Féminité de l’écriture
chez quelques « classiques » masculins algériens : la subversion subvertie ?

Charles Bonn
Lyon 2

On assiste depuis les années 80 dans tout le Maghreb à une prolifération d’écritures féminines, alors qu’à l’exception des romans d’Assia Djebar ou de poèmes de militantes comme Anna Greki, la littérature algérienne a longtemps été une production d’hommes, dans un discours littéraire à la virilité affirmée, dont on a pu considérer que Kateb Yacine et Rachid Boudjedra étaient parmi les représentants les plus typiques. Plus : l’exception que représentait Assia Djebar dans la littérature algérienne ne trouvait guère d’équivalents notables au Maroc ou en Tunisie, pays qui voient en ce moment une multiplication d’auteurs femmes peut-être plus grande encore que l’Algérie [1].

De plus dans ces romans d’hommes qui constituent l’essentiel de la production littéraire maghrébine, et plus particulièrement algérienne, durant ses années d’émergence, le personnage féminin se caractérisait par sa relative mise à distance, cependant que l’intrigue amoureuse était quasi-inexistante, sauf chez des écrivains d’avant la prise de conscience de la littérature maghrébine, et plus spécifiquement algérienne comme un ensemble émergent lié à ce qu’on appelait pudiquement alors « les événements » d’Algérie. Ou alors l’amour était toujours impossible, condamné d’avance… Mais on peut se demander avec le recul, maintenant que notre lecture se libère peu à peu des présupposés idéologiques qui obligèrent longtemps à ne lire ces textes que comme une production groupale, sorte de lettre ouverte au colonisateur, puis de subversion également collective contre des gouvernements ayant trahi l’attente qu’on avait placée en eux, si cette féminité, semi-absente de la représentation conventionnelle du devant de scène de l’action romanesque, n’est pas à y chercher ailleurs, et entre autres dans une représentation de l’écriture ?

Dans Nedjma (1956) de Kateb Yacine, le personnage éponyme, Nedjma, n’est qu’une seule fois décrit à travers son propre fonctionnement psychologique et affectif, au chapitre 9 de la 2° partie du roman. Et même là, elle n’est d’abord que « l’apparition », dans un discours à la 3° personne qui désigne le commissionnaire Mustapha. Ce qui fait que dans ce chapitre une seule page environ seulement (la p. 67) lui est consacrée en tant que personnage autonome. Dans le reste du roman Nedjma apparaît surtout comme une sorte de « noyau vide », creux actanciel, absence de parole créant une attente d’autant plus significative que la valeur symbolique du personnage et de l’absence de sa parole est forte : Nedjma-étoile, « l’irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays » (p. 175), n’a-t-elle pas été lue par certains, à la lumière de cette seule citation, comme le symbole du pays à venir ?

Quant à La Répudiation (1969) de Rachid Boudjedra, le titre même y indique que le roman s’inscrit tout entier par le biais d’une sorte de sacrifice de la mère dans le regard extérieur sur l’intimité familiale qu’est l’écriture romanesque, sacrifice de la mère qui n’est pas sans rappeler celui dont procède l’œuvre entière de Kateb si on sait lire la fin du Polygone étoilé (1966). Les autres personnages féminins y sont la jeune marâtre courtisée pour tuer symboliquement le père à travers elle, et surtout l’amante étrangère, Céline, avec qui la relation est la condition et le prétexte du développement du récit romanesque : dans tous les cas, le personnage féminin est certes la condition d’existence de l’écriture, mais ne prend jamais une véritable indépendance actancielle de personnage.

Inversement, depuis les années 80, et particulièrement depuis que l’Algérie est devenue cet espace sanglant dont elles sont souvent les tragiques victimes, les femmes semblent y prendre la parole beaucoup plus que les hommes. Et ce renversement profite aux femmes des trois pays du Maghreb. Assia Djebar certes, mais aussi nombre de nouvelles venues dont l’horreur algérienne paraît avoir suscité les voix jusque là inconnues. Si une rapide interrogation de notre banque de données Limag permet de dégager un ensemble de 618 livres à prétention littéraire écrits par des femmes du Maghreb depuis 1936, elle montre aussi que de ces 618 livres, 568 ont été publiés depuis 1980, soit l’écrasante majorité. Plus : 423 l’ont été depuis 1990 [2]. C’est dire assez que cette production féminine est grandement suscitée par l’actualité, comme si les lecteurs européens, principale cible de ces publications, percevaient surtout cette actualité sanglante à travers la situation de la femme : parce que cette dernière est le lieu où se marquent de la façon la plus visible les différences entre la laïcité européenne et l’image de l’Islam que cette actualité diffuse en Europe ? Quoiqu’il en soit, cet engouement soudain n’est pas nécessairement producteur de textes littérairement neufs. La plupart des textes féminins parus ces dernières années, et même certains textes d’écrivains consacrées comme Assia Djebar [3], sont avant tout des témoignages sans ambition littéraire. Ou alors leur ambition littéraire est d’une autre nature, comme on s’en aperçoit chez Assia Djebar.

