle. Aucun des textes
les plus valables de cette littérature ne peut se réduire à une grille de
lecture unique. mais tous sont habités par une sorte de tension, qui les fait
souvent rejeter. Khaïr-Eddine, Farès, Dib, Meddeb, Khatibi, Chraïbi, Boudjedra,
développent chacun à sa manière une autre démesure, une autre irrégularité
difficilement réductibles à une lecture convenue. Mais il y a Ben Jelloun,
diront certains, qui voient dans la réussite littéraire de l'auteur de La Nuit sacrée[14] la preuve d'une
écriture de conformité, d'allégeance. Peut-être en effet ne sent-on pas chez
Tahar Ben Jelloun cette tension d'un entre-deux langues violent que manifestent
bien d'autres textes et qu'on a développé dans l'irrégularité de l'oeuvre de
Kateb Yacine. Kateb dont une des irrégularités productrices encore est de ne
pas laisser Nedjma elle-même narrer l'un des récits du roman qui porte son nom,
alors qu'au milieu du roman qui l'a fait connaître en France et qui reste un
des meilleurs textes des vingt dernières années, Harrouda[15], Tahar Ben Jelloun fait
dévoiler à la mère, scandaleusement narratrice dans l'espace public d'un roman,
son intimité la plus secrète. Mais peut-être aussi ce vieux concept idéologique
de dépendance développé lors des années de la décolonisation a-t-il fait son
temps?
Charles BONN, "L'irrégularité de
l'écrivain maghrébin francophone". Bruxelles, Revue de l'Institut de Sociologie.
RESUME
La rupture introduite en 1956 par Nedjma
de Kateb Yacine dans le processus d'émergence de la jeune littérature
maghrébine de langue française fut féconde en introduisant l'irrégularité. En
effet, la description que produisaient les premiers textes de cette
littérature, soumis à une reconnaissance occidentale hypothétique, répondait à
une lecture essentiellement sociologique ignorant ce que l'exercice de la
littérature a de profondément dérangeant: La littérature n'est pas monument mais désir, et
comme telle sa relation avec les espaces réels ou imaginaires dont elle se
réclame ne peut être que dynamique, mais aussi déstabilisante par nature. L'irrégularité de l'écriture maghrébine,
la tension qui la fonde, en est un exemple frappant.
De
plus, en ce qui concerne les littératures francophones du Maghreb, nous nous
trouvons devant une dynamique supplémentaire: celle de l'émergence, elle aussi
multiple. Ces littératures en effet peuvent être considérées comme littératures
émergentes, en ce qu'elles sont un phénomène relativement récent, dans des
espaces culturels eux-mêmes problématiques, où l'expression littéraire de
langue française ne connaît pas encore cette longue histoire littéraire qui
confère à d'autres littératures leur trompeuse assurance. Dès lors se pose pour
elles, entre autres, le problème de leur reconnaissance comme littératures. Ou
celui, encore, du système de références par rapport auquel elles vont trouver
leur lisibilité, leur signifiance. Qui ne voit ici que cette reconnaissance va
en partie de pair avec celle des espaces-nations
dont elles se réclament?
Mais une chose est de reconnaître l'indépendance politique des pays
anciennement colonisés, une autre est de leur concéder le pouvoir de produire
de la littérature, tant le concept même de littérature est souvent, qu'on le
veuille ou non, un concept élitiste... D'ailleurs l'expression même de
"Littérature maghrébine de
langue française" ne
signale-t-elle pas ce qu'une conception "fixiste" de l'identité
considère comme une bâtardise, et que nous voudrions faire accepter ici comme
une force?
[15]. BEN JELLOUN, Tahar. Harrouda. Paris, Denoël, 1973.