Dès lors on peut se demander si le personnage féminin, fort peu distancié dans les écritures de témoignage plus ou moins éphémères et répétitives qu’on vient de signaler, n’a pas dès les débuts de la littérature algérienne un rôle de représentation de l’écriture en langue française, lequel ira en s’amplifiant au fur et à mesure que ces écrivains seront reconnus comme tels et pourront de ce fait s’affranchir de la fonction légitimante du réel qu’ils décrivent.

Il conviendrait sans nul doute ici de comparer le traitement différent de ce thème dans les écritures féminines et les écritures masculines. Ou bien de s’interroger sur le pourquoi du pseudonyme féminin Yasmina Khadra de l’auteur d’une série de romans bien connus, et dont on sait maintenant qu’il s’agit d’un homme, officier de l’armée algérienne de surcroît, et qu’il a par ailleurs publié aussi des romans sous son vrai nom, Mohammed Moulessehoul. Le présent article se contentera d’examiner quelques écritures masculines considérées comme « fondatrices » : celle de Mouloud Feraoun, celle de Kateb Yacine et celle de Rachid Boudjedra [4]. Car le but de la démarche est plus de caractériser une écriture algérienne en situation de « bi-langue » à partir de ce point de vue fécond de la fonction du personnage féminin, que de s’intéresser à ce personnage pour lui-même. Et notre propos, même s’il permettra peut-être par la suite de donner des raisons plus littéraires que socio-politiques à cette éclosion récente de textes de femmes, est encore moins de décrire une hypothétique « écriture féminine » créatrice de nouveaux et bien inutiles ghettos. Au contraire, la représentation de leur propre écriture comme féminine par des écrivains de sexe masculin avant même cette multiplication de femmes-écrivains à laquelle nous assistons depuis, nous semble intéressante pour une évaluation globale du roman algérien comme écriture de la séduction dans un contexte bilingue, même si ces considérations sur le sexe de l’écriture peuvent très certainement être appliquées à d’autres littératures.

L’écriture comme séduction dans la bilangue

Dans la plupart des romans « traditionnels », quel que soit leur référent culturel, le protagoniste féminin est bien souvent ce qui permet l'intrigue romanesque, fréquemment amoureuse. Dans le roman algérien, ce type d'intrigue se trouve surtout dans des textes à facture « classique », comme certains romans « ethnographiques » des années cinquante, ou encore des romans dits de l'« acculturation » dans les années qui suivent : ceux de Malek Haddad et d’Assia Djebar. Or, non seulement ces romans ne sont pas les plus nombreux dans l'ensemble de cette production, mais de plus on va progressivement voir le protagoniste féminin quitter, avec l'intrigue amoureuse qui lui est liée, le noyau de l'action narrée, pour devenir, à l'extérieur de cette action proprement dite, l'auditrice privilégiée à laquelle l'histoire est racontée. Le personnage féminin, dans des écritures un peu plus maîtrisées que celles des débuts du roman maghrébin, deviendra ainsi souvent destinataire supposé de la narration romanesque, laquelle deviendra à son tour parole problématique. Récit suspendu, comme celui de Schéhérazade, à la relation du narrateur et du destinataire de cette narration. A moins que ce ne soit le contraire, ou à moins encore que la relation amoureuse ne soit le récit même, que l'étrangeté et le dire se confondent.

Le roman le plus connu pour illustrer ce schéma est bien sûr La Répudiation de Rachid Boudjedra (1969). Le récit plus ou moins autobiographique du narrateur y est en effet explicitement présenté comme narré à l'amante étrangère. De plus, la progression chaotique de ce récit comme son existence même sont inséparables de l'évolution de la relation sexuelle du narrateur, Rachid, avec Céline. L'érotique du texte, de la narration, est ainsi directement montrée, débarrassée de tout mystère... Or cette différence sexuelle du narrateur et de l'allocutaire de son récit est aussi différence culturelle, que souligne le roman en commençant la narration autobiographique par le récit de ce qui manifeste la plus grande différence culturelle entre ces protagonistes : le Ramadhan. Cette différence culturelle exhibée souligne donc encore plus la tension, déjà lourde dans le roman, de l'érotique textuelle qui le fonde. Elle souligne également la rupture de l'écriture romanesque en tant que telle avec la clôture de la culture traditionnelle : dans quelle mesure le surgissement du moi autobiographique en rupture avec cette clôture n'a-t-il pas besoin de l'étai de la double différence introduite par Céline ? Mais ce dédoublement de la différence sexuelle de l'allocutaire peut apparaître aussi comme une surcharge inutile, une redondance qui souligne peut-être surtout, y compris par sa lourdeur « pédagogique », la dépendance de fait de La Répudiation par rapport à une lecture française de l'écriture maghrébine.

C'est pourquoi il est intéressant que dans le roman suivant du même auteur, L'Insolation (1972), le destinataire du récit soit une femme algérienne, Nadia, l'infirmière-chef aux seins dissymétriques. La différence qui fonde l'érotique de la narration est ainsi débarrassée de toute redondance culturelle. Elle est sexuelle uniquement, et politique peut-être, mais de toute manière elle provient exclusivement de l'intérieur du champ culturel national. Or ce passage de l’allocutaire intradiégétique du récit, de l’extérieur vers l'intérieur du champ culturel, s'accompagne sur le plan des références littéraires de tout un jeu intertextuel avec des textes essentiellement algériens, parmi lesquels ceux de Kateb Yacine tiennent la première place. Mais s'agit-il encore de différence, au sens où la décrit traditionnellement l'idéologie, c'est-à-dire de différence entre des entités culturelles cohérentes dans leur propre définition d'elles-mêmes comme dans celle de leur irréductibilité l'une à l'autre ? Certes non ! On est passé au contraire dans ce texte d'une convocation de la différence comme prétexte de la narration, qui était le propre de La Répudiation, à une distanciation du semblable, de l'identique supposés par le discours idéologique univoque, en étrangeté à l'intérieur même du champ. Seule subsiste la différence sexuelle, transformée en incongruité selon une redondance malgré tout présente, dans les seins dissymétriques de Nadia. Mais cette incongruité apparente fait partie de tout un jeu ménippéen avec le corps théâtralisé des différents discours par rapport auxquels le roman s'écrit en les mettant en scène. Discours idéologiques ou discours littéraires, mais explicitement nationaux. Ainsi, l'érotique textuelle de ce roman est-elle doublement fondatrice. En se passant de la redondance culturelle de Céline allocutaire étrangère, elle rompt avec le postulat unitaire de l'idéologie qui situe toute différence à l'extérieur du champ culturel national.

Ce concept d’étrangeté, qui n'est pas obscurci par l'histoire théorique de celui de différence, permet de suppléer à la défaillance du terme de différence pour désigner une altérité qui n'en est pas une, une rupture interne de l'identique par laquelle cet identique peut devenir productif. Car seule cette altérité interne, en quelque sorte, rendra possible cette érotique du texte en laquelle on a vu plus haut une condition de sa production, de sa fécondité. L'étrangeté, appliquée à l'écriture romanesque, désignera donc un intérieur-extérieur, d'abord, de cet allocutaire intra ou extra diégétique implicite à toute narration. Un récit s'adresse toujours à un lecteur, ou à un auditeur, que cet allocutaire soit ou non désigné explicitement par le texte. Or, pour le lecteur non-nommé comme pour Céline ou Nadia, l'une des questions qu'on pourra se poser, et qui hypothèque en partie la signification comme la portée du texte, est celle de son intériorité ou de son extériorité par rapport au champ culturel référentiel de ce texte. Le même texte sera lu différemment par un lecteur maghrébin ou par un lecteur français, et l'on pourra se demander auquel ce texte s'adresse. Mais on s'apercevra vite que ce texte ne s'adresse jamais uniquement à l'un, ou uniquement à l'autre. Le lecteur-allocutaire est le plus souvent, selon une variation infinie de situations possibles, à la fois intérieur et extérieur par rapport au champ de significations du texte, que d'ailleurs son intériorité-extériorité, son étrangeté au sens où on vient de la définir, informe et modèle à son tour.

Le personnage féminin, métaphore de l’écriture ?

Dans une certaine mesure l'abandon de la différence culturelle redondante de Céline pour la seule étrangeté sexuelle de Nadia comme fondement de l'érotique narrative, peut donc être lu comme l'affirmation d'une maîtrise littéraire grandissante de l'auteur de La Répudiation et de L'Insolation, à une époque où par ailleurs la littérature maghrébine de langue française en général n'a plus à quêter une reconnaissance qu'elle a depuis longtemps acquise dans l'opinion. On peut donc se demander si ce mécanisme s'annonçait déjà, vingt ans plus tôt, lors des débuts de cette même littérature, dans un contexte de dépendance culturelle non encore dépassée. On sait, ainsi, que l'écriture de Feraoun est souvent présentée par les lectures idéologiques comme aliénée, parce qu'elle recourrait ingénument aux modèles d'une écriture française apprise. Mais si l'on revient à cette écriture en dépassant le système de valeurs civilisationnelles et scripturales explicites de l'auteur, pour étudier plus profondément la fonction des personnages, particulièrement féminins, dans la narration, tant dans l'histoire racontée que dans la production de celle-ci, que trouve-t-on ? L'exemple de La Terre et le Sang (1953) me semble particulièrement bien illustrer mon point de vue, dans la mesure où ce roman nous présente à la fois un ancien émigré, Amer, comme héros masculin, et deux héroïnes féminines dont l'une, française d'origine, peut être lue dans un statut de différence comparable à celui de Céline chez Boudjedra quinze ans plus tard, et dont l'autre, Chabha, rejoint par sa différence sexuelle et le scandale de sa liaison non-licite avec Amer une étrangeté féminine qui n'est certes pas celle de Nadia, car le récit ne s'adresse pas à elle, mais est cependant comparable.

Ces trois personnages sont, de trois façons différentes, à la fois intérieurs et extérieurs par rapport au champ identitaire du village. Amer l'est en tant qu'ancien émigré, même si dès son retour ce passé est apparemment gommé, n'est plus « qu'une parenthèse impuissante à changer le sens général d'une phrase ». Pourquoi en effet, avoir signalé ce passé dans le portrait du personnage ? Est-ce uniquement pour expliquer qu'il revienne avec Marie, la Française ? N'est-ce pas plutôt pour le mettre dans cette situation de différence qui n'en est pas une, d' « intérieur-extérieur », ou encore d'étrangeté, qui lui permettra de devenir personnage romanesque ? De la même façon, Dehbia, dans Les chemins qui montent (1957) est en quelque sorte prédestinée à devenir héroïne de roman par sa semi-marginalisation comme chrétienne : son éducation par les Soeurs équivaut ainsi à l'émigration d'Amer. Elle est une marque qui lui permet de jouer ensuite dans le village un rôle romanesque. D'ailleurs chez Mammeri (La Colline oubliée, 1952) le schéma est comparable puisque Mokrane devient héros romanesque grâce à son séjour en France, qui lui fait tenir dans le village un rôle non-prévu par les codes du lieu : aussi peu prévu que l'écriture romanesque à laquelle peut faire penser la situation d'étrangeté du personnage, qui fait pourtant partie intégrante d'un village redevenu son seul univers.

On pourrait généraliser l'observation : c'est bien leur étrangeté qui permet aux héros des romans de facture traditionnelle d'avant 1962 de faire vivre ces romans, dans une étrangeté qui est aussi celle de l'écriture romanesque maghrébine de langue française. Et ceci n'est pas lié au seul courant « ethnographique » des années cinquante : l'observation vaut tout aussi bien pour les romans de Malek Haddad ou d'Assia Djebar, et même pour Le Passé simple (1954) de Driss Chraïbi au Maroc. La perspective de Kateb Yacine, dans Nedjma (1956), n'est plus la même : mais c'est grâce à un bouleversement radical de l'écriture. Plus que ce miroir de l'« acculturation » des intellectuels maghrébins, à laquelle une lecture paresseusement dénotative réduit la semi-marginalité de ces héros, cette dernière est donc une nécessité romanesque, ou encore ce qu'on pourrait appeler une matrice narrative. Si la description sociologique avait été la seule motivation des écrivains, ils auraient utilisé des personnages moins marginalisés, et donc plus « représentatifs » ; et surtout, ils auraient écrit des essais, et non des romans.

Le personnage de Marie, dans La Terre et le Sang, est en quelque sorte un « produit » narratif idéologiquement cohérent avec l'étrangeté d'ancien émigré d'Amer. Sa différence culturelle de Française peut ainsi apparaître, dans sa cohérence avec le passé d'Amer, comme une sorte de parcours narratif obligé comparable à la présence de Céline chez Boudjedra, dans une redondance idéologique du même ordre, même si Marie n'est pas allocutaire du récit. Mais ne peut-on établir un parallèle entre l'entrée de Marie dans l'univers du village, alors qu'elle vient d'un extérieur radical, et celle du « touriste » dont le regard sur ce village depuis le même extérieur radical est convoqué dans la description initiale, comme il l'était déjà dans celle qui ouvrait Le Fils du pauvre ? Seulement, les nécessités d'une narration qui se justifie comme dire du lieu, et non de ses extérieurs, vont très vite résorber cette double différence parasitaire par rapport à l'objet local véritable du roman. Le touriste supposé et la différence de Marie disparaissent comme d'inutiles préalables oratoires, et s'il ne reste rien du touriste, Marie deviendra plus kabyle que les Kabyles. Sa différence, comme le passé d'Amer, va être subvertie par la logique d'un récit qui dit avant tout le lieu. La question sera donc de savoir pourquoi Feraoun a ressenti la nécessité de cette différence, avant de la subvertir. On tentera d'y répondre après avoir parlé de Chabha.

Chabha en effet n'est pas différente du groupe, du village, au départ. Mais sa liaison amoureuse avec Amer la marginalisera. Son parcours est donc rigoureusement inverse de celui de Marie. Là où Marie en s'assimilant perd sa différence, mais aussi son statut d'héroïne centrale, Chabha en se marginalisant par une liaison amoureuse non licite se place dans une situation d'intériorité et d'extériorité à la fois qui lui permet de devenir héroïne romanesque. Là où Marie perd sa différence, Chabha gagne son étrangeté, laquelle lui permet de devenir héroïne. Etrangeté double, donc : celle d'une femme se plaçant en rupture des normes de son groupe par son aventure amoureuse, mais celle aussi d'une femme se plaçant dans une rupture tout aussi importante par rapport à ce même groupe en devenant personnage de roman. Et l'on oublie trop souvent que c'est la seconde qui produit la première, et non l'inverse.

La différence initiale de Marie lui aurait permis de devenir personnage romanesque sans que la clôture identitaire du village n'en souffre : simplement, elle n'aurait pas été intégrée. Mais le roman n'aurait pas été le roman de ce village, dans la mesure où le village n'y aurait pas été perçu à travers la crise de valeurs qu'entraîne l'effraction de Chabha, et qui seule permet au village aussi de devenir protagoniste romanesque, signifié privilégié. L'entrée du village dans l'écriture romanesque ne peut se faire que par l'intermédiaire d'une rupture dans le système clos de ses valeurs, par l'intermédiaire d'une crise introduite par la césure que Chabha seule peut provoquer au plus intime du « noyau de l'être » collectif dont elle est issue à la différence de Marie, et qu'elle représente plus que les protagonistes masculins en tant que femme. Seule la fêlure introduite par Chabha-femme dans ce noyau de l'être que son silence, comme son devoir traditionnel de ne pas être objet de paroles, ont pour rôle de préserver, permettent l'entrée du village comme objet (et donc comme perte de son être profond) dans l'écriture romanesque. L'écriture romanesque est une parole indécemment adressée à l'extérieur, et dont le dire réaliste impudique dévoile, par la nature même de cette écriture romanesque, ce que le dire clos de l'identique commande de passer sous silence : l'être le plus intime et le plus vrai. Chabha est donc la condition même d'un récit romanesque véridique du lieu. Mais elle l'est grâce à la perte du silence constitutif, en quelque sorte, de l'identité close. Le roman est effraction que seule la rupture de Chabha rend possible, grâce à son étrangeté féminine dans l'identique le plus profond. Il est, pour reprendre le titre de ce recueil, subversion du réel identitaire par la féminité de l’écriture, ou son étrangeté, en ce que cette dernière résorbe en partie la différence culturelle dans laquelle cettte dernière s’inscrit. La différence redondante de Marie n'aurait pas permis ce récit, si Marie en avait été héroïne. Ou alors sa fonction actancielle y aurait été toute autre. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles quinze ans plus tard Céline, encombrée d'une même différence redondante, sera allocutaire du récit de Boudjedra, et non protagoniste à l'intérieur de ce récit.

Pourquoi, alors, Feraoun a-t-il conservé ce personnage de Marie ? La comparaison esquissée plus haut avec le « touriste » fictif du point de vue duquel se fait la description peut ici nous aider. Selon une approche idéologique, ce « touriste » est un indice du point de vue « aliéné » de Feraoun sur sa Société, et cette « aliénation » se confirme lorsqu'on examine les références culturelles auxquelles Feraoun fait appel, et les modèles littéraires utilisés par son écriture. Mais cette lecture idéologique ne s'interroge pas sur le statut du langage romanesque en tant que tel, et plus précisément celui de la description réaliste, par rapport à cette Société. Elle ignore l’étrangeté romanesque au profit d’un dualisme identitaire pour le moins simpliste. L'extranéité en effet qu'il convient d'examiner ici n'est peut-être pas tant celle des valeurs culturelles auxquelles Feraoun fait référence, ni celle de la langue française et de son humanisme sous-jacent qu'il est aisé de localiser, que celle du genre romanesque et de l'attitude descriptive en tant que telle. Car cette attitude descriptive suppose nécessairement un allocutaire extérieur au champ décrit, dont on épousera donc naturellement le point de vue si l'on vise à la lisibilité.

Dans quelle mesure donc ne peut-on lire le personnage de Marie comme une manifestation indirecte de cette extranéité inévitable d'une écriture romanesque et de ses allocutaires « naturels », par rapport à l'espace du village dans lequel le roman, non seulement ne répond à aucune tradition culturelle, mais apparaît de plus comme une effraction mortelle pour la clôture sur l'Identique des valeurs constitutives d'une cohérence de cet espace ? Marie vient de l'extérieur, comme la parole romanesque, mais depuis sa différence, elle se fondra finalement au plus profond de l'Identique, jusqu'à devenir, on l'a vu, plus kabyle que les Kabyles, et disparaître du même coup comme héroïne de roman. C'est cependant la différence de l'écriture romanesque, parallèle à la sienne, tout comme l'étrangeté d'Amer, qui permettront à Chabha de devenir cette héroïne que Marie ne peut plus être lorsqu'elle résorbe ainsi sa différence.

De la même façon c'est l’étrangeté de l'écriture romanesque qui permettra à ce noyau de l'être que révèle son effraction, parallèle à celle de Chabha, d'être dit, et perdu à la fois. Chabha devient héroïne romanesque, le récit romanesque révèle le village au plus intime, parce que Marie comme le genre romanesque sont venus depuis leur différence radicale introduire dans la conscience des villageois ce recul, cette étrangeté par rapport à leur quotidien qui seuls permettent à ce quotidien d'être dit, même si c'est au prix de sa perte. L'étrangeté féminine, qu'elle soit doublée d'une différence culturelle comme celle de Céline ou de Marie avant son assimilation à la Kabylie, ou qu'elle soit comme celle de Nadia ou de Chabha inhérente au champ de l'Identique, rejoint donc l'étrangeté du roman maghrébin de langue française comme écriture. Comme elle, elle permet à la fois le dire et la perte d'une identité jusqu'ici close par son évidence interne, et par le silence qui la scellait.

Mais dire l'identité est peut-être, ainsi, médiatiser sa perte. C’est ce que nous apprenait le beau Tristes Tropiques, de Lévi-Strauss. Ou encore La Colline oubliée de Mouloud Mammeri. Et c'est peut-être aussi pourquoi cette écriture s'est constituée avec l'entrée de son référent dans la crise, et la modernité.

Nedjma, de parole absente à présence mortelle

Il n’est pas indifférent de constater que le texte considéré généralement comme fondateur de la littérature algérienne à laquelle il permet d’être pleinement reconnue comme telle, soit Nedjma de Kateb Yacine (1956), dont on a déjà parlé en commençant. Il convient peut-être ici de s’interroger sur la nature de cette « fondation », sur sa fertilité en quelque sorte, et de la lire à la lumière de la fonction narrative du personnage même de Nedjma.

Le prénom « Nedjma », l’étoile en arabe, en lequel on a pu voir aussi le symbole de la nation à venir, c’est-à-dire de l’identité future, tant à cause du symbolisme nationaliste fréquent de l’étoile, que de l’éphémère sympathie de l’auteur pour un des premiers mouvements nationalistes qui s’appelait précisément « L’Etoile nord-africaine », donne son titre à un roman qui a le plus souvent été lu comme celui d’un bouleversement radical des normes du genre romanesque réaliste, chronologie, description, unicité du point de vue, etc. Bouleversement lié comme la tragédie grecque à une époque fort courte où basculent soudain toutes les représentations des espaces de pouvoir dans le Monde, avec le vaste mouvement de la décolonisation. Or le roman est celui de ce que Mustapha y appelle une génération sacrifiée, réduite à l’impuissance politique par l’écrasement sanglant de la première manifestation nationaliste en Algérie, le 8 mai 1945, manifestation autour de laquelle se construit la dimension politique de ce roman. Tous les personnages y sont en situation d’échec. Aussi le roman montre-t-il, par une série d’emboîtements de récits tous brisés dont les quatre personnages principaux sont tour à tour narrateurs au même titre que le romancier lui-même, avant tout la nécessité de conquérir son identité en arrivant à être soi-même le narrateur de sa propre histoire, car seul le pouvoir de se raconter confère en quelque sorte l’être, l’existence au monde. Ce récit pluriel qu’est ainsi le roman est d’abord la mise en scène de cette nécessité de se raconter, et d’être ainsi, collectivement. Mais cette structure est aussi mise en instabilité, en étrangeté encore, de l’identité du narrateur. Or Nedjma, centre de cette collectivité problématique, en qui tous les protagonistes pourraient se retrouver, n’est jamais narratrice, pas plus qu’elle n’est véritablement un personnage actif. Noyau stellaire de la configuration des personnages, Nedjma est un noyau vide, une parole absente. Mais cette parole absente installe une tension, suscite le désir de son surgissement rédempteur. La mise à distance du personnage dont on parlait en commençant prend dès lors une dimension dynamique par sa vacuité même. A la plénitude béate d’une identité close par la différence, elle substitue la stupeur de l’étrangeté. La féminité hypothétique de Nedjma devient alors cette parole non-aboutie dont l’être même dépend, et en ce sens elle installe le désir de cette parole, qui peut être également le désir de la littérature maghrébine à venir, comme du pays à venir.

De plus, Nedjma ne deviendra personnage locuteur au sens plein du terme que dans le théâtre de Kateb contemporain du roman, le cycle tragique regroupé sous le titre Le Cercle des représailles (1959). On retrouve là, autour d’elle, les principaux personnages du roman, devenus les militants qu’ils ne pouvaient être dans ce roman. Le théâtre serait dès lors une réponse par l’engagement révolutionnaire à l’absence de parole de Nedjma dans le roman ? Mais cette réponse n’en est pas moins mortelle. Engagement certes, mais à la fin tragique, qui souligne en partie que si l’absence de parole de Nedjma dans le roman est appel d’une parole révolutionnaire, la littérarité du texte de l’écrivain, dont on sait les démêlés avec la rédaction du journal communiste Alger républicain, ne saurait se limiter à cet engagement, et procède de la blessure tragique de la folie de Nedjma, comparable à la folie de la mère, toutes deux confondues en cette Femme sauvage. A travers le personnage complexe de Nedjma, présence-absence tragique en laquelle on peut retrouver l’inscription de l’écriture dans la perte et la folie de la mère de l’écrivain, c’est encore une fois la dynamique ambivalente de l’écriture qu’on retrouve : fécondité qui ne vaut que dans sa propre perte, étrangeté du pharmakos grec, bouc émissaire singulier dont le sacrifice permet l’être collectif, et néanmoins multiple. Nedjma est sacrifiée dans « Les Ancêtres redoublent de férocité », avant que le Vautour ne développe le poème de la tragique malédiction de l’Ancêtre : mais cette malédiction n’est-elle pas celle de l’écriture algérienne de langue française, qui semble naître, à la fin autobiographique du Polygone étoilé (1966), du saut dans la « Gueule du loup » de cette langue qui scellera la perte définitive de la mère sacrifiée ?

La féminité de l’écriture

Le sacrifice de la mère est également l’objet du roman qui fit connaître Boudjedra en 1969, dont on a vu déjà la signification du titre, La Répudiation. Le titre lui-même indique ce sacrifice de la mère qui peut effectivement être lu comme l’objet principal du roman. Mais ce roman repose encore plus sur ce sacrifice quand on sait que le genre romanesque de langue française est en lui-même ici une sorte d’autel de ce sacrifice, puisque l’intimité secrète de la mère y est livrée en pâture à une lecture étrangère friande d’exotisme. Lecture elle-même représentée dans le roman par un autre personnage féminin, l’amante Céline, dont la phrase-leitmotiv est : « Parle-moi encore de ta mère ! ». Or ce texte de Boudjedra a participé en 1969 à ce qu’on pourrait appeler une seconde naissance du roman maghrébin, qui semblait condamné par l’arabisation à partir du moment où ce courant littéraire ne serait plus soutenu par l’actualité politique de la lutte anticoloniale. Seconde naissance bien plus féconde que celle des années cinquante si on en juge par le nombre de titres et les tirages, et soutenue par une dynamique de la contestation dont La Répudiation est apparu un temps comme le symbole.

De plus la dimension fondatrice de l’écriture de Boudjedra lui vient, à un niveau plus profond, de son dialogue constant et déjà signalé avec celle-là même de Kateb. Ainsi une grande partie de L’Insolation (1972) est-elle une parodie quasi-explicite de Nedjma. Ce dialogue avec l’œuvre du grand fondateur ne s’arrête pas à ce seul roman : il instaure ainsi un fonctionnement de l’intertextualité à l’intérieur du champ littéraire maghrébin qui en consacre véritablement la dimension littéraire. Et ce dialogue commence précisément avec ce sacrifice fécond de la mère dans la gueule du loup de ce roman de langue française avec quoi débute la carrière littéraire de Boudjedra d’une manière comparable à l’entrée dans la langue française du jeune Kateb à la fin du Polygone étoilé. L’écriture, chez Boudjedra, procède bien de la blessure, d’un sacrifice tragique de la mère, renforcé ici par la situation proprement sacrilège d’une parodie de cure psychanalytique dont le personnage de Céline est à la fois l’officiante et la négation, installant de ce fait toute la dynamique de la narration romanesque sous le signe de l’ambiguïté. Or cette dernière n’est-elle pas une caractéristique commune au roman et à la tragédie, qui l’un et l’autre se développent sur la ruine de récits anciens comme l’épopée par exemple ? La Répudiation est cette scène tragique où la perte de la parole de la mère est représentée dans la langue de l’autre : Céline. L’ambiguïté générique est ici doublée par la dualité des personnages féminins et de leurs rôles. Et La Répudiation est fondateur par cette ambiguïté même, dimension essentielle de cette écriture de la séduction qu’on a vue plus haut, où la différence des sexes tient une grande place, soulignée par le gommage de la différence culturelle de Céline dans le roman suivant.

Boudjedra est cependant allé plus loin dans cette féminisation des voix narratives : si dans La Répudiation le récit, même dépendant de son allocutaire Céline, était encore émis par Rachid, deux romans ultérieurs du même auteur feront tout simplement assumer le récit lui-même par une voix féminine, d’abord en quête d’une autre parole, puis sans représentation intradiégétique d’allocutaire. Il s’agit d’abord de Le Démantèlement (1982), récit d’une quête de mémoire collective de la guerre d’Indépendance menée par Selma, une jeune fille de vingt-cinq ans interrogeant un rescapé du maquis, puis de La Pluie (1986), qui est carrément le journal de l’acceptation de sa féminité grâce à l’écriture de ce journal pendant ses règles, par une jeune femme. L’écriture serait-elle, comme les menstrues et comme la pluie qui donne son titre au roman, une liquidité spécifiquement féminine ? Or dans sa brièveté limpide s’opposant au foisonnement parfois pesant de plusieurs autres de ses textes, La Pluie est, avec Timimoun (1994), probablement le meilleur roman de cet auteur controversé, l’un de ses meilleurs textes. La féminité de l’écriture peu à peu découverte aurait-elle partie prenante avec sa séduction, dans un dialogue avec la lecture depuis l’autre langue dans laquelle ces textes s’écrivent tout en rusant et minaudant avec elle ? La Pluie a été présenté par son auteur comme écrit en arabe et traduit en français par une tierce personne, alors que Le Démantèlement ne se présentait que comme « roman traduit de l’arabe par l’auteur ». Le jeu avec la langue supposée d’écriture rejoint celui avec l’identité sexuelle de la voix narrative, dans des jeux de séduction par l’ambiguïté qu’on a déjà vue être une des dimensions privilégiées d’une littérarité bilingue.

 

Se développe ainsi tout un champ féminin du désastre de l'écriture, pour reprendre l'expression de Blanchot. Que toute parole soit séduction, nous le savions bien, depuis Jakobson par exemple. Mais ici cette séduction joint insidieusement la perte et le désastre dont parle Blanchot, à la « bilangue », à l'« amour bilingue » chers au Marocain Abdelkebir Khatibi. L'étrangeté féminine y rejoint donc à un niveau plus profond encore l'éclatement du lieu, la différence, la double et ambiguë localisation-étrangeté d'une écriture en son principe même.

 



[1] C’est le cas particulièrement en Tunisie, seul pays du Maghreb où la production de langue arabe était jusqu’à ces dernières années supérieure en nombre à celle de langue française, et où la production féminine a récemment inversé cette proportion. Plus encore : les femmes sont dans ce pays de plus en plus nombreuses aussi dans la production de langue arabe. Voir à ce propos les deux articles de Moncef Khemiri et de Jean Fontaine dans le « Dossier : Littérature tunisienne » du Bulletin Etudes littéraires maghrébines, n° 18-19, 1° et 2° semestres 1999, pp. 6-13.

[2] Ces chiffres concernent l’ensemble de la production féminine recensée jusqu’au tout début de 2001. La banque de données Limag est gérée par la CICLIM, et le site www.limag.com explique comment se la procurer.

[3] On pense au Blanc de l’Algérie (Albin Michel, 1995), ou à Oran, langue morte (Actes Sud, 1997). Il y aurait cependant à étudier chez Assia Djebar la création d’une écriture de l’événementiel bien particulière, développant une sorte de littérarité nouvelle.

[4] Ce point de vue est nécessairement partiel, même en ce qui concerne uniquement les écritures masculines. Il faudrait en particulier consacrer une étude entière au personnage féminin chez Mohammed Dib, qui est sans conteste le plus grand écrivain algérien et le plus actuel aussi, même si on ne le lit le plus souvent qu’à partir de ses premiers romans. Mais cette étude serait trop complexe pour pouvoir caractériser une dynamique d’ensemble de l’écriture romanesque algérienne.